Une fois de plus, la plupart des sondeurs – qui avaient prédit une large victoire de Joe Biden – se sont trompés. Le résultat des élections américaines est beaucoup plus serré qu’annoncé. Malgré sa gestion calamiteuse de la crise sanitaire, Donald Trump est parvenu à mobiliser son électorat de 2016 – et même au-delà.

A présent, Trump semble déterminé à contester la victoire de Biden, à multiplier les recours, à exiger de nouveaux décomptes des voix, etc. Ce faisant, il risque de provoquer une crise constitutionnelle et d’aggraver le discrédit des institutions américaines. Mais la crédibilité de la « démocratie » américaine est le cadet de ses soucis. En 2016, il a été élu en critiquant le régime politique des Etats-Unis et en fustigeant l’establishment démocrate à la solde de Wall Street. Bien sûr, Trump est lui-même un milliardaire et un gros bonnet de l’establishment. Mais sa démagogie « anti-système » fut d’autant plus efficace, en 2016, que son adversaire était l’incarnation suprême de l’establishment bourgeois : Hillary Clinton. Face à Joe Biden, ce vieux renard des sommets de l’Etat, Trump n’a pas eu besoin de changer d’angle d’attaque.

Biden, comme Clinton, était de très loin le candidat préféré de la grande bourgeoisie. Trump est beaucoup trop instable et imprévisible aux yeux du grand Capital américain, qui aspire à restaurer la stabilité et la crédibilité de ses institutions. Mais c’est peine perdue : au fondement de la profonde crise de régime que traverse la première puissance mondiale, il y a une crise économique et sociale d’une gravité inédite depuis les années 30, laquelle entraîne une polarisation politique croissante. Joe Biden ne parviendra pas à restaurer la « stabilité », car la crise économique et sociale va s’aggraver – et les luttes sociales s’intensifier.

Une victoire pour qui ?

En France, beaucoup de politiciens – à droite comme à gauche – ont affiché leur soutien à Joe Biden. Seule l’extrême droite a soutenu Trump, dans lequel elle voit un modèle de démagogie réactionnaire. On se souvient que Marine Le Pen, en 2016, avait fait le pied de grue au rez-de-chaussée de la « Trump Tower », à New York, dans l’espoir (déçu) de rencontrer son idole.

Comme la plupart des bourgeoisies du monde entier, la bourgeoisie française souhaitait ardemment la victoire de Joe Biden. De son point de vue de classe, c’est logique : dans les affaires internationales (économiques, militaires et diplomatiques), Trump se comportait comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Il était à lui seul un facteur de désordre mondial. La victoire de Joe Biden a donc été accueillie par des soupirs de soulagement dans les cliques dirigeantes du monde entier. Pendant quelques heures, autour de quelques bouteilles de champagne, elles ont un peu oublié le fait suivant : le chaos croissant dans lequel s’enfonce le capitalisme mondial ne dépend pas de façon décisive du politicien réactionnaire qui occupe la Maison Blanche. Une fois Trump parti, tous les problèmes resteront posés. Cependant, la victoire de Joe Biden permet au moins à la bourgeoisie mondiale de n’avoir plus à redouter les tweets matinaux et plus ou moins délirants du Président des Etats-Unis.

Par contre, du point de vue de notre classe, le salariat, il n’y a aucune raison de célébrer la victoire de Joe Biden – quoiqu’en disent les dirigeants de la gauche réformiste. Bien sûr, des millions de travailleurs et de pauvres, aux Etats-Unis, se réjouissent de la défaite de Trump. Un certain nombre d’entre eux ont même des illusions dans le programme et les intentions de Biden. Mais ils ne tarderont pas à déchanter. Biden va sans doute multiplier les mesures symboliques et les gestes de « rupture » avec l’administration de son prédécesseur. Mais sur le fond de sa politique, il servira les intérêts de sa classe, la classe capitaliste. Il placera tout le poids de la crise économique sur le dos des masses exploitées et opprimées. Il imposera l’austérité budgétaire à ce qui reste de services publics. Il mènera une lutte acharnée contre les droits et les conditions de travail de l’écrasante majorité de la population. Il facilitera, par mille voies, l’enrichissement des plus riches. Il ne lèvera pas le petit doigt pour s’attaquer au racisme de la police américaine, qui continuera d’assassiner dans l’impunité la plus totale. Il s’efforcera de réprimer brutalement les mobilisations des jeunes, des travailleurs et des minorités opprimées. Il défendra les intérêts de l’impérialisme américain à travers le monde – y compris, s’il le juge possible et nécessaire, au moyen de nouvelles interventions militaires. Pour les peuples d’Amérique latine et du Moyen-Orient (entre autres), la victoire de Biden n’est certainement pas une « bonne nouvelle ».

Pour un parti de masse des travailleurs !

Quelles seront les conséquences du mandat de Biden sur la vie politique américaine ? C’est évident : la politique de Biden renforcera l’extrême droite ; elle placera Trump – ou un autre énergumène de son genre – dans une situation favorable en vue des élections de 2024.

La seule façon de rompre ce cercle vicieux, c’est de construire une alternative de gauche aux Démocrates et aux Républicains – ces « deux ailes droites du Parti de la Propriété », selon l’excellente formule de l’écrivain Gore Vidal. Autrement dit, la gauche et le mouvement syndical doivent rompre avec le Parti Démocrate et construire un parti ouvrier de masse, un grand parti des travailleurs américains. L’irruption d’un tel parti susciterait l’adhésion et l’enthousiasme de millions de jeunes et de salariés.

Selon les sondages, près de la moitié de la population américaine – et 70 % de la jeunesse ! – se déclare disposée à « voter pour un candidat socialiste » à la présidentielle. Malheureusement, il n’y avait de candidat « socialiste » ni en 2016, ni cette année. Et pour cause : Bernie Sanders, qui aurait pu être ce candidat, s’est rallié à Joe Biden. La plupart des dirigeants de la gauche réformiste américaine ont fait de même, sous prétexte que Biden serait un « moindre mal » que Trump. Or, comme l’expliquent nos camarades de Socialist Revolution, la section américaine de la TMI, cette politique du prétendu « moindre mal » ne peut mener qu’au pire.

La confusion des réformistes de gauche, aux Etats-Unis, est partagée par les réformistes de gauche en France et ailleurs. Par exemple, Manon Aubry, députée européenne de la France insoumise, écrivait le 3 novembre : « Ce n’est bien sûr pas avec un immense enthousiasme que j’espère la victoire de Joe Biden. J’aurais bien entendu préféré fêter ce soir l’élection de Bernie Sanders, qui aurait été un signal mondial majeur de rupture avec le néo-libéralisme. Mais il est nécessaire de refermer enfin la parenthèse Trump pour panser les plaies d’une société américaine meurtrie par ses 4 ans à la tête du pays. Avant de repartir au combat pour reconstruire avec Alexandria Ocasio-Cortez et toutes celles et ceux qui défendent un changement radical de société aux Etats-Unis. »

Pourquoi Manon Aubry ne peut-elle pas fêter la victoire de Bernie Sanders ? Parce que ce dernier a rallié Joe Biden. Manon Aubry aurait pu commencer par souligner cette erreur de Sanders. Si elle ne la souligne pas, c’est parce qu’elle pense – comme Sanders – que Biden est un « moindre mal », car son élection va permettre de « panser les plaies d’une société américaine meurtrie » par le mandat de Trump. Or c’est faux : Biden ne pansera pas les plaies de la société américaine. Au contraire, il va fatalement élargir ces plaies et en ouvrir d’autres, pour cette simple raison qu’il va défendre les intérêts de la bourgeoisie dans le contexte d’une crise majeure du capitalisme américain.

Quant à Alexandria Ocasio-Cortez, qui est proche de Bernie Sanders, elle a commis la même erreur que lui : elle a soutenu le prétendu « moindre mal » Joe Biden – au lieu de défendre la nécessité d’une candidature indépendante contre Biden et Trump. Au lieu de rompre avec le Parti Démocrate et d’appeler à construire un Parti des travailleurs, Ocasio-Cortez s’accroche au Parti Démocrate. Tant qu’il en sera ainsi, qu’est-ce que Manon Aubry va bien pouvoir « reconstruire » avec Ocasio-Cortez, sinon de nouvelles désillusions pour la masse des jeunes et des travailleurs américains ?

Nos camarades de Socialist Revolution le disent et le répètent depuis de nombreuses années : la classe ouvrière américaine a besoin de son parti de masse, d’un parti ouvrier armé d’un programme socialiste et révolutionnaire. La gauche et le mouvement syndical, aux Etats-Unis, doivent rompre avec le Parti Démocrate et donner, enfin, une expression politique indépendante aux aspirations de l’immense classe ouvrière américaine. Une fois ce parti formé, toute la vie politique des Etats-Unis s’en trouvera bouleversée. Alors, la révolution socialiste aux Etats-Unis cessera d’être une perspective générale et lointaine, pour devenir une tâche pratique à relativement court terme.

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