Libye

Le 10 juin dernier, une frégate de la marine nationale française a été mise en joue par un bâtiment militaire turc, un acte d’autant plus surprenant en apparence que les deux pays sont officiellement alliés et sont tous deux membres de l’OTAN. Le gouvernement français a immédiatement protesté et en a appelé à l’arbitrage de l’OTAN, tandis que son homologue turc rejetait la faute sur les « manœuvres dangereuses » de la frégate française. N’osant froisser ni Ankara, ni Paris, le secrétariat général de l’OTAN n’a pas voulu trancher et a rendu le 30 juin un rapport mi-chèvre, mi-chou. En protestation, la France a annoncé son retrait des patrouilles menées par l’OTAN en Méditerranée.

Au-delà des effets de manche diplomatiques et des gonflements de muscles, cette crise vient s’ajouter à la longue liste de celles qui déchirent chaque jour un peu plus l’alliance militaire impérialiste. Du flirt d’Erdogan avec la Russie en matière de fournitures militaires aux critiques de Trump contre ses alliés européens, l’OTAN est en effet déchiré par toute une série de fractures potentielles. La cause immédiate de cet « incident » militaro-diplomatique est à chercher en Libye, pays déchiré par la guerre depuis 2011.

La descente aux enfers de la Libye

Après le soulèvement de la population libyenne contre la tyrannie de Kadhafi, les impérialistes français et britanniques ont saisi l’occasion de se débarrasser d’un régime trop indocile et de replacer la Libye sous leur contrôle. Ils ont donc appuyé militairement les fractions les plus réactionnaires de la rébellion, aggravant encore plus le chaos dans la région. Trois ans à peine après la chute de Kadhafi, une nouvelle guerre civile a éclaté et dure jusqu’à aujourd’hui. Elle opposait et oppose toujours les divers camps rivaux de miliciens qui se battent pour se partager les dépouilles de l’Etat libyen et les fruits du pillage des revenus du pétrole.

Cette deuxième guerre civile s’est accompagnée d’une lente descente aux enfers pour le peuple libyen – et aussi pour les réfugiés fuyant la famine, pris au piège de la guerre civile et devenus les otages des seigneurs de guerre. Soucieuse d’endiguer le flot des réfugiés, la très démocratique Union Européenne a en effet décidé de soutenir financièrement les différents chefs miliciens qui tiennent la cote libyenne, à condition qu’ils empêchent les réfugiés de prendre la mer. Libre à eux de traiter ensuite ces réfugiés comme ils le souhaitent. Le résultat de cette politique de « sous-traitance » a été le retour de l’esclavage en Libye, et même l’organisation de ventes publiques d’esclaves africains. On touche là au point culminant de la barbarie provoquée par les guerres de l’impérialisme dans la région.

Une guerre par procuration

La guerre a fini par se résumer à un affrontement entre deux camps : le Gouvernement « d’Accord National » (GAN) dirigé par Fayez el-Sarraj et basé dans la capitale Tripoli dans l’ouest du pays ; et « l’Armée Nationale Libyenne » (ANL) du Maréchal Khalifa Haftar, basée à Tobrouk dans l’est du pays. Tous deux comptent dans leurs rangs un bon nombre de milices djihadistes décidées à transformer la Libye en un nouvel Emirat islamique, et tous deux sont soutenus par des puissances impérialistes rivales. Fayez el-Sarraj bénéficie en effet de la reconnaissance diplomatique des Nations Unies et surtout du soutien militaire de l’Italie et de la Turquie ; de son côté, Haftar peut compter sur le soutien diplomatique et militaire de l’Egypte, des Emirats Arabes Unis, de la Russie, mais aussi de la France. Macron avait ainsi reçu l’autoproclamé maréchal Haftar à l’Elysée en mars 2019.

Après plusieurs années de blocage militaire et fort du soutien diplomatique de Paris, Haftar a lancé au printemps 2019 une grande offensive visant à prendre le contrôle de la capitale Tripoli. A l’automne, après de longs mois de piétinements, cette offensive a réalisé de nets progrès, notamment grâce à l’arrivée de nombreux mercenaires russes qui ont servi de troupes de choc en première ligne. Si elle satisfaisait Macron et Poutine, la perspective de voir Haftar s’établir comme nouveau maître du pays était une menace pour Erdogan. Ankara essaie en effet de redevenir un acteur clé des luttes impérialistes dans le bassin méditerranéen, et a signé de nombreux accords diplomatiques et commerciaux avec le gouvernement de Sarraj. A son tour, la Turquie est donc intervenue directement dans le conflit. Le régime d’Erdogan a envoyé en Libye des forces spéciales, des dizaines de drones armés, et surtout des milliers de miliciens djihadistes syriens – qui étaient provisoirement sans emploi suite au « cessez-le-feu » en Syrie.

Cet appui massif a renversé la situation. Les troupes d’Haftar ont été contraintes à une retraite humiliante, et la Russie a même dû envoyer son aviation régulière pour couvrir le repli de ses mercenaires. Pour autant, Erdogan ne veut pas pousser trop loin son avantage, de peur de pousser la Russie à intervenir massivement à son tour – comme elle l’a déjà fait en Syrie en 2015. La situation s’est donc relativement stabilisée sur une nouvelle ligne de front, tandis que, en coulisse, les différents parrains impérialistes s’activent pour réorganiser et renforcer les forces de leurs poulains.

L’hypocrisie impérialiste de Paris

C’est dans ce contexte que s’est déroulé l’accrochage naval dont nous parlions plus haut. Les navires français soupçonnaient leurs homologues turcs de transporter en Libye des armes destinées au GNA, en violation de l’embargo décrété par l’ONU. Le refus des bâtiments turcs de se laisser fouiller a déclenché une tempête de protestation du Quai d’Orsay… décidément jamais à court d’hypocrisie.

En effet, si la Turquie viole effectivement l’embargo en fournissant des armes à Sarraj, que dire de la France ? Il y a à peine un an, des missiles antichars perfectionnés ont été saisis par le GNA lors d’une offensive contre les troupes de l’ANL. Leurs numéros de série prouvaient qu’ils provenaient directement des stocks de l’Armée française. Explication embrouillée du ministère français de la Défense : ces missiles ont été laissés sur place après une opération des forces spéciales françaises contre l’Etat Islamique parce qu’ils auraient été « hors d’usage ». Que dire alors des officiers français qui fournissent l’encadrement d’une partie des troupes d’Haftar ? Au printemps 2019, treize d’entre eux s’étaient réfugiés en Tunisie, franchissant la frontière avec leurs armes et des passeports diplomatiques français pour ne pas être capturés par les troupes de Sarraj. Avaient-ils, eux aussi, été « laissés » en Libye comme « hors d’usage » ?

Loin des déclarations lénifiantes sur les droits de l’Homme et la diplomatie pour la paix, la réalité est que la France participe activement au pillage et à la destruction de la Libye, devenue un terrain d’affrontement entre grandes puissances impérialistes. Cette guerre ne vise en effet qu’à la défense des intérêts impérialistes des capitalismes français, turcs, russes ou italiens. La crise économique mondiale attise la lutte pour les marchés et jette les grandes puissances les unes contre les autres, entraînant la désagrégation progressive des anciennes alliances héritées de la guerre froide. Les guerres par procuration se multiplient et entraînent avec elles un cortège d’atrocités, comme en Libye. Ni les travailleurs de Libye, ni ceux des Etats impérialistes n’en retireront le moindre bénéfice. Les uns continueront à voir pleuvoir des bombes et des missiles « made in France » ou « made in Turkey », tandis que les autres continueront à payer de leurs poches pour que leurs bourgeoisies respectives s’achètent la fidélité des seigneurs de guerre et des esclavagistes. Le capitalisme ne peut continuer à survivre qu’en semant sur son passage la guerre et la barbarie. Seule la révolution socialiste peut enrayer cette descente aux enfers.

En août 2017, Macron s’autoproclamait pacificateur de la Libye. Grâce à ses talents de diplomate, Jupiter allait réconcilier les différentes fractions qui se font la guerre depuis 2014. Deux ans plus tard, la Libye est toujours embourbée dans une guerre civile qui oppose des factions armées plus réactionnaires les unes que les autres. En mars dernier, les forces du chef de guerre Khalifa Haftar ont attaqué Tripoli, la capitale. Cela marquait la fin de la trêve confuse entre les troupes de Haftar et le gouvernement reconnu par l’ONU.

L’intervention de 2011

La crise actuelle est la conséquence directe de l’intervention militaire de la France et de la Grande-Bretagne, en 2011. Sous prétexte de renverser la dictature de Kadhafi, cette intervention visait à prendre le contrôle des ressources naturelles et des marchés Libyens.

A l’époque, le régime de Kadhafi était confronté à une rébellion armée, dans le sillage des révolutions arabes de 2010 et 2011. La France et la Grande-Bretagne profitèrent de l’occasion pour soutenir les groupes « rebelles » (archi-réactionnaires). Après la chute de Kadhafi, ces groupes entrèrent en guerre les uns contre les autres pour se partager les revenus du pétrole et les subsides de l’Union Européenne – qui les paye pour qu’ils empêchent les migrants de traverser la Méditerranée.

Autrefois l’un des pays les plus développés d’Afrique du Nord, la Libye est désormais un enfer à ciel ouvert. Des milices islamistes ont pris le contrôle de vastes territoires et prospèrent sur le terreau du chaos provoqué par l’intervention de 2011. L’esclavage est même rétabli dans certaines villes, où des réfugiés africains sont vendus aux enchères par des milices et contraints au travail forcé.

Le coup d’Etat de Haftar

Le maréchal Khalifa Haftar est un ancien officier supérieur de Kadhafi. Il s’est rallié aux Américains pendant la Guerre froide. Il est revenu brièvement en Libye en 2011, avant de retourner aux Etats-Unis. Revenu une deuxième fois en Libye en 2014, il refuse alors de reconnaître le gouvernement de Tripoli et agglomère plusieurs milices – y compris des groupes ouvertement islamistes – en une force unique qu’il baptise « Armée nationale libyenne ». Après avoir pris le contrôle de tout l’Est libyen, il lance cette armée à l’assaut du « croissant pétrolier » en 2016, ce qui lui donne le contrôle de presque toutes les exportations de pétrole du pays.

La solution choisie par l’ONU est alors de mettre en place un troisième gouvernement, qui doit s’imposer à celui de Tripoli comme à celui de Tobrouk, la ville où siège le gouvernement de Haftar. Face à un affrontement entre voleurs sur le cadavre de leur victime, l’ONU a donc choisi de partager les fruits du vol entre les voleurs. Cela montre bien que l’ONU n’a que faire des intérêts du peuple libyen ; elle cherche uniquement à défendre les intérêts de certaines puissances impérialistes, lesquelles ont besoin de stabilité pour exploiter la Libye. Mais tout l’édifice de l’ONU s’est écroulé lorsque Haftar a refusé de reconnaître ce nouveau gouvernement « d’union nationale ». Se sentant suffisamment fort pour conquérir tout le pouvoir, il ne veut pas le partager. Et ce faisant, il est soutenu par ses parrains impérialistes, dont la France.

L’impérialisme n’est pas la solution !

Le soutien de Paris au maréchal Haftar est sans faille. Alors que le gouvernement français pousse officiellement à une plus grande implication de l’UE dans la « résolution » de la crise libyenne, les diplomates français se sont opposés, en avril, à l’adoption d’une résolution européenne qui condamnait l’offensive lancée par les milices de Haftar. Celui-ci a même été reçu à l’Elysée par Macron, au mois de mai, alors même que ses troupes bombardaient Tripoli.

La bourgeoisie française espère que Haftar lui permettra de mettre la main sur les richesses de la Libye, mais aussi que son règne permettra de stabiliser une région fragilisée par la chute de Kadhafi. En effet, la Libye sert de base arrière et de source d’approvisionnement aux guérillas islamistes que combattent les troupes françaises dans le Sahel. Haftar bénéficie aussi du soutien de la Russie, de l’Arabie Saoudite et de la Turquie, qui lui a envoyé un lot de blindés neufs, en juin dernier. Son ennemi, Fayez el-Sarraj, président du « gouvernement d’union nationale », est soutenu, lui, par les Etats-Unis et l’Italie.

De fait, cette guerre civile est devenue une lutte par procuration entre grandes puissances impérialistes pour le contrôle des marchés et des ressources pétrolières. Au pouvoir, Haftar ne serait que le garde-chiourme de son propre peuple pour le compte des impérialistes français et saoudiens. Seul le socialisme peut garantir un avenir décent aux masses Libyennes. Le meilleur moyen, pour les y aider, est de lutter ici contre l’impérialisme français.

Les impérialistes ne voulaient pas capturer Kadhafi vivant et le juger devant une cour internationale. Ils ne voulaient pas risquer de lui offrir cette tribune, car il aurait pu rappeler que peu de temps avant de bombarder son régime, les impérialistes français, britanniques et américains le courtisaient. Dans son édition du 26 octobre, Le Canard Enchaîné cite plusieurs sources qui le confirment, dont un diplomate français qui résume bien la question : « Ce nouvel ami de l’Occident aurait pu rappeler ses excellentes relations avec la CIA ou les services français, l’aide qu’il apportait aux amis africains de la France, et les contrats qu’il offrait aux uns et aux autres. Voire plus grave, sait-on jamais  ? » On ne sait jamais, en effet ! Mieux valait que le dictateur se taise pour toujours. L’hypocrisie des impérialistes n’a pas de limites.

L’intervention de l’OTAN en Libye n’avait rien à voir avec la « protection des civils » de Benghazi ou d’ailleurs. Elle était dictée par des calculs cyniques. La préoccupation « humanitaire » n’était qu’une couverture mensongère. Les impérialistes interviennent toujours et uniquement pour défendre leurs intérêts fondamentaux. Ils n’avaient pas pu intervenir en Egypte et en Tunisie. En Libye, par contre, le début de la guerre civile leur en a donné la possibilité. Sarkozy et Cameron espéraient au passage qu’une victoire militaire leur permettrait de regagner des points dans l’opinion, en France et en Grande-Bretagne. Sur ce plan, ils ont complètement échoué.

Les affaires, cependant, vont bon train. La France a envoyé en Libye son secrétaire d’Etat au Commerce extérieur, Pierre Lellouche, pour conduire une délégation de 82 représentants d’entreprises françaises, dont Alcatel Lucent, Vinci et Sanofi. Les vautours impérialistes sont à pied d’œuvre. Le Conseil National de Transition (CNT) avait d’ailleurs annoncé qu’il donnerait à ses soutiens occidentaux des priorités pour « reconstruire le pays » et exploiter ses vastes ressources pétrolières.

Le CNT est censé former un gouvernement de transition. Composée d’ex-kadhafistes, de fondamentalistes et autres réactionnaires notoires, cette instance non élue a le soutien des puissances impérialistes. Elle représente et défend leurs intérêts. C’est ce qui explique que nombreux citoyens libyens la considèrent avec méfiance. Ses membres n’étaient pour rien dans le déclenchement de la révolution. Ils ont profité de la situation pour tenter de se hisser au pouvoir – ou de s’y maintenir. Le président du CNT, Moustafa Abdel Jalil, était le ministre de la Justice de Kadhafi. Autrement dit, c’était le bourreau en chef du régime.

La révolution libyenne a commencé sous la forme d’un soulèvement spontané de la masse des pauvres, des travailleurs et des couches inférieures de la petite bourgeoisie, à Benghazi. Le mouvement a gagné d’autres villes, mais il a été étouffé à Tripoli sous une vague de répression implacable. Par la suite, l’entrée en scène du CNT et l’intervention de l’OTAN ont radicalement transformé la situation, qui est désormais extrêmement confuse et contradictoire. Les éléments réactionnaires manœuvrent, de concert avec les impérialistes, pour prendre le contrôle du pays et asseoir un régime stable. L’une des tâches immédiates qu’ils se fixent est de désarmer le peuple. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire ! Les jeunes et les travailleurs qui ont engagé la révolution ont leurs propres revendications. Ils ne se satisferont pas indéfiniment d’une rhétorique creuse sur la « démocratie ». Ils ont des besoins matériels pressants. Ils ne se font pas d’illusions sur les intentions des impérialistes. Mais ils n’ont pas de direction organisée et reconnue. La classe ouvrière libyenne est numériquement faible et peu organisée. Les fondamentalistes et d’autres variétés de démagogues chercheront à manipuler les masses. Retour ligne automatique
Il est difficile de dire quelle force l’emportera, à court et moyen terme. Une chose est claire : la chute de Kadhafi ouvre une nouvelle ère dans l’histoire du pays. La lutte des classes s’y développera à un rythme plus important que par le passé. Quant à la victoire de la révolution libyenne, elle dépendra en dernière analyse du sort des révolutions qui ont commencé en Egypte, en Tunisie et dans le reste du monde arabe. Les événements en Libye font partie intégrante de la révolution arabe, qui est loin d’être terminée.

La vague révolutionnaire qui a déferlé à travers l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, renversant ou ébranlant les régimes en place, a été vécue comme une catastrophe par les puissances impérialistes. Et pour cause. La stabilité de ces dictatures était d’une importance stratégique vitale pour l’impérialisme. Elles servaient à terroriser les masses du monde arabe. Elles facilitaient l’exploitation des travailleurs et le pillage des ressources de la région. Il en était de même en Libye, où, à l’origine, le soulèvement du 19 février à Benghazi était une extension des révolutions en Egypte et en Tunisie. Cependant, le cours ultérieur des événements a vu la révolution libyenne détournée au profit des objectifs stratégiques des puissances impérialistes.

Pour justifier leur intervention militaire, Sarkozy, Cameron et Obama ont fait mine de découvrir la nature dictatoriale du régime de Kadhafi. Or tous soutenaient son régime à la veille de la révolution. Depuis la chute du régime, des documents ont établi que la CIA et le MI6 travaillaient étroitement avec les services de renseignement de Kadhafi, lui fournissant notamment des informations sur des opposants au régime. Par ailleurs, selon le Wall Street Journal, des entreprises occidentales comme Bull, Boeing, Narus et Amesys auraient fourni au régime du matériel de surveillance permettant de faciliter l’élimination des opposants.

L’intervention impérialiste

Nous ne nous attarderons pas ici sur les prétextes officiels de l’intervention. Celle-ci n’avait évidemment rien à voir avec la démocratie et la protection des civils. La vérité, c’est que les impérialistes ont vu dans la situation qui se développait en Libye, début mars, une opportunité d’intervenir pour renforcer leur position dans une région d’une importance stratégique majeure. Il s’agissait pour eux d’y imposer un gouvernement entièrement soumis à leurs intérêts – et de s’emparer au passage du pétrole et de contrats civils et militaires. Sous Kadhafi comme aujourd’hui, la seule et unique chose qui préoccupe les impérialistes est la préservation de leurs propres intérêts économiques et stratégiques.

Cette opération militaire a été rendue possible par les caractéristiques spécifiques de la situation en Libye, au lendemain de la première poussée de l’insurrection de Benghazi. Au fond, celle-ci avait les mêmes causes que les révolutions en Tunisie et en Egypte. L’ouverture de l’économie libyenne aux investisseurs capitalistes étrangers a permis à une petite minorité de la population de concentrer d’immenses richesses entre ses mains, pendant que les inégalités sociales s’accentuaient. Le mouvement à Benghazi a été suivi par des soulèvements et manifestations importantes dans d’autres villes. Les couches les plus opprimées de la population voulaient en finir avec la dictature et l’exploitation. Elles ont entraîné une partie des classes moyennes et des soldats de l’armée libyenne. Mais l’ampleur du mouvement dans les autres villes n’a jamais atteint le niveau de l’insurrection de Benghazi. A Tripoli, ville décisive, la population est restée relativement passive. Sans cela, les impérialistes n’auraient pas pu engager leur opération militaire, pas plus qu’ils ne le pouvaient en Tunisie ou en Egypte. C’est l’essoufflement de l’élan insurrectionnel – et, en particulier, la situation à Tripoli – qui leur a ouvert la possibilité d’intervenir. La révolution avait perdu pied – et l’intervention impérialiste a ruiné la perspective d’une généralisation de l’insurrection révolutionnaire.

Le CNT

Compte tenu de la relative facilité avec laquelle les masses tunisiennes et égyptiennes avaient renversé Ben Ali et Moubarak, les insurgés libyens pensaient certainement, au début, que Kadhafi ne tiendrait pas longtemps. Et ils n’étaient pas les seuls à penser ainsi. De nombreux anciens ministres, diplomates et chefs militaires ont quitté un navire qu’ils croyaient en perdition. D’exécutants sanguinaires du régime de Kadhafi, ils se sont transformés en autant d’« oppositionnels ». Ces anciens kadhafistes, rejoints par de nombreux agents des puissances occidentales, dominent l’actuel Conseil National de Transition (CNT). Le président de ce conseil, Moustafa Abdel Jalil, était le ministre de la Justice de Kadhafi, autrement dit son tortionnaire en chef. Quant à Mahmoud Jibril, qui préside l’exécutif du CNT, il officiait à la tête du « bureau du développement économique national » libyen, depuis 2007. Autrement dit, il était le fer de lance de la politique de libéralisation et de privatisation de l’économie libyenne. Soutenu politiquement, militairement et financièrement par les puissances impérialistes, le CNT n’est pas une instance révolutionnaire, mais contre-révolutionnaire. A maintes reprises dans l’histoire, une fraction de l’ancienne classe dirigeante a profité d’une révolution qui lui est totalement étrangère pour s’emparer du pouvoir. C’est exactement ce qui s’est passé en Libye.

La chute de Kadhafi

Sarkozy et Cameron étaient convaincus que le régime de Kadhafi tomberait très rapidement. Il n’en a rien été. Malgré l’intensité des bombardements, les « sanctions financières » contre Kadhafi et l’armement des milices agissant sur le terrain, l’ancien régime s’est maintenu pendant six mois. Pourtant, Kadhafi n’avait pas de base de soutien significative dans la population. Le dictateur était détesté des masses libyennes. Son pouvoir reposait essentiellement sur un appareil répressif impitoyable. Des dizaines de milliers de personnes – hommes, femmes et enfants – croupissaient dans les prisons de Tripoli, où elles subissaient des viols et des sévices effroyables. Ce qui a permis à Kadhafi de tenir aussi longtemps et de conserver le contrôle d’une fraction significative de l’armée, c’est précisément l’apparition à la tête des « rebelles » de ces réactionnaires connus de tous les Libyens – et leur connivence avec les grandes puissances impérialistes. Mais à la longue, les missiles qui pleuvaient par milliers sur les troupes et infrastructures du régime ont rendu ses forces armées inopérantes. Sans appuis solides, le régime se désintégrait, et sa faiblesse évidente a créé les conditions d’une insurrection de la jeunesse et des travailleurs de Tripoli, qui ont fait tomber le régime comme un château de cartes. Les insurgés tripolitains se battaient depuis seize heures lorsque les milices extérieures à la ville et acheminées sur place avec l’appui de l’OTAN y sont arrivées pour proclamer « leur » victoire.

Les miliciens, que les médias occidentaux regroupent sous l’étiquette de « forces rebelles », ne sont pas politiquement homogènes. Il y a parmi eux des milliers de jeunes et de travailleurs qui se sont battus héroïquement – souvent au prix de leur vie – pour renverser la dictature qu’ils avaient de bonnes raisons de haïr. Ils se considèrent comme des révolutionnaires en lutte pour une Libye libre et démocratique. Mais ces éléments ne prédominent pas. Ce ne sont pas eux, ni leurs représentants, qui occupent les positions dirigeantes et vont prendre le pouvoir dans le pays. Les milices les plus puissantes sont sous le contrôle d’éléments réactionnaires qui ne valent pas mieux que Kadhafi.

Il est difficile de prévoir ce qui se passera en Libye dans les mois à venir. Les successeurs de Kadhafi ne parviendront pas aisément à consolider un régime stable, compte tenu des rivalités entre les chefs militaires, dont certains sont liés à Al Qaida, comme Abdel-Hakim Belhaj, aujourd’hui l’un des commandants des forces rebelles à Tripoli. Tant que Kadhafi était encore en place, ces rivalités – marquées par l’assassinat du général Abdul Fattah Younes – demeuraient en arrière-plan. Mais à présent, elles vont apparaître au grand jour. A cela s’ajoutent les rivalités entre les puissances impérialistes qui ont participé à la guerre. Enfin, les jeunes et les travailleurs libyens ne se laisseront pas facilement imposer une nouvelle dictature dirigée par d’anciens kadhafistes et d’autres éléments réactionnaires. De ce point de vue, la priorité des impérialistes et de la classe dirigeante libyenne sera de désarmer tous les insurgés authentiquement révolutionnaires et de mettre en place un appareil gouvernemental et répressif au service des intérêts capitalistes.

Le cours ultérieur des événements en Libye dépendra pour une grande partie de l’évolution de la situation internationale, et surtout, dans un premier temps, de ce qui se passera en Tunisie et en Egypte. Les révolutions dans ces pays voisins sont encore inachevées. Elles connaîtront de nouvelles phases d’essor. Si la classe ouvrière prend le pouvoir en Tunisie ou en Egypte, cela modifiera complètement le rapport de forces entre les classes en Libye – et dans toute l’Afrique du Nord.

Dans son agitation frénétique pour obtenir une intervention militaire en Libye, Sarkozy espérait que l’affaire serait réglée en quelques jours. Le 29 mars dernier, nous écrivions :« Rien n’est plus imprévisible que le déroulement des guerres. Mais le risque d’un enlisement de la coalition est évident. […] Les frappes aériennes peuvent détruire un certain nombre de blindés et d’avions au sol. Elles peuvent détruire des bunkers et des dépôts d’armes. Elles peuvent également gêner des convois de troupes et d’autres manœuvres militaires en dehors des villes. Mais il est très difficile de renverser un régime au moyen de bombardements aériens. »

Aujourd’hui, le commandement de la coalition se rend compte que les bombardements et les maigres détachements dont elle dispose, sur le terrain, n’ont que peu de chances d’aboutir au renversement de Kadhafi. Le gouvernement américain a probablement tiré la conclusion qu’il ne faut pas insister, désormais. Il cherche une porte de sortie qui lui éviterait de perdre la face. La seule alternative serait l’engagement de forces terrestres considérables, ce qu’il préférerait éviter. A vrai dire, les autorités militaires américaines étaient, dès le départ, plutôt réservées quant aux chances de succès de l’opération. Aussi la Maison Blanche était-elle ravie de laisser Sarkozy occuper le devant de la scène.

La tentative révolutionnaire en Libye avait les mêmes causes et la même justification que les révolutions en Tunisie et en Egypte. Les privatisations et l’ouverture de l’économie libyenne aux investisseurs capitalistes étrangers ont énormément accentué les inégalités sociales. Une petite minorité de la population s’est appropriée d’immenses richesses, pendant que les conditions de vie des salariés d’origine libyenne ou étrangère n’ont cessé de se dégrader. Au mois de février, l’insurrection à Benghazi a été suivie par d’autres soulèvements et manifestations importantes dans plusieurs villes. Inspirés et encouragés par les révolutions égyptienne et tunisienne, les couches les plus opprimées de la population se sont soulevées pour en finir avec la dictature et l’exploitation, entraînant dans leur foulée une partie importante des classes moyennes et des soldats de l’armée libyenne.

Très rapidement, le régime a perdu toute emprise sur la deuxième ville du pays. Benghazi était aux mains des insurgés. Mais la révolution s’est essoufflée. Alors que la victoire de la révolution dépendait d’une insurrection à Tripoli, les mobilisations contre le régime n’y ont jamais pris la même ampleur qu’à Benghazi. Kadhafi a réussi à conserver le contrôle de la capitale. Théoriquement, on ne pouvait pas exclure qu’au terme d’un certain délai, un soulèvement décisif se produise à Tripoli. Cette possibilité pouvait même paraître le plus probable, initialement. Mais l’intervention impérialiste a ruiné la perspective d’une généralisation du mouvement révolutionnaire. Cette intervention n’avait pas pour objectif d’aider la révolution, mais au contraire de l’empêcher d’aboutir – toute en profitant de la déstabilisation du régime de Kadhafi pour imposer un gouvernement plus conciliant à l’égard des intérêts impérialistes.

Les objectifs immédiats des impérialistes ne concernent pas uniquement, ni même principalement, des intérêts économiques. Le pétrole et autres ressources libyennes ont leur importance, certes. Mais l’objectif le plus urgent qui motive cette intervention est d’ordre stratégique. Les révolutions en Tunisie et en Egypte – et demain, sans doute, au Maroc et en Algérie – ont considérablement affaibli la position de puissances impérialistes, qui ont vu dans la situation libyenne une opportunité de reprendre pied en Afrique du Nord, qui est une région d’une importance stratégique vitale.

Cependant, loin d’affaiblir Kadhafi, l’intervention militaire de la coalition l’a renforcé. Comment se fait-il que Kadhafi a conservé le contrôle des forces armées ? Les soldats savent que Kadhafi est un dictateur. Ils savent que le régime est corrompu. Ils voient les conséquences sociales de sa politique. Mais ils ne sont pas convaincus qu’un gouvernement installé par les « rebelles » serait moins corrompu ou moins dictatorial. Pire encore, derrière les soi-disant « rebelles » armés, avec, à leur tête, d’anciens Kadhafistes, le soldat libyen voit la main des puissances étrangères, dont les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne. Les exactions et les atrocités infligées à la population par l’impérialisme, par le passé, sont gravées dans la conscience collective du peuple libyen. Les soldats, comme la masse de la population, se disent que si les grandes puissances veulent imposer un changement de régime en Libye, ils le font non pas pour la « démocratie » ou pour « protéger des civils », mais à des fins impérialistes, pour imposer un régime dont la politique serait façonnée suivant leur propres intérêts.

Ce raisonnement est absolument correct. Cette guerre est une guerre impérialiste, tout autant que les guerres en Serbie, en Afghanistan et en Irak. Des prétextes « démocratiques » et « humanitaires » masquaient les véritables objectifs de toutes ces agressions. Il en va de même pour la guerre en Libye. L’armée « rebelle » appuyée par les impérialistes n’est pas révolutionnaire, mais contre-révolutionnaire. La preuve du reflux de la vague révolutionnaire se voit dans le fait que lorsque les bandes armées soutenues par la coalition impérialiste parviennent à « libérer » une ville, cette « libération » se faitmilitairement et de l’extérieur, sans la participation active de la population, qui, manifestement, ne se reconnaît pas dans le comportement des « conquérants ». Cette absence de soutien explique la facilité avec laquelle les forces de Khadafi reprennent les villes en question. Les porte-parole des rebelles ne perdent pas une occasion de chanter la gloire de Sarkozy et des autres dirigeants de la coalition. Ils leur réclament des armes et davantage de frappes. Mais ils sont beaucoup moins loquaces sur leurs objectifs et idées politiques. Et quel peut-être, au juste, le programme social, économique et politique de ces « rebelles » appuyés par les bombardiers de l’OTAN et encadrés par la CIA, le MI6 et autres « forces spéciales » des grandes puissances ?

Quant au Conseil National de Transition (CNT), il est composé d’éléments réactionnaires qui n’ont rien à voir avec la révolution. Il est dirigé par des transfuges du régime, comme par exemple l’ancien ministre de la Justice de Kadhafi, Mustafa Abdel Jalil, et l’ex-ministre de l’Intérieur, le général Abdul Fattah Younes. Il y a peu, tous deux organisaient une répression impitoyable contre tous ceux qui osaient contester la dictature de Khadafi, ne serait-ce que verbalement. Aujourd’hui, comme hier, ils craignent et haïssent la révolution. S’ajoutent à ces anciens bourreaux de Kadhafi un certain nombre d’ambassadeurs et d’« intellectuels » divers, triés sur le volet par les services secrets occidentaux. Nommé à la tête de l’armée « libre », Khalifa Hifter est un agent notoire de la CIA, qui a dirigé de nombreuses opérations « spéciales » pour le compte de celle-ci, par le passé. Si jamais les grandes puissances parviennent à leurs fins, le résultat ne sera pas une « révolution », mais l’assujettissement et le pillage du pays au profit des intérêts impérialistes, à l’aide d’un « Hamid Karzaï » libyen et de ses miliciens. Et ce serait un coup sérieux porté aux perspectives révolutionnaires dans l’ensemble de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.

Parmi les arguments servant à justifier l’intervention, le plus porteur concerne la nécessité de « protéger des civils », voire d’éviter un « massacre » des forces révolutionnaires par l’armée de Kadhafi. Mais cet argument est irrecevable. Premièrement, quand on connaît l’histoire du Pentagone, de l’ONU et de l’OTAN en matière de « protection de vies humaines » (guerres, massacres, occupations, soutien aux dictatures, embargos et sabotage économique), les préoccupations « humanitaires » des puissances impérialistes ne peuvent pas être prises au sérieux. Sarkozy et ses alliés – y compris ses alliés de « gauche » – prétendent vouloir défendre la révolution. Mais en réalité, ils défendent leurs propres intérêts. Deuxièmement, nous ne pouvons accepter l’idée que les insurgés de Benghazi n’avaient pas d’autres moyens de se défendre qu’une intervention impérialiste. Il faut savoir que le premier acte du CNT et de son encadrement « occidental » fut de prendre des mesures pour empêcher l’armement général des habitants de Benghazi. Or, la défense de la révolution exigeait au contraire l’armement des masses et la création d’une armée révolutionnaire autour d’un programme exprimant les intérêts des travailleurs – c’est-à-dire visant à renverser le capitalisme et à instaurer une démocratie révolutionnaire. Un appel, sur la base de ce programme, aurait eu un énorme impact sur les troupes gouvernementales. Il aurait permis d’en rallier une fraction importante – et sans doute décisive – à la cause révolutionnaire, comme ce fut le cas à l’intérieur de Benghazi lors de l’insurrection du 19 février.

Cette guerre est celle de Sarkozy, de Cameron, du Pentagone, de la CIA, de l’OTAN et des grandes puissances qui dirigent l’ONU. Tout en s’opposant clairement à cette guerre, le PCF doit expliquer sa véritable nature et le caractère mensonger de ses prétextes officiels. Cette guerre fournit aussi au PCF une nouvelle occasion de briser les illusions qui existent sur la vraie nature de l’ONU. On lit parfois, dans la presse du parti, que l’ONU a été « dévoyée » de son rôle. Il n’en est rien. L’ONU est parfaitement dans son rôle, qui a toujours été de veiller aux intérêts des grandes puissances impérialistes. Ce n’est parce qu’on regroupe les impérialismes américain, russe, chinois, britannique et français sous une bannière de l’ONU qu’ils cessent d’être réactionnaires. L’ONU n’est pas une institution se situant au-dessus des classes. Elle est, au contraire, une institution impérialiste au service des intérêts impérialistes. La direction du PCF doit le reconnaître et l’expliquer ouvertement.

Jean-Luc Mélenchon a pris position en faveur de l’intervention militaire en Libye. Dans une interview publiée par Libération, le 21 mars, il affirme que si le Front de Gauche était au pouvoir, il aurait adopté la même démarche que Sarkozy : « Si le Front de gauche gouvernait le pays […] serions-nous intervenus directement ? Non. Nous serions allés demander à l’ONU un mandat. Exactement ce qui vient de se faire. Je peux appuyer une démarche quand l’intérêt de mon pays coïncide avec celui de la révolution. »

Jean-Luc Mélenchon répète les mensonges de l’ONU et des gouvernements impliqués dans les bombardements : « Kadhafi tire sur sa population. Au nom du devoir de protéger, l’ONU demande d’intervenir », affirme-t-il. Or la « protection des civils » n’est en réalité que le prétexte de cette guerre. Il permet de masquer ses véritables objectifs, à savoir la protection des intérêts des puissances impérialistes en Libye. Il faut expliquer cette vérité à la population et déchirer le voile d’hypocrisie et de mensonges qui la dissimule. Cette guerre ne vise pas à appuyer la révolution des exploités, mais à la contrecarrer et l’étouffer. C’est une guerre réactionnaire et impérialiste, de tous les points de vue. D’ailleurs, Mélenchon devrait nous expliquer comment il se fait que des réactionnaires notoires comme Sarkozy et Cameron veulent soutenir une révolution, de l’autre côté de la Méditerranée.

Dans une note publiée sur son blog, le 24 mars, Mélenchon rejette l’idée que cette intervention puisse être liée aux intérêts économiques et stratégiques des puissances impérialistes. Il cite un article de l’association « Mémoires de luttes » : « L’action armée en cours contre les cibles militaires libyennes ne vise pas à s’approprier le pétrole du pays, pour une raison bien simple : c’est déjà le cas ! Total (France), ENI (Italie), Repsol (Espagne), OMV (Autriche), Petro Canada (Canada), Wintershall (Allemagne) etc., exploitent déjà des gisements. » Ce serait risible si le sujet n’était pas aussi sérieux. Il ne vient pas à l’esprit de Mélenchon que les impérialistes puissent vouloir protéger leurs intérêts. Il n’a pas compris – ou fait semblant de ne pas comprendre – que les révolutions arabes, y compris la révolution libyenne, menacent les énormes intérêts des impérialistes dans cette région hautement stratégique. Pour eux, toutes ces révolutions sont autant de cauchemars. Ils feront ce qu’ils peuvent pour y mettre un terme et stabiliser des régimes dociles garantissant l’exploitation des travailleurs et des ressources naturelles de la région au profit des grandes multinationales américaines, françaises, britanniques, etc. Tel est leur objectif fondamental en Libye.

Selon Mélenchon, l’intervention militaire serait « conforme à l’intérêt de la France ». L’intérêt de quelle France ? Celle des capitalistes, des banquiers et des spéculateurs ? Ou celle des travailleurs ? Il n’y a pas vraiment d’intérêt national, puisque la « nation » est divisée en classes aux intérêts diamétralement opposés. L’approche de Mélenchon fait totalement abstraction de la lutte des classes et de leurs intérêts contradictoires.

Un peu plus loin, Mélenchon précise son idée : « la politique menée [par Sarkozy] est conforme à l’intérêt de la France : être lié avec le monde maghrébin. Il n’y a pas de futur possible pour la France si elle est opposée au sentiment majoritaire des populations au Maghreb. » On croit rêver. Sarkozy et sa clique ne cessent d’alimenter le racisme à l’égard des travailleurs d’origine maghrébine, en France. Sous couvert de « débat sur l’Islam », ils vont encore stigmatiser les jeunes et travailleurs arabes. Au Maghreb, l’impérialisme français a toujours soutenu, financé et armé les dictatures. Aujourd’hui même, Sarkozy soutient les régimes réactionnaires au Maroc et en Algérie. Il couvre d’un silence complice la répression, les arrestations et la torture qui frappent les militants de gauche, dans ces pays. Voilà comment Sarkozy et le capitalisme français sont « liés au monde maghrébin » !

Le rôle de l’ONU

Mélenchon soutient l’idée, véhiculée par les impérialistes, selon laquelle l’ONU est une institution progressiste oeuvrant au bien de l’humanité. Il ne jure que par l’ONU. « Je suis partisan d’un ordre international garanti par l’ONU », dit-il. « Depuis vingt ans, mes positions ont toujours été fermes et constantes : je me suis toujours opposé à ce qui n’était pas l’ONU. » Mais là encore, Mélenchon fait abstraction des intérêts de classe que représente l’ONU. Cette institution n’est pas neutre. Elle est l’instrument des grandes puissances impérialistes qui la contrôlent et qui s’en servent comme une couverture légale et « humanitaire » à leurs interventions. Par exemple, l’ONU a justifié la première guerre du Golfe (« protéger les Koweitiens »), la guerre en Serbie (« protéger les Kosovars ») et la guerre en Afghanistan (« lutter contre le terrorisme »). L’ONU a également justifié et organisé l’embargo de l’Irak qui, en douze ans, a fait plus d’un million de victimes irakiennes. Est-ce là « l’ordre international » que Mélenchon appelle de ces vœux ?

Mélenchon pousse jusqu’au ridicule son soutien à l’ONU : « Si la Russie et la Chine avaient mis leur veto à la résolution et que l’OTAN avait décidé d’intervenir, j’aurais été contre l’intervention » en Libye, explique-t-il dans Libération. Face à une guerre impérialiste, Jean-Luc Mélenchon détermine sa position en fonction de ce qu’en pensent… les régimes réactionnaires de Pékin et Moscou. Soit dit en passant, le Front de Gauche est censé élaborer une « programme partagé » avec la population, mais nous n’avions pas compris qu’il était question de le « partager » aussi avec Poutine et Hu Jintao !

La référence à l’OTAN ne vaut pas mieux. L’ONU est aussi réactionnaire que l’OTAN – et aussi dominée par l’impérialisme américain. Il est complètement absurde de prétendre que l’intervention en Libye changerait de nature si elle était dirigée par l’OTAN. Les impérialistes s’efforcent – non sans mal, du fait de leurs rivalités – de s’entendre pour passer à l’OTAN tout ou partie de la direction des opérations militaires. Mélenchon y voit la main des Américains et s’en offusque. Mais pour l’information du dirigeant du Parti de Gauche, la résolution de l’ONU était déjà conforme aux intérêts des impérialistes américains, qui ont dès le premier jour dirigé les opérations militaires. Que les bombes larguées sur la Libye portent le sigle de l’ONU ou de l’OTAN ne change strictement rien au caractère réactionnaire de cette guerre.

Le 23 mars, Mélenchon écrivait sur son blog : « La résolution 1973 de l’ONU concernant la Libye doit être fidèlement appliquée. Son objet est clairement délimité. Il s’agit de mettre en place une zone d’exclusion aérienne, actuellement effective, pour protéger les civils libyens. La résolution 1973 n’a pas d’autre objectif et exclut clairement toute autre intervention militaire. » Or, premièrement, il n’est pas vrai que la résolution 1973 exclut « toute autre intervention militaire » que la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne. Au contraire, l’ONU autorise « toutes les mesures nécessaires » pour prétendument « protéger les civils » – à l’exclusion d’une intervention terrestre (pour le moment). Mélenchon devrait savoir que le bombardement de blindés et de soldats loyalistes ne relève pas d’une zone d’exclusion aérienne. Les chars ne volent pas, à notre connaissance. Mais abstraction faite de ce petit détail, ce qu’il y a de plus scandaleux, dans le propos de Mélenchon, c’est le soutien qu’il apporte une fois de plus au prétexte mensonger de cette intervention impérialiste : « protéger les civils ».

Risques d’enlisement

L’intervention impérialiste en Libye présente les mêmes risques que les guerres en Irak et en Afghanistan. C’est ce risque d’enlisement, conjugué à la rivalité entre puissances impérialistes, qui explique les réticences de l’Allemagne, de la Russie et de la Chine. Le gouvernement des Etats-Unis était réticent à s’embarquer dans une nouvelle guerre. Sarkozy, par contre, voulait que la guerre commence dans les plus brefs délais. Il y a quelques semaines, les diplomates français du « groupe Marly » condamnaient publiquement « l’impulsivité et l’amateurisme » qui caractérisent la politique internationale de Nicolas Sarkozy. Ces diplomates ne sont certainement pas du même bord politique que nous, mais il faut reconnaître qu’ils ont raison, sur ce point. Après la chute de Ben Ali et Moubarak, les insurrections qui ont eu lieu à Benghazi et ailleurs, en Libye, ont convaincu Sarkozy que Kadhafi tomberait très rapidement, lui aussi. Critiqué pour sa « lenteur » à abandonner ses amis dictateurs en Tunisie et en Egypte, il a voulu prendre les devants en Libye. Il a hâtivement exigé le départ de Kadhafi et reconnu le Conseil National de Transition comme le seul « gouvernement » légitime du pays. Selon les calculs de Sarkozy, une chute rapide de Kadhafi lui permettrait de redorer son image aux yeux de l’électorat français – tout en protégeant les intérêts du capitalisme français en Libye.

Les événements, cependant, ont pris Sarkozy à contre-pied. Kadhafi a résisté. Ayant conservé le contrôle d’une partie importante des forces armées, le dictateur a lancé une contre-offensive. Or, si Kadhafi se maintient au pouvoir, Sarkozy risque gros. D’où son activité frénétique pour une intervention militaire visant à renverser Kadhafi. Malgré des réticences, Sarkozy a fini par obtenir le soutien de l’ONU. La résolution 1973 était une déclaration de guerre contre le régime libyen. Elle prévoit non seulement une zone d’exclusion aérienne, mais aussi des opérations contre des forces terrestres.

Rien n’est plus imprévisible que le déroulement des guerres. Mais le risque d’un enlisement de la coalition est évident. Moins d’une semaine après le début des opérations, des voix se levaient déjà, dans les milieux gouvernementaux, pour évoquer cette perspective. Les frappes aériennes peuvent détruire un certain nombre de blindés et d’avions au sol. Elles peuvent détruire des bunkers et des dépôts d’armes. Elles peuvent également gêner des convois de troupes et d’autres manœuvres militaires en dehors des villes. Mais il est très difficile de renverser un régime au moyen de bombardements aériens. Les impérialistes espèrent que sous la double pression des frappes aériennes et des offensives menées par les insurgés, ce qui reste du régime de Kadhafi finira par se disloquer. Mais ce n’est pas garanti.

L’objectif des impérialistes engagés dans cette guerre est de renverser Kadhafi pour lui substituer un gouvernement stable qui sauvegarde leurs intérêts. Dans ce domaine, ils comptent sur le Conseil National de Transition, qui n’a rien à voir avec la révolution. L’insurrection à Benghazi et d’autres villes du pays était le fait des travailleurs et de jeunes. Inspirés et encouragés par les révolutions en Tunisie et en Egypte, ils se sont révoltés dans l’espoir d’en finir avec Kadhafi. Mais l’insurrection n’a été que faiblement suivie dans la capitale – et, à la différence de Ben Ali ou de Moubarak, Kadhafi a pu compter sur une grande quantité de soldats fidèles – sans parler d’un nombre impressionnant de mercenaires. Le Conseil National de Transition a pris forme par-dessus la tête de l’insurrection, à laquelle la plupart de ses membres n’ont pas participé. Ce Conseil est dirigé par Mustapha Mohamad Abdeljalil, l’ancien Ministre de la « Justice » de Kadhafi – autrement dit, l’ancien bourreau-en-chef du régime. Devant la multiplication des soulèvements, des transfuges de ce genre – diplomates, ministres, hommes d’affaires – ont quitté le navire qu’ils croyaient en perdition. Ils ne valent pas mieux que Kadhafi. Leur objectif est de prendre sa place, d’être « Calife à la place du Calife », avec l’aide des grandes puissances impérialistes. Ils ont été rejoints par des « intellectuels » et des hommes d’affaires qui vivaient aux Etats-Unis ou en Europe. Depuis des décennies, des « opposants » libyens en exil ont été démarchés par les services secrets. Un certain nombre d’entre eux ont accepté leurs propositions. Ceux qui se trouvent « spontanément » au CNT en font partie. Le CNT est une coalition d’anciens kadhafistes et d’agents impérialistes. De toute évidence, les impérialistes ne soutiendraient pas le CNT s’ils n’avaient pas de bonnes raisons de penser qu’il défendra leurs intérêts.

La position du PCF

Dans l’interview du 21 mars à Libération, Mélenchon affirme avoir « voté la résolution du Parlement européen [favorable à une intervention] en accord avec la direction du PCF et de la Gauche unitaire, en accord avec mon collègue eurodéputé communiste Patrick Le Hyaric. » Il est exact que la position de Patrick Le Hyaric, telle qu’il la défend dans l’Humanité Dimanche du 24 mars, est proche de celle de Mélenchon. Mais quelle est la position de la direction du PCF ? Ce n’est pas très clair. Dans son communiqué du 8 mars, le PCF exprimait son« opposition totale à une intervention militaire en Libye ». Mais le 18 mars, un nouveau communiqué du parti appelait seulement à la « vigilance » et rangeait, à tort, le Conseil National de Transition parmi les « forces qui agissent pour la démocratie en Libye ». Par contre, Jacques Fath, membre de l’exécutif national du parti et responsable aux relations internationales, condamnait l’intervention et la résolution de l’ONU, dans l’Humanitédu 25 mars (ici).

La direction du PCF doit prendre clairement et formellement position contre cette guerre impérialiste. Les militants communistes ne soutiennent pas Kadhafi. Ils sont solidaires des révolutionnaires en Libye et dans les autres pays arabes. Mais il ne fait pas de doute que dans leur immense majorité, les militants communistes s’opposent à cette intervention impérialiste, tout comme ils s’opposaient à la guerre en Irak. Les déclarations de Mélenchon n’engagent que lui. Ce n’est pas à lui de déterminer la politique internationale du Front de Gauche. Le PCF est, de loin, la composante la plus importante du Front de Gauche. En outre, de nombreux militants du Parti de Gauche ne sont pas d’accord avec Mélenchon, sur cette question. Le PCF doit adopter une position indépendante. Il doit s’opposer à l’intervention, expliquer ses véritables objectifs, se dissocier du Conseil National de Transition et autres « faux amis » de la révolution, comme Bernard Henri-Lévy – et soutenir la cause révolutionnaire en Libye et à travers le monde arabe.


 Post-Scriptum : En réaction à cet article, plusieurs lecteurs nous demandent : « D’accord, mais quelle est l’alternative, pour le peuple libyen ? » Nous avons répondu à cette question dans notre article : Les objectifs de l’intervention impérialiste en Libye. La jeunesse et les travailleurs libyens ne peuvent compter que sur leurs propres forces et celles de leurs frères et sœurs d’Egypte, de Tunisie et de toute la région. Le fait est que beaucoup de Libyens ne veulent pas se battre pour mettre au pouvoir l’ex-ministre de la Justice de Kadhafi, aujourd’hui dirigeant du CNT. De ce point de vue, les impérialistes et le CNT ont affaibli la révolution. Les révolutionnaires libyens ont besoin d’un programme indépendant, dirigé contre le capitalisme et l’impérialisme. La révolution doit rester sous le contrôle de ceux qui l’ont commencé : la jeunesse, les pauvres et les travailleurs – y compris sur le plan militaire.

La résolution 1973 des Nations Unies est, de facto, une déclaration de guerre contre le régime de Kadhafi. Dans le langage hypocrite et mensonger des grandes puissances qui contrôlent l’ONU, cette nouvelle intervention militaire serait motivée par des considérations démocratiques et humanitaires. Comme lors des invasions de l’Irak et de l’Afghanistan, il s’agirait de « protéger des civils », de promouvoir la « démocratie » et ainsi de suite. En réalité, cette résolution de l’ONU – comme toutes ses décisions, sans exception – vise à défendre les intérêts économiques et stratégiques des grandes puissances impérialistes.

Comme les révolutions en Tunisie et en Egypte, la révolution libyenne était une catastrophe pour les impérialistes. La vague révolutionnaire qui déferle à travers l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient a renversé ou menace de renverser toute une série de régimes dont la stabilité était d’une importance stratégique vitale, pour les impérialistes. Toutes ces dictatures servaient à terroriser les masses du monde arabe, à faciliter l’exploitation des travailleurs qui vivaient sous leur joug et à assurer le pillage des ressources de la région. Sarkozy, Cameron et Obama font mine de découvrir le caractère sanguinaire et dictatorial de Kadhafi. Mais ils ont soutenu son régime jusqu’à la veille de la révolution. Et même lorsque celle-ci a éclaté, ils ont d’abord adopté une attitude extrêmement prudente. La seule et unique chose qui les préoccupait était la préservation de leurs propres intérêts. Cet objectif n’a pas changé. Si les impérialistes ont finalement décidé d’agir contre Kadhafi, c’est précisément pour contrecarrer le mouvement révolutionnaire et protéger leurs investissements, leur propriété, leurs intérêts commerciaux et militaires.

Il est arrivé à maintes reprises, dans l’histoire, que l’action de la classe révolutionnaire profite à une fraction de l’ancienne classe dirigeante qui, une fois au pouvoir, applique une politique tout aussi réactionnaire que l’ancien régime. C’est ce qui menace la révolution libyenne. Celle-ci a commencé sous l’impact et l’inspiration des révolutions tunisienne et égyptienne. Dans ces deux pays, les dictateurs ont été renversés avec une relative facilité. Les masses libyennes se sont mobilisées pour en finir avec Kadhafi. A Benghazi et ailleurs, c’est le soulèvement des travailleurs et des jeunes qui a permis de rallier une importante section de l’armée et qui a désarmé les contre-révolutionnaires. Dans un premier temps, les masses semblaient invincibles. Des soulèvements victorieux éclataient dans toute une série de villes.

Il semblait que le sort de Kadhafi était scellé. Sous les coups de butoir de la révolution, le régime a commencé à se disloquer. Chefs militaires, anciens ministres et diplomates abandonnaient leurs postes. Les rats quittaient le navire en perdition. Toutes ces « personnalités » jouissaient jusqu’alors de la confiance de Kadhafi. Or ce dernier ne l’accordait pas sans de sérieux gages. Tous ces gens avaient participé à l’implacable sauvagerie qui s’abattait sur tous ceux qui osaient défier le régime. Mais face à l’apparente imminence de son effondrement, ils se sont empressés d’adopter une posture « oppositionnelle », aux côtés de nombreux grands capitalistes libyens. Leur objectif est clair : profiter de la révolution pour prendre la place de Kadhafi. Ce sont précisément ces éléments réactionnaires qui dominent le « Conseil National de Transition ». C’est sur eux que les impérialistes misent, à présent, pour arrêter la révolution et protéger leurs intérêts.

Indiscutablement, le facteur principal qui a mené à l’affaiblissement de l’élan révolutionnaire a été l’apparition, comme « représentants de la révolution », de ces réactionnaires notoires, ainsi que leur connivence avec les grandes puissances. Par le passé, les Libyens ont terriblement souffert de la domination impérialiste. Sous l’occupation italienne, en particulier, des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ont été massacrés. Que doivent penser les masses libyennes qui voient un réactionnaire tel que Berlusconi soutenir l’opposition à Kadhafi ?

La révolution est en danger. Elle risque d’être désarmée et écrasée à la fois par les forces de Kadhafi et par les nouveaux amis « oppositionnels » des impérialistes. Pour que la révolution soit victorieuse, il est absolument impératif que les travailleurs et les jeunes qui la portent soient armés, organisés et mobilisés sous leur propre drapeau et autour d’un programme indépendant pour la défense de leurs propres intérêts, qui ne sont pas les mêmes que ceux des ex-Kadhafistes. Ceux-ci veulent dominer le pays pour leur propre compte et pour celui des impérialistes.

L’objectif des travailleurs n’est pas de remplacer un oppresseur par un autre, mais d’en finir avec toute oppression. Ils doivent s’organiser autour d’un programme pour l’expropriation et le désarmement de tous les réactionnaires, de tous les complices de Kadhafi. Ils doivent avancer un programme social qui réponde à leurs besoins en matière de salaires, de conditions de travail et de vie. Les travailleurs libyens ne peuvent compter que sur leurs propres forces et celles des travailleurs des autres pays. Ils devraient notamment en appeler aux travailleurs d’Egypte et de Tunisie, pour qu’ils prennent le pouvoir dans leurs pays respectifs. Les gouvernements actuels, en Egypte et en Tunisie, ne représentent pas les intérêts des travailleurs. Leur rôle essentiel est le même que celui des ex-Kadhafistes : protéger les intérêts des impérialistes.

Dans tous les pays en révolution, les travailleurs ont besoin d’une stratégie révolutionnaire internationaliste visant à détruire les fondements de l’exploitation et de l’oppression, par la suppression de la propriété capitaliste de l’industrie et des banques – et par le désarmement de la contre-révolution. A la place des armées dirigées par des généraux réactionnaires, il faut armer les travailleurs et les soldats qui ont rallié leur cause. La propriété publique de l’économie, sous le contrôle des forces révolutionnaires, et l’armement de la révolution contre ses ennemis : telles sont les deux conditions essentielles de l’émancipation des masses.

Les difficultés créées par l’absence d’une organisation et d’un programme indépendants de la classe ouvrière libyenne ont ouvert une brèche dans laquelle les impérialistes veulent s’enfoncer. Si les frappes aériennes que l’ONU vient d’autoriser font chuter Kadhafi, il risque d’être remplacé par un gouvernement qui devrait son existence et sa « stabilité » aux grandes puissances. Tel est le véritable calcul de la résolution 1973. Dans le cas où Kadhafi arriverait à se maintenir au pouvoir à Tripoli, il conserverait le contrôle de toute une partie du pays. Une intervention militaire des impérialistes n’apportera rien de bon aux masses libyennes. Nous ne pouvons en aucun cas la cautionner ou la soutenir.

La situation en Libye a donné lieu à d’intenses débats en Amérique latine. Cet article explique quelle est la position de la Tendance Marxiste Internationale, qui soutient le soulèvement du peuple libyen, mais s’oppose à une intervention impérialiste. Nous y analysons également, d’un point de vue critique, les positions de Hugo Chavez et Fidel Castro.

Dans les institutions internationales, les gouvernements cubain et vénézuelien se sont à juste titre prononcés contre toute intervention impérialiste en Libye. Ils ont critiqué l’hypocrisie des pays qui poussent de hauts cris contre les violations des droits de l’homme en Libye – tout en participant aux guerres impérialistes meurtrières en Irak et en Afghanistan, ou en soutenant la répression brutale du peuple palestinien par l’Etat d’Israël.

L’ambassadeur vénézuélien à l’ONU, Jorge Valero, déclarait : « Qui paie pour les plus d’un million de morts en Irak ? Qui paie pour le massacre permanent du peuple palestinien ? Pourquoi les responsables de ces crimes de guerre, génocides et crimes contre l’humanité – qui sont connus de tous et qui reconnaissent publiquement leurs actes – ne sont-ils pas traduits devant le Tribunal International ? Que fait le Conseil de Sécurité face à ces horribles crimes ? »

Jorge Valero dénonce ensuite les objectifs réels d’une éventuelle intervention impérialiste en Libye : « Ceux qui préconisent l’usage de la force en Libye ne cherchent pas à défendre les droits de l’homme, mais à y établir un protectorat où ils violeront ces droits, comme toujours, car ce pays est l’une des plus importantes sources de pétrole et d’énergie au Moyen-Orient ».

En témoigne le sort du peuple irakien. Washington a inventé un prétexte (les « armes de destruction massive ») dans le but d’attaquer l’Irak et, ainsi, de prendre le contrôle direct de ses vastes ressources pétrolières. Le but de l’invasion n’était pas « d’instaurer la démocratie » – et on ne peut guère parler de démocratie, en Irak, sous l’actuel gouvernement de Maliki. Le mois dernier, des milliers d’Irakiens ont manifesté pour exiger de l’électricité, de l’eau, du travail et du pain. Ils ont été brutalement réprimés par les forces gouvernementales. Il y a eu des morts, des blessés, des arrestations et des kidnappings. A cette occasion, on n’a entendu personne suggérer de traduire le gouvernement irakien devant la Cour Internationale !

En réalité, l’ONU est une farce. Cette institution reflète la domination de l’impérialisme américain. Lorsque les Etats-Unis peuvent y obtenir des résolutions justifiant leurs actions, ils utilisent l’ONU comme une couverture légale. Lorsque, pour telle ou telle raison, ils ne sont pas en mesure d’obtenir l’aval de l’ONU, ils passent outre et font ce qu’ils ont décidé de faire. Enfin, lorsque des résolutions s’opposant à l’impérialisme y sont votées (par exemple contre l’embargo sur Cuba ou contre l’oppression du peuple palestinien), ils se contentent de les ignorer – et personne les oblige à rien. Dans le cas récent d’une résolution sur les colonies israéliennes en territoire palestinien, les Etats-Unis ont utilisé leur veto. Autant pour la justice et les droits de l’homme !

Ces derniers jours, les puissances impérialistes ont fait beaucoup de bruit à propos de la Libye – et pris quelques mesures concrètes. En Méditerranée, les Etats-Unis ont mobilisé deux bâtiments de guerre amphibie, l’USS Ponce et l’USS Kearsarge, qui transportent des hélicoptères et des avions de chasse. Sous couvert d’« intervention humanitaire », les puissances impérialistes – Etats-Unis, Royaume-Uni, France et Italie en tête – discutent des mesures qu’ils peuvent prendre pour protéger leurs propres intérêts. Les pays européens s’inquiètent de la possibilité d’une arrivée massive de réfugiés sur leur territoire. L’autre grande préoccupation des impérialistes est le contrôle des ressources pétrolières, et surtout l’impact des révolutions arabes sur les prix du pétrole – et donc sur l’économie mondiale.

L’option la plus discutée est celle d’une « zone d’exclusion aérienne », que soutiennent à la fois le sénateur républicain John McCain et le sénateur démocrate John Kerry, entre autres. Cependant, même une intervention de ce type serait risquée et compliquée à mettre en œuvre. Le Secrétaire américain à la Défense, Robert Gates, s’est plaint qu’« il y a, franchement, beaucoup d’affirmations légères au sujet de certaines options militaires ». Il met en garde contre les implications d’une telle action : « Appelons un chat un chat : une zone d’exclusion aérienne commencerait par une attaque contre la Libye, pour détruire ses défenses anti-aériennes. C’est comme ça qu’on met en place une zone d’exclusion aérienne. [...] Cela nécessite davantage d’avions qu’on ne peut en transporter sur un seul porte-avions. Donc c’est une grande opération – dans un grand pays ».

Comme le souligne Robert Gates, l’armée américaine est déjà embourbée en Irak et en Afghanistan : « Si nous engageons des effectifs supplémentaires, quelles en seront les conséquences en Afghanistan et dans le Golfe Persique ? […] Et quels alliés seraient prêts à s’engager à nos côtés ? »

Cependant, la principale préoccupation des stratèges impérialistes concerne l’impact d’une intervention en Libye sur toute la région. Les masses y sont exaspérées par l’impérialisme. La vague révolutionnaire qui balaie le monde arabe frappe directement des régimes parrainés par les Etats-Unis. La classe dirigeante américaine en est consciente. C’est ce que sous-entend Robert Gates lorsqu’il dit : « Franchement, nous devrions aussi réfléchir à l’impact d’un engagement militaire américain dans un autre pays du Moyen-Orient. »

Tout ceci, bien sûr, n’exclut pas la possibilité d’une intervention des impérialistes en Libye ou ailleurs. Ils y seront poussés, si leurs intérêts vitaux sont menacés. Toutefois, il est clair que la vague révolutionnaire a pris l’administration américaine au dépourvu. Elle s’est révélée incapable d’orienter le cours des événements en sa faveur.

Face aux manœuvres des impérialistes et à leur politique à géométrie variable en matière de « droits de l’homme », le Venezuela et Cuba ont eu raison de dénoncer cette hypocrisie et de s’opposer à toute intervention de puissances étrangères en Libye. Cependant, la position de ces deux pays, et singulièrement celles d’Hugo Chavez et Fidel Castro, est minée par le fait qu’ils sont perçus comme des soutiens de Kadhafi – et non des masses libyennes qui se sont soulevées contre son régime.

Il est vrai que l’ambassadeur vénézuélien à l’ONU a déclaré, dans son discours, que le Venezuela « salue les peuples arabes qui se soulèvent pacifiquement pour conquérir la paix, la justice et un avenir meilleur ». Mais au même moment, Fidel Castro affirmait que la Libye faisait face à des problèmes différents de ceux qui existent en Tunisie et en Egypte. Il a ajouté que même « s’il ne fait aucun doute que les visages de ceux qui protestent, à Benghazi, expriment une authentique indignation », il y a une « énorme campagne de mensonges, de la part des médias de masse, qui a généré une grande confusion dans l’opinion publique mondiale ».

Le président vénézuélien Hugo Chavez a déclaré qu’il « refuse de condamner Kadhafi », cet « ami de longue date du Venezuela », car il ne disposerait pas de suffisamment d’informations sur la situation réelle en Libye. Chavez a fait référence au coup d’Etat du 11 avril 2002, au Venezuela, lorsque les médias internationaux l’ont accusé d’avoir ordonné à l’armée d’ouvrir le feu sur des manifestants désarmés. L’objectif de ces mensonges était de justifier le coup d’Etat contre Chavez. Comme tout le monde le sait désormais, il s’agissait d’un coup monté : des tireurs d’élite à la solde de l’opposition ont ouvert le feu à la fois sur la manifestation de l’opposition et sur celle des révolutionnaires.

Or, dans le cas de la Libye, la situation est complètement différente. Au Venezuela, il s’agissait d’un mouvement réactionnaire dirigé contre un gouvernement démocratiquement élu qui tentait de mettre en œuvre des réformes progressistes et de s’opposer à l’impérialisme. En Libye, il s’agit d’un soulèvement populaire contre un régime dictatorial qui a fait toutes sortes de compromis avec l’impérialisme.

On peut comprendre pourquoi il existe une certaine confusion, au Venezuela, sur la nature des événements en Libye. Les Vénézueliens ne font plus confiance aux médias capitalistes, qui ont été complètement discrédités par le rôle qu’ils ont joué lors du coup d’Etat d’avril 2002. Par ailleurs, l’opposition contre-révolutionnaire, au Venezuela, s’appuie sur la révolution arabe pour proclamer que « Chavez sera le prochain dictateur renversé ».

Il est de notoriété publique que l’opposition contre-révolutionnaire, au Venezuela, reçoit de Washington des financements et toutes sortes de soutiens. A plusieurs occasions, ils ont mobilisé leurs forces dans des manifestations de rue pour tenter de présenter Chavez comme un tyran confronté à une opposition populaire (lors du coup d’Etat d’avril 2002, lors du lock-out de décembre 2002, lors de la guarimba de 2004, lors des manifestations étudiantes en soutien à la chaîne RCTV, etc.). Ils n’hésiteront pas à recommencer. Cependant, ce à quoi nous assistons, dans le monde arabe, est exactement le contraire. C’est une série de soulèvements révolutionnaires contre des régimes dictatoriaux soutenus par l’impérialisme américain.

Il est vrai que lors du renversement de la monarchie du Rois Idris Ier, en 1969, Kadhafi a pris le pouvoir à la tête d’un gouvernement bénéficiant d’un large soutien populaire. Sous l’influence de la précédente vague de révolutions arabes, dans les années 1970, mais aussi sous l’impact de la récession mondiale de 1974, le régime de Kadhafi a opéré un virage à gauche. Il a expulsé les impérialistes et pris des mesures d’ampleur contre la propriété capitaliste. Grâce aux richesses pétrolières du pays et à sa population peu nombreuse, il a pu mettre en œuvre des réformes progressistes et augmenter de façon significative le niveau de vie de l’immense majorité des Libyens.

Cependant, après la chute de l’Union Soviétique, le régime a commencé à s’ouvrir à l’impérialisme. Dès 1993, des lois ont été adoptées pour ouvrir l’économie aux investissements étrangers. Après la chute de Saddam Hussein, en 2003, Kadhafi a passé toute une série d’accords avec les impérialistes : démantèlement d’une partie de l’arsenal militaire, dédommagement des victimes d’attentats terroristes, etc. Le régime de Kadhafi est alors devenu un allié fidèle des impérialistes dans leur prétendue « guerre contre le terrorisme ». Il a également collaboré avec l’Union Européenne dans le domaine de la lutte contre l’immigration en provenance d’Afrique subsaharienne.

Ce mouvement s’est accompagné d’une requête pour intégrer l’OMC. Le régime libyen a créé des Zones de Commerce Spéciales, privatisé des pans entiers de l’économie, autorisé le retour des multinationales dans l’industrie pétrolière – et supprimé les subventions sur les aliments de première nécessité. Selon les officiels libyens eux-mêmes, l’objectif était de privatiser entièrement l’économie. C’est précisément cette politique qui a conduit à une augmentation du chômage (entre 20 et 30%), de la pauvreté et des inégalités. Cette régression sociale est l’une des causes principales du soulèvement en cours.

Dans un récent article sur la Libye, Fidel Castro souligne qu’« indéniablement, les relations entre les Etats-Unis, ses alliés de l’OTAN et la Libye ont été excellentes, ces dernières années ». Castro ajoute que la Libye « a ouvert des secteurs stratégiques, tels que la production et la distribution de pétrole, aux investissements étrangers », et que« de nombreuses entreprises publiques ont été privatisées. Le FMI a joué un rôle dans la mise en œuvre de ces politiques. » En conséquence, « Aznar ne tarissait pas d’éloges sur Kadhafi, de même que Blair, Berlusconi, Sarkozy, Zapatero et même mon ami le roi d’Espagne : tous faisaient la queue devant le sourire moqueur du dirigeant libyen. Ils étaient satisfaits. » (Cuba Debate)

Dans des interviews récemment accordées à la BBC et ABC news, Kadhafi a lui-même expliqué qu’il se sentait « trahi » par les puissances occidentales. Il a beau les avoir soutenues et avoir suivi leurs politiques pendant plusieurs années, voilà qu’elles l’abandonnent. La rhétorique de Kadhafi est significative. Lorsqu’il accuse les insurgés d’être manipulés par Al-Qaïda, il recourt aux mêmes arguments que ceux de Ben Ali et Moubarak. En fait, il demande aux Occidentaux de l’aider contre leur ennemi commun. La vraie nature du régime de Kadhafi est illustrée par sa position lors du soulèvement révolutionnaire en Tunisie : il a fermement soutenu Ben Ali et critiqué les jeunes et les travailleurs tunisiens qui l’ont renversé.

Pour comprendre ce qui se passe en Libye, il n’est pas nécessaire d’écouter les grands médias occidentaux. Saif al-Islam, le fils et bras droit de Kadhafi, a lui même admis l’usage de l’armée contre des manifestants désarmés, dans son discours du 20 février :« Bien sûr il y a eu beaucoup de morts, ce qui a accru la colère des habitants de Benghazi. Mais pourquoi toutes ces personnes ont été tuées ? L’armée était sous pression. Elle n’est pas habituée à contrôler les foules, alors elle a tiré. Je les ai appelés. L’armée a déclaré que certains manifestants étaient ivres et que d’autres étaient sous l’emprise de drogues. L’armée devait défendre ses armes. Le peuple était en colère. Donc il y a eu des morts. »

Kadhafi a lui même affirmé que « quelques centaines de personnes ont été tuées », mais il en fait porter la responsabilité à Al-Qaïda, qui distribuerait de la drogue à la jeunesse libyenne !

Reed Lindsay, correspondant de Telesur en Libye (twitter.com/reedtelesur), confirme ce que rapportent d’autres sources : l’armée a ouvert le feu sur des manifestations populaires, pacifiques et désarmées (voir par exemple ce reportage sur Telesur). Dans unautre reportage envoyé de Brega le 2 mars, Lindsay explique que des soldats ont rejoint le soulèvement, mais aussi « toutes sortes de citoyens. J’ai parlé à des médecins, des ingénieurs, des travailleurs de la compagnie pétrolière. Ils sont tous en rébellion, ici. Ils participent au soulèvement et sont armés ». Il ajoute que « cette révolte a commencé pacifiquement, il y a deux semaines. Mais désormais, les gens s’arment pour lutter jusqu’au renversement de Kadhafi ».

Dans son reportage, Lindsay confirme tous les témoignages attestant que les insurgés libyens sont fermement opposés à une intervention étrangère : « Ils disent que si des soldats américains débarquent en Libye, ils les combattront de la même façon qu’ils combattent le gouvernement de Kadhafi ».

L’autre aspect important du reportage de Lindsay concerne l’attitude du peuple, à Benghazi comme à Brega, à l’égard des gouvernements latino-américains, et en particulier ceux des pays de l’ALBA. A Brega, beaucoup de gens demandent : « pourquoi est-ce que le président vénézuélien et d’autres présidents latino-américains appuient un dictateur qui mobilise l’armée contre son peuple ? » (Union Radio). « Ils demandent aux pays de l’ALBA de rompre avec Kadhafi et d’appuyer la lutte révolutionnaire du peuple libyen »rapporte Lindsay, de Benghazi.

Nous citons Reed Lindsay, car il ne peut pas être accusé d’être un agent de l’impérialisme – ou de déformer la réalité dans le but de justifier une intervention impérialiste.

Même l’autre correspondant de Telesur, Jordan Rodriguez, qui se contente en général de rapporter – sans commentaire – ce que disent Kadhafi et les autres officiels du régime, a eu des problèmes lorsqu’il a voulu s’informer sur des affrontements dans certains quartiers de Tripoli. Son équipe a été détenue pendant quatre heures par des officiers de la police libyenne. Ils ont été frappés et menacés avec des pistolets. Leurs images ont été saisies (Telesur). C’était la seconde fois qu’ils étaient arrêtés, et cela s’est produit alors qu’ils circulaient à bord d’une voiture diplomatique vénézuélienne.

Ces reportages montrent quelque chose de très important. La révolution vénézuélienne et le président Chavez sont très populaires, dans le monde arabe, surtout depuis que le président vénézuélien s’est opposé avec virulence à l’agression israélienne du Liban, en 2006. Les masses de ces pays voient en Chavez le dirigeant d’un pays pétrolier qui se dresse contre l’impérialisme et qui utilise l’argent du pétrole pour améliorer les conditions de vie de la population. Cela contraste singulièrement avec les dirigeants de ces régimes arabes qui sont des pantins de l’impérialisme américain, ne disent rien face aux agressions israéliennes et font fortune en détournant les richesses de leur pays. Une enquête d’opinion menée en 2009, dans plusieurs pays arabes, a montré que le dirigeant le plus populaire y était Hugo Chavez, avec 36 % d’opinions favorables, loin devant tous les autres (pdf).

La masse des jeunes et des travailleurs du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord et du monde entier constitue la seule base de soutien solide de la révolution vénézuélienne. Ils sympathisent avec la révolution bolivarienne parce qu’ils souhaiteraient qu’une révolution de ce type se développe dans leur propre pays. Hugo Chavez et les révolutionnaires bolivariens devraient clairement soutenir la vague révolutionnaire qui balaie le monde arabe, parce qu’elle fait partie d’une révolution mondiale dont l’Amérique latine a été à l’avant-garde, ces dernières années. Cela implique de soutenir le peuple libyen qui se soulève contre Kadhafi – tout en s’opposant à une intervention impérialiste.

Dans ses tentatives de prévenir une intervention étrangère en Libye, Hugo Chavez a proposé de constituer une commission internationale de médiation. D’après les dernières informations, Kadhafi a dit accepter cette médiation, alors que son fils, Saif al-Islam, la rejetait fermement : « Nous devons dire : merci, mais nous sommes capables de résoudre nous-mêmes nos problèmes. » Il a ajouté que les Vénézuéliens « sont nos amis, nous les respectons, nous les aimons, mais ils sont très loin. Ils ne savent rien de la Libye. La Libye est au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Le Venezuela est en Amérique Centrale ». Pour l’information de Saif al-Islam, le Venezuela n’est pas en Amérique Centrale, mais sans doute a-t-il d’autres préoccupations, en ce moment.

De leur côté, les insurgés libyens ont également rejeté cette proposition de médiation. Ils ont expliqué qu’il est trop tard pour des négociations, que trop de gens ont été tués par Kadhafi. En Libye, le gouvernement a brutalement réprimé des manifestations pacifiques, qui se sont alors transformées en un soulèvement populaire auquel se sont ralliées des sections de la police et de l’armée. Dans ce contexte, la proposition de médiation est évidemment une erreur. C’est comme si, dans les derniers jours de la révolution cubaine, lorsque l’armée révolutionnaire était sur le point de renverser Batista, quelqu’un avait dit : « attendez une seconde, organisons une médiation internationale pour chercher un compromis entre Batista et le Mouvement du 26 juillet. »

Face à ce qui se passe en Libye, un révolutionnaire doit soutenir le soulèvement du peuple. C’est la seule position correcte. Si Hugo Chavez ne soutient pas clairement les masses révolutionnaires du monde arabe, il commettra une grave erreur – que la révolution vénézuélienne pourrait payer très cher. Hugo Chavez analyse la situation libyenne à travers le prisme du Venezuela. Il fait des comparaisons erronées. Les insurgés libyens ne peuvent pas être comparés à l’opposition vénézuélienne, et la situation du régime de Khadafi ne peut pas être comparée à celle du gouvernement vénézuélien.

Nous devons être clairs : ce à quoi nous assistons, en Libye et dans le reste du monde arabe, n’a rien à voir avec le coup d’Etat du 11 avril 2002, au Venezuela. C’est plutôt comparable au Caracazo du 27 février 1989 [1] : des gouvernements mobilisent l’armée contre des manifestants désarmés. Tout en nous opposant à une intervention impérialiste, nous devons dire clairement de quel côté nous sommes : du côté du peuple libyen en lutte contre le régime de Kadhafi.

Jorge Martin, le 4 mars 2011


[1] Caracazo  : soulèvement du peuple vénézuélien brutalement réprimé par l’armée. La répression a fait des milliers de morts.

Le soutien de Jean-Luc Mélenchon à l’intervention en Libye est largement critiqué, non seulement par de très nombreux militants du PCF, mais également au sein du Parti de Gauche. Mercredi, sur son blog, Mélenchon a tenté une nouvelle fois de défendre sa position. Il écrit : « Ce qui est en cause c’est mon attachement à l’ONU. Celle-ci est décrite par divers bulletins […] comme une officine vouée aux impérialismes dominants. Je n’en crois pas un mot pour ma part. » La Riposte fait partie de ces « bulletins » qui affirment que l’ONU est effectivement une « officine vouée aux impérialismes dominants ». Il suffit de rappeler le rôle joué par l’ONU dans la première guerre du Golfe, la guerre en Serbie, la guerre en Afghanistan – ou encore dans l’embargo meurtrier de l’Irak, douze années durant. L’ONU sert de couverture légale aux menées impérialistes. Telle est sa principale fonction et sa raison d’être. Et oui, elle est dominée en premier lieu par les Etats-Unis, puis par d’autres puissances impérialistes, dont la France.

Mélenchon « n’en croit pas un mot ». Il voit dans l’ONU et dans « l’ordre international » qui la sous-tend un « renversement total de logique où les droits universels de l’homme sont supérieurs dans la hiérarchie des normes aux intérêts particuliers des Etats. » Ce « renversement total » des relations internationales daterait, selon lui, de la fin de la deuxième guerre mondiale. Avant cela, les Etats étaient engagés dans un « rapport de force permanent. Et par conséquent, ce sont les puissances militaires et économiques du moment qui [dictaient] leur vision du monde. »

C’est bien ainsi que l’ONU se présente : comme une instance veillant au respect des « droits universels de l’homme ». C’était aussi la mission officielle de la Société des Nations (SDN), créée au lendemain de la première guerre mondiale. Mélenchon ne l’évoque pas. Il est vrai que la SDN a lamentablement sombré dans le carnage impérialiste de la seconde guerre mondiale, qui avait assez peu de rapports avec la défense des « droits de l’homme ». Toujours est-il que la façon dont l’ONU se présente, sa « charte » et toutes les bonnes intentions qu’elle affiche ne pèsent pas plus lourd, dans « l’ordre international », que le papier sur lequel elles sont écrites. Ce que Mélenchon se refuse à voir, c’est le caractère monstrueusement hypocrite des beaux « principes » de l’ONU, dont la fonction fondamentale est de couvrir et justifier les guerres et interventions impérialistes.

Au lieu de déchirer ce voile d’hypocrisie et d’exposer les véritables objectifs des grandes puissances en Libye, Mélenchon – comme bien d’autres, à gauche – renforce les illusions dans l’ONU. Il affirme qu’il faut« s’appuyer » sur l’ONU pour « stigmatiser le refus de certains pays d’appliquer [ses] dispositions ». Mais en réalité, ce sont les impérialistes, à travers l’ONU, qui s’appuient sur Mélenchon (et tant d’autres) pour justifier la guerre en Libye. Le dirigeant du Parti de Gauche aurait souhaité qu’on « s’abstienne de [le] repeindre en agent de l’impérialisme américain ». Nul doute que Mélenchon n’est pas un salarié de la CIA ou d’une autre officine de ce type. Mais sa position revient toute de même, de facto, à soutenir les actions des impérialistes américains – et des impérialistes français, britanniques, etc.

Mélenchon évoque les résolutions de l’Assemblée Générale de l’ONU qui demandent (très poliment) l’arrêt de la colonisation israélienne en Palestine, la levée de l’embargo sur Cuba, des mesures pour protéger les enfants des pays sous-développés – et ainsi de suite. Ces résolutions, cependant, ne sont jamais suivies d’aucun acte. Pourquoi ? Parce qu’elles contredisent les intérêts fondamentaux des grandes puissances impérialistes. Elles sont de la poudre aux yeux, ni plus ni moins. Les gouvernements réactionnaires qui les votent les oublient aussitôt. Ne demeure que le règne du« rapport de force permanent » dont Mélenchon parle au passé, alors qu’il est toujours d’actualité. Le mouvement ouvrier n’a pas besoin de ces « résolutions » hypocrites pour lutter contre l’impérialisme israélien ou le blocus de Cuba. Il ne doit compter que sur ses propres forces et ses propres organisations. Il faut expliquer aux travailleurs le véritable rôle de l’ONU, son caractère de classe. Lénine décrivait la Société des Nations comme la « cuisine des bandits impérialistes ». L’ONU n’est rien d’autre.

Avant de voter pour la résolution du Parlement européen favorable à une intervention en Libye, Mélenchon affirme avoir consulté les trois autres députés européens du Front de Gauche : Jacky Hénin, Patrick le Hyaric et Marie-Christine Vergiat. « Puis je me suis rapproché de la direction du PCF en la personne de Pierre Laurent et de Gauche Unitaire en appelant Christian Piquet », ajoute-t-il. Tous lui auraient fait part de leur accord, sur ce vote. Nous ne voyons pas de raison d’en douter. Malheureusement, cela confirme la confusion qui règne, au sommet du parti, sur la question de la guerre en Libye. Dans l’Humanité et l’Humanité Dimanche, des positions contradictoires sont publiées par différents dirigeants du parti. Par exemple, Patrick Le Hyaric a défendu une position semblable à celle de Mélenchon. A l’inverse, Jacques Fath, responsable du parti aux relations internationales, s’est exprimé contre la position de Mélenchon, contre la résolution de l’ONU et contre l’intervention. Pour notre part, nous sommes persuadés que la grande majorité des militants communistes sont hostiles à cette guerre impérialiste. Il faut que la direction nationale du parti se prononce formellement contre, en exposant l’hypocrisie des impérialistes et leurs véritables objectifs. Cette question doit être mise à l’ordre du jour Conseil National des 8 et 9 avril prochain – et tranchée par un vote.

Nous publions ci-dessous un article de nos camarades vénézuéliens, organisés autour du journal Lucha de Clases, sur le mouvement révolutionnaire en Libye. C’est une bonne réponse à la confusion qui règne, dans une partie de la gauche latino-américaine, sur la nature du régime libyen, la nature de ce soulèvement populaire et le rôle des impérialistes.

L’insurrection du peuple libyen a été perçue de différentes façons, au niveau international. En Amérique latine, en particulier, il y a une certaine confusion sur ce qui se passe dans le pays. Certains médias présentent le régime de Kadhafi comme un gouvernement révolutionnaire confronté à une rébellion orchestrée par l’impérialisme. Il n’en est rien. Ce qui se passe en Libye est comparable au Caracazo du 27 février 1989, au Venezuela.

La nature du régime de Kadhafi

Le régime de Kadhafi a signé toute une série d’accords avec Berlusconi, Sarkozy, Zapatero et Blair. Il a également reçu le roi Juan Carlos. En 1993-94, Kadhafi a introduit les premières mesures d’un tournant économique en direction d’une ouverture à l’économie de marché. Ce processus s’est particulièrement accéléré à partir de 2003. Sur la base des privatisations et de l’ouverture aux investissements étrangers, le régime a commencé à se réconcilier avec les impérialistes.

En septembre 2003, l’ONU a levé toutes les sanctions économiques contre la Libye, en échange d’un paquet économique prévoyant la privatisation de 360 entreprises d’Etat. En 2006, la Libye a demandé à intégrer l’OMC. En 2008, Condoleezza Rice – alors secrétaire d’Etat américaine – déclarait que la Libye et les Etats-Unis avaient des objectifs communs concernant « la lutte contre le terrorisme, le commerce, la prolifération nucléaire, l’Afrique, les droits de l’homme et la démocratie. »

Toutes les grandes multinationales du secteur pétrolier opèrent en Libye : British Petroleum, Exxon Mobil, Total, Repsol – entre autres. De même, Kadhafi possède 5 % des actions de FIAT, en échange de l’ouverture du pays aux investisseurs italiens.

Ce qui précède suffit à montrer que le régime libyen est beaucoup plus proche des intérêts capitalistes et impérialistes que des intérêts du peuple. Comme l’a expliqué le député du PSUV Adel el Zabayar, qui est d’origine arabe : « Kadhafi n’est plus un dirigeant anti-impérialiste ; il répond par des massacres à l’authentique clameur du peuple. »

Le caractère du soulèvement libyen

Ce soulèvement a les mêmes causes fondamentales que les révolutions en Tunisie et en Egypte. L’ouverture de l’économie libyenne aux intérêts impérialistes s’est traduite par un désastre social pour la majorité de la population, malgré les richesses pétrolières du pays. Il y a 30 % de chômeurs, dans le pays, et le coût de la vie n’a cessé d’augmenter. Ces trois dernières années, le prix du sucre, du riz et de la farine a bondi de 85 %. Telles sont les causes fondamentales du soulèvement populaire – en même temps que la corruption endémique et l’absence de démocratie. C’est la raison pour laquelle Kadhafi a soutenu Ben Ali et Moubarak contre les soulèvements révolutionnaires en Egypte et en Tunisie.

Face au mouvement révolutionnaire libyen, Kadhafi a répondu par la répression brutale. Il a mobilisé l’armée contre des manifestants désarmés. Il a également recouru à des mercenaires, ce qui prouve qu’il n’a pas confiance en ses propres soldats. A Benghazi, puis dans d’autres villes, l’armée a rallié le peuple. En réponse, Kadhafi n’a pas hésité à utiliser les forces aériennes, qui ont bombardé des quartiers et des manifestations.

Bien sûr, dans cette situation, les impérialistes vont s’efforcer de sauvegarder leurs intérêts. Nous nous opposons à toute intervention militaire impérialiste en Libye. Ce sont ces mêmes puissances impérialistes qui ont vendu des armes au régime de Kadhafi et qui ont exploité les ressources pétrolières du pays. L’impérialisme ne s’intéresse pas au sort du peuple libyen. Il ne s’intéresse qu’aux ressources naturelles du pays.

Lucha de Clases, collectif de travailleurs et de jeunes marxistes au sein du PSUV, affirme sa solidarité avec les révolutions dans le monde arabe. Nous condamnons la répression du peuple libyen. Nous rejetons toute tentative de travestir le caractère révolutionnaire de l’insurrection libyenne, qui a été préparée par des années d’exploitation, de politiques de privatisations et de pillage impérialiste. Les travailleurs du monde entier – et en particulier du Venezuela – doivent soutenir la révolution arabe, qui ne pourra être victorieuse que comme révolution socialiste.

Vive les révolutions en Tunisie, en Egypte et en Libye !