Chili

En décembre 2021, le candidat de la gauche réformiste, Gabriel Boric, remportait les élections présidentielles au Chili face au candidat d’extrême-droite José Antonio Kast. Cette victoire faisait suite au soulèvement massif de la jeunesse et d’une partie de la classe ouvrière contre les politiques d’austérité, à l’automne 2019. Cependant, au lieu de se donner pour objectif de satisfaire les revendications du mouvement et de la population qui l’avait élu, Boric a annoncé, d’emblée, sa volonté de « bâtir des ponts vers Kast » et la droite chilienne en général.

Nos camarades chiliens avaient alors mis en garde : « Aucun compromis favorable aux masses ne pourra être conclu avec la classe dirigeante chilienne. La crise économique mondiale offre très peu de marges de manœuvre pour des réformes progressistes significatives dans le cadre du capitalisme. »

La « loi de la gâchette facile »

A la recherche de compromis avec la droite chilienne, Boric finit par appliquer le programme de celle-ci. En avril dernier, il a fait adopter la loi Nain-Retamal, qui porte le nom de deux officiers de police morts en service, mais que la jeunesse chilienne a rebaptisée « loi de la gâchette facile ». Elle accroît les peines judiciaires pour quiconque s’en prend à des policiers. Dans le même temps, elle instaure une « présomption de légitime défense » : l’utilisation de son arme de service par un policier sera dorénavant considérée comme justifiée – jusqu’à ce qu’on puisse prouver le contraire, ce qui sera évidemment très difficile.

Cette réforme est d’autant plus choquante que, pendant le mouvement de 2019, près d’une trentaine de personnes ont été tuées par la police ou l’armée. Plusieurs milliers d’autres ont été blessées. Des dizaines de viols et d’actes de torture ont également été commis par les « forces de l’ordre ». Or, à ce jour, aucun policier ou militaire n’a été condamné pour ces crimes. La loi Nain-Retamal ne peut que renforcer cette impunité.

La pilule n’était pas facile à avaler pour la direction du Parti Communiste chilien, qui compte deux ministres au gouvernement. Mais elle l’a tout de même avalée : après avoir menacé de déposer un recours devant le Tribunal constitutionnel, elle a reculé – pour ne pas mettre en difficulté le gouvernement.

Cette réforme est dans la droite ligne de la politique sécuritaire menée par Boric depuis son arrivée au pouvoir. Alors qu’il avait promis de mettre fin à la « loi anti-terroriste » et à l’occupation militaire du territoire Mapuche, au sud du Chili, rien de tout cela n’a été fait. Au contraire : l’état d’urgence qui avait été imposé dans les provinces du sud a été étendu au nord du pays.

De « compromis » en renoncements

Lorsque Boric a été élu, nous expliquions que dans la mesure où « il ne dispose pas d’une majorité absolue au Parlement, il sera poussé à y faire des compromis avec la droite. » C’est précisément ce qui se passe. Le gouvernement s’appuie de plus en plus sur les partis du centre-droit et ne cesse de donner des gages à la bourgeoisie chilienne.

Dès sa prise de fonction, en mars 2022, Boric a choisi Mario Marcel comme ministre des Finances. Ce politicien bourgeois présidait la Banque Centrale du Chili entre 2016 et 2022. Il soutenait alors pleinement les politiques d’austérité qui ont provoqué le soulèvement de 2019. Sans surprise, la politique économique du gouvernement Boric est dans le prolongement de son prédécesseur.

Promise pendant la campagne électorale, la réduction de la semaine de travail à 40 heures a été mise en place après de longues négociations avec le patronat. Mais ce dernier a obtenu, en échange, la « flexibilisation du travail ». En clair, cela signifie la possibilité de licencier les travailleurs beaucoup plus facilement.

Nombre d’autres réformes progressistes annoncées pendant la campagne électorale, dont celles du système des retraites ou de l’éducation, ont été abandonnées au nom de la « responsabilité fiscale ». Le gouvernement les avait conditionnées à l’adoption d’une réforme fiscale qui a été rejetée par le Parlement.

En modérant son programme, Boric espère apaiser la classe dirigeante chilienne. Mais celle-ci soutient le gouvernement comme la corde soutient le pendu. La bourgeoisie chilienne utilise Boric – et son autorité d’homme « de gauche » – pour imposer toute une série de mesures réactionnaires. Dans le même temps, elle sait qu’une telle politique discréditera Boric aux yeux de ses électeurs et, ainsi, favorisera le retour de la droite au pouvoir.

Cependant, cette stratégie n’est pas sans risques. Une fraction croissante de la jeunesse commence à se retourner contre le gouvernement et à dénoncer ses mesures réactionnaires et répressives.

Aucun des problèmes économiques qui se posaient en 2019 n’a été réglé. Au contraire, l’inflation les a aggravés. Une nouvelle explosion révolutionnaire est donc, à terme, inévitable. Pour triompher, le mouvement devra tirer les leçons du soulèvement de 2019, lier les mobilisations de la jeunesse à la classe ouvrière – et bâtir une organisation révolutionnaire dotée d’un programme de rupture avec le capitalisme chilien.

Gabriel Boric, le candidat de Apruebo Dignidad (« Approbation Dignité », gauche) a remporté les élections présidentielles chiliennes avec 56 % des suffrages, soit près d’un million de voix d’avance sur son adversaire d’extrême-droite, Juan Antonio Kast. Cette victoire a été acquise par une mobilisation accrue dans les quartiers ouvriers, entre les deux tours. La participation y a augmenté en moyenne de 10 %, contre seulement 4 % dans les quartiers riches.

Pourtant, le gouvernement et le patronat ont bien tenté d’empêcher les habitants des quartiers pauvres de se rendre aux urnes. Par exemple, les transports publics disponibles le jour du scrutin ont été réduits, dans ces quartiers !

De son côté, la candidature de Kast a rallié les éléments les plus réactionnaires de la société, à commencer par les nostalgiques de la dictature de Pinochet. Ainsi, le souvenir des horreurs de la dictature a donc pesé lourd dans la mobilisation en faveur de Boric.

Réformisme

A 35 ans, Boric est le plus jeune président de l’histoire du Chili. Les médias internationaux l’ont comparé, à juste titre, à des formations politiques de gauche telles que Podemos (Espagne) ou Syriza (Grèce). Celles-ci ont en commun d’avoir émergé dans le contexte d’une débâcle des vieux partis traditionnels (gauche comprise). Elles se sont hissées au pouvoir grâce au profond désir de changement qui existe dans la jeunesse et le salariat. Cependant, précisément parce que leur programme est réformiste, elles se sont privées des moyens de briser l’étau du capitalisme en crise. Elles se sont contentées de le « gérer », au risque de décevoir leur base électorale.

Le programme de Boric est contradictoire. D’un côté, il défend des mesures progressistes qui vont à l’encontre des intérêts du patronat. Mais d’un autre côté, il insiste sur la « responsabilité fiscale », le changement « à pas lents mais fermes » et la « réduction des déficits ». Il s’efforce de rassurer la grande bourgeoisie en se présentant comme un gestionnaire sérieux.

L’Accord de 2019

Pendant la période de « transition » consécutive à la chute de Pinochet, l’idée dominante – dans la propagande officielle – était que la dictature avait été renversée par le seul plébiscite de 1988. C’est une façon de passer sous silence les mobilisations massives, les grèves et les énormes risques encourus par tous ceux qui avaient lutté contre la dictature. Lors de l’explosion sociale d’octobre 2019, une nouvelle génération de Chiliens a renoué avec cette expérience de la lutte massive – et de la répression d’Etat : il y a eu des dizaines de morts, des milliers de blessés, des femmes violées dans les commissariats et plus de 5000 arrestations.

Déclenchée par l’augmentation de 30 pesos du prix du ticket de métro, le mouvement d’octobre 2019 avait comme slogan : « ce n’est pas pour 30 pesos ; c’est pour les 30 ans ! ». Autrement dit, les masses rejetaient les partis qui se sont succédés au pouvoir depuis la fin de la dictature – et leur politique de continuation des privatisations entamées sous Pinochet et d’impunité pour les violations des droits de l’homme. Le Chili est le pays le plus inégalitaire de l’OCDE : 1 % de la population y concentre plus du quart des richesses.

Elu à la présidence du pays en 2018, Sebastián Piñera (droite) a immédiatement déclenché une véritable guerre contre les pauvres. Mais il s’est vite retrouvé dos au mur face à la colère des masses. C’est alors, à la mi-novembre 2019, que l’« Accord pour la paix et la nouvelle Constitution » est venu sauver son gouvernement. Boric a joué un rôle clé dans la conclusion de cet accord, qui laissait au pouvoir Piñera et perpétuait la militarisation des régions peuplées par les indiens Mapuches. Boric et son programme modéré sont l’incarnation de cette reprise en main par l’establishment politique, qui a réussi à faire dérailler le soulèvement des masses vers la voie parlementaire.

Impossible compromis

Boric ne dispose pas d’une majorité au Parlement ; il sera donc poussé à y faire des compromis avec la droite. Mais il sera aussi soumis à une forte pression de la rue. Lors du meeting célébrant la victoire de Boric, la foule a réclamé la libération des prisonniers politiques du soulèvement de 2019 et la fin du système privé des retraites. Boric avait l’air plus gêné qu’autre chose. Il a été hué lorsqu’il a annoncé vouloir « bâtir des ponts vers Kast » et la droite chilienne.

Aucun compromis favorable aux masses ne pourra être conclu avec la classe dirigeante chilienne. La crise économique mondiale offre très peu de marges de manœuvre pour des réformes progressistes significatives dans le cadre du capitalisme. Le gouvernement de Boric subira donc la double pression de la bourgeoisie, qui exigera de nouvelles mesures d’austérité, et de la masse des pauvres et des travailleurs – qui exigeront des mesures sociales, la fin de la répression militaire des Mapuches et la légalisation du droit à l’avortement.

Lors d’un référendum qui s’est tenu le 25 octobre dernier, 78 % des électeurs chiliens se sont prononcés pour la convocation d’une Assemblée constituante. C’est une victoire écrasante pour la classe ouvrière, qui a voté massivement en faveur de ce changement : jusqu’à 90 % de votes « pour » dans les quartiers les plus populaires.

Les travailleurs chiliens ont clairement démontré leur détermination à se débarrasser de la Constitution réactionnaire de 1980, adoptée pendant la dictature de Pinochet. Ce texte, qui soutenait un capitalisme « néolibéral » (sauvage) et un pouvoir exécutif autoritaire, avait été conservé par la classe dirigeante malgré la « transition démocratique » des années 1990.

Le référendum du 25 octobre a eu lieu un an après la grande « Rébellion » d’octobre 2019, qui a vu les jeunes et les travailleurs descendre par millions dans les rues, une grève générale paralyser le pays et des éléments embryonnaires de pouvoir ouvrier se former : conseils de grève, assemblées de quartier, groupes d’autodéfense collective, etc. Cette vague révolutionnaire a jeté la classe dirigeante sur la défensive, l’obligeant à ouvrir la perspective d’une réforme de la Constitution. Elle espère ainsi canaliser la colère populaire dans le cadre policé de débats constitutionnels, eux-mêmes placés sous le contrôle d’un Parlement dominé par les partis de droite.

Crise économique

En dépit de cette manœuvre, les capitalistes chiliens craignent que le processus constituant ne ranime la mobilisation révolutionnaire des masses chiliennes. Le pays s’enfonce dans une profonde crise économique ; le taux de chômage officiel a atteint 12,9 % au troisième trimestre 2020. Dans ce contexte, la mobilisation autour d’une nouvelle Constitution pourrait voir émerger des revendications économiques radicales.

La victoire électorale des travailleurs chiliens peut être célébrée, mais elle ne suffira pas à libérer le pays de ses inégalités chroniques, de ses injustices sociales et de la violence de sa police. La composition de l’Assemblée constituante sera dominée par les partis réactionnaires. Seule une mobilisation indépendante de la classe ouvrière – qui a montré, fin 2019, ce dont elle était capable – permettra d’en finir avec tout l’héritage de l’ère Pinochet. Dans la rue comme dans les urnes, le mouvement doit se poursuivre autour d’un programme révolutionnaire : exproprier les multinationales et les capitalistes, balayer le régime qui sert leurs intérêts et placer l’économie sous le contrôle des travailleurs.

Depuis le début de sa mobilisation massive, le 6 octobre dernier, le peuple chilien ne décolère pas. Après trente années de relatif calme social, le capitalisme chilien est sérieusement ébranlé.

Très vite, un mot d’ordre a émergé, visant le Président et, à travers lui, l’ensemble du régime : « Piñera, dehors ! ». Mais ce dernier s’accroche en jouant sur deux tableaux : la répression et les fausses « concessions ».

Les organisations de défense des droits de l’homme dénoncent une répression brutale. Fin novembre, 2000 personnes avaient été blessées (dont 200 à l’œil, suite à des tirs de LBD), et plus de 7000 arrêtées (les cas de tortures et d’abus sexuels, dans les commissariats, se multiplient). Fin décembre, on comptait 26 morts. Dans ce contexte, des comités d’autodéfense ont commencé à se former, dont Prima Linea (« Première Ligne »), qui cherche à protéger les manifestations. Ce type d’organisations doit se développer et se lier à l’ensemble du mouvement ouvrier.

Le piège de la Constituante

Parallèlement à cette répression, le gouvernement a réussi à obtenir la signature, par tous les partis présents au Parlement (sauf le Parti Communiste), d’un soi-disant « Accord pour la paix et la nouvelle Constitution ». Cet « accord » (avec des forces qui ne représentent pas le mouvement) prévoit d’aboutir, peut-être, à une nouvelle Constitution – au plus tôt en 2022 !

Il est vrai que l’actuelle Constitution est, en partie, héritée de la dictature de Pinochet. Elle est donc très loin d’être « démocratique ». Son changement figure parmi les mots d’ordre du mouvement. Mais soyons clairs : lorsque les masses demandent une Assemblée Constituante, ce qu’elles visent, c’est un changement fondamental de régime, une rupture nette avec l’ordre établi. A l’inverse, pour la classe dirigeante chilienne et son gouvernement, la perspective d’une Assemblée Constituante est une manœuvre défensive dont l’objectif est évident : il s’agit de pousser le mouvement révolutionnaire vers un bourbier « constitutionnel » – en obtenant, au passage, la fin des manifestations et des grèves.

Le peuple chilien n’a pas seulement besoin d’une nouvelle Constitution. Il a besoin d’un véritable changement, ce qui suppose le remplacement de l’Etat bourgeois par un authentique gouvernement ouvrier. Les cabildos (« conseils ») et autres assemblées qui se sont formés, depuis le 6 octobre, en constituent les embryons, qu’il s’agit à présent de développer.

Plus d’un million de personnes ont manifesté à Santiago, au Chili, le 25 octobre dernier, à l’occasion de #LaMarchaMásGrandedeChile (« la plus grande marche de l’histoire du Chili »). Effectivement, la mobilisation a été encore plus importante que lors du rassemblement de clôture de la campagne du NON, à l’occasion du référendum de 1988, où un million de personnes étaient présentes. D’autres manifestations ont eu lieu dans différentes villes et communes à travers le pays, une semaine après que le gouvernement de Piñera ait déclaré l’état d’urgence, ait envoyé les soldats occuper les rues, et ait imposé un couvre-feu. Plus de deux millions de personnes ont marché contre le régime à travers le pays.

Ni la répression brutale, ni la torture, ni le couvre-feu, ni les fausses concessions n’ont réussi à arrêter le mouvement. Celui-ci a commencé quand les étudiants du secondaire ont refusé de payer la hausse des tarifs de métro à Santiago. Il s’est rapidement transformé en mouvement national contre le régime tout entier – contre 30 ans de coupes budgétaires, d’inégalités croissantes, de privatisations, d’attaques contre la classe ouvrière, de déréglementation, etc.

Spontanément, le mouvement avait déjà appelé à une grève générale le lundi 21 octobre, et avait forcé les syndicats à en déclencher une de deux jours les 22 et 23. Mais en réalité, les dirigeants traditionnels sont dépassés et incapables d’orienter ou de canaliser le mouvement. Des tentatives d’auto-organisation commencent à émerger de la base : des cabildos abiertos (conseils ouverts) et des assemblées territoriales, qui se mettent même à se coordonner à certains endroits, comme à Valparaiso (où les traditions militantes sont fortes). C’est la voie à suivre.

En réponse à l’énorme marche du vendredi 25, le président Piñera a annoncé la fin de l’état d’urgence et du couvre-feu, en plus d’un remaniement complet de son cabinet. En fait, il s’agissait uniquement de mesures cosmétiques visant à influencer l’opinion publique, pour essayer de se donner l’image d’un gouvernement qui « écoute » et de prétendre que « tout est revenu à la normale ». Rien de tout cela n’a fonctionné. Le dimanche et le lundi, de nouvelles manifestations monstres ont été organisées à travers le pays par la base, sous le slogan #EstoNoHaTerminado (« Ce n’est pas fini »), et la répression a continué. De manière significative, les manifestants se sont dirigés vers les bâtiments représentant le pouvoir : à Valparaiso, des dizaines de milliers de gens se sont dirigés vers le Congrès (qui a dû être évacué) et, à Santiago, les masses ont avancé vers le palais de La Moneda, et n’ont été stoppées que par une dure répression. Pendant ce temps-là, les dirigeants syndicaux et la gauche parlementaire n’ont aucune idée quoi faire, et en pratique agissent de façon à empêcher un renversement révolutionnaire de l’Etat.

Les organisations de l’Unidad social (une coalition élargie de syndicats et de campagnes anti-austérité) parlent maintenant d’une Assemblée constituante pour « changer le modèle économique ». Il est vrai que le Chili possède une constitution contenant de nombreux éléments anti-démocratiques qui ont été concoctés en collaboration avec Pinochet. Mais il est tout aussi vrai qu’un changement de constitution en soi ne peut aucunement garantir que quoi que ce soit changera. Ce qu’il faut, c’est abolir le capitalisme, dont le « modèle » dans la constitution n’est que l’expression. Cette tâche ne s’accomplira pas par l’entremise d’une Assemblée constituante, qui n’est après tout qu’un autre parlement bourgeois. D’après les calculs des réformistes et de certains secteurs de la bourgeoisie, elle représente une tentative d’orienter le mouvement dans les canaux sécuritaires du parlementarisme bourgeois.

Les travailleurs dans les rues ont déjà commencé à mettre sur pied leurs propres organes de pouvoir. Il est nécessaire de coordonner les cabildos abiertos et les assemblées territoriales, par le biais de délégués élus, au sein d’une grande Assemblée nationale des travailleurs, qui devrait aborder la question de la prise du pouvoir politique et économique, afin de répondre aux besoins pressants des masses qui sont derrière cette formidable poussée insurrectionnelle.

Les 24 et 25 août derniers, le Chili a été secoué par une grève générale de 48 heures. 400 000 personnes ont participé aux manifestations organisées à Santiago et 600 000 dans tout le pays : travailleurs, étudiants, retraités, chômeurs... Cette grève constituait le point d’orgue d’une série de mobilisations commencées quatre mois plus tôt, en mai, par un puissant mouvement de la jeunesse étudiante. Cette situation met en évidence la crise d’un système qui, malgré une apparente réussite économique, génère des inégalités et un mécontentement croissants. Le succès de la mobilisation est porteur d’espoir pour un pays qui, manifestement, veut en finir avec le système hérité de l’ère Pinochet.

La grève générale était appelée par la CUT, principale confédération syndicale du pays, qui organise 10 % de la population active. Six grandes revendications étaient avancées : une réforme fiscale qui ponctionne davantage les plus riches, une éducation publique et gratuite, un système public de santé de qualité et sans spéculation, une réforme du système de pensions, un Code du travail garantissant le respect des droits des travailleurs et un référendum pour une nouvelle Constitution politique.

Le gouvernement de droite du milliardaire Sebastián Piñera avait déclaré que cette grève générale était « illégale ». La répression s’est soldée par 1200 interpellations, des dizaines de blessés et la mort d’un adolescent, tué d’une balle par un policier.

D’après les chiffres du gouvernement, la participation à la grève était de 14,3 % dans le secteur public. Mais le gouvernement a évidemment cherché à minimiser l’ampleur du mouvement. Les organisations syndicales ont annoncé, elles, plus de 80 % de participation dans le secteur public, alors même qu’une partie de ces salariés n’a pas le droit de faire grève. Dans le secteur privé, il est difficile de connaître les chiffres de la participation à la grève. Néanmoins, plusieurs centaines d’entreprises ont fermé à Santiago.

Crise du système

La grève des étudiants dure depuis quatre mois. Voici comment ils qualifient le système éducatif chilien : « cher, de mauvaise qualité et discriminant ». Le Chili est l’un des pays où la part du financement public dans l’éducation supérieure est la plus faible : moins de 25 %. Autrement dit, 75 % des financements sont privés. Pour payer leurs études, beaucoup d’étudiants sont obligés de contracter des crédits universitaires à des taux moyens de 5,6 %, qu’ils doivent rembourser pendant les 15 ou 20 premières années de leur vie professionnelle. Et forcément, ce système est très inégalitaire. L’écart se creuse sans cesse entre les élèves du privé et du public, d’une part pour l’accès à l’université, d’autre part pour trouver un emploi.

L’éducation n’est qu’un exemple d’un système inégalitaire qui devient insupportable pour la masse de la population. Le mouvement étudiant a joué le rôle de catalyseur. Il a fait remonter à la surface toute la colère accumulée dans le peuple.

Les observateurs bourgeois ne comprennent pas de quoi se plaignent les Chiliens. En effet, le pays poursuit son « miracle économique », avec un taux de croissance du PIB de 5,2 % en 2010 – et de 6,5 % prévus en 2011. Certes, il y a de la croissance économique, mais les inégalités persistent et la concentration des richesses aux mains d’une très petite minorité devient de plus en plus inacceptable.

Les institutions politiques de la « démocratie de basse intensité » chilienne sont également en cause. La constitution en vigueur est directement héritée de la dictature de Pinochet. Un système binominal permet à la droite de s’assurer la moitié des sièges du Sénat et de la Chambre des Députes, même lorsqu’elle est minoritaire dans les urnes. Les masses sont également écoeurées par les turpitudes d’une élite politique « professionnelle » et corrompue.

Et maintenant ?

Face au succès de la mobilisation, le gouvernement a décidé de recevoir les dirigeants du mouvement étudiant pour « discuter » de leurs revendications. C’est le signe d’une crainte de la classe dirigeante à l’égard de la puissance potentielle d’une mobilisation générale du peuple chilien.

Les étudiants ont montré une très grande détermination, depuis le mois de mai. Leur combativité a suscité l’admiration et le soutien d’autres secteurs de la population. Aussi le gouvernement s’efforce-t-il de diviser le mouvement en traitant séparément la mobilisation étudiante et celle des travailleurs. Le « dialogue » avec les étudiants vise à désamorcer une mobilisation qui pourrait entraîner l’ensemble des couches opprimées – et faire tomber le gouvernement de Piñera. Cependant, la manœuvre est flagrante. Les étudiants et travailleurs ont les mêmes intérêts – et ils le savent bien !

Les revendications de la CUT sont assez modestes en elles-mêmes. Mais la classe dirigeante chilienne refuse obstinément de les satisfaire. Elle ne tolère pas la moindre réforme progressiste. Au contraire, exige des contre-réformes. Aussi n’y a-t-il pas grand-chose à attendre des « discussions » avec le gouvernement Piñera. Ce dernier n’est plus soutenu que par 21 % de la population. Il doit partir ! La CUT et la gauche chilienne doivent mobiliser le peuple dans le but proclamé de renverser ce gouvernement réactionnaire et corrompu. Pour un gouvernement des travailleurs !

Jusqu’au printemps dernier, le Chili faisait pratiquement figure d’exception en Amérique latine. Les capitalistes et les impérialistes se félicitaient de la stabilité du pays. Il semblait avoir été épargné par la vague révolutionnaire qui a balayé le continent, ces dernières années. Ironie de l’histoire : au moment où la révolution latino-américaine semble marquer le pas au Venezuela, en Bolivie et en Equateur, c’est la jeunesse et la classe ouvrière chiliennes qui prennent le relais !

Le Chili, comme le Mexique il y a un an, semblait être le pays le plus stable de l’Amérique latine. Mais cela, c’est du passé. Après les mobilisations des étudiants, il y a un an et demi, la classe ouvrière chilienne a fait irruption sur la scène politique en exigeant de meilleures conditions de vie et de travail.

Il y a quelques mois, une grève générale a éclaté, dans les mines de cuivre, suivie d’une grève des mineurs des sociétés sous-traitantes de l’entreprise d’Etat CODELCO, qui ont obtenu le droit à la négociation collective. Quelques semaines auparavant, l’ouvrier Rodrigo Cisternas avait été assassiné par la police lors d’une manifestation d’employés forestiers. Des luttes de salariés de la santé et d’autres secteurs ont également eu lieu.

La journée du 29 aôut

Mais la plus remarquable des mobilisations a été la journée nationale de protestation organisée par la principale centrale syndicale, la CUT, le 29 août dernier, contre la politique sociale du gouvernement. Cette mobilisation a obtenu le soutien du Parti Communiste, mais également du Parti Socialiste, qui fait pourtant partie du « Gouvernement de Concertation » de Mme Bachelet. Cela reflète la pression vers la gauche qu’exercent les bases respectives de ces partis.

Malgré l’interdiction, par le gouvernement, de manifester dans le centre ville de Santiago, c’est par dizaines de milliers que les travailleurs ont afflué, ce jour-là. La répression s’est soldée par 600 arrestations et des dizaines de blessés. Au total, plusieurs centaines de milliers de travailleurs ont participé à cette journée de protestation, qui a ébranlé les fondements de la société chilienne.

La CUT a ajouté des revendications politiques à cette journée de protestation, notamment concernant le système de représentation parlementaire, particulièrement anti-démocratique. Par exemple, ce système empêche le Parti Communiste d’avoir des députés malgré un soutien de 10% du corps électoral. Autre sujet de conflit : la majorité très élevée dont a besoin la Chambre pour modifier n’importe quelle loi fondamentale dans des domaines tels que la législation du travail, l’éducation, la santé, la sécurité sociale, etc. Ce sont là des héritages directs de la dictature de Pinochet, que la couardise politique de l’aile droite du Parti Socialiste – alliée à la très bourgeoise Démocratie Chrétienne, dans le gouvernement – a jusqu’ici empêché de modifier.

Négociation collective

La classe ouvrière chilienne a donné une excellente leçon de sociologie aux intellectuels petits-bourgeois – et à leurs imitateurs, dans le mouvement ouvrier – qui affirment que les conditions de travail précaires, l’externalisation du travail, la fragmentation du salariat dans des petits syndicats et des petites entreprises bloqueraient complètement la lutte commune des salariés et l’expression collective de leurs revendications de classe.

Ce n’est pas par hasard si l’une des principales revendications de cette mobilisation a été le droit de procéder à des négociations collectives de tous les salariés qui travaillent dans une même entreprise (c’est ce qu’ont justement obtenu les mineurs de CODELCO).

Les sectaires d’extrême-gauche ont également reçu une leçon, car les salariés chiliens ont exprimé leur malaise par le biais de la centrale syndicale traditionnelle, la CUT, en dépit du caractère réformiste de sa direction.

Le « miracle économique chilien » n’a rien à voir avec ce qu’en disent les médias capitalistes. Pendant des décennies, il a reposé sur les lois répressives de la dictature, qui sont toujours en vigueur, et sur la surexploitation des salariés. Mais soudainement, ces derniers ont clairement montré qu’ils en avaient assez – et tout le climat social du Chili a été bouleversé en l’espace de quelques mois.

Des événements tumultueux se préparent au Chili, qui ébranleront de haut en bas les grandes organisations traditionnelles de la classe ouvrière : non seulement la CUT mais aussi le Parti Communiste et le Parti Socialiste.