Egypte

Le 24 octobre, le président Macron recevait à l’Elysée le chef d’Etat égyptien Abdel Fattah Al-Sissi. Les organisations de défense des droits de l’homme attendaient la position du président français, grand donneur de leçons en matière de démocratie. Les ONG parlent de la « pire crise des droits humains depuis des décennies, en Egypte ». Depuis l’arrivée au pouvoir d’Al-Sissi, en juillet 2013, pas moins de 60 000 personnes ont été arrêtées dans le pays.

Voici la position du Président du soi-disant « pays des Droits de l’Homme » : « Je n’accepte pas qu’un dirigeant étranger me donne des leçons sur la façon dont je gère mon pays, donc je n’en donne pas aux autres. » Pourtant, Macron n’a pas hésité à donner des leçons de démocratie au président vénézuélien Maduro, cet été, lorsqu’il a fait face à une offensive ultra-violente d’une partie de la droite, qui cherchait à le renverser par la force. Pourquoi est-ce que Macron accable Maduro, mais ne donne pas de leçons au dictateur Al-Sissi – qui, lui, emprisonne, torture et assassine ses opposants pacifiques ?

Gros contrats

Les relations économiques franco-égyptiennes nous apportent la réponse : près de 160 entreprises françaises sont implantées en Egypte, où elles exploitent environ 30 000 salariés dans des secteurs très variés. Vinci et Bouygues ont obtenu le contrat d’extension du métro du Caire, pour plus d’un milliard d’euros. Et depuis 2015, l’Egypte et la France ont conclu pour plus de six milliards d’euros de contrats d’armements ultra-modernes. Les « droits de l’homme » ne pèsent rien, aux yeux de la bourgeoisie française, comparés à ses intérêts économiques. Et du point de vue de Macron, la « faute » du gouvernement Maduro, c’est qu’il continue – malgré l’impasse de sa politique réformiste – de représenter la révolution vénézuélienne, laquelle rejette la domination des puissances impérialistes.

La jeunesse égyptienne

L’Egypte s’est fortement industrialisée depuis les années 1960. C’est la deuxième puissance économique en Afrique. Sa population frôle les 100 millions d’habitants, dont 40 % habitent les principaux centres urbains. La classe ouvrière y est puissante et la jeunesse est hautement éduquée. Les deux tiers des Egyptiens ont moins de 30 ans. La jeunesse constitue une force sociale colossale. C’est elle qui a mené les masses égyptiennes dans la rue lors des puissantes vagues révolutionnaires de 2011 et 2013.

Ses conditions de vie n’ont cessé de se dégrader, ces dernières années. Sous le régime d’Al-Sissi, les jeunes égyptiens ont pour seul horizon la pauvreté, l’émigration ou le jihad. Paradoxalement, dans un pays majoritairement analphabète, les jeunes diplômés ont plus de chance d’être au chômage que les autres. Dans un article intitulé La ruine de l’Egypte, le journal britannique The Economist évoquait un chômage des jeunes oscillant entre 54 % et 60 %, ces six dernières années.

La classe dirigeante égyptienne a ouvert son économie au pillage des investisseurs étrangers. La bourgeoisie en a bénéficié, pas les travailleurs et les jeunes. Parallèlement, la classe dirigeante coupe drastiquement dans les dépenses de santé et d’éducation. Les logements manquent, les salaires restent très bas et le chômage augmente. Les jeunes n’ont connu que le déclin économique et les privatisations. Beaucoup souhaitent quitter leur pays, qui ne leur offre aucun avenir.

On peut établir un parallèle entre la jeunesse égyptienne et la jeunesse du sud de l’Europe. En Egypte, la jeunesse est profondément désespérée. En 2013, selon un sondage, la moitié des jeunes égyptiens étaient prêts à émigrer pour trouver un emploi. Si un tel sondage avait lieu aujourd’hui, ils seraient sans doute encore plus nombreux à vouloir quitter leur pays. Mais dans les faits, l’écrasante majorité des jeunes égyptiens sont condamnés à rester en Egypte. Ils n’auront pas d’autre choix que de reprendre le chemin des luttes massives, pour renverser le système qui les conduit à la ruine.

Le facteur subjectif

La jeunesse égyptienne ne supportera pas indéfiniment la pauvreté et l’austérité. Les tensions sociales augmentent dans la société. Une nouvelle explosion de la lutte des classes se prépare. La révolution égyptienne, qui a commencé en 2011, n’est pas terminée. Les leçons de 2011 et de 2013 lui ont fait gagner en maturité. Sa tâche impérative est d’organiser une solide direction révolutionnaire, sous la forme d’un parti démocratique doté d’un programme de rupture avec le capitalisme.

La jeunesse et la classe ouvrière égyptiennes partagent les mêmes intérêts fondamentaux. L’enjeu est de réunir ces forces sociales dans le but de renverser le système capitaliste en Egypte : c’est la seule solution pour sortir le pays de la crise économique. En 2011 et 2013, les jeunes ont fait preuve d’un courage révolutionnaire remarquable. Fortes de l’expérience de ces dernières années, la jeunesse et la classe ouvrière doivent construire le facteur subjectif, c’est-à-dire une authentique direction révolutionnaire qui entraînera les masses vers un stade supérieur de la lutte : la révolution socialiste.

Morsi a été renversé. Une fois de plus, le magnifique mouvement des masses a montré au monde entier le vrai visage du peuple égyptien. Cela prouve que cette révolution, dont beaucoup pensaient – y compris à gauche – qu’elle s’était embourbée, conserve toujours d’immenses réserves sociales.

Contrairement à la propagande qui présente la chute de Morsi comme un « coup d’Etat », il s’agissait d’une authentique insurrection populaire d’envergure nationale. C’était la deuxième révolution égyptienne. Avec plus de 15 millions de personnes dans les rues, ce soulèvement populaire – sans précédent historique – était encore plus massif que celui qui a renversé Moubarak il y a deux ans.

Une révolution signifie l’irruption sur la scène de l’histoire de millions de gens politiquement inexpérimentés. Ils n’ont pas lu de livres marxistes et n’appartiennent à aucun parti. Mais ils sont le véritable moteur d’une révolution – et la seule garantie de son succès.

Dans les premières étapes d’une révolution, les masses sont confuses et naïves. Naturellement ! Qui était là pour les éduquer ? Qui va le faire maintenant ? Les masses n’apprennent qu’à travers leur expérience et leurs mobilisations, dans le plus grand livre de tous : le livre de la vie. Et une fois la révolution engagée, le peuple apprend vite. Les hommes et les femmes dans les rues du Caire, d’Alexandrie et d’autres villes ont davantage appris au cours de ces derniers jours que pendant toute leur vie. Ils ont surtout pris conscience de leur force collective face aux politiciens, aux bureaucrates, aux généraux et aux chefs de la police.

Un coup d’Etat ?

La réaction des impérialistes à ces événements est un mélange de peur, d’impuissance et de perfidie. Le gouvernement américain a dû se contenter d’intriguer en coulisse avec les sommets de l’armée égyptienne.

La soi-disant « presse libre » d’Europe et des Etats-Unis a produit sa quantité habituelle de mensonges et de distorsions. Selon le mensonge le plus flagrant, Morsi aurait été renversé par un « coup d’Etat ». Or, tout le monde sait que les chefs de l’armée avaient conclu un accord avec Morsi et les Frères Musulmans : ces derniers ont accédé au pouvoir formel à condition de laisser intact l’appareil d’Etat. Par ailleurs, les assassins et les bourreaux de l’ancien régime, celui de Moubarak, n’étaient pas inquiétés. Aucun général et aucun officier de police n’a été jugé pour ses crimes contre le peuple. Ils pouvaient continuer de piller l’Etat, comme avant. Simplement, les riches hommes d’affaires qui s’abritent derrière les Frères Musulmans étaient invités à participer au pillage.

Si les chefs de l’armée ont décidé de renverser Morsi, c’est uniquement parce que le mouvement révolutionnaire les y a forcés. Les généraux craignaient que les masses se saisissent du pouvoir, s’ils n’agissaient pas. Ils ont décidé de sacrifier Morsi pour sauver ce qui pouvait l’être du vieil appareil d’Etat – et surtout de leurs richesses, pouvoirs et privilèges.

« Démocratie »

Les médias capitalistes affirment que Morsi était le « premier président égyptien démocratiquement élu », qu’à ce titre il était « légitime » et que donc le peuple aurait dû attendre patiemment les prochaines élections, comme le font les travailleurs « civilisés » de France, de Grande-Bretagne et des Etats-Unis…

Lorsque cet argument puéril a été rapporté à un manifestant, place Tahrir, il a simplement répondu : « Mais c’est une révolution ! » C’est une très bonne réponse. Depuis quand les révolutions courbent l’échine face aux lois, aux institutions et aux gouvernements existants ? Par sa nature même, une révolution s’efforce de renverser l’ordre établi, ses lois et ses valeurs. Demander à une révolution de respecter les institutions et les personnalités qu’elle s’efforce de balayer, c’est lui demander de renoncer à elle-même.

Par ailleurs, l’idée selon laquelle le gouvernement de Morsi était démocratique est complètement fausse. Il n’était démocratique ni par sa façon d’arriver au pouvoir, ni par sa façon de l’exercer. La majorité des Egyptiens n’ont pas voté pour Morsi. Lors du premier tour de la présidentielle, seuls 46 % des inscrits sur les listes électorales sont allés aux urnes. Et les méthodes de Morsi n’étaient pas différentes de celles de Moubarak. Elles étaient d’ailleurs appliquées par les mêmes personnes. Au cours des douze derniers mois, des centaines de manifestants ont été tués et des milliers persécutés, battus et emprisonnés parce qu’ils se mobilisaient politiquement contre le gouvernement.

Des pogromes étaient organisés contre les Chrétiens, les Shiites et d’autres minorités religieuses. Les droits des travailleurs étaient systématiquement bafoués. 21 supporters de football innocents ont été condamnés à mort. Des femmes étaient sexuellement agressées en pleine rue pour être intimidées et soumises. Morsi s’est accordé des pouvoirs spéciaux qui allaient bien au-delà de la constitution.

A présent, des « démocrates » conseillent aux travailleurs de patienter jusqu’aux prochaines élections. Mais ces « démocrates » sont bien nourris et vivent dans de belles maisons. Ils peuvent se permettre d’être patients. La démocratie bourgeoise qu’ils défendent leur réussit. Les masses, elles, ne peuvent pas attendre. Elles ont eu faim, ces douze derniers mois, pendant que d’autres vivaient dans l’abondance. Elles manquaient de logements, pendant que d’autres vivaient dans le luxe. Parmi ceux qui avaient voté pour Morsi dans l’espoir d’une amélioration, beaucoup sont amèrement déçus.

Pour les travailleurs, la « démocratie » n’est pas un mot creux. La révolution égyptienne n’a pas été menée pour fournir des emplois bien payés à des politiciens professionnels. C’était une révolte massive contre la pauvreté, le chômage et l’exploitation. Dans une révolution, l’humeur de la population change très rapidement. A l’inverse, la pesante machine de la démocratie parlementaire est lente et toujours en retard sur les événements. La prétendue « légitimité » de Morsi ne reposait que sur le vote d’une minorité – et même sa base sociale d’alors s’est largement évaporée, depuis.

Les étapes de la révolution égyptienne

Une révolution n’est pas un drame en un acte. Elle se développe à travers une série d’étapes au cours desquelles les masses cherchent une issue à la crise et testent successivement plusieurs partis et dirigeants. Les premières étapes sont caractérisées par l’entrée explosive des masses dans l’arène politique. Faute d’expérience politique, elles cherchent la ligne de moindre résistance. Mais elles apprennent vite que la voie la plus « facile » se révèle en fait la plus douloureuse et la plus difficile.

En l’absence d’un puissant parti révolutionnaire, une section des masses s’est tournée vers les Frères Musulmans, c’est-à-dire le seul parti d’« opposition » sérieusement organisé à l’époque. Les dirigeants de ce parti, experts en déception, ont soigneusement caché leurs intérêts matériels et de classe derrière une rhétorique démagogique. Mais une fois au pouvoir, ils ont dû montrer ce qu’ils sont réellement. Ils ont conclu un accord avec les généraux et ont trahi les espoirs de leurs électeurs, qui se sont alors très rapidement retourné contre eux, ce qui a mené à la situation actuelle. Cela représente une étape nouvelle et un saut qualitatif de la révolution égyptienne.

Il y aura toute une série de flux et de reflux, une succession de gouvernements instables, parce qu’il n’existe aucune solution aux problèmes de l’Egypte sur la base du capitalisme. Il y aura de nouveaux soulèvements, mais aussi des périodes de fatigue, de déception, de désespoir et même des défaites. Mais chacun de ces reculs sera suivi de nouvelles explosions.

Les masses peuvent-elles prendre le pouvoir ?

Des comités révolutionnaires ont émergé à travers le pays. Une grève générale était engagée. Des millions de personnes manifestaient. Le gouvernement était suspendu en l’air. Les bâtiments gouvernementaux étaient occupés par des gens ordinaires, rejoins parfois par des soldats et des officiers. Des policiers en uniforme participaient aux manifestations pour exprimer leur solidarité.

Cette fois-ci, le gouvernement n’a pas tenté d’envoyer l’armée place Tahrir, de peur que les soldats soient contaminés par la fièvre révolutionnaire. Les sommets de l’armée ont arrêté Morsi parce qu’ils n’avaient pas d’alternative. Sans cela, il était possible que l’armée se brise en deux, sous la pression du mouvement, avec une section de jeunes officiers se dirigeant vers la gauche, comme en 1952 avec Nasser. En l’absence d’un parti révolutionnaire fort, ce scenario demeure une possibilité.

Morsi a été renversé par une révolution, tout comme le Tsar de Russie en février 1917. Mais l’expérience de la révolution russe montre qu’il ne suffit pas de renverser le vieux régime. Il faut mettre quelque chose à la place. Dans le cas de la Russie, l’existence du parti bolchevik sous la direction de Lénine et Trotsky fut le facteur décisif qui a permis à la révolution de triompher. Mais un tel parti n’existe pas en Egypte. Il doit être construit dans le feu des événements.

En réalité, c’est le peuple qui a le pouvoir en Egypte. Mais s’il n’est pas organisé, ce pouvoir peut lui glisser des mains. Lorsque le mouvement reflue et que les gens retournent à leur vie quotidienne, les politiciens professionnels et les carriéristes détournent la révolution et négocient de perfides accords dans le dos du peuple. Alors rien ne change – et le peuple doit reprendre plus tard le chemin de la lutte massive.

Les critiques bourgeois de la révolution disent : « les gens ne sont pas raisonnables. Les problèmes de l’Egypte sont trop profonds pour être réglés en quelques mois ». Oui, c’est vrai, ces problèmes sont très sérieux. Mais précisément pour cette raison, ils ne peuvent pas être réglés par des demi-mesures. Et le fait est que la racine des problèmes n’est pas telle ou telle administration, tel ou tel président. La racine des problèmes, c’est la crise du capitalisme. Ils ne pourront être réglés que par le renversement du capitalisme et son remplacement par une économie nationalisée et planifiée sous le contrôle démocratique de la classe ouvrière.

L’armée ne peut pas garder le pouvoir, mais elle tentera probablement de former un gouvernement soi-disant « technocratique » dirigé par un bourgeois libéral du genre d’El Baradeï. Il y a sans doute des illusions dans l’armée, au sein du peuple, bien que l’autorité de l’armée ne soit pas aussi grande que les médias occidentaux le prétendent. Les gens les plus conscients n’ont pas d’illusion dans l’armée. Les éléments les plus combatifs de la jeunesse sont réunis autour de la coalition dénommée Tamarrod, qui a donné une forme aux aspirations révolutionnaires des masses.

Les gens comme El Baradeï ne peuvent pas résoudre les problèmes du peuple égyptien. Mais alors, comment les résoudre ? Les travailleurs russes avaient formé des « soviets » – des conseils ouvriers – pour donner une expression organisée à leur mouvement. En Egypte aussi des comités révolutionnaires ont commencé à émerger. Ils représentent le moyen d’exprimer adéquatement les aspirations des masses. Ces comités devraient être liés au plan local, régional et national. Cela représenterait une alternative démocratique et révolutionnaire à l’Etat bourgeois corrompu et répressif.

Le peuple d’Egypte ne peut pas attendre que l’armée ou quiconque prenne des décisions à sa place. Le contrôle ouvrier doit être immédiatement introduit dans les usines pour assurer la production, protéger les conditions et les droits des travailleurs et en finir avec la corruption des bureaucrates.

Pour défendre la révolution contre des attaques terroristes des partisans de Morsi et des éléments islamo-fascistes, les travailleurs doivent être armés et organisés dans une milice liée aux comités révolutionnaires. Des tribunaux populaires doivent être constitués, en lien avec les comités révolutionnaires, pour arrêter et juger tous les coupables de crimes contre le peuple.

Nos mots d’ordre :

1) Du pain ! Du travail ! Des logements !
2) Confisquer les richesses de ceux qui pillent l’Egypte depuis des générations, afin de reconstruire le pays.
3) A bas les capitalistes et bureaucrates qui nous ont volés et exploités !
4) Pour un gouvernement des travailleurs et des paysans qui nationalise les banques et grands groupes industriels sous le contrôle démocratique du peuple.
5) Pour un vaste programme de travaux publics pour construire des écoles, des hôpitaux, des routes et des logements, ce qui permettra à la fois de donner des emplois aux chômeurs, un logement digne à tous ceux qui n’en ont pas et de reconstruire les infrastructures du pays.
6) Former des comités d’action élus dans tous les quartiers, entreprises, écoles et universités.
7) Ne faites confiance qu’à vous-même et vos comités populaires et démocratiques.
8) Contrôlez vos dirigeants. S’ils ne font pas ce que vous attendez d’eux, remplacez-les par d’autres qui le feront.
9) Tout le pouvoir aux comités révolutionnaires !
10) Vive la révolution socialiste arabe !

Alan Woods (pour la Tendance Marxiste Internationale)

En Egypte et en Tunisie, le mouvement révolutionnaire a repris l’offensive ces dernières semaines et s’oppose aux gouvernements qui se sont emparés du pouvoir dans la foulée de la première phase de ces deux révolutions. En Egypte comme en Tunisie, une partie du peuple se faisait des illusions sur la capacité des Frères Musulmans à gérer les problèmes hérités de l’ancien régime, qui sont en fait les problèmes du capitalisme. La situation économique a même empiré depuis la révolution. La croissance du PIB est passée de 6 % à 1,8 % depuis 2011. Le chômage s’envole. Les investissements étrangers ne représentent plus que le dixième de ce qu’ils étaient avant la révolution. Alors que sa popularité s’effondrait, Morsi a essayé d’augmenter les pouvoirs constitutionnels dont il dispose, ce qui a déclenché une riposte immédiate de la part du peuple. Des manifestants se sont attaqués aux locaux des Frères Musulmans. Les forces de l’ordre ont violemment réprimé les manifestants.

C’est ce qui explique l’apparition du Front du Salut National, une coalition hétéroclite rassemblant notamment des libéraux bourgeois, comme El Baradei, des anciens du régime de Moubarak, comme Moussa, ou encore le Sabbahi (social-démocrate). Le nassérisme, par sa politique de nationalisations, de développement des services publics et d’anti-impérialisme, a laissé un souvenir plutôt positif à la classe ouvrière égyptienne. L’émergence de ce mouvement et le soutien de plus en plus important dont il bénéficie auprès des masses populaires sont révélateurs de la radicalisation de la situation.

Morsi a seulement commencé à appliquer le programme que lui imposent le FMI et la classe capitaliste égyptienne. La mobilisation populaire l’a fait reculer sur de nombreux points, mais il sera forcé de revenir à l’offensive et tentera à nouveau d’appliquer sa politique de rigueur. Cela devrait achever de le décrédibiliser auprès du peuple égyptien.

Les travailleurs tunisiens, non plus, n’ont pas baissé les bras depuis le renversement de Ben Ali en 2011. Certes, la Révolution qui a chassé le clan Ben Ali-Trabelsi a permis, comme en Egypte, aux islamistes d’arriver au pouvoir, par le biais du parti Ennahda. Mais les travailleurs luttent pour « leur » révolution. On a pu le constater par l’opposition constante d’une partie de la population tunisienne à la politique du gouvernement. Les grèves et les manifestations se sont multipliées au cours de ces derniers mois. En décembre, une grève générale, prévue par le syndicat UGTT, a été annulée à la dernière minute. Cette décision fut prise à une très faible majorité par l’Exécutif National de l’UGTT. Si cette grève avait été maintenue, le gouvernement aurait pu être renversé en décembre. Son annulation a été interprétée par les islamistes comme un signe de faiblesse, ce qui explique qu’ils ont osé assassiner Chokri Belaid, le leader du MPD, un parti panarabiste opposé à Ennahda. Mais ils ont sous-estimé la colère des travailleurs et de la jeunesse.

Après cet assassinat, des milliers de personnes ont manifesté dans les rues contre Ennahda et contre Hamadi Jebali. L’ampleur de ces manifestations a surpris le gouvernement. Des centaines de milliers de personnes étaient dans les rues pour les funérailles de Chokri Belaid. Ennahda a envoyé la police pour réprimer les protestations. Jebali a finalement proposé un « gouvernement de technocrates », pour tenter d’apaiser la foule – et pour se maintenir au pouvoir, bien évidemment. Mais Jebali et les islamistes ne mesurent pas la détermination et l’envie d’émancipation des travailleurs, des femmes, des jeunes et des précaires, qui tous ont envie d’une autre société.

Les travailleurs tunisiens commencent à comprendre qu’ils ne s’en sortiront pas dans le cadre du capitalisme. Une entrée en action massive de la population ouvrirait effectivement la possibilité de renverser le système capitaliste. C’est la seule solution. Malgré les partis sociaux-démocrates et les partis réformistes tunisiens, qui se contentent de demander à Ennahda de quitter le pouvoir, les Tunisiens sont en train de se réapproprier leur révolution et montrent ainsi qu’ils ne l’abandonneront plus.

Rien ne peut arrêter le peuple. Ben Ali a été balayé. Moubarak a été balayé. A terme, les islamistes d’Ennahda ou des Frères musulmans le seront aussi. Les travailleurs unis sont la force la plus puissante qui soit, et à partir du moment où ils en prennent conscience, aucun gouvernement ni aucune armée ne pourront les arrêter.

Le candidat des Frères Musulmans, Mohammed Mursi, a remporté l’élection présidentielle en Égypte avec 51,73 % des voix. Ahmed Shafiq, le candidat de l’armée, a obtenu 48,27 % selon la commission électorale. Toutefois, ces chiffres doivent être considérés avec prudence.

Le taux de participation officiel est de 51,8 %. Cependant, de nombreux témoins disent que le niveau réel de participation a été beaucoup plus faible que cela. Même si nous acceptons l’estimation officielle, cela voudrait dire que les Frères Musulmans ont seulement gagné le soutien d’environ 25 % de l’électorat. En outre, un nombre inconnu de ces votes peut provenir de personnes de gauche qui ont voté pour les Frères Musulmans comme un « moindre mal ».

Après que le résultat soit connu, des acclamations immenses sont montées des milliers de personnes rassemblées place Tahrir. Mais les acclamations ne dureront pas longtemps, car ces élections ont révélé des failles profondes dans la société égyptienne.

À un moment donné, les antagonismes ont atteint une telle intensité qu’ils menaçaient de finir en guerre civile si les généraux avaient déclaré leur candidat gagnant. C’était clairement leur intention. Les élections ont été truquées. Mais ils ont réalisé qu’une telle initiative provoquerait une explosion sociale avec des résultats imprévisibles.

La foule s’est retrouvée durant la journée de plus en plus nombreuse sur la place Tahrir, malgré la chaleur étouffante. Elle a écouté l’annonce des résultats des élections silencieusement et patiemment. Les haut-parleurs retransmettaient en direct les annonces des résultats données par la commission électorale. Certains étaient réunis autour de téléviseurs fixés sous des tentes. Ils se préparaient aussi bien à la fête qu’à l’émeute.

La tension a été à son comble. Il était à craindre qu’une réponse violente soit déclenchée si le résultat donnait la victoire à Shafiq. Mohammed Mursi des Frères Musulmans et l’ancien Premier ministre Ahmed Shafiq ont à la fois revendiqué la victoire. Les généraux ont regardé dans l’abîme et reculèrent à contrecœur, sans doute sous la pression de Washington, qui détient les cordons de la bourse.

Farouq Sultan, le porte-parole de la commission électorale, a prononcé un discours interminable, clairement réticent à faire l’annonce du résultat. ‪Quand il a confirmé que ‪Mursi avait gagné, un grand bravo est monté de la place Tahrir. Des milliers de gens dansaient et chantaient, en agitant des drapeaux égyptiens. Les affiches du candidat des Frères Musulmans étaient partout, et les gens scandaient des slogans dans les haut-parleurs. Un chant s’éleva : « à la place, à la place » alors que les gens scandaient « Mursi, Mursi, Allahu Akbar » et « Révolution, révolution jusqu’à la victoire. Révolution, révolution, dans toutes les rues d’Égypte ».‬‬‬‬

Pendant un bref instant, le peuple d’Égypte s’est senti uni par une explosion de joie et de soulagement. Mais ce déchaînement d’euphorie cache de profondes divisions sociales et politiques dans la société égyptienne. Pour beaucoup de gens, la victoire électorale de Mursi et du parti de la liberté et de la justice (le front politique des Frères Musulmans) représentait une défaite pour les agents déclarés de la contre-révolution. Or la nation est désormais polarisée comme jamais elle ne l’a été jusqu’ici.

« Président de tous les Égyptiens »

Le candidat des Frères Musulmans, en supposant qu’il n’y ait pas de nouveaux mauvais tours de la part des militaires, prêtera serment à la fin du mois. Le Premier ministre nommé par les chefs militaires, Kamal el-Ganzouri, a rencontré Mohammed Mursi lundi 18 juin, pour qu’il démissionne officiellement, et n’assume que des fonctions de gardien jusqu’à ce que l’équipe du nouveau président soit en place. Mursi a déjà emménagé dans son nouveau bureau dans le palais présidentiel et a commencé à travailler à former un gouvernement.

Le nouveau président déclare qu’il est « président de tous les Égyptiens », mais les annonces apaisantes de Mursi ont peu de chances de désamorcer les tensions sociales et politiques. Les chrétiens coptes craignent la domination des Frères Musulmans. Les révolutionnaires laïques, dont certains ont voté pour Mursi dans la croyance erronée que Les Frères Musulmans représente le « moindre mal », sont sur le point de recevoir une sévère leçon des réalités politiques. Par-dessus tout, les ouvriers et les paysans, dont les attentes ont été suscitées par la Révolution, réclament des emplois et des logements.

Mursi promet la stabilité, la liberté et la prospérité, mais ces promesses sont en contradiction directe avec la crise du capitalisme. L’économie égyptienne est dans une profonde récession. Le chômage est élevé et la pauvreté est en augmentation. Les sans-abri dorment dans les cimetières. Le peuple égyptien va juger du succès du nouveau gouvernement sur des résultats concrets, en particulier dans le domaine économique. Pour les masses, la Révolution est avant tout une question de pain, de travail et de logement.

Samir Radwan, ministre des Finances de l’Égypte juste après la révolution, a déclaré à la BBC que le nouveau président devra faire face à de graves problèmes financiers : « Quand j’ai commencé mon travail cinq jours seulement après la révolution, nous avions 36 milliards de dollars dans les réserves, et pour les réserves internationales 18 mois d’importations. Maintenant, c’est moins de 15 milliards de dollars ; c’est vraiment bas. Le tourisme a baissé énormément. Les exportations ont baissé, le chômage atteint les 12 % — le chiffre officiel est sous-estimé ; et 42 % de la population est en dessous du seuil de pauvreté ».

Surtout, les généraux et les bureaucrates de l’ancien régime resteront aux commandes. Par mesure de précaution, juste avant les résultats des élections ne soient annoncés, ils ont saisi l’occasion pour dissoudre le parlement en concentrant tous les principaux pouvoirs entre leurs mains. Le nouveau président « démocratiquement élu » sera un outil impuissant entre les mains des généraux. Le CSFA (Conseil suprême des forces armées), qui a pris le pouvoir après la révolution de l’an dernier, a publié une série de décrets antidémocratiques : Retour ligne manuel
— Le ministère de la Justice a donné le droit aux soldats d’arrêter des civils qui seront jugés lors de procès tenus dans les tribunaux militaires jusqu’à la ratification d’une nouvelle constitution
— Un décret a été publié qui a dissout le parlement d’après une décision de justice disant que la loi sur les élections au parlement était sans fondement.Retour ligne manuel
— Le CSFA s’attribue des pouvoirs législatifs et renforce son rôle dans la rédaction d’une constitution permanenteRetour ligne manuel
— Le maréchal Tantawi a annoncé le rétablissement d’un Conseil de Défense Nationale, mettant les généraux chargés de de la politique de l’Égypte en matière de sécurité nationale.

Ainsi, les élections n’ont rien résolu.

« Stabilité »

En entendant les nouvelles de sa victoire, des dizaines de milliers de personnes scandaient de la place Tahrir : « A bas le régime militaire ! » Mais cette demande n’a pas trouvé d’écho dans les déclarations de la nouvelle présidence élue. Dans son discours, Mursi a exhorté les Égyptiens à « renforcer notre unité nationale » et a promis une présidence inclusive.

Mursi a rendu hommage aux manifestants qui sont morts dans l’insurrection de l’an dernier contre l’ancien président égyptien Hosni Moubarak, mais il a aussi salué le rôle des forces armées égyptiennes. Il a également dit qu’il honorerait les traités internationaux. « Il ya pas de place aujourd’hui pour la langue de la confrontation », a-t-il dit.

Il s’agissait d’un message codé adressé aux généraux et à Washington. Mursi est soucieux de calmer leurs inquiétudes. En effet, il leur dit : « Ne vous inquiétez pas. Vous pouvez nous faire confiance. Comme vous, nous voulons mettre un terme à la Révolution et terminer le chaos et l’instabilité qui sont mauvais pour les affaires. Seulement, nous le ferons plus efficacement que vous, non pas par les canons et les baïonnettes, mais par la ruse et la tromperie ».

Les impérialistes ont immédiatement envoyé un message aux Frères Musulmans : « Nous vous comprenons parfaitement ». La Maison-Blanche a déclaré que le résultat de l’élection égyptienne était une « étape importante dans le mouvement pour la démocratie ». Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a déclaré lundi : « Nous nous attendons à travailler ensemble avec la nouvelle administration sur la base de notre traité de paix ».

Il y a eu confusion, cependant, au cours d’une présumée entrevue présumée citée par FARS, l’agence de presse semi-officielle de l’Iran. Celle-ci a dit que Mursi a prévu d’étendre les relations avec l’Iran pour « créer un équilibre de la pression dans la région », mais le porte-parole Mursi a nié que l’entrevue ait eu lieu. De toute évidence, la politique d’être pour tout le monde a été un peu trop loin en voulant accommoder à la fois Washington et Téhéran !

Un porte-parole de Mursi, Yasser Ali, a déclaré que la préoccupation majeure du président était la stabilité politique. La télévision d’État a montré une réunion de Mursi avec le maréchal Mohamed Hussein Tantawi, chef du CSFA. Le maréchal Tantawi, chef des forces contre-révolutionnaires, a dit que les militaires « coopèreront avec le président élu et légitime pour assurer la stabilité du pays ».

Là, tout est clair. Les généraux contre-révolutionnaires et les Frères Musulmans chantent la même chanson dans des tonalités différentes. Les généraux promettent de « respecter » le résultat des élections et de coopérer avec Mursi. Ce dernier, pour sa part, a promis de nommer une gamme de vice-présidents et un cabinet de « tous les talents ».

Ces messieurs sont maintenant en train de négocier comme des marchands dans un bazar. Le premier point que Mursi doit marchander avec le CSFA sera la dissolution du parlement dominé par les Frères Musulmans. En raison de la dissolution du parlement, il n’est même pas clair où le nouveau président prêtera serment. Cela montre où réside le véritable pouvoir.

Les Frères Musulmans ont cherché à obtenir, non l’annulation immédiate de cette décision antidémocratique, mais seulement un rappel partiel du parlement, afin que le président prête serment devant les députés. Mais finalement, ils ont même renoné à cette timide revendication.

L’agence de presse MENA a cité un porte-parole des Frères Musulmans expliquant que le serment serait prêté devant la Cour suprême constitutionnelle — qui était responsable de la dissolution du parlement et de la saisie antidémocratique des prérogatives présidentielles.

Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que les Frères Musulmans, au lieu de se battre pour une vraie démocratie, s’efforcent par tous les moyens d’arriver à un accord avec le CSFA. Au lieu de se battre pour faire respecter le résultat des élections, ils sont prêts à accepter que les généraux aient le droit de diriger dans les coulisses. Tout ce qu’ils demandent, c’est que les généraux et les bureaucrates se déplacent un tout petit peu afin de leur permettre de partager les fruits juteux du pouvoir étatique que ces derniers ont monopolisé durant des décennies.

En d’autres termes, Mursi et les Frères Musulmans ont utilisé les élections pour se hisser à des postes de gouvernement qui leur permettront de marchander plus efficacement avec les généraux. Tous les sacrifices des masses révolutionnaires dans les dix-huit derniers mois sont réduits à la « médiation » (c’est-à-dire du marchandage) entre les islamistes et le CSFA à propos des pouvoirs du président.

La notion de « gouvernement d’unité nationale », qui est un gouvernement représentant toutes les classes, est encore plus creuse en Égypte qu’elle ne l’était en Grèce et en Italie. Lorsque Mursi dit qu’il sera président de tous les Égyptiens, ça veut dire quoi ? Comment est-il possible de représenter les intérêts des riches et des pauvres ? Comment est-il possible de défendre la Révolution, tout en acceptant la loi de la botte de l’armée ? Comment est-il possible de se représenter la démocratie tout en permettant aux généraux de dicter les règles ?

La conduite des Frères Musulmans n’est pas une surprise pour les marxistes. En effet, cela ne devrait pas être une surprise pour toute personne qui réfléchit, en particulier en Égypte. Ceux qui ont présenté les Frères Musulmans comme une « force révolutionnaire » avant les élections se sont trompés et ont trompé les autres. Les dirigeants des Frères Musulmans représentent l’aile de la bourgeoisie égyptienne qui était jusque-là exclue du pouvoir politique. Son seul but est de s’appuyer sur les masses pour faire pression sur les généraux afin de partager le pouvoir avec eux.

Ces dirigeants bourgeois n’ont jamais été révolutionnaires, mais ils se sont appuyés cyniquement sur les masses révolutionnaires pour qu’elles les portent au pouvoir. Maintenant qu’ils ont atteint cet objectif, ils n’hésiteront pas à se détacher de la Révolution et joindre leurs mains à celles des généraux contre-révolutionnaires et des impérialistes pour étouffer la Révolution. C’est ce que l’on entend par la mise en place de « la sécurité » et de « la stabilité ».

« Comme un homme d’affaires qui exerce une activité industrielle, j’appartiens à cet endroit — même si les circonstances précédentes ne me permettaient pas d’y participer ». (Voir Ahramonline, le 12 mai 2012)

Ces paroles, prononcées par Khairat El-Shater, une figure de premier plan chez les Frères Musulmans et candidat disqualifié à la présidentielle, faisaient partie d’un discours prononcé récemment devant les membres de la Fédération égyptienne des industries. El-Shater, qui possède des intérêts commerciaux importants, est typique des dirigeants bourgeois des Frères Musulmans. Ils expriment à la fois très clairement la base de classe des Frères Musulmans et son but réel : être autorisés à participer au pillage de l’État égyptien, d’où ils étaient auparavant exclus.

En introduction, El-Shater a laissé le loup sortir du bois : « Les investisseurs des pays du Golfe voient un potentiel de marché important en Égypte, mais ils ont besoin de sécurité et de la stabilité pour investir... sans cela vous ne pouvez pas exercer une activité économique ». Ce bourgeois désire ardemment la sécurité et la stabilité, comme condition préalable à l’investissement, c’est-à-dire pour la réalisation d’un profit.

La victoire des Frères Musulmans n’est qu’une étape dans la révolution, qui est destinée à passer par toute une série d’étapes avant d’être finalement résolue d’une manière ou d’une autre. La première vague les a portés au pouvoir. La deuxième vague va les mettre en pièce.

La tâche la plus urgente pour les révolutionnaires égyptiens est de démasquer la nature contre-révolutionnaire des Frères Musulmans, et de convaincre la partie des masses induite en erreur et trompée par eux. Au lieu de participer à la fraude cynique d’un « gouvernement d’unité nationale », il est nécessaire d’intensifier les grèves, les manifestations et les sit-in.

Toutes les tentatives visant à éliminer les antagonismes de classe dans la société égyptienne par les discours sur « l’unité nationale » échoueront nécessairement. Les travailleurs et les paysans demandent du pain. Les chômeurs veulent du travail. Les personnes sans-abri réclament des maisons. Et le peuple révolutionnaire exige la révocation immédiate des pouvoirs très étendus que les nouveaux généraux en place ont usurpés, pas de négocier au sommet.

Les ouvriers et les paysans de l’Égypte doivent maintenant passer par l’école des Frères Musulmans. Ce sera une école très dure, mais elle va leur enseigner quelques leçons importantes. À la fin, une classe doit gagner et l’autre perdre. Soit la plus grande des victoires ou la plus grande des défaites : c’est le choix réel posé devant la classe ouvrière et le peuple égyptien dans son ensemble.

Londres, le 26 juin 2012

Début août, des dizaines de milliers d’Egyptiens ont réinvesti les rues du Caire et de la célèbre place Tahrir. Cette mobilisation, la plus importante depuis la chute de Moubarak, marquait une nouvelle étape du processus révolutionnaire.

Le 11 février dernier, le soulèvement du peuple égyptien mettait fin à 30 ans de dictature d’Hosni Moubarak. Le début d’une grève générale a porté le coup de grâce au régime. Lors de ces mouvements de masse, l’état-major de l’armée a décidé de rester neutre, de peur de provoquer une scission au sein des troupes. Puis il a pris le parti des manifestants, pour les mêmes raisons. L’armée en est sortie glorifiée aux yeux des Egyptiens. Le Conseil Suprême de l’Armée Egyptienne a pris la direction du pays.

Moubarak n’était qu’une pièce de tout un système qui opprimait – et opprime encore – le peuple égyptien. La direction de l’armée y jouait un rôle prépondérant. Or les masses se sont battues pour changer le système, et non pour remplacer une dictature par une autre. Début mars, sous la pression du peuple, le Conseil Suprême a dû limoger le premier ministre Ahmed Shafiq, nommé par Moubarak en janvier. Essam Sharaf a pris sa succession. Ministre des Transports de 2004 à 2005, Essam Sharaf était présent place Tahrir dès le début des manifestations, ce qui faisait de lui la figure idéale pour apaiser la colère des masses.

Mais depuis février dernier, les conditions de vie des jeunes et des travailleurs égyptiens ne se sont pas améliorées. Les revendications du peuple – pour un salaire minimum, des emplois, plus de démocratie – se heurtent aux positions de l’état-major, qui a montré son véritable visage contre-révolutionnaire. En mars, dans tout le pays, des manifestants ont tenté d’investir les locaux de la Police Politique. Dans un premier temps, l’armée a protégé la vieille institution policière. Mais face à la pression du peuple, elle a fini par la démanteler officiellement. Dans la foulée, cependant, plusieurs rassemblements ont été violemment réprimés et dispersés par l’armée, aidée par des éléments déclassés et des criminels. Des manifestants ont été torturés, violés... La lutte des classes faisant toujours rage, l’armée a fini par proposer un décret-loi qui interdit les grèves, les manifestations et les sit-in. Sous la direction du général Tantawi (ministre de la Défense sous Moubarak, pendant 20 ans), l’armée a révélé aux yeux de tous ses objectifs réactionnaires : stabiliser le régime capitaliste.

On peut lire parfois que la contre-révolution a gagné en Egypte. Il n’en est rien. La contre-révolution est effectivement passée à l’offensive, mais le peuple égyptien est décidé à résister. Ainsi, concernant le décret-loi antigrève, Ali Fotouh, un travailleur des transports cité par Al Ahram, explique : « L’Egypte est maintenant un pays libre, aucune loi ne nous réprimera. Cette loi sera rejetée, cette fois pas dans un parlement truqué, mais place Tahrir. Ils doivent comprendre que c’est là que nous avons notre légitimité ». Le jour même où la loi fut proposée, des centaines d’employés ont annoncé la formation d’un syndicat indépendant des travailleurs des transports. De même, en trois jours de grèves, les travailleurs de l’industrie pétrolière ont fait céder le gouvernement sur toutes leurs revendications, y compris le limogeage du ministre du Pétrole.

Les médias capitalistes insistent sur les revendications démocratiques du peuple égyptien. Il est évident qu’après des décennies de dictature, le peuple exige plus de démocratie, la fin de la corruption, la suppression des tribunaux militaires, le jugement des responsables de la répression, le droit de faire grève, de manifester et de se syndiquer. Ces revendications démocratiques – parmi d’autres – occupent une place importante dans la lutte. Mais elles n’ont pas de signification indépendante des revendications économiques et sociales. Par exemple, le droit de grève est avant tout un moyen de lutter pour de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail. Lors de grandes manifestations au Caire, la récente Fédération des syndicats indépendants réclamait un salaire minimum de 1200 livres égyptiennes et l’indexation des salaires sur les prix.

Moubarak est parti, mais l’ancien régime est toujours là. Les revendications démocratiques, sociales et économiques ne pourront pas être satisfaites par des changements superficiels. Le sentiment d’unité et d’euphorie – qui caractérise toujours les premières étapes d’une révolution – fait place à une différenciation interne entre ceux qui veulent se limiter à des changements de façade et ceux qui veulent une profonde transformation de la société. Ce combat ne fait que commencer. « Thawra hatta’l nasr ! » – « La révolution jusqu’à la victoire ! »

Voici le texte de notre nouveau tract.

Les révolutions en Tunisie et en Egypte ont donné une formidable impulsion à la révolte des peuples d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Libye, Jordanie, Maroc, Algérie, Yémen, Bahreïn, Irak, Iran, Djibouti : la vague révolutionnaire déstabilise une dictature après l’autre. La pauvreté écrasante, l’oppression, l’exploitation et l’absence totale de libertés démocratiques ont fini par exaspérer les masses, qui se sont projetées à l’avant-scène de l’histoire. Ces révolutions sont de magnifiques démonstrations de la force révolutionnaire qui réside dans les travailleurs et la jeunesse.

En Tunisie comme en Egypte, la chute du dictateur n’est que la première étape d’une lutte pour la complète émancipation sociale et économique de toutes les couches opprimées de la population. Les cliques dirigeantes et l’impérialisme s’efforcent de maintenir les anciens régimes, en concédant quelques « réformes » superficielles. En Egypte, les généraux – toujours liés à l’impérialisme américain – refusent de libérer les prisonniers politiques et de lever l’état d’urgence. Ils en appellent à un « retour à la normale », c’est-à-Retour ligne automatique
dire à la fin des nombreuses grèves des travailleurs égyptiens, qui veulent que la révolution se traduise par de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail. En Tunisie, le gouvernement Gannouchi réprime des manifestations, nomme de « nouveaux » gouverneurs liés au RCD et tente de s’appuyer sur les dirigeants de l’UGTT pour renforcer sa légitimité. Mais la masse des travailleurs et des jeunes – tout comme la base de l’UGTT – résistent. Les grèves et manifestations se multiplient.

La lutte continue. Quels objectifs doit-elle se fixer ? La lutte pour la démocratie n’est qu’une moitié du problème. L’autre moitié, c’est la lutte contre la dictature des riches – la lutte pour l’expropriation des cliques dirigeantes et des impérialistes qui les ont soutenues pendant des décennies. En Egypte comme en Tunisie, aucun des problèmes brûlants qui accablent les masses ne pourra être réglé sur la base du capitalisme, qui condamne la jeunesse au chômage et les travailleurs aux salaires de misère. Aucun gouvernement capitaliste ne pourra satisfaire les aspirations fondamentales des peuples.Là-bas comme ici, en France, nous devons lier toute nos luttes à la nécessité impérieuse d’exproprier la classe dirigeante. Il faut reconstruire la société sur la base d’une planification démocratique des grands leviers de l’économie. Celle-ci doit satisfaire les besoins du plus grand nombre, et non plus des profits de quelques-uns.

A bas les dictatures de la région ! 
Nationalisation des banques ! Expropriation des cliques dirigeantes ! 
Pour une Fédération Socialiste du Maghreb et du Moyen-Orient !

Le tyran est parti ! Après 18 jours de mobilisations révolutionnaires, après plus de 300 morts et des milliers de blessés, Hosni Moubarak a démissionné. C’est une grande victoire, non seulement pour le peuple d’Egypte, mais pour les travailleurs du monde entier. C’est le résultat d’un magnifique mouvement des masses, qui ont tenu tête aux balles et aux matraques de la police, et qui ont courageusement résisté à chacun des assauts de la réaction.

Après le discours de Moubarak, jeudi soir, l’atmosphère était saturée de colère. Hier, à Port Saïd, cinq bâtiments gouvernementaux ont été incendiés. Des manifestants ont bloqué des routes. A Suez et Asyut, le peuple a occupé des bâtiments officiels. A El Arish, il y avait des dizaines de milliers de manifestants, dont environ un millier de jeunes ont attaqué des commissariats avec des cocktails Molotov. A Alexandrie, 200 000 personnes se sont rassemblées devant le palais Ras-el-Tin et ont fraternisé avec les marins, qui leur ont donné de la nourriture. A Damiette (1 million d’habitants), 150 000 personnes étaient dans la rue et faisaient le siège des commissariats et de bâtiments gouvernementaux. Et ainsi de suite. Toutes les villes du pays étaient en ébullition.

Au Caire, les manifestants ont encerclé les bâtiments de la télévision d’Etat, qui étaient protégés par l’armée. Mais l’attitude des soldats était fraternelle. Plusieurs milliers de manifestants ont également marché de la place Tahrir vers le palais présidentiel, soit 15 kilomètres. Loin de tirer sur les manifestants, les soldats qui en gardaient l’entrée leur ont servi des petits-déjeuners. Le peuple et l’armée fraternisaient. Dans un geste hautement significatif, les soldats ont orienté les canons des tanks loin des manifestants, qui ont répondu par de vives acclamations. Un soldat est monté sur un tank et a glissé un drapeau égyptien dans le canon de son fusil.

La petite surprise de Moubarak

La déclaration télévisée de Moubarak, jeudi soir, fut un choc pour les chefs de l’armée égyptienne et pour Washington, qui croyaient sa démission assurée – et l’avaient eux-mêmes annoncée, quelques heures plus tôt. Mais le vieux dictateur leur avait préparé une petite surprise. Il jouait sa propre partition. Certes, d’énormes pressions s’exerçaient sur lui, de partout, pour qu’il démissionne. Les Américains craignaient qu’en s’accrochant au pouvoir, le Raïs ne crée une situation encore plus incontrôlable. Son acharnement fragilisait la possibilité de « ramener le calme » en changeant simplement quelques visages, au sommet du régime. L’intervention des masses risquait de tout balayer – y compris les derniers vestiges d’influence américaine dans le pays.

Le problème, c’est que Moubarak entendait également d’autres voix. La perspective de sa chute terrifiait la monarchie saoudienne – qui est encore plus corrompue et réactionnaire que le régime de Moubarak, et qui craint d’être renversée, à son tour. Les Saoudiens ont proposé de grandes sommes d’argent à l’Egypte, à condition que Moubarak reste en place. Les dirigeants israéliens étaient encore plus terrifiés par l’idée de perdre leur fidèle allié égyptien, l’homme qui leur a permis de vendre au monde entier le soi-disant « plan de paix », qui est une cruelle tromperie.

Mais la voix qui a le plus influencé Moubarak est celle qui résonnait dans sa propre tête. Pendant des années, on lui a dit qu’il était grand, qu’il était bon, qu’il savait mieux que tout le monde ce qui était bien pour l’Egypte. A la façon des anciens monarques absolus, il se considérait comme au-dessus des lois, du parlement, des partis et des généraux. Il se prenait pour l’incarnation de la Nation et le juge suprême de la Volonté du Peuple. Bref, il avait perdu tout contact avec la réalité.

Le rôle décisif des grèves

L’intervention de la classe ouvrière fut l’élément décisif de l’équation révolutionnaire. C’est ce qui a fini par pousser Moubarak vers la sortie. Ces derniers jours, dans tout le pays, les travailleurs et les syndicats sont entrés dans le mouvement sous leur propre drapeau, au moyen de grèves, d’occupations et de sit-in. Cela a donné une impulsion irrésistible aux manifestations de masse.

Pratiquement tous les secteurs de l’économie et de l’administration étaient touchés par cette vague de grèves : les cheminots, les travailleurs du textile, les travailleurs du pétrole, les infirmières, les médecins, les enseignants, les avocats, les employés du canal de Suez, des banques, des Télécoms, de l’industrie pharmaceutique, de l’industrie militaire, des transports, de la culture, etc. Le mouvement avait un caractère national et se répandait comme une traînée de poudre, d’heure en heure.

Nombre de ces grèves avaient un caractère économique. Forcément ! Les travailleurs avancent leurs revendications immédiates. Autrement dit, ils voient dans la révolution un moyen d’arracher, non seulement la démocratie formelle, mais aussi de meilleurs salaires, de meilleures conditions de travail, une meilleure vie. Ils luttent pour leurs propres revendications de classe. Et cette lutte ne s’arrêtera pas sous prétexte que Moubarak ne siège plus au palais présidentiel.

Mais ces grèves étaient également politiques. Moubarak est parti, mais les travailleurs demandaient la fin du système injuste sur lequel reposait son pouvoir. Ils posent la question de la démocratie dans les entreprises et dans les syndicats. La fédération syndicale officielle, la seule qui soit légale, soutenait Moubarak. Les grévistes exigeaient le départ de sa direction. Et le 30 janvier, une nouvelle fédération syndicale a été fondée, indépendante du pouvoir.

C’est l’armée qui gouverne l’Egypte, désormais. Mais l’armée ne contrôle pas la rue et les usines. Le départ de Moubarak a enlevé un énorme poids des épaules de la société égyptienne. Les vannes de la contestation sont ouvertes. Toutes les sections de la société vont lutter pour leurs revendications. Comment un régime militaire pourrait bien y répondre ?

« Révolution jusqu’à la victoire »

Le renversement de Moubarak n’est qu’un premier pas. La révolution entre dans une nouvelle phase. La lutte pour la démocratie n’est qu’une moitié du problème. La deuxième moitié, c’est la lutte contre la dictature des riches – la lutte pour l’expropriation des richesses de Moubarak, de la clique dirigeante et des impérialistes qui les ont soutenus pendant des décennies.

Les Américains veulent une « transition ordonnée » – c’est-à-dire sous le contrôle de la CIA. Mais il n’en sera rien. Les choses sont allées trop loin. Les masses sont debout. Le départ de Moubarak les encouragera à revendiquer davantage. En s’accrochant au pouvoir, Moubarak a radicalisé toute la situation. Les Américains manoeuvraient frénétiquement pour que Souleiman remplace Moubarak. Mais Souleiman a dû s’écarter. Le peuple ne lui fait pas plus confiance qu’à Moubarak.

Faute d’alternative, le haut commandement de l’armée a dû prendre les rênes du gouvernement. Mais malgré les apparences, les généraux sont impuissants. Le Conseil militaire a pris le pouvoir sur le dos d’une vague révolutionnaire. Les tanks et les fusils ne permettront pas de donner du travail aux chômeurs, de la nourriture à ceux qui ont faim et un logement aux sans-abri. Dans ces circonstances, l’armée voudra rendre le pouvoir à un gouvernement civil, le plus vite possible. Des élections seront sans doute organisées en septembre, ou même avant. Les candidats aux postes de Président et de Premier ministre ne manquent pas. El Baradei piaffe d’impatience, dans les coulisses.

Mais aucun des problèmes brûlants de la société égyptienne ne pourra être réglé sur la base d’une « économie de marché ». L’inflation et le chômage accablent les masses. Il y a 7 millions de chômeurs, soit 10 % des actifs. 76 % des plus jeunes sont privés d’emploi. Les salaires sont bas. La plupart des fonctionnaires gagnent aux alentours de 70 dollars par mois. Dans le secteur privé, la moyenne s’établit à 110 dollars par mois. Il y a un grave problème de logements. Des gens vivent dans les cimetières. 4 millions de personnes n’ont aucune assurance maladie. La corruption ronge le régime. 40 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. A présent, les travailleurs vont dire : « Nous voulons nos droits ». Or, aucun gouvernement capitaliste ne pourra satisfaire les aspirations fondamentales du peuple égyptien.

La classe ouvrière est désormais la principale force motrice de la révolution. Jusqu’alors, les revendications se concentraient sur les droits démocratiques. Mais les travailleurs donnent un contenu social au programme de la révolution. Ils voudront la mener à son terme. Hier, les travailleurs d’une usine militaire sont arrivés place Tahrir avec une bannière sur laquelle était écrit : « thawra hatta’l nasr » – « Révolution jusqu’à la victoire ». Ce ne sont pas des paroles en l’air.

La révolution égyptienne a commencé, mais elle n’est pas terminée. Pour résoudre les problèmes fondamentaux de la société égyptienne, il faudra rompre avec le capitalisme, exproprier les capitalistes et les impérialistes – et accomplir la transformation socialiste de la société. C’est à la fois possible et nécessaire. Ces derniers jours ont montré qu’aucune force au monde ne peut arrêter les travailleurs, dès lors qu’ils sont massivement mobilisés pour changer la société. C’est une leçon que la jeunesse et les travailleurs de tous les pays apprendront, tôt ou tard.

Le peuple égyptien célèbre le départ de Moubarak. Nous le célébrons, nous aussi. Désormais, tout est possible. Notre mot d’ordre : révolution jusqu’à la victoire !

Vive la révolution égyptienne !
Vive le socialisme !
Travailleurs de tous les pays, unissez-vous !

 

La révolution égyptienne a franchi un cap décisif, ces derniers jours. Des grèves, parfois accompagnées d’occupations ou de sit-in, se développent dans tout le pays. Les travailleurs interviennent comme une force révolutionnaire indépendante. Dans certains cas, ils expulsent les managers détestés et les dirigeants syndicaux corrompus. La révolte se développe également dans les universités.

Hier, mercredi 9, les travailleurs des télécoms du Caire étaient en grève. La grève semblait gagner d’autres villes, dont Maadi et Alexandrie. Les travailleurs protestent contre la corruption et les bas salaires.

A Suez, des travailleurs du textile occupaient leur usine. Quelque 1000 travailleurs d’une usine Lafarge (ciment) sont en grève. Parmi leurs revendications : le soutien à la révolution et le droit de former des syndicats indépendants.

Le mouvement se répand comme un feu de forêt. Les cheminots de Bani Suweif sont en grève. Au moins deux usines d’armements sont en grève, à Welwyn. Les travailleurs des transports sont entrés dans le mouvement, tout comme les salariés de l’industrie pétrolière qui manifestaient, hier, devant leur ministère. La grève touche désormais les personnels médicaux et la fonction publique en général.

Un mouvement se développe pour chasser les officiels syndicaux appointés par la dictature, qui sont des agents du régime et du patronat. Au Caire, plusieurs groupes importants de travailleurs ont constitué des « comités révolutionnaires » chargés de prendre le contrôle de différentes entreprises – y compris la télévision d’Etat et l’hebdomadaire le plus important d’Egypte, Ros el-Yusuf.

Mercredi, des militants de trois fédérations syndicales indépendantes ont manifesté devant les bâtiments de la Fédération des Syndicats Egyptiens, dont les dirigeants collaborent avec la dictature. Ils ont exigé l’arrestation et le jugement du dirigeant de la Fédération, pour corruption, ainsi que la levée de toute restriction contre le droit de constituer des syndicats libres et indépendants du pouvoir. Des délégations de travailleurs arrivent les unes après les autres, place Tahrir, pour manifester le soutien des salariés à la révolution et discuter de son avenir.

Les journalistes se sont mobilisés. Ils dénoncent leur dirigeant syndical : « assassin, assassin ! » Ils ont manifesté du QG de leur syndicat jusqu’à la place Tahrir. Dans tous les journaux contrôlés par l’Etat, les journalistes se révoltent contre leur direction pro-gouvernementale.

Les événements évoluent d’heure en heure. Mais la conclusion de ces développements est claire : la révolution est entrée dans les usines et les entreprises. La lutte pour la démocratie dans la société se prolonge par une lutte pour la démocratie économique dans les entreprises. La classe ouvrière commence à participer à la révolution sous son propre drapeau, avec ses revendications propres. C’est un tournant et un facteur décisifs pour l’avenir de la révolution.

La nécessité d’une grève générale découle de toute la situation. Les manifestations de masse ne sont pas parvenues à renverser le régime. Le gouvernement – et les impérialistes – avaient l’intention d’enfermer le mouvement place Tahrir, tout en rouvrant les banques, les entreprises, les écoles et la bourse. Ils espéraient que sur fond de « retour à la normale », les manifestants finiraient par se lasser, et que leur nombre finirait par décroître, peu à peu. Mais l’entrée en masse des travailleurs dans le mouvement, par la grève, des sit-in et des occupations, donne un nouvel et puissant élan à la révolution égyptienne. Le développement d’une grève générale sonnerait le glas du régime.

Vive la jeunesse et la classe ouvrière d’Egypte ! 
Solidarité avec la révolution égyptienne !

Cet article d’Alan Woods date du mercredi 2 février.

La révolution égyptienne atteint un point critique. Le vieux pouvoir s’affaisse sous les coups de butoir des mobilisations de masse. Mais la révolution est une lutte de forces vivantes. Le régime n’a pas l’intention de se rendre sans combat. Les forces contre-révolutionnaires reprennent l’offensive.

Mardi, la « marche des millions » a dépassé toutes les attentes. Ce mouvement gigantesque n’a pas de précédent, en Egypte. Les manifestants sont descendus dans les rues de toutes les villes du pays. A l’inverse, les manifestations de soutien au Président, hier [mardi], étaient petites et essentiellement composées de membres des forces de sécurité, de bureaucrates et leurs familles – en bref, de tous ceux qui ont quelque chose à perdre si Moubarak est renversé.

La révolution a d’énormes réserves de soutien. Cependant, il y a des faiblesses dans le camp de la révolution. Le caractère spontané du mouvement est à la fois sa principale force et sa principale faiblesse. Les forces de la contre-révolution sont numériquement plus faibles. Mais dans les révolutions comme dans les guerres, le nombre ne fait pas tout. Plus d’une fois, dans l’histoire, on a vu de grandes armées, composées de soldats courageux, perdre face à de petites armées professionnelles dotées de bons officiers.

Les révolutionnaires sont déterminés et courageux. Mais les contre-révolutionnaire ont beaucoup à perdre : leurs emplois, leurs positions, leurs pouvoirs et leurs privilèges. Ils se battent avec l’énergie du désespoir. Et ils sont organisés. Il ne fait pas le moindre doute que des policiers en civil formaient les troupes de choc de ceux qui ont attaqué les manifestants, place Tahrir. Il ne s’agissait pas d’une manifestation spontanée de soutien au Président, mais d’une intervention soigneusement préparée, dans le cadre d’un plan précis.

La stratégie de Moubarak

Moubarak a décidé d’ignorer les millions de manifestants qui réclament son départ. Il se moque bien du sort de l’Egypte. Il se préoccupe encore moins des inquiétudes de ses anciens amis et alliés, à Washington. Son seul programme, c’est sa survie. Sa seule perspective, c’est le vieux mot d’ordre des despotes : « Après moi, le déluge ! »

Le discours télévisé de Moubarak, mardi soir, a été vécu comme une provocation. Loin de calmer les manifestants, il a jeté de l’huile sur le feu. Dans la nuit, place Tahrir, des cris fusaient : « Nous ne partirons pas ! » Les masses ne veulent pas donner à Moubarak le temps de manœuvrer. Elles veulent qu’il démissionne et qu’il soit jugé. Tout le monde sait qu’il a donné l’ordre de tirer sur les manifestants, vendredi dernier. A présent, il lance ses troupes de choc contre des manifestants désarmés, place Tahrir. Avec un tel régime, il ne peut y avoir ni paix, ni trêve, ni pardon.

Jusqu’alors, les manifestations avaient été complètement pacifiques. Cela avait donné aux masses un faux sentiment de sécurité. A présent, ces illusions sont dissoutes. L’objectif de Moubarak est de reprendre aux manifestants le contrôle de la place Tahrir – et l’initiative.

Il est clair que le discours de Moubarak faisait partie d’un plan bien élaboré. En s’engageant à faire des concessions, il espérait gagner le soutien des éléments les plus hésitants : les classes moyennes qui craignent l’instabilité et le « désordre » ; la bourgeoisie qui a peur de la révolution comme de la peste et veut que les affaires reprennent ; les couches arriérées, politiquement inertes, qui ne comprennent rien et gravitent autour des grands noms, quels qu’ils soient ; les dépravés, les criminels et les déclassés qui sont prêts à vendre leurs services au plus offrant. Telles sont les réserves sociales de la réaction qui sont mobilisées contre la révolution.

Dans le même temps, Moubarak annonce que les banques et les magasins rouvriront leurs portes dimanche, qui est en Egypte le premier jour de la semaine. L’objectif est de créer l’impression d’un retour à la normale. Mais il n’y aura pas de retour à la normale, en Egypte, avant longtemps.

Panique à Washington

L’administration américaine devient de plus en plus nerveuse. Plus Moubarak s’accroche au pouvoir, plus augmente le risque de ce qu’ils appellent le « chaos ». Les derniers événements ont confirmé leurs pires craintes. L’Egypte pourrait glisser dans la guerre civile. Cela ruinerait les plans américains pour une « transition contrôlée ».

Immédiatement après le discours de Moubarak, Obama a déclaré que la « transition […] doit commencer maintenant ». Il a dit l’avoir expliqué à Moubarak pendant 30 minutes, au téléphone. Il serait intéressant de connaître le contenu précis de cette conversation. On peut supposer qu’elle n’a pas été très cordiale. Quand le président des Etats-Unis dit qu’une transition pacifique doit commencer immédiatement, il s’approche autant qu’il le peut de : « Mais bon sang, Moubarak, va-t-en ! »

Cependant, Obama ne peut pas demander publiquement à Moubarak de partir. Les Américains doivent choisir leurs mots très soigneusement, car ils sont attentivement écoutés par les gouvernements de Jordanie, du Maroc et d’Arabie Saoudite (entre autres), qui sentent le sol se dérober sous leurs pieds. L’onde de choc de la révolution égyptienne continue de secouer les pays voisins.

Que faire ?

Les masses restent dans la rue, mais Moubarak a mobilisé les forces de la réaction – et l’armée reste en retrait. Que faire ? Le peuple veut augmenter la pression. Une nouvelle manifestation de masse est prévue pour vendredi. L’idée d’une marche sur le palais présidentiel commence à circuler.

Le peuple exige justice et revanche. Ceux qui sont coupables de crimes contre le peuple doivent être jugés par des tribunaux populaires. Cela vaut pour les policiers qui ont tiré sur la foule comme pour celui qui leur en a donné l’ordre. Il n’y a pas d’autre issue que l’insurrection. Et pour qu’elle soit couronnée de succès, le mouvement ouvrier doit jouer un rôle clé.

C’est la longue vague de grèves et de manifestations de ces dernières années qui a affaibli le régime et préparé ce mouvement révolutionnaire. A présent, les travailleurs mettent sur pied des syndicats indépendants. Ils ont le pouvoir de paralyser le pays. L’appel à une grève générale est la seule réponse adéquate à la tactique actuelle du régime, qui mobilise ses brigands contre des manifestants désarmés. Pour préparer la grève générale, des comités d’action doivent être constitués – dans les entreprises, les quartiers, les casernes – et être reliés aux niveaux local, régional et national. Ainsi, le peuple révolutionnaire pourra élire ses propres représentants – au lieu de se voir attribuer des « dirigeants » auto-proclamés ou choisis par l’ambassade américaine.

Le régime tente désespérément de reprendre le dessus. L’ordre ancien est comme un animal blessé qui refuse de mourir et se débat. L’ordre nouveau lutte pour advenir. L’issue de ce combat déterminera le sort immédiat de la révolution. Celle-ci doit se défendre. Elle doit s’armer pour résister aux assauts de la contre-révolution. Or la meilleure forme de défense, c’est l’attaque. Il est temps, pour le mouvement, d’aller au-delà des manifestations de masse.

Pour tuer un serpent, il faut lui écraser la tête. La passivité serait la mort de la révolution. Le pouvoir ne tombera pas dans les mains du peuple comme un fruit mûr. Au lieu de rester place Tahrir, les masses doivent passer à l’offensive, marcher sur le palais présidentiel et prendre le pouvoir. Elles ne peuvent compter que sur leurs propres forces. C’est la seule façon de sauver la révolution et de remporter une victoire décisive.

Alan Woods, le 2 février 2011

Les manifestations de ce 1er février 2011, en Egypte, ont rassemblé entre trois et quatre millions de personnes, dont près de deux millions au Caire. Le mouvement révolutionnaire monte en puissance. Cette magnifique démonstration de force sonne le glas de Moubarak. On voit mal comment le vieux dictateur pourrait se maintenir au pouvoir. Son départ – dans un avion ou dans un cercueil – est devenu la condition sine qua non pour que l’Etat-major de l’armée égyptienne conserve ce qui lui reste d’autorité sur les troupes. Les soldats fraternisent avec les manifestants. Incapable de mettre fin au soulèvement, l’Etat-major « reconnaît » la légitimité de ses revendications. Ce sont les mêmes généraux réactionnaires, corrompus jusqu’à la moelle, financés et armés par les Etats-Unis, qui formaient le pilier central de la dictature de Moubarak. Si les mobilisations dans la rue avaient été de plus faible ampleur, ils les auraient écrasées dans le sang sans la moindre hésitation. Mais dans le contexte actuel, cette option ne leur est plus ouverte. Les soldats se retourneraient contre leur commandement – et l’armée se briserait en deux.

Le départ de Moubarak ne garantit pas le rétablissement de l’autorité de l’Etat-major. Mais toute tentative de maintenir le président au pouvoir rendrait inéluctable l’effondrement de cette autorité. La division de l’armée donnerait une impulsion nouvelle et extrêmement puissante à la révolution égyptienne. Les chefs militaires sont liés par mille liens au Pentagone. Leur renversement signifierait la rupture du maillon principal de la chaîne stratégique de l’impérialisme américain dans la région. L’existence même du système capitaliste en Egypte – et, par conséquent, à travers l’Afrique du Nord et le Moyen Orient – serait remise en question. C’est cette perspective cauchemardesque, du point de vue des impérialistes, qui sème la panique à Washington et qui explique toutes les manœuvres visant à assurer une « transition en bon ordre », compatible avec ses intérêts économiques et stratégiques. C’est ce que Sarkozy, Cameron, Merkel et Obama appellent la « stabilité ». Ils veulent un changement qui ne change rien de fondamental.

Les masses ne voient pas le problème de la même façon. Le départ de Moubarak sera l’occasion d’une grande liesse populaire. Mais très rapidement, il apparaîtra que pratiquement aucun des problèmes fondamentaux à l’origine de cette révolution n’est résolu. L’Egypte est un pays où l’immense majorité de la population vit dans une pauvreté écrasante. Les réformes introduites à l’époque de Nasser et les mesures favorisant une plus grande indépendance économique du pays – notamment la nationalisation du canal de Suez et d’autres secteurs de l’économie – ont été annulées ou détournées au profit d’une minorité capitaliste mafieuse, une minorité qui engrange d’immenses fortunes grâce aux salaires de misère et au chômage de masse.

Cette exploitation et cette misère seront-elles moins accablantes sous le « nouveau » gouvernement ? Pas du tout. Les mêmes intérêts capitalistes domineront le pays. Et sur la base du capitalisme, en Egypte, le contexte international et les réalités sociales du pays entrent en contradiction avec la perspective d’un régime démocratique qui tolérerait durablement la libre expression, des élections libres et le développement de syndicats et de partis ouvriers indépendants. Le gouffre entre les riches et les pauvres, entre les exploiteurs et les exploités, est trop grand pour cela. A terme, le capitalisme égyptien ne pourrait fonctionner qu’au moyen d’une dictature. Les masses égyptiennes n’auront jamais que les droits qu’elles prendront et conserveront par la lutte.

Dans l’histoire de toute révolution, il y a, par la force des choses, deux phases successives – la première présentant moins de difficultés que la deuxième, pour la classe révolutionnaire. Ce fut le cas lors de la révolution française de 1789-1795, lors de la révolution russe de 1917 et lors de pratiquement toutes les révolutions. Après le soulèvement initial et le premier succès des masses contre l’ancien régime, elles apprennent par l’expérience que le changement au sommet ne change rien, ou presque, en ce qui concerne leurs conditions d’existence et les dangers qui les guettent. Il en sera ainsi en Egypte – et aussi, pour les mêmes raisons, en Tunisie. Les révolutions qui sont en cours dans ces deux pays sont le produit d’une longue maturation, de l’effet accumulé d’oppressions et de souffrances insupportables. Mais une fois que les masses entrent en action, elles peuvent arracher des concessions initiales – comme le départ de Ben Ali ou de Moubarak – avec une relative facilité. Quelques symboles et acteurs de l’oppression sautent, mais l’oppression elle-même demeure. Il faudra du temps – plus ou moins long, selon les circonstances – avant que les masses prennent pleinement conscience des causes réelles de cette oppression et pour que se préparent les conditions d’une nouvelle offensive révolutionnaire, dans le but de les éradiquer.

En Tunisie, l’intervention soudaine des opprimés dans l’arène politique a forcé la classe dominante à sacrifier sa figure de proue. Il en ira de même en Egypte. Mais les régimes en place ne peuvent guère donner plus. Sortir du marasme économique et social, éradiquer la pauvreté et moderniser le pays sont des tâches irréalisables sans porter atteinte aux fondements mêmes du système capitaliste, c’est-à-dire à la propriété capitaliste des banques, de l’industrie et des principales ressources économiques du pays. C’est également impossible sans mettre un terme au monopole des armes dont jouissent les représentants militaires et policiers de la classe dominante. La seule force qui peut accomplir ces tâches est la classe ouvrière égyptienne, qui devra s’armer d’organisations déterminées à balayer le système capitaliste.

En dernière analyse, les deux sources du pouvoir sont la propriété des moyens de production et le contrôle des armes. Tant que ces deux sources sont entre les mains d’une minorité, elles s’en serviront pour soumettre et exploiter la majorité. C’est cette vérité fondamentale qui doit trouver une expression politique et organisationnelle en Egypte et en Tunisie, qui doit former le programme des travailleurs. Le sort de ces deux révolutions – et de toutes celles qui les suivront – en dépend. Dans les mois et les années à venir, la révolution devra aboutir à la réalisation de ce programme, le programme du socialisme révolutionnaire, ou alors elle sombrera, cédant la place à de nouvelles dictatures au service de vieilles oppressions.

Une Egypte socialiste ne restera pas isolée. La victoire de la révolution égyptienne aurait de profondes répercussions en Afrique et au Moyen Orient. Elle ouvrirait la perspective d’en finir avec la domination et les crimes impérialistes dans toute la région.