Russie

Boris Kagarlitsky, un intellectuel et universitaire de gauche bien connu en Russie, a été arrêté le 25 juillet par le FSB, le service de sécurité russe, sur la base d’une enquête l’accusant de « justifier le terrorisme ». Il a été transféré à Syktyvkar, la capitale de la République Komi, ou un tribunal a décidé de le placer en détention préventive. Il pourrait rester incarcéré jusqu’au 24 septembre.

Kagarlitsky est un militant de gauche connu qui a été emprisonné pour ses idées socialistes sous le régime stalinien, incarcéré par le régime capitaliste d’Eltsine et est aujourd’hui arrêté par Poutine.

En 2014, il avait critiqué le régime de Kiev issu du mouvement de Maidan et s’était opposé à son « Opération anti-terroriste » contre le Donbass. L’année dernière, il avait adopté une position internationaliste ferme d’opposition à l’invasion russe de l’Ukraine. En conséquence, les autorités russes ont officiellement déclaré qu’il était un « agent étranger ».

Après la mutinerie de Prigojine, le régime de Poutine a lancé une vague d’arrestations, visant des officiers de l’armée, des critiques issus de la droite tsariste, et maintenant des critiques de gauche. Poutine veut s’assurer qu’il n’existe pas de point de référence autour duquel une opposition pourrait se rassembler.

L’arrestation de Kagarlitsky est une menace et un avertissement pour toutes les forces communistes et de gauche qui s’opposent au régime réactionnaire de Poutine. Il n’y a pas besoin de partager les idées de Kagarlitsky pour s’opposer à la répression étatique qui le frappe. C’est un devoir élémentaire de solidarité entre camarades.

La Tendance Marxiste Internationale souhaite exprimer sa solidarité internationaliste avec Kagarlitsky et exige sa libération immédiate. Nous appelons toutes les organisations communistes et du mouvement ouvrier à travers le monde à se mobiliser pour la liberté de Boris Kagarlitsky.

Londres, 27 juillet 2023

Depuis près de six mois, le secrétaire général du syndicat Kurier (qui organise les coursiers de la livraison alimentaire), Kirill Ukrainstev, est en garde à vue. Il est accusé d’avoir organisé des évènements publics illégaux. En réalité, il est persécuté pour ses activités syndicales et pour avoir défendu les droits d’une des couches les plus défavorisées et les moins protégées de la classe ouvrière.

Militant de longue date de la gauche et du mouvement antifasciste russe, Kirill a été l’un des fondateurs du syndicat Kurier en 2020. Pendant la pandémie, les livreurs ont été une des couches de la classe ouvrière russe les plus touchées par l’exploitation patronale. En 2020-2021, le jeune syndicat a organisé une série de mobilisations et de grèves victorieuses qui ont permis d’améliorer les conditions de travail des livreurs, et a mis en avant la nécessité de réviser les contrats liant les coursiers à leurs employeurs, dont les principaux étaient liés à une des plus grosses entreprises d’informatique, le groupe Mail.ru (devenu depuis le groupe VK).

La grève des coursiers, menée sous les fenêtres du siège de l’entreprise russe de livraison Delivery Club, a provoqué une vague de répression. Kirill n’a pas seulement aidé à organiser une lutte juste pour gagner des droits légitimes, mais il a également soutenu activement d’autres groupes de travailleurs. Après ces mobilisations, Kirill a été harcelé par la police, notamment à travers plusieurs arrestations arbitraires, et a finalement été placé en détention préventive.

Les six mois de détention de Kirill dans un centre de détention provisoire s’achèvent le 25 octobre. D’ici le 19 octobre, la date du procès de Kirill devrait être annoncée, car il est théoriquement interdit par la loi russe qu’un détenu reste plus de six mois dans un centre de détention provisoire sans qu’un verdict soit prononcé contre lui.

En réprimant les dirigeants et les militants des syndicats de lutte, les autorités russes tentent de faire taire le mouvement ouvrier tout entier. Les intérêts des grosses entreprises sont opposés à ceux des travailleurs, c’est ce qui rend la lutte des classes inéluctable. L’emprisonnement de Kirill est un acte de représailles dans cette lutte. L’heure est venue pour nous de montrer ce dont nous sommes capables et de faire preuve de solidarité de classe.

Nous appelons tous les socialistes et tous les militants du mouvement ouvrier à apporter leur soutien à Kirill et à faire tout leur possible pour que justice lui soit rendue.

Vous pouvez envoyer une lettre de solidarité aux syndicats en Russie via cette adresse : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

Si vous êtes membre d’une organisation ouvrière, d’un syndicat ou d’un parti de gauche, expliquez la situation à vos camarades et demandez que votre organisation prenne position, condamne officiellement la répression contre les syndicalistes en Russie, et réclame la libération immédiate de Kirill Ukrainstev.

La solidarité fait notre force !

Liberté pour Kirill Ukrainstev !

Ces vingt dernières années, la nature du régime politique russe a fait couler beaucoup d’encre. La bourgeoisie occidentale décrit souvent Vladimir Poutine comme un héritier du stalinisme et des soi-disant « traditions russes ». En réalité, son régime est surtout le fruit (pourri) de la restauration du capitalisme en Russie, au début des années 1990. Le Kremlin défend les intérêts du capitalisme russe – comme Macron défend ceux du capitalisme français. Et comme la France, la Russie est une puissance impérialiste dominée par d’immenses firmes industrielles et financières.

Ceci dit, il est clair qu’il y a des différences entre ces deux régimes. Mais contrairement à un préjugé tenace, les caractéristiques du régime russe ne découlent pas d’un « tempérament national » (qui apprécierait et réclamerait l’autoritarisme !) ou de « l’immaturité » de la démocratie russe. Ces caractéristiques découlent de la faiblesse de la bourgeoisie russe et des conditions particulières de sa naissance.

Etat bourgeois et démocratie bourgeoise

Pour les marxistes, l’Etat est constitué, avant tout, de détachements d’hommes en armes qui défendent les intérêts de la classe dirigeante. Mais la forme que prennent les Etats capitalistes a changé au cours de l’histoire. A ses débuts, le capitalisme avait tendance à s’appuyer sur un Etat « à bas prix », avec ses milices composées de bourgeois et, surtout, de petits bourgeois. En France, par exemple, c’est la Garde Nationale (largement composée de petits bourgeois) qui a écrasé l’insurrection ouvrière de juin 1848. Mais un tel appareil suppose l’existence d’une petite bourgeoisie massive. Or celle-ci est graduellement détruite par la concentration du capital, qui est inhérente au développement du capitalisme.

Au fur et à mesure de son développement, le capitalisme transforme une part de plus en plus grande de petits bourgeois en prolétaires. Or ces derniers n’ont pas intérêt à défendre gratuitement les intérêts de la grande bourgeoisie. Ainsi, pendant la Commune de Paris (1871), la composition de la Garde Nationale était beaucoup plus ouvrière qu’en 1848, et c’est ce qui explique qu’elle ait joué un rôle révolutionnaire. Du point de vue des capitalistes, le danger est donc évident. Il leur fallait remplacer ce type de milices « populaires » par des troupes plus fiables.

L’ensemble de l’appareil d’Etat, avec ses prisons, son fisc, ses juges, ses bureaucrates, ses policiers et son armée, s’est donc peu à peu professionnalisé. La troupe peut se composer parfois de conscrits, mais les officiers sont toujours des professionnels issus soit de la bourgeoisie et des classes moyennes, soit de la classe ouvrière – mais dans ce dernier cas, ils sont soumis à un encadrement politique et idéologique qui les coupe de leur classe d’origine.

Un processus semblable se déroule aussi sur le plan politique. Face au développement numérique du salariat et à ses mobilisations croissantes, la bourgeoisie est forcée de concéder le suffrage universel. Cela change la nature des élections. Jusque-là, la bourgeoisie était seule autorisée à voter et pouvait donc tranquillement décider de la bonne marche de ses affaires au niveau de l’Etat. Elle doit maintenant s’appuyer sur le vote des salariés, qui sont majoritaires. Cela suppose toute une couche de spécialistes, formés à tromper les salariés pour les amener à soutenir telle ou telle fraction de la classe dirigeante. Les hommes politiques bourgeois deviennent donc des professionnels, eux aussi, et rejoignent les rangs de cet « establishment » capitaliste.

Le dépeçage de la Russie

Cet appareil complexe a émergé et s’est consolidé en Occident à travers un long processus, jusqu’aux démocraties bourgeoises actuelles. Ce ne fut pas le cas en Russie. A la chute de l’URSS, des généraux ont volé et revendu le matériel militaire dont ils avaient la charge, tandis que des administrateurs s’appropriaient des entreprises d’Etat, privatisées à leur profit. Ce pillage généralisé n’a pas mené à la formation d’un appareil d’Etat bourgeois semblable à celui qui existe en Europe de l’Ouest, mais à la transformation d’une bonne partie de l’ancien appareil d’Etat stalinien en une nouvelle classe capitaliste.

Des luttes féroces entre bureaucrates – pour le dépeçage du cadavre de l’économie planifiée – ont abouti à un éparpillement de l’économie. Par exemple, l’entreprise d’Etat Aeroflot a été divisée en une multitude de firmes régionales, au fur et à mesure que des bureaucrates locaux la privatisaient bout par bout et pour leur propre compte. Les plus puissants des nouveaux capitalistes russes, les « oligarques », s’assuraient le contrôle du système politique via leur marionnette, le président Boris Eltsine. Ils ne cherchaient pas à construire un appareil d’Etat solide, mais à piller les caisses publiques.

La faillite de l’Etat russe, en 1998, a été causée par le renflouement permanent des entreprises des oligarques. Elle a mis en danger tout l’équilibre précaire du nouveau capitalisme russe. Le régime d’Eltsine était alors complètement discrédité, non seulement aux yeux du salariat, mais aussi de la classe moyenne (ruinée par la crise) et des fonctionnaires. C’est ce qui a permis à Vladimir Poutine de se placer au sommet du pouvoir. Pour les oligarques, l’objectif était désormais de renforcer l’Etat russe (au bord de l’effondrement) et d’apporter un minimum de centralisation à l’économie. Celle-ci était alors complètement fragmentée, au détriment de sa compétitivité sur le marché mondial. Mais cette « consolidation » de l’Etat a eu des conséquences totalement inattendues pour les oligarques.

Poutine a très vite affirmé son autorité sur ces derniers. Ceux qui ne se pliaient pas à ses diktats subissaient les foudres de la répression policière. Ce fut le cas, par exemple, de l’oligarque Khodorkovsky. Cet ancien cadre du Parti communiste, devenu un baron du pétrole, s’est opposé à Poutine et a été arrêté, puis emprisonné, en 2003, pour « escroquerie à grande échelle » (un délit dont il était aussi coupable que la plupart des oligarques). En se renforçant, l’Etat russe s’émancipait, dans une certaine mesure, de la tutelle des oligarques. Cette situation est typique d’un régime bonapartiste.

Le bonapartisme

En règle générale, l’Etat est un simple instrument de la classe dirigeante, mais il peut arriver, dans des circonstances précises, qu’il s’émancipe de son contrôle direct, jusqu’à un certain point. Ce fut le cas par exemple sous l’Empire romain, lorsque le Sénat était privé de tout pouvoir réel au profit de la garde prétorienne, ou encore sous l’absolutisme du « Roi Soleil » (Louis XIV), lorsque les fonctionnaires royaux retiraient leurs pouvoirs aux nobles, y compris leur droit de se battre en duel, sans pour autant mettre en cause leur situation privilégiée. Sous le capitalisme, on qualifie de bonapartiste un tel régime.

Cette situation se développe en période de crise, lorsqu’un équilibre relatif s’instaure entre la bourgeoisie, trop affaiblie pour régner « normalement », et la classe ouvrière, trop faible pour prendre le pouvoir. Alors, l’Etat se tient en équilibre entre les classes et joue le rôle d’arbitre dans leur conflit. La bourgeoisie perd une partie de son pouvoir politique direct, bien que l’Etat continue de défendre les rapports de production capitalistes. Pour obtenir un minimum de soutien des travailleurs, un régime bonapartiste est amené à leur faire telle ou telle concession (contre la volonté des capitalistes). En ce sens, le bonapartisme est une tentative de sauver le capitalisme... des capitalistes eux-mêmes.

Un tel régime peut sembler très solide, en surface, mais il est organiquement instable, car il repose sur un équilibre précaire entre les classes. Que cet équilibre se rompe et c’est toute la stabilité du régime qui s’en trouve menacée. Telle est précisément la situation dans laquelle se retrouve le Kremlin, aujourd’hui.

La crise du régime de Poutine

Dès son arrivée au pouvoir, en 1999, Poutine a utilisé la guerre en Tchétchénie pour distraire l’attention des masses. Il a mené une politique d’austérité systématique. Cependant, la hausse des prix du pétrole et du gaz a permis à l’économie russe de croître à nouveau (après l’effondrement catastrophique des années 90). Malgré les politiques d’austérité, la croissance économique a permis d’améliorer un peu les conditions de vie d’une partie de la population, tout en offrant à l’appareil d’Etat des opportunités bien plus grandes d’enrichissement. Au sommet de cette pyramide de corruption trônait Vladimir Poutine, arbitre entre les classes, mais arbitre aussi de la lutte entre les différentes factions de la bureaucratie d’Etat (pour le partage du gâteau de la corruption).

Cette phase d’embellie économique a été brisée net par la crise mondiale de 2008. Elle a réduit les possibilités de corruption et de pillage de l’économie par les différents échelons de la bureaucratie. De plus en plus souvent, Poutine est obligé de réprimer sévèrement les bureaucrates trop gourmands et trop corrompus. En effet, la corruption trop ostentatoire ne peut que nuire au prestige du régime. De nouvelles colonies pénitentiaires sont donc ouvertes, chaque année, pour y loger les fonctionnaires corrompus et tombés en disgrâce.

Cette crise complique aussi la recherche d’un successeur à Vladimir Poutine. Or sa popularité décline – et risque de s’effondrer à l’occasion, par exemple, d’une aventure militaire se soldant par une défaite. Pour la bureaucratie, il y a urgence à préparer sa succession. Problème : l’appareil d’Etat est aujourd’hui profondément divisé, et chaque fraction essaye de placer son poulain, ce qui ne contribue ni à la stabilité du régime, ni à son prestige. Quant à Poutine, il profite de ces divisions pour manœuvrer en vue de prolonger indéfiniment sa position personnelle.

Mais la principale menace contre le régime vient de la classe ouvrière, longtemps restée inerte. La crise économique a obligé le régime à mettre en œuvre des mesures d’austérité très dures, comme la réforme des retraites adoptée à l’été 2018. Conjuguées à la hausse brutale du chômage et à l’impact de la corruption sur les services publics, ces politiques ont fait brutalement baisser la popularité de Poutine.

Pour la première fois depuis des années, voire des décennies, les mobilisations de l’automne 2018 ont dénoncé pêle-mêle les politiques anti-sociales, la corruption et l’absence de véritable démocratie. Ces mobilisations étaient encore faibles, mais il s’agissait d’un coup de semonce, qui annonce des luttes bien plus massives. Poutine se trouve aujourd’hui confronté à la hantise de tous les régimes bonapartistes à travers l’histoire : le réveil révolutionnaire de la classe ouvrière.

Après une longue période de « paix sociale », la lutte des classes est à l’ordre du jour en Russie ! Les travailleurs russes se mobilisent contre un projet de réforme des retraites, qui prévoit de faire passer l’âge du départ à la retraite de 60 à 65 ans pour les hommes, et de 55 à 63 ans pour les femmes. Dans le même temps, le gouvernement prévoit de faire passer la TVA de 18 % à 30 %. Ces attaques brutales ont fait chuter la côte de popularité de Poutine (de 82 % à 67 % d’approbation). Surtout, ces attaques ont provoqué des manifestations significatives dans tout le pays.

Le contexte

Dans une grande partie de la Russie, l’espérance de vie moyenne des salariés est inférieure à l’âge de départ à la retraite que prévoit la réforme du gouvernement. Autrement dit, nombre de salariés seront forcés de travailler jusqu’à ce que mort s'ensuive. Seuls les plus chanceux toucheront un jour une retraite. En outre, dans beaucoup de villes rurales pauvres, les pensions de retraite sont la seule source de revenus pour de nombreuses familles frappées par l’augmentation du chômage des jeunes.

Pourquoi le régime de Poutine a-t-il engagé une réforme aussi impopulaire et injuste ? Parce que le capitalisme russe est frappé, lui aussi, par la crise économique mondiale. La bourgeoisie doit lancer des contre-réformes drastiques pour défendre la compétitivité du capitalisme russe sur le marché mondial. Le peu de conquêtes sociales qui ont survécu à la chute de l’URSS vont donc être sacrifiées sur l’autel du Capital.

Ces dernières années, l'image de Poutine a bénéficié de sa politique étrangère, et notamment des points qu'il marquait, dans ce domaine, face à l'impérialisme américain. L'annexion de la Crimée, en particulier, a profité à l'homme fort du Kremlin. Mais en mettant à nu les contradictions du capitalisme, la crise mondiale fragilise tous les gouvernements « forts » – y compris celui de Vladimir Poutine.

Mobilisations

L’annonce du projet de réformes des retraites a été faite le jour de l’ouverture de la Coupe du monde de football, dans l’espoir que celle-ci détournerait l’attention des masses. La manœuvre a échoué. Le 2 septembre, des rassemblements ont été organisés, principalement à l’appel du Parti Communiste russe, dans de nombreuses villes du pays. 1000 personnes se sont rassemblées à Moscou ; 2000 à Saint-Pétersbourg. D’autres manifestations ont eu lieu dans l’Oural, dans le Caucase, en Sibérie et en Crimée. Le nombre de manifestants peut sembler faible, mais il est significatif au regard de ce qu’est normalement la vie politique russe, qui ne connaît, comme manifestations d’opposition, que les maigres rassemblements appelés par l’opposition « libérale » et pro-occidentale d'Alexeï Navalny.

Lors de la manifestation de Saint-Pétersbourg, la section russe de notre Internationale (la TMI), est intervenue pour vendre son journal et défendre son programme. Nos camarades russes rejettent la contre-réforme du gouvernement, bien sûr, et proposent de financer le système des retraites en taxant les profits des grandes entreprises capitalistes. Pour lutter contre le projet de réforme de Poutine, nos camarades appellent à la création de « comités de base » à l’échelle nationale. Ils soulignent que le mouvement doit s’étendre et s’organiser s’il veut être victorieux. A la fin de la manifestation, une tribune a été dressée et plusieurs orateurs ont pris la parole. L'un de nos camarades s'est adressé aux manifestants pour expliquer notre programme et, aussi, pour défendre la nécessité d'une nouvelle révolution socialiste, un siècle après la grande révolution d'Octobre. C'est le seul moyen, a-t-il expliqué, d'en finir définitivement avec la crise du capitalisme et les politiques d'austérité.

Répression policière

Une deuxième série de manifestations a eu lieu le 9 septembre, à l’appel cette fois de l’opposition libérale bourgeoise d’Alexei Navalny. Celui-ci tente clairement de récupérer le mouvement pour son compte. Mais c'est une manœuvre d’autant plus difficile qu’il défend lui-même la « nécessité » de coupes dans les aides sociales et les retraites ! Toujours est-il que lors de cette manifestation du 9 septembre, des milliers de personnes ont bloqué toutes les grandes rues du quartier de Vyborg, à Saint-Pétersbourg, avant d’être attaquées brutalement par la police, qui a arrêté près de 450 manifestants. Cela montre que le régime a peur de ce mouvement de protestation.

Dans le même temps, Poutine a commencé à lâcher du lest en annonçant que l’âge de départ à la retraite des femmes ne passerait qu'à 60 ans, au lieu des 63 ans prévus initialement. Mais cette « concession » n’a pas eu l’effet escompté. A l'heure où nous écrivons ces lignes, le mouvement se poursuit et pourrait bien se développer. Quoi qu'il en soit, une chose est claire : on assiste à une étape importante dans le développement de la lutte des classes en Russie.

Les médias de masse ont présenté Boris Nemtsov comme un opposant « libéral » à Poutine. Il était en fait membre de l'oligarchie qui a commencé à émerger après l’effondrement de l’Union soviétique, mais il est tombé en disgrâce vis-à-vis de la clique dominante. De Saint-Pétersbourg, Artem Kirpichenok nous donne ici un point de vue – depuis la Russie — sensiblement différent de celui des médias français.


Avec un décalage d'une vingtaine d'années, le destin de Boris Nemstov l'a finalement rattrapé. Une bande d'assassins, un corps gisant au sol, une maîtresse en émoi, des policiers frénétiques enquêtant sous la pluie : on voyait fréquemment ce genre de scène dans la plupart des villes de la Russie « libre » des années 90.

A l'époque, la nouvelle élite soi-disant « démocratique » luttait pour le pouvoir, pour mettre la main sur les propriétés de l’Etat et sur des postes bien payés. Cette « lutte » ne se faisait pas en dénonçant leurs rivaux au NKVD (la police politique de l'époque), mais en usant de bombes, de fusils à longue portée et de poison. A l'époque, Boris Nemstov était capable d'éviter les tirs. La donne a changé le 27 février dernier, la nuit où il a été assassiné, en l'an 15 de la période de « stabilité » de Poutine.

Indubitablement, Nemstov était l'un des symboles de la période Elstine. A l'époque, le jeune homme affichait une carrière impressionnante : du poste de conseiller de Boris Elstine, à celui de gouverneur de la région de Nizhniy Novgorod. En 1997, Nemstov devint même vice Premier ministre. Usant de ses talents, il a fait tout son possible pour construire cette « Nouvelle Russie » que nous connaissons aujourd'hui, jaillie des décombres de l'URSS.

Sergei Borisov, chercheur et auteur d'un article intitulé Le régime politique actuel dans la région de Nizhniy Novgorod : comment se sont faites les années 90, écrit qu'une « alliance informelle des plus influentes sociétés génératrices d'élites politiques » avait été formée autour de Nemstov et avait constitué les instances dirigeantes et législatives du pouvoir, ainsi que les « siloviki » locaux (représentants les forces de la police, de la sécurité de l’Etat et de l’armée), les entrepreneurs et les propriétaires de mass-médias.

Pour le sociologue Alexander Prudnikov, les modèles de management et de gouvernement promus par Nemstov représentaient une « manière de tester les nouveaux éléments de la démocratie contrôlée ». Par la suite, cette expérience néo-libérale de « démocratie contrôlée » fut transférée de la région de Nizhniy Novgorod à la Russie entière.

Ainsi, les fondations de la nouvelle économie russe furent posées dans le Nizhniy Novgorod de Boris Nemstov. A l’époque, la presse informait largement sur les relations entre Nemstov et le patron de la pègre Andrei Klimentyev ; sur les fonds de la Bank of New York qui ont disparu mystérieusement dans cette même région ; et sur l'amitié de longue date de Nemstov avec le bureaucrate et affairiste Boris Brevnov, qui a aidé à démanteler et à vendre les papeteries des Balkans à prix cassé.

Malgré tout, il faut noter que les médias de masse « libres » étaient alors relativement peu concernés par les méthodes de management entrepreneurial. Ces médias « démocratiques » insistaient sur le fait que « la propriété de l'Etat est la propriété de personne », et que le vol de ces propriétés était nécessaire à l'accumulation de capital et à l'avènement de l’avenir glorieux du marché. A l'époque, « Les Escrocs et les Voleurs » (nom donné par l'opposition au parti de Poutine et de ses alliés) étaient très bien vus par ces mêmes organes de presse.

Avoir un portefeuille au gouvernement russe fut le point culminant de la carrière de Nemstov. Boris Elstine lui-même, par plaisanterie ou parce qu’il était ivre, annonça son intention de le sacrer « Boris le Second », et d’en faire l’héritier de sa couronne tsariste. Il fut rapidement évident que la couronne était un peu trop grande pour lui.

Le séjour bref, mais scandaleux, de Nemstov au Kremlin fut caractérisé par le détournement de fonds publics du Système Unifié d'Energie de Russie, son dilettantisme, ainsi que ses initiatives loufoques comme sa tentative d'obliger les fonctionnaires russes à n'utiliser que des voitures fabriquées en Russie.

Le 26 décembre 1997, la Douma (le parlement russe) fit une déclaration décrivant Nemstov comme un politicien sous-qualifié et irresponsable, et conseilla à Boris Elstine de le relever de ses fonctions. Le président lui-même avait compris que Nemstov n'était pas capable d'étendre au reste du territoire russe le modèle autoritaire qu'il avait créé à l'échelle du Nizhniy Novgorod. Cette tâche devait être menée par une personne bien différente, qui allait apparaître dans l'arène politique peu après.

En 1999, Nemstov déclarait : « Pour la droite, Poutine est une personne tout à fait acceptable. Il ne rechigne pas à la tâche, possède de l'expérience et est intelligent, du niveau de Stepachine (ministre de la Sécurité fédérale sous Boris Elstine — NDT) ». Le gouverneur de Nizhniy Novgorod de l'époque tint à peu près le même discours, et ce, plusieurs fois durant les mois et années qui suivirent. Il déclarait régulièrement que Vladimir Vladimirovich (Poutine) était « le plus valable des candidats à l'élection présidentielle ».

Comme nous le savons aujourd'hui, l'erreur fatale de Boris Yefimovich (Nemstov) fut commise à ce moment-là. Un politicien tout juste compétent à l'échelle régionale, sans aucune connexion avec la clique de Saint-Pétersbourg de Poutine, s'est avéré n'être d'aucune utilité pour les nouvelles autorités. Après la défaite de « L’Union des Forces de Droite » (le parti néo-libéral de Nemstov) aux élections de la Douma, en 2003, Nemstov s'est fait sortir du champ politique. Il commence alors un rôle de leader d’opposition extra-parlementaire. De par les postes prestigieux qu'il avait précédemment occupés (gouverneur, vice Premier ministre...), il devint alors « le chef du village » de l'opposition libérale et commença à se présenter comme un éminent « avocat de la démocratie » et un « combattant contre la corruption ».

Le camp libéral commença à réellement apprécier Boris Nemstov, voyant en lui une illustration du renouveau en politique. Contrairement aux anciens bureaucrates du parti, avec leurs insipides orgies d’ivrognes dans des datchas privées, Nemstov ne fut jamais trop timide pour démontrer au pays appauvri qu’aucune des faiblesses humaines ne lui était inconnue. Père des enfants de toutes ses secrétaires et fervent pratiquant d'orgies avec des prostituées de luxe, à Dubaï, Nemstov pouvait simplement s'envoler pour Davos en utilisant l’argent d'une des compagnies occidentales qu'il avait « aidée » en privatisant des pans important des anciennes propriétés de l’Etat russe. Même dans ses derniers instants, il était en compagnie d'un top model de 23 ans.

Clairement, les vatniks et les Soviets (termes péjoratifs utilisés par les libéraux russes pour décrire les gens ordinaires de la classe ouvrière qui regrettent les acquis sociaux du temps de « l'ère soviétique », qui rejettent l'idéologie libérale et peuvent avoir des illusions en Poutine) n'appréciaient guère plus le style Nemstov. Ils n'ont pas caché leur écœurement envers cette postérité non méritée. En fait, la plupart des associés libéraux de Nemstov considèrent aujourd'hui qu'il ne fut pas un atout pour l'opposition russe, qu'il aurait de surcroit discréditée par ses « exploits » et sa fréquentation trop assidue des clubs de strip-tease. Néanmoins, depuis sa mort, toutes ces considérations font partie du passé.

Dans les années 90, des millions de travailleurs russes ont souhaité de tout leur cœur que Nemstov, Chubais et Gaidar croisent le chemin d’une balle ou d’une corde, à proximité des murs du Kremlin. Concernant Nemstov, c'est seulement maintenant que ce souhait se réalise. Mais dans cette mort, ne voyons ni justice, ni rédemption. Au contraire : la mort violente de Boris Nemstov pourrait créer encore plus de dégâts au pays que son existence. L'assassinat de Nemstov mènera inévitablement à des conséquences négatives — un durcissement du régime de Poutine et une remontée de l'opposition libérale qui a maintenant son propre Gongadze (ukrainien assassiné en 2000). Cela mènera également à une dégradation nette des relations avec les Etats-Unis et l’Union Européenne.

Au final, ce seront bien les travailleurs russes qui paieront le prix de toutes ces intrigues, dignes du « Trône de Fer », dont fut victime le prince des libéraux de Russie « Boris le Second qui jamais ne fût »

Le 7 août, les forces armées de la République de Géorgie ont envahi l’Ossétie du Sud. Cependant, les forces géorgiennes n’ont pas réussi à prendre la capitale de l’Ossétie du Sud, Tskhinvali, et n’ont pas réussi à sécuriser ne fût-ce qu’une partie du territoire aux alentours. Dès le lendemain matin, l’armée russe est intervenue à son tour. En l’espace de 48 heures, elle a repoussé l’armée géorgienne hors d’Ossétie du Sud – la poursuivant, sur terre et dans les airs, jusqu’à Gori, en territoire géorgien.

Face à la déroute complète de l’armée géorgienne, le Pentagone a appelé à la « cessation des hostilités » – comme si l’administration Bush n’y était pour rien. Or, en réalité, il est totalement inconcevable que le Pentagone n’ait pas été informé des préparatifs géorgiens, comme le prétendent les médias occidentaux. La présence de bases militaires, de commandants et autres « spécialistes » américains en Géorgie signifie que le Pentagone était non seulement au courant, mais sans doute aussi pleinement impliqué dans ces préparatifs.

L’Ossétie du Sud, tout comme l’Abkhazie, est un territoire dont la Géorgie voudrait retrouver le contrôle. La Russie s’y oppose, car la position de l’Ossétie du Sud comme protectorat de facto de la Russie – 90% de sa population est de nationalité russe – lui donne, en cas de besoin, une base d’opérations militaires contre la Géorgie et contre l’ensemble du Caucase, une région de très haute importance stratégique, entre la mer caspienne et la mer noire. Du côté américain, la Géorgie, qui s’apprêtait à intégrer l’OTAN, est considérée comme un rempart contre les intérêts russes dans la région, mais aussi comme une base d’opérations contre l’Iran.

Compte tenu de la faiblesse relative de l’armée géorgienne – qui ne possède que neuf avions militaires –, on peut s’étonner qu’elle se soit lancée dans une aventure de ce genre. C’eût été  un acte de pure folie si elle n’avait pas reçu l’assurance préalable du soutien des Etats-Unis. De telles assurances existaient, sans doute. On ne peut retenir l’hypothèse que soutiennent de nombreux « analystes » de la presse capitaliste, selon laquelle la Géorgie se serait lancée de son propre chef dans cette guerre en ayant à l’idée qu’une réaction russe « forcerait la main » des puissances occidentales, les obligeant à intervenir du côté de leur allié georgien. Les autorités militaires américaines étaient certainement partie prenante de la préparation de cette offensive.

L’erreur du Pentagone, comme du gouvernement géorgien, fut de sous-estimer la réaction de la Russie. Ils ne s’attendaient manifestement pas à une réaction aussi immédiate et foudroyante de la part de la Russie. L’indépendance du Kosovo – en réalité, sa transformation en un satellite américain – et la tentative d’intégrer à l’OTAN l’ensemble des Etats de la frontière occidentale de la Russie, n’ont produit que des protestations et des mises en garde de la part du Kremlin. Dès lors, le régime géorgien et les « faucons » de l’administration Bush ont pensé qu’il en serait de même cette fois-ci. Ce fut une grave erreur. La défaite de la Géorgie en Ossétie du Sud – comme la défaite d’Israël au Liban, en 2006 – lui interdit toute nouvelle tentative d’invasion. Et comme c’est le cas en Israël, cette débâcle ne manquera pas d’affaiblir la position de la classe dirigeante géorgienne, sur le plan intérieur.

Le lancement de cette aventure n’est pas sans rapport avec les profondes divisions qui traversent la classe dirigeante américaine, ainsi que l’administration gouvernementale et militaire. Avec l’effondrement du dollar, la crise du secteur bancaire et du crédit, la baisse de la production, l’endettement massif et les déficits commerciaux abyssaux, l’économie américaine est en train de sombrer dans la récession. Même pour une puissance aussi colossale que l’impérialisme américain, les 5 milliards de dollars par mois qui disparaissent dans le gouffre des guerres en Irak et en Afghanistan sont insoutenables, d’autant que les Etats-Unis sont en train de perdre ces guerres. D’un côté, les « faucons » de l’administration militent pour la poursuite de ces conflits, convaincus que le retrait des forces américaines porterait un coup majeur aux intérêts de l’impérialisme américain au Moyen-Orient (ce qui est exact). Ils poussent aussi pour une politique agressive à l’égard de l’Iran et de la Syrie, et donc de la Russie. Mais d’un autre côté, une partie – et sans doute la majorité – de la classe capitaliste américaine comprend qu’il faut se désengager de l’Irak et, à terme, de l’Afghanistan, faute de quoi les problèmes économiques à l’intérieur et l’instabilité sociale au Moyen-Orient ne feront que s’aggraver.

Or, pour que les Etats-Unis quittent l’Irak dans les « meilleures conditions », de leur point de vue, ils ont besoin d’un accord préalable avec l’Iran et la Syrie. Alors que Bush s’orientait vers une agression militaire contre l’Iran, les services secrets américains ont organisé une « fuite » établissant que l’Iran ne risquait pas de se procurer l’arme nucléaire, ni à court terme, ni dans un avenir prévisible. Cela a ruiné le « dossier » que les faucons de l’administration Bush commençaient à constituer contre l’Iran, sur le modèle des « armes de destruction massive » de Saddam Hussein. Cette « fuite » ne devait rien au hasard. C’était une tentative de freiner la folie belliqueuse de Bush et de ses proches. Et ce sont ces derniers qui poussent à l’attisement des tensions dans le Caucase.

Le Caucase est une région d’une importance stratégique majeure pour les Etats-Unis. La Géorgie et l’Azerbaïdjan recouvrent la bande de territoire située entre la Mer Caspienne et la Mer Noire. Le pétrole et le gaz sont acheminés à partir de Bakou, en Azerbaïdjan, sur la côte occidentale de la Mer Caspienne, en passant par Tbilissi, la capitale géorgienne, jusqu’aux villes portuaires de Soupsa, sur la Mer Noire, et de Ceyhan, sur la Méditerranée. Le contrôle de ce territoire est donc d’une importance absolument vitale pour les Etats-Unis. L’impérialisme américain doit s’assurer du maintien de régimes à sa botte en Azerbaïdjan, en Géorgie et en Turquie, faute de quoi son accès aux hydrocarbures de la Mer Caspienne serait menacé. Il s’agit également de contrer les alliés de la Russie dans la région et au Moyen-Orient, dont notamment l’Iran, la Syrie et l’Arménie.

La Russie est une superpuissance importante, et l’impérialisme russe ne peut pas se permettre d’assister passivement à l’expansionnisme américain dans le Caucase. Les « droits des minorités nationales », que le Kremlin évoque pour justifier ses incursions en territoire géorgien, ne sont qu’un prétexte bien commode. Pas plus qu’à l’époque des Tsars ou de Staline, l’actuel régime russe n’a que faire du sort des minorités nationales. Celles-ci ne sont que la petite monnaie de sa lutte pour défendre et étendre les zones d’influence de l’impérialisme russe dans le Caucase et ailleurs. La Géorgie est un Etat instable, dont l’autorité ne s’étend guère très au-delà de la capitale. Sur une population de 5 millions d’habitants, 30% est composée de Russes, d’Arméniens, d’Azéris, d’Ossètes, d’Abkhazes et de Grecs. Les enclaves d’Adjarie, sur la frontière turque, de Djavakhétie (de population arménienne) et de Pankissi (tchétchène) échappent à son contrôle, et constituent, pour le Kremlin, autant de leviers à manipuler pour faire pression sur le régime géorgien. En 1992, la Russie est intervenue pour obtenir l’indépendance de l’Abkhazie – provoquant l’exode de plus de 250 000 Géorgiens – et celle de l’Ossétie du Sud, même si elle n’est pas officiellement reconnue.

Le « plan de paix » présenté par Nicolas Sarkozy n’est qu’une immense plaisanterie. Le président français « se félicite » – son passe-temps préféré – de l’acceptation de ce plan par les deux parties. Mais pour montrer à Sarkozy et à l’Europe qu’il n’attachait aucune importance au « plan de paix », le Kremlin avait déjà décrété un cessez-le-feu avant l’arrivée de Sarkozy à Moscou – cessez-le-feu que Poutine choisira ou non de respecter, à sa guise. « Plan de paix » ou pas, tous les objectifs militaires des Russes avaient déjà été atteints, de toute façon. Quant à la Géorgie, le « plan de paix » ne lui procure absolument aucun avantage, et ne fait qu’entériner sa défaite. La Russie sait qu’elle peut agir en toute impunité dans la région, pour la simple raison que toutes les « garanties » dont bénéficie la Géorgie de la part des Etats-Unis et des puissances européennes ne valent même pas le papier sur lequel elles sont écrites. Les Etats-Unis, éperdument enlisés en Irak et en Afghanistan, ne disposent simplement pas des moyens militaires nécessaires pour une intervention contre la Russie. Quant à l’Europe, l’idée que des forces armées européennes puissent « maintenir la paix » au détriment des intérêts de la Russie est tout simplement risible.

De manière générale, cette guerre démontre que la Russie impérialiste commence à chauffer ses muscles. Les moyens militaires dont disposent les Etats-Unis sont importants. Mais ils ont leurs limites, et celles-ci sont aujourd’hui atteintes. Au Caucase, les ambitions expansionnistes des « faucons » de l’administration américaine resteront lettre morte. Ils n’ont plus aucune force d’intervention terrestre capable de contrer la Russie, qui entend bien affirmer sa présence et faire la démonstration, si nécessaire, de sa puissance. C’est une leçon qui s’adresse tout autant à la Géorgie qu’aux pays baltes, à l’Ukraine, à la Pologne et à la République Tchèque. C’est aussi un avertissement à l’actuel et au futur occupant de la Maison Blanche au sujet de l’installation d’un « bouclier anti-missile » américain, en Pologne. Sous prétexte de protéger le monde occidental contre une prétendue « menace iranienne », ce dispositif militaire vise essentiellement la Russie.

La guerre entre la Russie et la Géorgie est, des deux côtés, une guerre réactionnaire. Elle n’a rien à voir avec les droits nationaux des Ossètes, ni avec ceux des Géorgiens. C’est une lutte pour une nouvelle répartition des sphères d’influence entre puissances capitalistes, une lutte impérialiste pour le contrôle des voies de communication et de commerce. Le nationalisme, en Géorgie, chez les Ossètes, les Abkhazes et les autres minorités de la région, n’offre aucune issue. Notre combat doit être d’unir les travailleurs de toutes les nationalités et de tous les pays dans une lutte commune pour le renversement du capitalisme et la création d’une fédération socialiste du Caucase et de la Russie, dans laquelle les minorités seraient libres de toute forme de discrimination nationale, sociale ou politique.

 Cet article a été écrit le 24 novembre 2003, au lendemain du renversement de Chevardnadze.
 

Les événements spectaculaires de Tbilissi marquent un virage brutal dans la situation du Caucase. Samedi [22 novembre], les partisans de l’opposition ont envahi le parlement et en ont pris le contrôle, forçant le Président Edouard Chevardnadze à s’enfuir, alors que des milliers de manifestants demandaient sa démission. Le dirigeant de l’opposition, Mikhaïl Saakashvili, a conduit les centaines de ses partisans qui se sont ouvert un chemin dans la chambre, renversant chaises et tables, et se battant avec les membres du parlement.

Chevardnadze, qui était ministre des affaires étrangères de l’URSS sous Mikhaïl Gorbatchev, dirigeait l’ex-république soviétique depuis 1992. Mais à l’instar de la plupart des anciennes Républiques soviétiques, ce pays n’a cessé d’être en crise. Il a glissé vers sa plus grosse crise politique depuis des années à la suite des élections parlementaires du 2 novembre, dont les résultats officiels attribuaient la victoire au parti pro-Chevardnadze. Les protestations de l’opposition et de nombreux observateurs étrangers ont été étouffées.

D’après les résultats définitifs de ces élections, le bloc pro-Chevardnadze, « Pour une Nouvelle Géorgie », a fini en tête avec 21.3% des voix. Le Parti du Renouveau, qui a été parfois critique à l’égard du gouvernement, mais qui affronte la crise actuelle aux côtés de Chevardnadze, a fini second, avec 18.8% des voix. Le Mouvement National de Saakashvili est arrivé juste derrière, en troisième position, avec 18% des votes, cependant que les Démocrates, alliés à Saakashvili, en ont obtenu 8.8%. Enfin, le Parti travailliste a recueilli 12% des voix.

Vendredi [21 novembre 2003], le Département d’Etat américain a demandé au gouvernement géorgien de conduire une investigation indépendante sur ces résultats. Le porte-parole du Département d’Etat, Adam Ereli, a estimé que le résultat du scrutin reposait sur « des fraudes électorales massives » dans plusieurs régions et « ne reflétait pas exactement la volonté du peuple géorgien ».

C’est indubitablement vrai. Le réactionnaire bonapartiste Chevardnadze n’était certainement pas étranger aux votes frauduleux et à toutes sortes de manœuvres crapuleuses. Sous la pression de la rue, Chevardnadze a reconnu qu’il y avait eu quelques problèmes dans les élections. « Entre 8 et 10% des votes étaient invalides » a-t-il admis. Mais il a ajouté qu’il revenait à la cours de régler ce problème. Dans le même temps, il a convoqué un nouveau parlement sous une sécurité renforcée. La police, portant armures et boucliers, a été postée devant les principaux bâtiments du gouvernement.

Cependant, pendant le discours de Chevardnadze, les partisans de l’opposition ont fait irruption dans le parlement. Les chaînes télévisées ont montré des manifestants renversant tables et chaises alors qu’ils montaient vers le podium. Sautant sur l’estrade principale et saisissant le micro, le leader de l’opposition s’est adressé à la foule : « La révolution des roses a commencé en Georgie », a dit Saakashvili, sous les applaudissements de la foule. « Nous sommes contre la violence ».

Chevardnadze, âgé de 75 ans, fut escorté hors de la chambre et du bâtiment parlementaire par ses gardes du corps. Saakashvili a fait sortir de la chambre tous les députés pro-gouvernementaux, non sans quelques échauffourées. Il a ensuite invité à la tribune une dirigeante de l’opposition, Nino Burdzhanadze, qui avait été présidente de l’Assemblée dans le parlement précédent.

Avant d’être conduit hors du parlement, sous l’escorte de gardes en tenues « anti-émeute », Chevardnadze a déclaré : « Je ne démissionnerai pas. Je me retirerai à l’expiration du mandat présidentiel, conformément à la constitution ». Son intention était clairement de s’accrocher au pouvoir - par la force si nécessaire. Mais il fut obligé d’abandonner la partie lorsque les forces armées sont passées à l’opposition. Au moment de vérité, le président était un général sans armée. Dimanche, après avoir parlé avec Igor Ivanov, le Ministre russe des Affaires Etrangères, Chevardnadze acceptait de renoncer à son mandat présidentiel de 10 ans.

Cette chute du gouvernement est intervenue au terme de deux semaines de manifestations quotidiennes de la part des partisans de l’opposition. Avant que Chevardnadze n’ouvre le parlement, des dizaines de milliers de sympathisants de l’opposition se rassemblaient Place de la Liberté et dans les rues de la capitale, détruisant une statue à l’effigie de Chevardnadze et placardant des slogans comme « ton siècle est le 20ème. Nous sommes désormais au 21ème ! ». Ils jurèrent de ne pas quitter les rues tant que Chevardnadze ne serait pas destitué. Ces évènements ont été immédiatement qualifiés par les médias occidentaux de « révolution pacifique ». Mais la raison pour laquelle, à ce moment de vérité, le vieux régime s’est écroulé comme un château de carte, c’est que la soi-disant indépendance de la Géorgie sur des bases capitalistes n’a apporté que guerres, misère et chômage. Ce dernier, qui se situe officiellement à 17%, est en réalité bien supérieur. Beaucoup de gens ont fui le pays. Il y a dans le pays un mécontentement général qui a trouvé une expression dans les évènements de ces derniers jours.

Malheureusement, non seulement cette soi-disant « révolution » ne résoudra rien, mais elle ne fera qu’aggraver les souffrances du peuple géorgien. Mikhaïl Saakashvili est un juriste de 35 ans qui a fait ses études en France et aux Etats-Unis. Il est considéré comme un réformateur radical et pro-occidental - autrement dit, c’est un bourgeois contre-révolutionnaire et un agent de l’impérialisme américain. Sa différence avec Chevardnadze relève plus de l’ambition personnelle que d’autre chose. Précédemment à la tête du conseil de Tbilissi, il fut nommé ministre de la justice par Chevardnadze en 2000, mais quitta le gouvernement l’année suivante, pour former le Mouvement National Unifié.

Saakashvili représente une nouvelle génération de politiciens bourgeois : jeunes, ambitieux, pleins d’assurance et impatients d’écarter les anciens dirigeants - plus prudents, tels Chevardnadze - et de prendre leurs places, ainsi que les gros salaires, les avantages et les privilèges qui vont avec. Il y a une vieille tradition bien établie, dans le Caucase, qui veut que les fonctions politiques soient simplement un moyen de se remplir les poches aux frais du contribuable. Bien sûr, on peut dire la même chose de l’Angleterre ou des Etats-Unis, mais ces activités y sont généralement pratiquées avec un minimum de discrétion, alors que dans des pays comme la Géorgie, le pillage du trésor public se pratique ouvertement et au su de tout le monde.

La nouvelle et « indépendante » Géorgie capitaliste combine toutes les caractéristiques les plus répugnantes de l’ancien régime bureaucratique avec les injustices et l’exploitation monstrueuse du capitalisme. Ces crimes sont commis de façon flagrante. Le nouveau régime consacrera les mêmes honorables traditions, à cette différence près que l’étendue du pillage sera bien plus importante du fait du flot inévitable d’hommes d’affaires arrivant par avions de Dallas ou de New York, chargés des mallettes pleines de dollars pour les pots-de-vin, ce qui leur permettra d’obtenir des contrats juteux. Les Géorgiens ordinaires n’en profiteront nullement.

L’actuelle euphorie retombera dès que le peuple géorgien réalisera qu’il a été abusé. Rien de fondamental ne va changer. Le précédent parlement sera remis en place. Les mêmes vieux gangsters, voleurs et escrocs conserveront leur situation. « La continuité » - tel est le principal message des « révolutionnaires ».

« Le pays doit [maintenant] retrouver son rythme de vie normal », a dit Mme Burdzhanadze, qui a appelé les forces de sécurité à reprendre leur mission.

Le seul changement significatif sera un renforcement de l’orientation pro-occidentale - et en particulier pro-américaine - du régime. Le gouvernement américain a salué le nouveau gouvernement géorgien. Dans un communiqué, le Secrétaire d’Etat américain, Colin Powell, a déclaré vouloir collaborer avec Mme Burdzhanadze « dans ses efforts pour maintenir l’intégrité de la démocratie géorgienne et pour faire respecter la constitution pendant le changement de gouvernement ».

Le communiqué précisait : « Les Etats-Unis et la communauté internationale se tiennent prêts à soutenir le nouveau gouvernement dans la tenue prochaine d’élections parlementaires libres et justes ».

La hâte indécente avec laquelle Washington a soutenu l’opposition indique qu’il y a, dans cette affaire, une face cachée. Depuis la chute de l’URSS, le Caucase a été le centre d’une bataille féroce entre la Russie, les Etats-Unis et la Turquie pour le contrôle de ses importantes ressources pétrolières. Dans cette grande lutte pour le pouvoir, la Géorgie occupe une position clé. Ce petit pays de près de 5 millions d’habitants occupe une situation stratégique entre le sud de la Russie, au bord de la Mer Noire, et le Nord de la Turquie. Un important oléoduc traversant l’ex-République soviétique doit, à partir de 2005, acheminer du pétrole de la Mer Caspienne jusqu’en Turquie.

La Russie reste une puissance clé de la région, et a tenté d’y réduire l’influence américaine. Dans le but d’exercer une pression sur la Géorgie et de maintenir son contrôle sur le pays, Moscou a accusé Tbilissi d’offrir soutien et refuge aux combattants tchétchènes. Pour affaiblir la Géorgie, elle a soutenu des mouvements séparatistes en Abkhazie et en Ossétie. Les rapports entre le Kremlin et Chevardnadze ne sont pas au beau fixe. Ce dernier, en dépit de son passé de bureaucrate du Kremlin et de « Communiste », a adopté une position nationaliste et pro-capitaliste. Le problème, c’est que l’opposition est, dans la mesure du possible, encore plus pro-américaine que Chevardnadze. Par conséquent, si Moscou a reconnu la fraude électorale et appelé à « corriger les erreurs », elle a souligné que cela devait être fait « dans les limites de la loi ». « L’alternative est le chaos », a grogné le ministre russe des Affaires étrangères. Et si elle le souhaite, Moscou a entre ses mains de quoi provoquer un énorme chaos dans la région.

C’était là un avertissement adressé aux Américains et à leurs amis géorgiens pour qu’ils ne poussent les choses trop loin. Mais l’avertissement est tombé dans des oreilles de sourds. Avec la destitution du président Chevardnadze, une opposition pro-Américaine et radicale est arrivée au pouvoir à Tbilissi. Cela fait partie d’une poussée générale destinée à augmenter l’influence de Washington dans le Caucase, mais cela aura déclenché des alarmes au Kremlin. Les Russes ne vont pas regarder, les bras ballants, un pays clé de leur frontière sud passer directement dans le camp de l’impérialisme américain.

Ces événements vont indubitablement ouvrir la voie à des conflits plus importants et une plus grande désagrégation de la région. Les Russes vont serrer la vis sur la Géorgie. Les régions dites « indépendantes » et les dirigeants politiques pro-Moscou ne seraient que trop heureux de pouvoir en découdre avec le nouveau pouvoir de la capitale. Puisque aucune partie ne dispose d’un soutient massif, le chaos et la violence prévaudront vraisemblablement, causant à nouveaux des soulèvements, des guerres, des effusions de sang et la misère à travers cette belle mais malheureuse région, et sabotant les plans américains de pomper vers l’ouest le pétrole de la mer Caspienne.

Nino Burdshanadze a donné son premier discours télévisé suite à la destitution d’Edouard Chevardnadze. « Nous avons surmonté la plus grave crise de l’histoire récente de la Georgie sans verser une seule goutte de sang », a-t-elle dit. Mais elle a parlé trop vite. Les intrigues des impérialistes feront couler beaucoup de sang avant que la crise ne soit réglée d’une manière ou d’une autre. Les nouveaux dirigeants jettent déjà des regards inquiets vers la Russie. Déclarant la campagne de désobéissance terminée, Mme Burdshanadze a déclaré que le pays devait travailler à renforcer ses liens avec ses voisins et « le grand Etat de Russie ». Mais des belles paroles n’impressionneront pas le Kremlin. La Russie suivra de très près la politique et la conduite du nouveau gouvernement de Tbilissi, tout en se préparant à resserrer l’étau. Il en résultera de nouvelles guerres, du chaos et une horreur sans fin.

Pour ceux qui le connaissent, le Caucase est comme un paradis sur terre : un climat merveilleux, des paysages d’une beauté extraordinaire, une agriculture riche et de colossales ressources minérales. Les peuples du Caucase, en dépit de toutes leurs différences linguistiques, ethniques et religieuses, partagent une histoire et des traditions communes, ainsi que d’étroites affinités culturelles. Ils font partie des peuples les plus charmants, hospitaliers et généreux du monde. De ce point de vue, ils ont quelque chose en commun avec les peuples des Balkans, dont la région ressemble à nombreux égards au Caucase.

Cependant, ce magnifique jardin et son extraordinaire potentiel de développement et de prospérité ont été réduits à l’état de carcasse fumante, d’horrible champ de bataille où les gens se massacrent pour des frontières artificielles qui n’ont aucune signification réelle. La grande tragédie historique du Caucase, c’est que les peuples qui le composent ont été séparés les uns des autres, cruellement divisés et balkanisés. Cela les a rendu incapables de résister à l’ingérence permanente des grandes puissances, qu’il s’agisse de celles qui les entourent ou du géant transatlantique.

Toutes font désormais la queue pour poser leurs mains cupides sur les richesses de la région. Pour y parvenir, ils sont prêts à la plonger dans le chaos. Derrière chaque faction rivale, nous trouverons l’un ou l’autre des pouvoir étrangers : Américains, Russes, Turcs, Allemands, complotant, incitant au meurtre, soudoyant, corrompant, provoquant guerres et sécessions au nom de « l’autodétermination » - et partout, toujours, répandant misère, chaos et mort. Nous avons là une parfaite reproduction de l’histoire des Balkans d’avant 1914. Et les conséquences pour les peuples caucasiens n’en seront pas moins terribles.

Au fond, le problème est l’absence d’un mouvement indépendant des travailleurs du Caucase. La classe ouvrière s’est laissée entraîner par d’autres classes dans un prétendu combat pour « l’indépendance nationale ». Elle s’est subordonnée aux démagogues nationalistes bourgeois dont le seul but est de planter leur groin dans l’auge du trésor d’Etat et de se vendre, ainsi que leur pays, aux plus offrant des Etats impérialistes. Quelle sorte « d’indépendance nationale » est-ce là ?

Encouragés par l’impérialisme américain, les démagogues nationalistes comme Chevardnadze ont promis aux populations un futur rayonnant de prospérité et de « démocratie », sous un régime capitaliste indépendant. Mais dix ans plus tard, tous ces rêves ne sont plus que ruines fumantes. Pour des millions de personnes, le résultat a été la mort, la destruction et la misère.

Washington et Moscou traitent les Etats caucasiens petits, faibles et divisés comme de simples pions dans un jeu où l’ensemble de la région fait office de gigantesque échiquier. Les Etats-Unis jouent un coup, la Russie réplique, et il en résulte une guerre, un assassinat, une explosion, un coup d’Etat militaire - ou une « révolution pacifique ». Nous attendons maintenant le prochain mouvement de la partie. Nous ne savons pas où et quand Moscou répondra, mais nous savons une chose : les perdants seront les gens ordinaires, les pauvres, les démunis.

Le seul espoir, pour les peuples du Caucase, réside dans une rupture radicale avec le capitalisme et l’impérialisme. Les gangsters capitalistes doivent être expulsés et les biens des impérialistes expropriés ! Peut-être qu’alors le terme « indépendance » pourra acquérir un peu de sens. Mais pour ces petits pays montagneux, aucun progrès ne peut venir de l’érection de barrières artificielles. Les Géorgiens, les Arméniens, les Azéris, les Tchétchènes et tous les autres peuples de la région doivent s’unir dans une fédération socialiste du Caucase, sur les bases d’une égalité, d’une démocratie, d’une fraternité et d’une amitié complètes.

Cela semble-t-il impossible ? Cela a pourtant déjà été accompli, dans le passé. La Révolution bolchevique d’octobre 1917 a donné terres et libertés aux peuples du Caucase. Elle les a unis dans une Fédération Transcaucasienne qui a mis fin à des siècles de conflits et a créé un esprit de fraternité et d’authentique internationalisme ouvrier. Grâce à une économie planifiée, la révolution a sorti les Caucasiens de leur arriération semi-féodale et a ouvert la voie aux développements économiques et culturels. Cela a radicalement transformé la vie des peuples caucasiens et leur a donné un futur.

Il est vrai que, sous Staline et ces successeurs, la plupart de ces progrès ont été détruits. La bannière sans tâche de l’internationalisme léniniste fut remplacée par l’odieux chauvinisme de la Grande Russie, et ceci s’est traduit par l’émergence de bureaucraties nationalistes locales dans les républiques soviétiques. Chevardnadze en est un exemple. Ces bureaucraties locales ont délibérément encouragé les séparatismes et les nationalismes, qui ont abouti à la dislocation de l’URSS.

Ce qui a déjà été fait peut l’être à nouveau. Les gens ordinaires de Géorgie, d’Arménie, d’Azerbaïdjan et des autres nations caucasiennes regrettent l’époque où ils vivaient en paix. S’ils avaient le choix, ils décideraient d’intégrer une fédération libre dans laquelle les ressources du Caucase seraient utilisées pour le bénéfice de tous. Dans les conditions modernes, une fédération socialiste se situerait à un niveau qualitativement supérieur à celle de 1923. Elle ouvrirait la voie à un développement rapide des forces productives, à l’élimination du chômage, de la pauvreté, et à la création des conditions de la prospérité et de l’abondance. Dans de telles conditions, les causes des guerres et des conflits n’existeraient plus. Les vieilles querelles et les haines primitives pourraient enfin se dissiper.

Le vrai potentiel du Caucase ne pourra se réaliser que sur de telles bases. Ce magnifique jardin pourra enfin fleurir. Les hommes et les femmes pourront se dresser de toute leur taille et le Caucase cesser d’être le champ de bataille sanglant où s’affrontent les impérialistes rivaux - et devenir un véritable exemple pour le reste de l’humanité.

Quelques mois seulement après la désastreuse guerre contre la Yougoslavie, où la destruction et le blocus infligés par l’OTAN ont plongé la population dans une misère effrayante, c’est aujourd’hui aux peuples de la Tchétchénie de subir les conséquences indescriptibles d’une agression militaire de la part d’une grande puissance.

Après l’échec du dernier assaut contre la Tchétchénie en 1994-1996, une guerre qui a coûté la vie à au moins 80 000 personnes, l’État-major de l’armée russe est décidé à prendre Groznyï cette fois-ci, et cela même s’il faut mettre toute la région à feu et à sang.

La Tchétchénie se situe dans une région d’une importance stratégique et économique majeure que les États-Unis et ses alliés veulent intégrer à leur zone d’influence. Après le retrait de l’armée russe en 1996, la Tchétchénie a obtenu une indépendance de fait qui ne pouvait être longtemps tolérée par l’État russe.

Lors de la dernière guerre, l’offensive russe contre la Tchétchénie était très impopulaire en Russie. Cette fois-ci, l’offensive a été précédée d’une série d’attentats terroristes particulièrement meurtriers à Moscou et ailleurs. Ces attentats ciblaient non pas des bâtiments gouvernementaux ou des personnalités du régime, mais les travailleurs, les gens dans le métro, dans des rues commerçantes et dans les quartiers populaires.

Les autorités ont immédiatement désignés les "terroristes tchétchènes" comme coupables. Jusqu’à ce jour, cependant, aucun élément n’a pu être présenté qui lierait de quelque manière que ce soit les attentats à une quelconque organisation tchétchène, et aucun groupement terroriste ne les a revendiqués.

Il est fort probable que ces atrocités étaient en fait commises par les services secrets russes ou par leurs "hommes de main" recrutés dans le milieu de la mafia russe. En tout cas, le massacre gratuit de citoyens russes n’a aidé en rien la cause tchétchène. Par contre, il a réussi à fournir une formidable prétexte pour une intervention militaire de grande envergure et dont les préparatifs remontent au lendemain de la déroute de 1996.

L’offensive en direction de Groznyï a été menée avec une sauvagerie extrême. De village en village, sous prétexte de dénicher des "terroristes", les forces russes ont massacré et bombardé hommes, femmes et enfants.

Les médias et les gouvernements occidentaux versent des larmes de crocodile sur le sort des tchétchènes, oubliant convenablement que la Serbie a récemment été l’objet d’un traitement identique sous leur commandement. Il s’agit là d’une opération de propagande parfaitement cynique, permettant aux pays de l’OTAN de se poser une fois de plus en défenseurs de la paix et de la démocratie.

Comme pour les Kurdes, les Palestiniens ou encore les Albanais du Kosovo, le drame que vivent les tchétchènes n’est mis en avant que dans la mesure où il peut servir les intérêts des puissances concernées. Toute en s’opposant à l’offensive russe, devant laquelle elles sont d’ailleurs totalement dépourvues, les puissances occidentales continuent à envoyer les fonds à Moscou via la Banque Mondiale et le FMI, contribuant ainsi au financement de la guerre.

Les soldats russes lancés dans cette nouvelle folie meurtrière n’ont pas envie de se battre, et cette offensive, comme celle de 1994, a été marquée par tous les symptômes d’une armée démoralisée ; insubordination, désertions, troc d’armes et d’équipements. Malgré ceci et malgré l’âpreté de la résistance tchétchène, les forces russes finiront sans doute par s’emparer de Groznyï.

Mais ceci ne sera pas la fin de cette histoire. Même si Groznyï est occupée, la guerre continuera et les forces russes se trouveront en proie à un harcèlement permanent de la part de résistants tchétchènes. C’est une chose de prendre une position par un assaut militaire ; pouvoir s’imposer sur place en est une autre. C’était le sens de la phrase de Napoléon, lorsqu’il disait qu’on peut "faire beaucoup de choses avec des baïonnettes, mais il est fortement déconseillé de s’asseoir dessus !"

Quelle que soit l’issue de la guerre sur le plan militaire, il est dores et déjà évident que son déroulement traduit des modifications importantes dans les rapports entre les différentes fractions de l’ex-Union Soviétique. En toute probabilité, la guerre actuelle présage de nouveaux bouleversements sociaux et politiques affectant l’ensemble de cette région du monde dans les mois et les années à venir.

Les généraux russes ont font la sourde oreille aux représentants de la "classe politique" qui les somment de négocier avec les forces tchétchènes sous peine de voir fermer le "robinet" du FMI. La guerre en Tchétchénie, tout comme l’avance des chars russes sur Pristina pendant la guerre contre la Yougoslavie, démontre que dans la Russie d’aujourd’hui, ce sont les chefs militaires qui sont en passe de s’imposer comme l’élément déterminant du pouvoir politique russe. La démission d’Eltsine n’était pas tant sa façon de marquer le passage à l’an 2000 que celle des généraux ! Ceci est un facteur très important dont il faut tenir compte si l’on veut comprendre les perspectives qui se dessinent pour l’ex-Union Soviétique dans les mois et les années à venir.

Naturellement, une perspective ne peut être que conditionnelle, mais l’on se doit de présenter, dans la mesure du possible, le cours le plus probable des événements. Une chose est certaine : la tentative de rétablir le capitalisme en Russie a eu des conséquences absolument catastrophiques pour sa population, qui a subi un effondrement dramatique de l’infrastructure sociale et économique en l’espace d’une décennie. "L’économie de marché" dans la mesure ou elle a pu s’installer, n’a profité qu’à une petite minorité d’ex-bureaucrates devenus capitalistes, aux multinationales étrangères et, surtout, à la mafia russe.

A la différence de tous ceux qui proclamaient prématurément le "triomphe" du capitalisme sur l’économie nationalisée en Russie, les rédacteurs de La Riposte ont maintenu qu’en réalité la question n’était pas encore décidée. Dans un contexte d’instabilité sociale, d’appauvrissement de l’immense majorité de la population, le sentiment anti-capitaliste, anti-mafia, anti-FMI et anti-occident de l’écrasante majorité de la population souligne l’échec de la tentative de restaurer le capitalisme en Russie. Aujourd’hui, après une décennie du "marché libre", le pays se trouve dans une impasse économique, sociale et politique.

Les dirigeants communistes comme Zhouganov flirtent avec le nationalisme, jurent leur attachement à l’économie le marché et flattent les chefs militaires. Si le mouvement communiste avait, à la place de Zhouganov, une direction qui, au lieu de cette honteuse capitulation, avançait un programme socialiste pour la renationalisation de l’économie, plaçant le pouvoir de décision et le contrôle effectif de l’économie entre les mains des travailleurs, elle seraient aujourd’hui au pouvoir et la tentative de rétablir le capitalisme ne serait plus qu’un mauvais souvenir.

La faillite politique des dirigeants communistes d’un côté, et le marasme économique de l’autre, conjuguée à la perspective de nouveaux mouvements sociaux de la part des travailleurs russes, ouvre la voie à la possibilité, voire la probabilité, d’un coup d’état militaire, même si ses auteurs se donnent la peine de le déguiser d’habillage "constitutionnel". Le comportement des dirigeants communistes, en bloquant toute possibilité d’une issue socialiste, favorise directement cette éventualité.

Les chefs militaires ont subi humiliation sur humiliation, dont la dernière en date était l’abandon de la Serbie par Eltsine et sa clique. Leur détermination d’aller jusqu’au bout dans la guerre contre la Tchétchénie est un moyen pour eux de se réaffirmer comme une puissance avec laquelle il faut compter. Aujourd’hui, ils s’habituent à se passer des politiciens corrompus et des conseillers du FMI. Demain, s’ils décidaient se s’emparer du pouvoir, aucune force dans le pays ne pourrait s’y opposer, étant donnée l’absence d’une direction de la classe ouvrière fiable et réellement communiste.

Si un coup d’état devait avoir lieu, les militaires seraient contraints, par la logique même de la situation et quelque soient leurs intentions au départ, de s’emparer des leviers décisifs de l’économie et de rétablir un régime fondé sur la planification de l’économie.

Dans une tentative de consolider leur pouvoir, les militaires procéderaient à une chasse aux mafieux et à la répression de la grande criminalité. Ce serait un régime dictatorial, mais à la différence du stalinisme d’après-guerre, il s’agirait d’une dictature instable qui, avant même de pouvoir se consolider, se trouverait en proie à des pressions sociales très fortes, y compris celles venant de la base des forces armées, et face à la puissance colossale de la classe ouvrière russe.

Un régime militaire, dans la mesure où il balaye la crasse mafieuse et, ce faisant, efface d’un coup un certain nombre de fléaux sociaux, pourrait bénéficier, ne serait-ce que temporairement, d’une certaine popularité. Mais de par sa nature même, une dictature militaire ne pourrait ni résoudre les énormes problèmes économiques et sociaux qui écrasent la population de la Russie, ni résoudre la question des nationalités.

La question déterminante est celle du programme du mouvement ouvrier, de sa capacité de se doter d’un programme indépendant. Dans le domaine économique, l’axe central de ce programme doit être la renationalisation de l’appareil industriel, du système bancaire et des réseaux de distribution, non pas à la manière de l’ancien régime stalinien, mais sur la base d’une gestion saine et démocratique, animée par les travailleurs et par leurs représentants directement élus et révocables, et ne jouissant ni des avantages pécuniaires ni du pouvoir arbitraire des bureaucrates du passé. L’armée et toutes les instances de l’État doivent être nettoyées des éléments parasitaires, corrompus et malfaiteurs, qui doivent être remplacés par des serviteurs intègres et dévoués à l’intérêt public.

Seule une société socialiste pourra ouvrir une issue pacifique et démocratique à la question tchétchène et à la question des nationalités en général. Le socialisme s’oppose résolument à toutes les formes d’oppression, y compris l’oppression nationale. Mais il s’oppose aussi à toutes les formes de nationalisme. Le problème qui se pose en Tchétchénie est avant tout celui de savoir quelle classe sociale doit contrôler les richesses matérielles, les moyens de production, et les armes.

Tout autant que les Tchétchènes, l’importante communauté russe en Tchétchénie, essentiellement des salariés, a terriblement souffert de ce pillage des biens publics que l’on appelle "l’économie de marché". Le travailleur ou le paysan tchétchène a beaucoup plus d’intérêts communs avec son homologue russe qu’avec les trafiquants richissimes qui se sont emparés du pouvoir en Tchétchénie.

Nous sommes pour une Tchétchénie socialiste et une Russie socialiste, unies dans une coopération fraternelle et volontaire, et en aucun cas imposée par la force, dans laquelle le peuple tchétchène disposerait d’une large autonomie.

Dans la guerre actuelle, nous sommes pour le peuple tchétchène et contre les généraux russes. Ceci ne signifie nullement que l’on accorde un quelconque soutien aux brigands mafieux qui forme la classe dominante en Tchétchénie, avec leur charia et leur despotisme politique. Cette clique ne se bat pas, comme elle le prétend, pour le peuple tchétchène, mais pour s’arroger le droit de le piller et de l’exploiter. La victoire du socialisme serait aussi calamiteuse pour ces "chefs" tchétchènes que pour les éléments capitalistes et mafieux de Moscou et de St. Petersbourg.

Le programme d’une Tchétchénie "indépendante" est un leurre. Un régime sécessionniste dans une région sous-développée, sans débouchée maritime et face à la pression et au harcèlement militaire et économique de ses voisins, tomberait inéluctablement sous la domination de l’une ou l’autre des grandes puissances. A notre époque, il n’y a point d’avenir pour des petits états, lesquels, comme le montre le morcellement de la Yougoslavie, deviennent autant de satellites des grandes puissances et, du coup, la "petite monnaie" des conflits qui surgissent entre elles. La Bosnie est en effet un Etat-pion des États-Unis, tout comme la Croatie l’est pour l’Allemagne. L’indépendance de la Tchétchénie ne pourrait jamais être que purement nominale.

Du point de vue économique, social et culturel, tous les peuples de l’ex-Union Soviétique auraient intérêt à se fédérer fraternellement pour mieux utiliser les ressources de chaque région au profit de l’ensemble, tout en laissant à chaque peuple une totale liberté en matière de langues, de pratiques culturelles ou religieuses.

Un régime démocratique et socialiste, dans le Caucase comme en Russie, offre la seule solution viable à la question nationale. Un régime socialiste, sous le contrôle démocratique de la collectivité, mettra fin à toutes ces guerres fratricides menées pour déterminer à quels intérêts privés profitera l’exploitation des différents éléments de l’organisme économique. La victoire du socialisme rendra possible la création d’une fédération démocratique et socialiste du Caucase et de la Russie, fondée sur une collaboration économique fraternelle et librement consentie dans l’intérêt de tous.