Cuba

La manifestation tant attendue de l’opposition au gouvernement cubain, prévue pour le 15 novembre (et donc surnommée 15N), n’a finalement pas eu lieu. Les liens de ses organisateurs avec Washington et avec des éléments contre-révolutionnaires et terroristes ont ôté toute légitimité à leurs appels. La répression policière ciblée a fait le reste.

Après avoir annulé la manifestation, le porte-parole du mouvement, le dramaturge Yunior García, a fini par quitter le pays et partir pour Madrid. Mais le développement le plus intéressant de ces derniers jours – et dont les médias capitalistes occidentaux n’ont rien dit – est peut-être l’émergence du mouvement des foulards rouges.

L’échec total du 15N a été un coup dur pour tous ceux qui s’attendaient à de grandes manifestations contre le gouvernement, à une répression policière féroce et à un changement de régime, et avaient préparé le terrain dans ce sens. Les Etats-Unis avaient sévèrement menacé de nouvelles sanctions si le gouvernement cubain réprimait le mouvement, avec une hypocrisie typique des impérialistes – qui ferment les yeux devant la répression brutale de manifestants pacifiques et les assassinats commis par la police dans leur propre pays. Des eurodéputés ont essayé d’atterrir sur l’île en criant « nous voulons pour Cuba ce que nous avons en Europe ». Ils faisaient référence aux « droits humains » que la police polonaise, dans cette même Union européenne capitaliste, semble défendre d’une façon bien différente en opposant des gaz lacrymogènes, des barbelés et des canons à eau aux réfugiés qui tentent de franchir la frontière pour chercher un asile et une protection humanitaire.

Mais tous ont fait la même erreur cruciale : ils ont sous-estimé les sentiments anti-impérialistes très profondément ancrés dans la population cubaine. Le 11 juillet, quelques milliers de Cubains sont sortis protester dans plusieurs villes de l’île. Leurs motivations étaient variées : beaucoup manifestaient contre la détérioration de leurs conditions de vie et contre les épreuves qu’ils subissent au quotidien. Le premier responsable de cette détérioration est l’embargo américain (renforcé par Trump et laissé intact par Biden). Elle a ensuite été sévèrement aggravée par la pandémie (qui a supprimé tous les apports économiques vitaux venant du tourisme) et n’a fait qu’empirer avec l’application des mesures d’Ordenamiento par le gouvernement depuis le premier janvier dernier. A tout cela s’ajoutent les problèmes chroniques causés par la gestion bureaucratique de l’économie planifiée et l’impact négatif des mesures d’ouverture au marché capitaliste.

Parmi ceux qui ont manifesté contre le gouvernement le 11 juillet, il y avait également une couche de jeunes en colère contre l’arbitraire de l’Etat, la censure et le bureaucratisme étouffant. Enfin, il y avait également des éléments contre-révolutionnaires et favorables à l’annexion de Cuba par les Etats-Unis. Parce que ces derniers étaient les seuls participants à être véritablement organisé, dotés d’idées claires et d’un programme, ce sont eux qui ont dominé politiquement les manifestations.

Ce regroupement de différentes couches de mécontents ne s’est pas renouvelé à l’approche du 15 novembre. Les organisateurs, qui se désignent comme « la plateforme de l’Archipel », se sont concentrés uniquement sur les droits démocratiques des personnes arrêtées et inculpées après les manifestations du 11 juillet. Ils n’ont pas abordé la pénurie économique, et n’ont fait aucune tentative de se connecter aux secteurs les plus touchés par la crise, dont certains avaient exprimé leur frustration en manifestant le 11 juillet.

Pire encore, alors que les membres de l’Archipel essayaient de se présenter comme « non-violents face à la répression de l’Etat » et partisans « du dialogue et du consensus face à l’autoritarisme », une bonne partie de ceux qui ont ouvertement soutenu leur appel étaient en réalité des éléments ouvertement contre-révolutionnaires, voire des terroristes. Ni Yunior García, ni l’Archipel n’ont pris leurs distances avec ces gens. Au contraire, toute leur stratégie reposait sur la construction de l’unité d’action la plus large possible contre le gouvernement cubain. Sans surprise, leur rhétorique « ni de droite, ni du centre, ni de gauche » s’est révélé vouloir en réalité signifier « un front uni contre la révolution avec les plus répugnantes des couches réactionnaires ».

Ce qui a achevé de couler l’appel à manifester du 15 novembre furent les liens avérés de Yunior García avec les projets onéreux élaborés à Washington pour provoquer une « transition » à Cuba, c’est-à-dire un changement de régime et la restauration du capitalisme – un plan qui envisage également clairement une forme ou une autre d’annexion de l’île.

Les Cubains sont très critiques, à juste titre, de la situation à laquelle ils sont confrontés et un certain nombre de ces critiques sont dirigées, de façon tout à fait compréhensible, contre le gouvernement et l’Etat. Ces critiques ne sont pas le fait seulement de ceux qui se considèrent comme « oppositionnels », mais sont également répandues parmi ceux qui appuient la révolution. Mais à Cuba, un mouvement contestataire ou critique se condamne d’avance s’il semble connecté à l’impérialisme américain.

Dès que ces liens ont été connus du grand public, la manifestation du 15 novembre n’avait plus aucune chance de réussir. Yunior García lui-même, conscient de son inéluctable échec, a décidé de l’annuler quelques jours plus tôt. Saisissant le prétexte d’une possible répression policière, il a conseillé à ses partisans de ne pas manifester. Pour tenter de sauver les apparences, il a déclaré qu’il sortirait de chez lui le 14 novembre, pour aller seul déposer une fleur blanche au pied de la statue de José Martí, le héros de l’indépendance cubaine, dans le Parque Central de La Havane. Il a également appelé tous les Cubains à sortir marcher individuellement le 15 novembre, habillés de blanc, et à frapper sur des casseroles et applaudir depuis leur balcon. Rien de tout ça ne s’est produit.

La répression sélective, marquée par des mesures telles que l’arrestation préventive de militants les plus connus, a indéniablement joué un rôle. Mais le facteur le plus important était que les organisateurs étaient politiquement discrédités, et en plus, sont finalement passés de la défiance à la docilité envers le gouvernement. Contrairement à ce qu’il avait annoncé, Yunior García n’est pas sorti de chez lui le 14 novembre. Son immeuble était cerné par une « démonstration de répudiation », essentiellement constituée de femmes et de policiers en civil. Il est important de relever que cet évènement a suscité l’opposition et le rejet de la part de beaucoup de défenseurs de la révolution. Ceux-ci considèrent qu’il faut apporter à l’opposition une réponse politique, et que la solution ne se trouve pas dans le harcèlement individuel, qui évoque les pires moments de la répression stalinienne du Quinquenio Gris (les « cinq années grises » de 1971 – 1976).

Face à cette situation, l’homme qui se prend pour le « Vaclav Havel cubain »[1] est resté chez lui plutôt que de sortir seul, comme il l’avait annoncé à ses partisans. S’il avait essayé de sortir de chez lui, il aurait certainement été arrêté, et cet épisode aurait fait la Une des médias du monde entier. Washington comme Bruxelles auraient pu l’utiliser pour intensifier leur campagne contre la Révolution cubaine. Mais il est clair que García avait déjà pris la décision de quitter l’île quelques jours plus tard, révélant au passage ce que valait son statut de « dirigeant », ainsi que la profondeur de sa conviction à se sacrifier pour la cause qu’il défend. Evidemment, le lundi 15 novembre, les masses vêtues de blanc ne sont pas descendues dans les rues.

Un autre facteur important dans l’échec du 15 novembre fut le fait que cette date coïncidait avec la levée officielle de toutes les restrictions pesant sur le tourisme et sur le retour des élèves en présentiel, après des mois de confinement pour contenir la pandémie. La levée des restrictions a été rendue possible par l’impressionnante campagne de vaccination de masse, avec des vaccins fabriqués à Cuba, qui a permis à l’île de devenir en peu de temps un des pays les plus vaccinés au monde, y compris parmi les enfants âgés de plus de deux ans.

En d’autres termes, le potentiel de manifestations publiques a été directement contrebalancé par son possible impact négatif sur le tourisme – un élément que tout le monde sait essentiel pour l’économie cubaine – et sur l’éducation, une des plus importantes conquêtes de la révolution, aux yeux de la population.

Ceux qui croient que les principaux facteurs responsables de l’échec du 15N ont été l’interdiction officielle de manifester et les mesures policières n’ont rien compris. Il suffit de regarder d’autres pays d’Amérique latine – le Chili, l’Equateur, la Colombie, pour ne citer que des exemples récents – où une brutale répression policière a débouché non seulement sur des arrestations, mais sur la mort et la mutilation de manifestants, sans pourtant réussir à empêcher des manifestations populaires massives.

La Révolution cubaine fait face à de très sérieuses difficultés, et il est évident qu’il existe un sentiment critique répandu dans de larges couches de la population. Mais ça ne signifie pas pour autant que ceux qui partagent ces critiques vont participer à une manifestation explicitement contre-révolutionnaire, opposée aux conquêtes de la révolution, et liée à la puissance impérialiste qui, depuis 60 ans, utilise tous les moyens dont elle dispose pour briser la détermination de la population cubaine, qui veut pouvoir décider de son propre sort.

Pour autant, l’échec du 15N ne signifie pas que tout à Cuba est revenu à la normale. Les problèmes auxquels la Révolution est confrontée (les agressions impérialistes, le traitement injuste de Cuba sur le marché mondial, l’existence de la bureaucratie, etc.) sont encore là. Ce sont des problèmes sérieux, qui doivent être abordés franchement.

Les foulards rouges

De ce fait, le développement le plus intéressant de ces derniers jours est sans doute le rassemblement des « foulards rouges ». Cela ne tient pas au nombre des participants, mais à son importance politique. Et, naturellement, aucun média international n’a accordé d’intérêt aux activités des foulards rouges. Ces vautours ne sont venus sur l’île que dans l’espoir de pouvoir prendre des photos de violence, de répression, et illustrer ainsi la « chute du régime ».

Peu après les manifestations du 11 juillet, un groupe de jeunes révolutionnaires cubains a décidé d’organiser une action publique contre l’embargo et pour la défense de la révolution, mais de l’organiser indépendamment des institutions officielles. Après de longues procédures, ils ont enfin pu appeler à un rassemblement de 48 heures devant la statue de José Martí au centre de La Havane, du vendredi 12 au dimanche 14 novembre. Les organisateurs ont décidé de s’appeler les « foulards rouges ». Des militants de divers groupes les ont rejoints, venant du Centre Martin Luther King, des Cimarronas, de La Tizza, du Proyecto Nuestra América [Projet Notre Amérique], mais aussi des militants des droits LGBT luttant pour le nouveau Code de la Famille[2], des artistes, des étudiants…

Le sit-in a rassemblé des dizaines de révolutionnaires pour deux jours d’art, de musique, de culture et de discussions politiques, malgré une météo peu clémente. Le caractère de ce rassemblement est comparable à celui du Tángana au Trillo, le rassemblement de défense de la Révolution organisé après la manifestation devant le Ministère de la Culture le 27 novembre 2020, et en effet, certains des participants étaient les mêmes, bien que le noyau organisateur fût différent.

Il y a un an, un groupe de jeunes révolutionnaires avait appelé à un rassemblement révolutionnaire au parc du Trillo, où se trouve une statue du patriote noir cubain Quintin Bandera. Rapidement, les institutions officielles (l’Union des Jeunes communistes, la Fédération Etudiante Universitaire, etc.) ont essayé de coopter l’évènement et d’en atténuer le caractère critique pour en faire un simple festival de musique, même s’ils n’ont pas réussi à effacer complètement son contenu politique.

Le rassemblement récent des foulards rouges comprenait diverses tendances politiques, mais leurs points communs étaient une claire opposition au blocus impérialiste, la défense de Cuba et de la révolution, tout en mettant parallèlement en avant une position critique de gauche. Cela se reflétait dans les discussions politiques qui ont eu lieu en parallèle des activités culturelles et artistiques.

Une des chansons que le troubadour cubain Tony Ávila a jouée pendant le rassemblement en résume bien l’esprit politique. Dans « Mi casa.cu » [Ma maison.cu], Ávila parle des changements dont sa maison a besoin, mais prévient que ces changements ne doivent absolument pas endommager les fondations. Au-delà de cela, l’idée n’est pas que la révolution a besoin de quelques changements tout en maintenant ses conquêtes fondamentales (qui reposent sur la propriété publique des moyens de production), mais bien plutôt que la Révolution et ses fondations ne peuvent être défendues qu’en faisant ces changements.

Pendant le rassemblement, un discours politique très important a été fait par Luís Emilio Aybar, membre du Proyecto Nuestra América et de La Tizza. Il insistait sur une série d’idées qu’on retrouve dans ses derniers articles : « Ceux parmi nous qui sommes des révolutionnaires, des communistes, des anti-impérialistes, nous sommes conscients de tout ce qui ne va pas, car nous faisons partie de la population et nous souffrons de ces maux, des maux qui peuvent être expliqués non seulement par le blocus, mais aussi par le fait qu’en de nombreuses occasions, nous ne faisons pas ce qu’il faut, et c’est ça que nous voulons combattre. » Aybar a nettement mis en garde contre « les fausses solutions et les fausses promesses » : « Quand les entreprises de l’Etat ne fonctionnent pas, on nous dit qu’elles doivent être privatisées. Quand ils mettent en place un embargo contre nous, on nous dit que nous devons leur remettre le pays pour ne plus être soumis au blocus. »

Faisant allusion aux récentes déclarations du président Díaz-Canel à propos du pouvoir populaire, Aybar a souligné : « Le problème, c’est que les choses ne peuvent pas appartenir à tout le monde si nous n’avons pas de pouvoir sur elles, le pouvoir de les changer. Le socialisme implique un peuple puissant, que les gens aient la capacité de transformer leur réalité, pas un peuple impuissant. »

Il est évident que ces questions sont cruciales, elles pointent dans la bonne direction. L’économie planifiée a besoin de démocratie ouvrière de la même façon que le corps humain a besoin d’oxygène. La planification bureaucratique mène au gaspillage, aux privilèges, à la corruption et à la fainéantise. Les conquêtes de la Révolution ne peuvent être défendues que par la participation réelle et décisive de la classe ouvrière dans l’administration de l’Etat et de l’économie.

« La meilleure façon de combattre la contre-révolution, c’est de faire la révolution », a déclaré Aybar, qui a conclu son discours avec une série de slogans révélateurs repris en chœur par le public, parmi lesquels : « A bas le bureaucratisme, à bas la corruption, à bas l’inégalité, à bas le capitalisme, à bas le machisme, à bas l’homophobie », et son pendant : « longue vie à la révolution, longue vie à Fidel et longue vie au socialisme ! »

L’intervention d’Ariel Cabrera a été encore plus tranchante. Cet étudiant communiste de Santa Clara n’a pas pu se rendre à La Havane, mais il a transmis un message de soutien aux foulards rouges. Son intervention était nettement anti-impérialiste, mais en même temps dirigée contre la bureaucratie, contre toute tentative de restauration du capitalisme (« qu’elles viennent de nos ennemis déclarés ou de ceux qui se présentent comme nos amis »), et en faveur d’un véritable pouvoir ouvrier « dans les lieux de travail et dans les quartiers » et de mécanismes de gestion démocratique par les ouvriers dans les entreprises d’Etat.

Ce que Cabrera a déclaré est parfaitement exact. Ce sont précisément de ces changements dont a besoin la « maison » de la Révolution cubaine, pour paraphraser la chanson d’Ávila, si elle veut combattre les attaques des impérialistes et le danger de la restauration du capitalisme : le contrôle ouvrier et la démocratie ouvrière.

Comme on pouvait s’y attendre, le Président Díaz-Canel a fait une apparition à la fin du rassemblement, précisément au moment où Tony Ávila chantait à propos des réformes nécessaires à appliquer dans sa maison. Les autorités ont clairement tenté de récupérer politiquement cet événement. Des photos et des comptes-rendus du rassemblement des foulards rouges et de la présence du président sont apparus dans tous les médias officiels. Cependant, aucun d’entre eux n’a fait état des discours les plus marquants et des débats qui y ont eu lieu. Personne n’a mentionné la lutte contre la bureaucratie, le contrôle ouvrier ou la prise de décision par les travailleurs. Ceci soulève une autre question qui doit obligatoirement être posée si l’on veut défendre la Révolution cubaine : les médias de l’Etat doivent être ouverts à toutes les tendances révolutionnaires.

L’apparition des « foulards rouges » est importante pour deux raisons : premièrement, car il s’agit d’une étape vers l’organisation autonome de jeunes communistes révolutionnaires, et, deuxièmement, car elle encourage la discussion d’idées avancées sur la façon de défendre la Révolution cubaine. Nous accueillons très favorablement cette initiative, et nous nous engageons à la soutenir et proposons d’y participer autant que possible, car il s’agit d’un processus absolument nécessaire de discussion et de clarification politique.

La position de la Tendance Marxiste Internationale est claire : nous devons défendre la Révolution cubaine. Cela veut dire avant tout s’opposer à l’embargo impérialiste et à l’agression que subit la Révolution, et défendre la nationalisation des moyens de production sur laquelle reposent ces conquêtes. Nous nous opposons à la restauration du capitalisme et au contrôle bureaucratique de l’économie et de l’Etat, qui sape la révolution. L’économie planifiée a besoin de la démocratie ouvrière, de la participation démocratique de la classe ouvrière à toutes les décisions. La lutte pour la défense de la Révolution cubaine se mène aussi sur le terrain de la lutte des classes internationale. La démocratie ouvrière a pour corollaire l’internationalisme prolétarien et la lutte pour le socialisme international, qui briserait l’isolement de la révolution.


[1]     D’après le nom du dramaturge tchèque qui a dirigé la soi-disant « révolution de Velours » qui a conduit à la restauration du capitalisme en Tchécoslovaquie

[2]     Projet de loi actuellement en débat et qui porte entre autres sur l’ouverture du mariage civil aux couples homosexuels.

Article publié le 12 juillet sur In Defence of Marxism


La situation à Cuba est grave. Le dimanche 11 juillet, dans plusieurs villes du pays, il y a eu des manifestations auxquelles, naturellement, les médias internationaux ont donné un large écho. D’où viennent ces manifestations ? Quel est leur caractère ? Et comment nous, révolutionnaires, devons y répondre ?

Les manifestations ont commencé à San Antonio de los Baños, dans la province d’Artemisa, à 26 kilomètres au sud de La Havane. Les longues et régulières pannes d’électricité en furent la cause immédiate ; elles ont mobilisé des centaines de personnes dans les rues de San Antonio. Mais il faut ajouter d’autres facteurs et problèmes qui se sont nettement aggravés depuis le début de la pandémie mondiale, il y a 16 mois : la pénurie de certains produits de première nécessité, la pénurie de médicaments et la baisse du pouvoir d’achat des salaires. A tout cela s’ajoute l’aggravation de la situation sanitaire, ces derniers jours, avec l’arrivée de nouveaux et plus dangereux variants, alors que seulement 15 à 20 % de la population cubaine est totalement vaccinée. En conséquence, le système de santé subit une très forte pression dans plusieurs provinces.

Comme le Président Díaz-Canel a lui-même fini par le reconnaître, il y avait un élément de colère authentique dans les manifestations de San Antonio, car le peuple est confronté à une situation très difficile. Les manifestants réclamaient des vaccins aux autorités locales, ainsi qu’une solution à leurs problèmes matériels immédiats.

Ceci dit, il faudrait être aveugle pour ne pas voir la présence d’un autre facteur. Depuis plusieurs jours, des éléments contre-révolutionnaires orchestrent une intense campagne, sur les réseaux sociaux, sous le hashtag #SOSCuba. Cette campagne poursuit deux objectifs : 1) tenter de déclencher un soulèvement social et des manifestations de rue à travers la diffusion d’informations exagérées, biaisées ou complètement fausses ; 2) sous le prétexte de l’urgence sanitaire (partiellement vraie, partiellement exagérée), promouvoir l’idée d’une « intervention humanitaire » de pays étrangers pour « aider Cuba ».

Les promoteurs connus de cette campagne – artistes, musiciens, etc. – font preuve d’une incroyable hypocrisie. Où était leur campagne en faveur d’une « intervention internationale » au Brésil, au Pérou ou en Equateur, ces pays où les taux de mortalité liés au Covid sont 10, 20 ou 50 fois supérieurs à celui de Cuba ?

De toute évidence, cette campagne hypocrite est une tentative de justifier une intervention impérialiste contre la révolution cubaine, sous couvert d’aide humanitaire. On a déjà vu cela par le passé – notamment en Libye, au Venezuela et en Irak. On sait bien ce que cachent les « interventions humanitaires » : l’impérialisme. Ici, le cynisme atteint des sommets. Les mêmes pouvoirs qui imposent un blocus à Cuba, qui le privent d’accès au marché mondial, donc à des médicaments ou des moyens d’en produire – les mêmes, à présent, demandent au gouvernement cubain d’ouvrir un « corridor humanitaire » !

Une situation grave

Lors des manifestations à San Antonio de los Baños, certains ont poussé le cri de ralliement de la contre-révolution, ces derniers mois : « La Patrie et la Vie » (par opposition au mot d’ordre de la révolution cubaine : « La Patrie ou la Mort – Nous vaincrons »). Mais d’après ce que nous disent des camarades sur place, ce n’était qu’une minorité. Les manifestations dans cette ville étaient très hétérogènes, socialement et politiquement.

Très vite, la nouvelle des manifestations à San Antonio de los Baños s’est répandue sur les réseaux sociaux. Des éléments contre-révolutionnaires en ont exagéré la portée, en ont déformé la signification, et ont appelé à organiser des manifestations dans d’autres parties du pays. Beaucoup de rumeurs ont circulé (dont un bon nombre sont fausses, comme souvent en de telles circonstances), mais il semblerait qu’il y ait eu des manifestations dans un certain nombre de villes, et que la composante contre-révolutionnaire – en termes de mots d’ordre et de personnalités impliquées – y ait été nettement plus dominante qu’à San Antonio de los Baños. Outre « La Patrie ou la Vie », les manifestants criaient : « A bas la dictature », « Liberté », et ainsi de suite.

A Camagüey, les manifestants ont affronté la police et ont retourné l’un de ses véhicules. A Manzanillo, un camarade nous rapporte que de très jeunes adolescents ont manifesté rue Maceo, la principale artère qui dessert les hauteurs de la ville, où il n’y a plus d’eau courante depuis sept jours. Le président du gouvernement local a tenté de dialoguer avec les manifestants, mais il a été accueilli par des insultes. Des jets de pierre ont été échangés entre manifestants et révolutionnaires locaux.

Un autre camarade décrit les événements à Santa Clara, où deux groupes de 200 personnes, tout au plus, ont encerclé le commissariat et ont tenté de prendre d’assaut les locaux du Parti Communiste. 400 personnes se sont mobilisées pour s’y opposer. D’après ce rapport, les manifestants étaient souvent très jeunes : des adolescents mêlés à des éléments marginaux. Des manifestants criaient « A bas le communisme » et visaient Díaz-Canel, mais la plupart des manifestants ne firent que passer, sans crier de mot d’ordre.

De son côté, Luis Manuel Otero Alcantára, l’une des principales figures de la contre-révolution cubaine, a appelé à manifester sur le Malecón (le front de mer), à La Havane. Son appel a été relayé par tous les médias réactionnaires de Miami et leurs réseaux sociaux, qui sont très présents à Cuba. L’après-midi, moins de 100 personnes se sont rassemblées sur le Malecón. Plus tard, le groupe s’est élargi à plusieurs centaines de personnes, mais il n’était pas facile de distinguer ceux qui venaient manifester de ceux qui venaient voir ce qu’il allait se passer. La manifestation s’est déplacée dans plusieurs parties de la ville : le Capitole, la Place de la Révolution, etc. A un certain stade, il y avait peut-être un millier de manifestants. Un camarade qualifie de « très diverse » la composition sociale du cortège : « il y avait des gens du peuple, mais aussi des éléments petits-bourgeois, beaucoup de marginaux, d’éléments déclassés et de jeunes ».

Le Président Díaz-Canel est apparu à San Antonio de los Baños, où il a fait des déclarations et, plus tard, s’est adressé au pays via la télévision. Il a appelé les révolutionnaires à descendre dans la rue pour défendre la révolution. Cet appel a suscité des mobilisations dans plusieurs villes du pays, y compris La Havane. Naturellement, les médias internationaux n’en ont pas rendu compte, car cela ne cadre pas avec l’idée qu’ils veulent instiller.

Par exemple, voici une marche de révolutionnaires à Belascoain :

Il y avait aussi un rassemblement de révolutionnaires devant le Musée de la Révolution :

Plus tard dans la municipalité du Dix Octobre (La Havane) :

On pourrait donner bien d’autres exemples.

Malgré la situation de sévères pénuries et difficultés diverses, il est clair que la révolution cubaine jouit toujours d’une large base sociale, laquelle est prête à se mobiliser face à la contre-révolution. Ceux qui se sont mobilisés pour défendre la révolution subissent les mêmes privations et difficultés que les manifestants qui s’y opposent – et parmi les premiers, beaucoup sont sans doute critiques à l’égard de la gestion gouvernementale, de certaines de ses décisions, et de la bureaucratie en général. Mais le moment venu, lorsque la situation l’exige, ils savent qu’ils doivent se mobiliser pour défendre la révolution.

Quelle est la signification de ces événements ?

Il faut reconnaître que les manifestations de dimanche étaient significatives. Par-delà les exagérations des médias impérialistes, le fait est qu’il s’agit du plus important mouvement de protestation, à Cuba, depuis le maleconazo de 1994. Ce mouvement intervient dans le contexte d’une profonde crise économique – et alors que la direction de la révolution ne jouit plus de la même autorité qu’en 1994.

Quelles sont les causes de la crise économique et sociale que traverse Cuba ? D’anciens problèmes se combinent à de nouveaux. Parmi les premiers : le blocus de l’île, l’isolement de la révolution, la bureaucratie. Parmi les problèmes plus récents : les mesures prises par Trump (et que Biden n’a pas levées) pour aggraver l’asphyxie de Cuba – et surtout l’impact de la pandémie, notamment sur le tourisme, qui est l’une des principales sources de devises fortes, à Cuba [1].

A tout cela, il faut ajouter l’impact des mesures prises par le gouvernement cubain, en janvier dernier, pour répondre à la profonde crise économique – et enfin, ces derniers jours, la forte augmentation du nombre de cas de Covid-19, du fait de l’arrivée sur l’île de nouveaux variants.

Ces problèmes sont graves – très graves. Mais pour leur trouver une solution, on doit en comprendre la cause. Parmi ces causes, il y a d’abord le blocus de l’île. Deuxièmement, il y a l’énorme déséquilibre entre l’économie planifiée cubaine et l’économie capitaliste mondiale. Troisièmement, il y a le gaspillage, l’inefficacité, la nonchalance, etc., engendrés par la gestion bureaucratique de l’économie cubaine.

Dans ce contexte, quelle position doivent prendre les révolutionnaires ? Premièrement, on doit expliquer clairement que les manifestations organisées par Luis Manuel Otero Alcantára et consorts sont ouvertement contre-révolutionnaires, bien qu’ils s’efforcent de capitaliser sur les difficultés matérielles du peuple. Ces difficultés sont bien réelles. Mais les manifestations organisées sous les mots d’ordre « La Patrie ou la Vie » et « A bas la dictature » sont contre-révolutionnaires. Bien sûr, des éléments confus y participent. Mais ceux qui dominent les manifestations sont – politiquement – des contre-révolutionnaires. Ils sont organisés, motivés, et poursuivent des objectifs clairs. On doit donc s’y opposer et défendre la révolution. Si ceux qui organisent ces manifestations (et leurs mentors, à Washington) parviennent à leurs fins – le renversement de la révolution –, les problèmes économiques et sanitaires de la classe ouvrière cubaine ne seront pas résolus. Au contraire : ils s’aggraveront. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer la situation actuelle au Brésil et à Haïti, par exemple.

Dans la lutte qui s’ouvre, à Cuba, nous nous tenons fermement sur le terrain de la défense de la révolution. D’ores et déjà, tous les gusanos de Floride demandent une intervention militaire à Cuba. Dans une conférence de presse commune, dimanche, le maire de Miami, le maire de Miami-Dade et l’ancien maire de Miami (Joe Carollo) ont demandé à Biden d’intervenir à Cuba « dans le cadre de la doctrine Monroe ».

Cependant, notre défense inconditionnelle de la révolution cubaine ne nous empêche pas d’être critiques à l’égard de sa direction. Dans le débat sur le meilleur moyen de défendre la révolution cubaine, nous défendons clairement un point de vue de classe, une perspective internationaliste et la démocratie ouvrière.

Deuxièmement, on doit dire que les méthodes par lesquelles la bureaucratie cubaine tente de résoudre les problèmes de la révolution sont inadéquates – et même, dans bien des cas, contre-productives (exemple : la « Réorganisation Economique »). Les mesures pro-capitalistes minent la planification et la propriété publique ; elles aggravent la différenciation sociale ; elles renforcent les éléments pro-capitalistes de l’île. Elles créent la base sociale des manifestations de dimanche. L’absence de démocratie ouvrière désorganise l’économie – et nourrit la nonchalance, l’inefficacité et l’indifférence.

De même, les méthodes de la bureaucratie pour répondre aux provocations contre-révolutionnaires sont, dans bien des cas, contre-productives. La censure, les restrictions et l’arbitraire bureaucratiques ne servent pas la révolution. Ce qui est nécessaire, c’est une discussion politique, un réarmement idéologique – et la démocratie ouvrière.

Nos mots d’ordre doivent être :

  • Défendre la révolution cubaine !
  • A bas le blocus impérialiste ! Pas touche à Cuba !
  • Contre la restauration du capitalisme – pour davantage de socialisme !
  • Contre la bureaucratie – pour la démocratie et le contrôle ouvriers !

[1] A ce sujet, lire cet article (en anglais)

Cet article a été publié le 7 juin 2021 sur In Defence of Marxism.


Le Parti communiste de Cuba (PCC) a tenu son VIIIe congrès à La Havane du 16 au 19 avril dernier. Celui-ci a coïncidé avec la date anniversaire de la proclamation du caractère socialiste de la révolution cubaine, à la veille de la tentative d’invasion de Playa Girón (la Baie des Cochons). Ce congrès a été le point d’orgue du processus de remplacement de la direction historique, dans un contexte de sérieuse crise économique et de réformes économiques dangereuses.

A Cuba, les symboles sont importants et en disent parfois plus long que les documents. Le congrès du PCC, dont l’assistance était réduite du fait des conditions imposées par la pandémie, était placé sous les auspices de grands portraits de Marti, Baliño, Mella[1], et Fidel Castro. Un camarade cubain a demandé : « Où sont Marx et Lénine ? ». En réalité, la dernière fois que les portraits des représentants du communisme international ont été présents, ce fut lors du Ve congrès, en octobre 1991, alors que le stalinisme tombait en miettes en URSS sous la direction du PC soviétique.

Les portraits présents lors du VIIIe congrès renforçaient la principale idée que le congrès voulait transmettre : la continuité de la révolution cubaine. Ainsi, Baliño représentait la continuité entre le Parti Révolutionnaire Cubain de Marti et le premier Parti Communiste de Mella, et Fidel représentait la révolution cubaine de 1959.

De plus, le congrès se tenait à la date du 60e anniversaire de Playa Girón, le 16 avril 1961, lors de laquelle la révolution cubaine, en armant les ouvriers et les paysans, infligea une défaite écrasante à la contre-révolution et à l’impérialisme. A la veille de la tentative d’invasion impérialiste, Fidel Castro proclamait le caractère socialiste de la révolution, qui avait en fait déjà exproprié les terres, les banques et les grandes entreprises multinationales et cubaines.

L’idée qui est ainsi présentée est que, même si la génération historique – celle qui mena la révolution cubaine – se retire, la révolution continue. Raúl Castro, 89 ans, quitte son poste de premier secrétaire du PCC, après avoir déjà abandonné les présidences du Conseil d’Etat et du Conseil des ministres en 2018. Par ailleurs, 88 membres du Comité central du PCC s’en retirent, dont la totalité de la génération historique, tandis que 20 % des membres du bureau politique sont renouvelés.

Ce passage de relais n’est pas une petite affaire. Cette génération de dirigeants a non seulement dirigé la révolution de 1959, mais est aussi celle qui a résisté aux pressions pour le rétablissement du capitalisme après la chute du stalinisme. La direction qui est aujourd’hui remplacée dispose d’une autorité et d’un prestige qui ne peut être transmis automatiquement à ceux qui la remplacent. Leur départ reflète aussi l’évolution de la société cubaine. Le passage du temps signifie qu’il y a aujourd’hui très peu de Cubains qui se rappellent ce qu’était la vie sous le capitalisme. Les Cubains de moins de 40 ans ont grandi et vécu à l’époque de la « période spéciale » et de l’introduction de concessions à l’économie de marché. Ils n’ont aucun souvenir des temps où l’aide soviétique permettait des niveaux de vie bien meilleurs.

Le congrès s’est tenu après un an de pandémie de COVID-19, dont l’impact sur l’économie cubaine fut brutal. Le PIB cubain a chuté de 11 %, la pire baisse depuis 1993, ce qui a amené certains à, parler d’une nouvelle « période spéciale ». Un des principaux facteurs de cette crise a été l’effondrement du tourisme, avec l’arrivée de seulement un million de touristes, soit 75 % de moins que les quatre millions de 2019. Ce dernier chiffre marquait d’ailleurs lui-même une baisse de 20 % par rapport à 2018, du fait du renforcement des sanctions par Trump.

La chute des revenus du tourisme signifie une chute brutale des rentrées de devises étrangères, ce qui limite les capacités d’achats de Cuba sur le marché mondial. A cela s’ajoute l’augmentation des dépenses du fait de la pandémie. Près de 300 millions de dollars ont dû être dépensés pour acheter des tests PCR et des laboratoires de biologie moléculaire, tandis que les mesures d’isolement social coûtaient l’équivalent de 85 millions de dollars. Cette situation a mené à une rapide multiplication des pénuries de nourriture et à de longues files d’attente pour se procurer des produits alimentaires de base.

L’arrivée de Joe Biden au pouvoir aux Etats-Unis n’a pas, pour l’instant, signifié un quelconque changement dans la politique d’embargo et d’agression menée par l’impérialisme. Toutes les mesures prises par Trump pour renforcer les sanctions et le blocus sont maintenues. Dans ce contexte, le gouvernement cubain a accéléré la mise en œuvre d’une série de mesures économiques qui avaient été approuvées dans les « lignes directrices » du VIe congrès en 2011, mais qui n’avaient jamais été appliquées. Sous l’appellation de « Tâches de remise en ordre monétaire », celles-ci comprennent notamment une unification des échanges et des devises, mais aussi plusieurs mesures qui renforcent le marché et le secteur privé.

L’application de la « remise en ordre » n’a pas été sans problèmes, avec une énorme hausse des prix et des coupes dans certaines aides sociales, qui ont causé un sérieux malaise et des plaintes dans la population. Dans cette lutte entre des forces vivantes, le gouvernement a été contraint de faire quelques ajustements dans l’application des mesures de « remise en ordre ».

Le rapport de Raúl Castro au VIIIe congrès a reflété cette insatisfaction, à travers une critique dure de la « Commission chargée de l’application et du développement des lignes directrices ». Celle-ci aurait « échoué à organiser, de façon adéquate, la participation des différents acteurs impliqués dans l’application des lignes directrices et les fonctions qu’elle assume ont outrepassé le mandat donné par le congrès. » Conséquence de cette critique, le chef de la Commission, Marino Murillo, considéré par la presse bourgeoise internationale comme le « Pape des réformes », a été retiré du CC.

Le monopole du commerce extérieur et les limites des réformes

Le rapport de Raúl Castro contenait aussi quelques affirmations très intéressantes à propos de l’économie. Castro a mentionné l’extension de la liste des activités ouvertes au secteur des auto-employeurs et souligné que « cette décision […] a été, comme on s’y attendait, critiquée au bout de quelques jours et jugée insuffisante par ceux dans le pays qui rêvent d’une restauration du capitalisme et d’une privatisation massive de la propriété du peuple sur les principaux moyens de production. […] Il semblerait que l’égoïsme, l’avidité et le désir de gagner plus provoquent chez certaines personnes un encouragement à souhaiter qu’un processus de privatisation commence à balayer les fondations et l’essence de la société socialiste construire pendant plus de six décennies » [nous soulignons]. Raúl Castro a correctement lié la restauration du capitalisme à la destruction des conquêtes de la révolution : « De cette façon, dans un temps très court, les systèmes d’éducation nationale et de santé publique seraient aussi démantelés, alors que tous deux sont gratuits et accessibles universellement à tous les Cubains ».

Raúl Castro a clairement défendu le monopole du commerce extérieur : « D’autres, espérant faire sauter le principe socialiste du monopole de l’Etat sur le commerce extérieur, ont exigé que les importations commerciales privées soient autorisées, dans le même esprit que l’établissement d’un système non-étatique de commerce intérieur », et a lié cette question aux limites des réformes économiques : « il y a des limites que nous ne pouvons pas dépasser parce que les conséquences en seraient irréversibles et mèneraient à des erreurs stratégiques et à la destruction du socialisme, et donc de la souveraineté nationale et de l’indépendance ».

Cette partie du discours de Castro est très significative. En fait, pendant les années 1920, lors du débat sur la Nouvelle Politique Economique (NEP), Lénine insistait précisément sur l’importance du monopole du commerce extérieur et forma un bloc avec Trotsky pour le défendre contre Boukharine, qui voulait le remplacer par un système de taxes douanières, et contre Staline, Kamenev et Zinoviev qui voulaient le relâcher. Les arguments de Lénine en défense du monopole du commerce extérieur sont très pertinents par rapport à la situation actuelle de Cuba : « J’ajouterai que l’ouverture partielle des frontières serait grosse de graves dangers monétaires, car en pratique cela nous réduirait à la situation de l’Allemagne ; il y aurait le danger pressant que la petite-bourgeoisie et toutes sortes d’agents des Emigrés russes pénètrent en Russie, sans que l’on puisse avoir la moindre possibilité d’exercer un contrôle sur eux ». (Lénine, Le monopole du commerce extérieur, 13 décembre 1922).

Lénine, conscient des dangers inhérents aux concessions au capitalisme que représentait la NEP, considérait que cette question était très importante. Alors qu’il souffrait de la maladie qui devait finalement l’emporter, Lénine lança une lutte contre la bureaucratie qui se concentrait sur deux aspects : la question du monopole extérieur d’une part, et la lutte contre les tendances chauvines grand-russe dans le traitement de la question du nationalisme en Géorgie par Staline et ses alliés d’autre part.

Plus tard, en 1927, dans la lutte contre la bureaucratie stalinienne, Trotsky insista à nouveau sur la question de l’importance du monopole du commerce extérieur : « Le monopole du commerce extérieur est l’arme indispensable de la construction socialiste dans la situation où les pays capitalistes possèdent une base technique plus développée. Mais le monopole ne peut protéger l’économie socialiste qui se bâtit qu’à la condition que, dans le domaine de la technique, du prix de revient, de la qualité et des prix des produits manufacturés, on se rapproche continuellement du niveau de l’économie mondiale. » La Plate-forme de l’Opposition Unifiée de 1927 affirmait : « [nous devons] repousser énergiquement toutes les tentatives tendant à supprimer le monopole du commerce extérieur. » (Plate-forme des bolcheviks-léninistes pour le XVe Congrès du PC de l’URSS, 1927).

Le discours de Raúl Castro au VIIIe congrès était clairement dirigé contre ceux qui souhaitent une marche rapide vers la restauration du capitalisme et, dans cette mesure, il mérite nos applaudissements. Néanmoins, le problème est que les réformes économiques qui ont été appliquées jusqu’à maintenant vont précisément dans cette même direction, même si elles ne le font peut-être pas avec autant de vigueur que le souhaiteraient certains.

Comme nous l’avons déjà expliqué auparavant, les mesures adoptées sous le nom de « Tâches de remise en ordre » mènent à l’accroissement des mécanismes du marché dans l’économie cubaine, en les utilisant pour évaluer le rendement des entreprises d’Etat, en priorisant les incitations matérielles et la concurrence entre les entreprises, en supprimant le principe de l’application universelle des politiques sociales, etc.

Les différences avec la NEP

Contrairement à la NEP en URSS dans les années 1920, que Lénine présentait clairement comme une série de reculs imposés par la situation économique – des concessions au capitalisme nécessaires mais risquées – à Cuba, ces réformes économiques sont présentées comme quelque chose de positif, la seule façon de « libérer les forces productives », comme si la planification d’État était l’entrave empêchant le développement économique. Cela est potentiellement très dangereux.

Une autre différence cruciale est qu’en URSS, alors que des concessions étaient faites au capitalisme à travers la NEP, une bataille était menée pour renforcer la démocratie ouvrière et combattre le bureaucratisme. A Cuba, la question du contrôle ouvrier et de la participation effective des travailleurs à la gestion de l’économie et de l’administration publique a été totalement absente des débats officiels du congrès du PCC.

Si au congrès du parti, Raúl Castro a critiqué ceux qui poussent à la restauration du capitalisme, le jour précédant son ouverture, une réunion a rassemblé des représentants du gouvernement, du parti, de l’Assemblée nationale et du secteur privé (« représentants des formes de gestion non-étatiques ») pour souligner le rôle joué par le secteur privé dans l’économie cubaine. Le message de cette réunion a été résumé par Cubadebate : « Cuba va continuer à progresser dans le développement de formes de gestion non-étatiques ».

Castro lui-même a dit dans son rapport cité plus haut : « les problèmes structurels du modèle économique qui ne fournit pas assez d’incitations au travail et à l’innovation n’ont pas cessé d’être présents. Pour transformer ce scénario de façon irréversible, il est nécessaire de donner un plus grand dynamisme au processus de mise à jour du modèle économique et social ».

En réalité, et en dépit du discours de Raúl Castro, le chemin adopté par les politiques économiques de Cuba est clair. Les mesures approuvées il y a une décennie, et encore plus le tournant des Tâches de remise en ordre, représentent un ensemble de réformes dotées d’une dynamique propre : le renforcement du marché au détriment de la planification, et le renforcement de l’accumulation privée aux dépens du secteur public. Cette dynamique est indépendante de la volonté subjective de ceux qui appliquent les réformes.

C’est aussi l’opinion de l’économiste Cubano-américain et pro-capitaliste Arturo López-Levy, qui minimise l’importance des « limites » mentionnées par Castro : « les limites et les lignes rouges évolueront avec la vie. Les réformes apporteront une pression supplémentaire en faveur d’autres réformes, et d’autres changements se produiront par hasard ».

En réalité, les représentants du capital international n’ont pas l’air très inquiets des avertissements de Castro. Le Financial Times les a interprétés de la façon suivante : « des paroles semblables ont été prononcées juste avant chacune des réformes entreprises durant la dernière décennie, et montrent qu’il reste une résistance sérieuse parmi la base ». Autrement dit, d’après eux, les avertissements de Castro n’étaient que des clins d’œil au public, à un secteur qui résiste à l’application des mesures pro-capitalistes mais n’a pas le pouvoir de les stopper.

L’entrée au Bureau politique du général Luis Alberto Rodríguez López-Calleja, directeur du GAESA, le conglomérat financier et économique lié aux Forces Armées Révolutionnaires, est symptomatique du pouvoir exercé par ce secteur – les gestionnaires de l’économie – dans la direction du parti.

Quand les Lignes directrices ont été débattues en 2011, les documents de congrès ont été au centre d’un processus de discussion impliquant des millions de personnes. Ce processus a joué le rôle d’un plébiscite. C’est-à-dire que la discussion a été très large, mais qu’il n’existait aucune voie pour que les discussions de la base soient prises en compte dans les décisions finales. Cette fois-ci, il n’y a pas eu une telle discussion. On peut expliquer que cela est dû au fait que le congrès n’a pas pris de décisions sur des changements fondamentaux, mais la vérité est que la situation politique et, surtout, économique, est d’une importance cruciale pour l’avenir de la révolution cubaine et qu’aucun mécanisme n’a été adopté pour permettre d’en débattre, même pas les moyens très limités utilisés en 2011.

Davantage de socialisme

Cela ne signifie pas que ces questions n’ont pas été discutées. Le large accès à Internet et aux réseaux sociaux a généré un grand nombre de forums et de groupes de chat qui permettent une discussion animée sur la révolution cubaine et son avenir. Beaucoup d’entre elles sont dominées par des éléments contre-révolutionnaires et des partisans déclarés d’une restauration du capitalisme. D’autres le sont par des points de vue libéraux ou sociaux-démocrates. Mais il existe aussi des forums où se retrouvent ceux qui se considèrent ouvertement comme socialistes, communistes, ou marxistes, bien que critiques de la bureaucratie.

Sous le hashtag #MásSocialismo (#DavantagedeSocialisme), une de ces discussions a débouché sur la rédaction d’une lettre au VIIIe congrès du PCC. Celle-ci est très intéressante, car elle est révélatrice des discussions sur l’avenir de la révolution qui se tiennent parmi tous ces jeunes cubains qui se décrivent comme « marxistes, anti-capitalistes et disciples de Martí ». Les auteurs de la lettre soulignent « avec inquiétude, des phénomènes qui peuvent compromettre l’avenir du socialisme cubain », et s’attellent ensuite à les décrire : « nombre des actuelles Coopératives Non-Agricoles (CNoA) sont une fraude, parce qu’en pratique, un riche propriétaire (qui vit parfois à l’étranger) y paie un salaire aux travailleurs au lieu de distribuer les profits. Ce sont des entreprises privées (micro, petites ou moyennes) dissimulées. De la même façon, nombre des actuels auto-employeurs sont en même temps propriétaires d’entreprises privées. Cela fait qu’ils ne se plient pas à la conception initiale de l’auto-employeur, d’après laquelle le travailleur s’emploie lui-même ainsi que sa famille à une activité économique définie. Depuis que les auto-employeurs ont été autorisés à embaucher des salariés, ils sont devenus de petits capitalistes ».

Les auteurs de la lettre soulignent l’impact que ce développement d’une petite bourgeoisie capitaliste a eu en termes de différenciation sociale et d’idéologie : « plusieurs phénomènes négatifs se sont manifesté pendant ces années d’ouverture au capitalisme à petite échelle, telle que de la gentrification dans les villes et les zones touristiques, du sexisme et du racisme à l’embauche, une exploitation extrême (en violation du Code du Travail), en même temps que la prolifération de la corruption et de valeurs négatives telles que l’égoïsme, l’individualisme et l’insensibilité ».

Bien qu’elle reflète la confusion caractéristique d’un débat qui n’en est encore qu’à ses débuts, la lettre indique clairement quel est le point focal de la question : bien qu’il y ait une propriété d’Etat des moyens de production, les travailleurs ne s’en sentent pas les propriétaires. « Les travailleurs ne sont pas et ne se considèrent pas comme propriétaires de leurs lieux de travail, ils n’ont pas de contrôle sur la production, ils n’élisent pas leurs dirigeants, qui sont nommés “d’en haut”, les syndicats ne sont que le pâle reflet du pouvoir qu’ils pourraient et devraient avoir, des erreurs de gestion sont faites qui coûtent des millions du fait de l’absence de transparence et de contrôle populaire, nombre de dirigeants et de gestionnaires intermédiaires abusent de leurs positions et sont d’authentiques capitalistes d’Etat ».

L’existence d’une bureaucratie qui gère l’économie et l’Etat, mène à des insuffisances, du gâchis, de la corruption et de la fainéantise. Confrontées à cela, les Tâches de remise en ordre proposent d’utiliser les mécanismes du marché et les incitations matérielles comme un fouet pour augmenter la productivité du travail. Le problème est que cette voie ouvre la porte à de puissantes tendances en faveur de la restauration du capitalisme. La petite-bourgeoisie que décrivent les auteurs de #MásSocialismo n’est pas dangereuse en elle-même, mais parce que, derrière elle, se tiennent les capitalistes cubains de Miami et le marché mondial.

De façon tout à fait correcte, les auteurs de la lettre opposent à la situation actuelle la solution du contrôle ouvrier : « le pouvoir des travailleurs doit diriger les gestionnaires d’une entreprise socialiste. Il faut faire confiance au mouvement ouvrier […]. La transparence dans la gestion économique joue un rôle essentiel dans le contrôle ouvrier et citoyen qui doit exister dans une société socialiste. Sans transparence, il n’y aura pas de contrôle, et réciproquement ».

Même si certaines de ses propositions sont confuses, et d’autres contre-productives (par exemple « la capitalisation des Compagnies Limitées »), il pointe dans l’ensemble dans la bonne direction : pour le contrôle ouvrier, contre la restauration du capitalisme et contre la bureaucratie. Il parle par exemple de « mécanismes de transfert du pouvoir aux travailleurs, [… d’]élections démocratiques des cadres et des gestionnaires intermédiaires par les travailleurs et de transparence dans la gestion économique ». Ils proposent aussi de « rendre illégal que des cadres du Parti Communiste de Cuba et des hauts-fonctionnaires [ne deviennent propriétaires] d’entreprises privées, afin d’éviter les déviations observées dans des processus d’ouverture économique similaires ».

La discussion sur #MásSocialismo, malgré ses erreurs et ses limites, est un aperçu des débats qui se tiennent à Cuba parmi ceux qui veulent défendre la révolution et s’opposent au capitalisme, tout en rejetant la bureaucratie. Le problème n’est pas en soi la propriété d’Etat des moyens de production, mais leur gestion bureaucratique. La solution n’est donc pas à chercher dans le marché, mais dans le contrôle ouvrier.

La solution pour que Cuba se tire de sa situation actuelle se trouve dans la lutte pour le contrôle ouvrier et pour une politique internationaliste. Pour notre part, nous nous plaçons résolument du côté de la défense de la révolution contre l’impérialisme et nous voulons contribuer à notre modeste échelle aux débats en cours, avec les idées du marxisme révolutionnaire : les idées de Lénine et de Trotsky.


[1]José Martí (1853-1895) fut le principal dirigeant de la révolution contre le colonialisme espagnol à Cuba ; Carlos Baliño (1848-1926) fut un de ses compagnons et, peu de temps avant sa mort, participa à la création du premier Parti Communiste Cubain ; Julio Antonio Mella (1903-1929) fut le principal animateur de ce premier parti communiste cubain, dont il fut expulsé dès 1926 par les staliniens, il se rapprocha ensuite des positions de Trotsky avant de mourir assassiné à Mexico, probablement par un agent du NKVD. [NdT].

 

Vendredi 25 novembre, le leader de la révolution cubaine, Fidel Castro, est décédé à l’âge de 90 ans. Son frère Raúl a annoncé la nouvelle au peuple cubain et au monde entier autour de minuit lors d’une allocution télévisée. Sa mort n’a pas été une surprise, puisqu’il était malade depuis de nombreuses années et avait déjà quitté ses fonctions politiques officielles, mais la nouvelle a tout de même causé une onde de choc parmi ses amis comme parmi ses ennemis.

Toute sa vie a été inextricablement liée à la révolution cubaine. Pour bien apprécier son rôle, il faut faire le bilan de la révolution cubaine, la première à avoir aboli le capitalisme dans l’hémisphère occidental, une révolution ayant résisté pendant un demi-siècle à l’assaut de l’impérialisme américain malgré seulement 150 kilomètres séparant les deux pays. 

À propos de la mort du président du Venezuela et chef révolutionnaire Hugo Chavez, Castro faisait remarquer : « Vous voulez savoir qui était Hugo Chavez ? Regardez qui pleure sa mort et qui la célèbre ». La nouvelle de son décès a été reçue avec joie par les exilés cubains contre-révolutionnaires de Miami, par l’opposition réactionnaire au Venezuela et par les commentateurs des médias de droite et « libéraux » à travers le monde.

À l’inverse, la mort de Fidel a été un coup dur pour des millions de travailleurs et de travailleuses, de jeunes, de révolutionnaires et de militants de gauche en Amérique latine et à travers le monde, pour qui Castro constitue un symbole de la révolution cubaine, de la lutte contre l’impérialisme et d’une société garantissant à tous l’accès à des systèmes de santé et d’éducation de qualité.

Il existe de très bonnes raisons pour les classes dirigeantes à travers la planète de le détester autant, et pour l’impérialisme américain qui a tenté de l’assassiner plus de 600 fois. La révolution cubaine, en abolissant le capitalisme, a réussi à éradiquer l’analphabétisme, à attribuer un toit à tous ses citoyens, à bâtir un système de santé de première qualité capable de réduire la mortalité infantile et d’accroître l’espérance de vie à des niveaux similaires à ceux des pays capitalistes avancés, et à améliorer grandement le niveau d’éducation de son peuple. Tout cela dans un pays qui, avant la révolution, jouait le rôle de maison close et de casino pour les États-Unis, et ce, malgré des décennies d’attaques terroristes et de blocus commercial et d’embargo criminels imposés par Washington.

Nous prenons inconditionnellement parti pour la défense de la révolution cubaine, pour ces mêmes raisons. Voilà notre point de départ. Toute évaluation de la personne de Fidel Castro et de la révolution cubaine doit être objective et critique, si l’on veut en tirer les leçons appropriées. Mais pour cela, il faut commencer par reconnaître les progrès historiques accomplis par la révolution, qui ont été obtenus grâce à l’expropriation des capitalistes, des impérialistes et des propriétaires fonciers.

Pour ne citer que quelques exemples : la révolution cubaine a aboli l’analphabétisme, et a maintenant réussi à abolir la malnutrition des enfants. L’espérance de vie à Cuba est de 79,39 ans, soit plus que les 78,94 ans aux États-Unis et 16 ans de plus qu’à Haïti, pourtant juste à côté. Le taux de mortalité infantile (nombre d’enfants morts avant d’atteindre un an par 1000 naissances) à Cuba est de 4,5 alors qu’il est de 5,8 aux États-Unis et de 48,2 à Haïti.

Fidel est né en 1926 à Birán dans la province de Holguín, dans l’est de Cuba, d’une famille de propriétaires fonciers. Il a fréquenté des écoles religieuses privées à Santiago et ensuite à La Havane. Il a commencé à s’impliquer en politique durant ses études de droit à l’Université de La Havane.

Cuba fut le dernier pays d’Amérique latine à atteindre son indépendance formelle, mais sitôt libéré de l’impérialisme espagnol en décomposition par la lutte révolutionnaire, en 1898, le pays est tombé dans les griffes de l’impérialisme américain naissant. Le puissant voisin du Nord dominait l’économie cubaine presque complètement, ce qui lui permettait d’exercer son contrôle sur la politique du pays. Pendant un temps, l’amendement Platt formalisait cette domination humiliante sous la forme d’une clause dans la Constitution cubaine permettant l’intervention militaire des États-Unis dans le pays. Un brûlant sentiment d’injustice et un profond désir de souveraineté nationale ont provoqué plusieurs vagues de lutte révolutionnaire dans la première partie du XXe siècle. Fidel s’est familiarisé avec cette lutte, et a été inspiré par les plus importantes figures de la guerre d’indépendance cubaine.

Dans le même temps, l’île disposait aussi d’une large classe ouvrière ayant développé des traditions combatives, à commencer par une puissante tendance anarcho-syndicaliste, plus tard suivie par un parti communiste militant, une large opposition de gauche, une grève générale insurrectionnelle en 1933, etc. La libération nationale et la libération sociale sont devenues étroitement liées, comme en témoigne la pensée de Julio Antonio Mella, le fondateur du Parti communiste cubain, ou encore Antonio Guiteras, le fondateur du mouvement Joven Cuba, parmi d’autres.

En 1945, lorsque Fidel étudiait à l’université, la génération de jeunes de la classe moyenne qui commençait à s’intéresser à la politique radicale n’était pas du tout attirée par le Parti communiste cubain (connu sous le nom de PSP – Partido Socialista Popular), qui les dégoûtait. Le PSP, suivant la politique de « la démocratie contre le fascisme » du Komintern stalinien, avait participé au gouvernement de 1940-1944 du dictateur Fulgencio Batista.

Fidel était attiré par la lutte politique anti-impérialiste, ce qui l’amena à participer à une expédition militaire ratée en République dominicaine ayant pour but de renverser la dictature de Trujillo en 1947. En 1948, il fit partie d’une délégation d’un congrès étudiant latino-américain en Colombie, où il fut témoin du soulèvement de Bogotazo qui avait suivi l’assassinat du leader radical Jorge Eliécer Gaitán, le 9 avril.

Castro s’est aussi lié au Parti orthodoxe de Chibás, un sénateur populaire dénonçant la corruption du Parti Authentique auquel il avait adhéré par le passé, et qui s’est suicidé en 1951.

En 1952, Fulgencio Batista réussit un deuxième coup d’État. Fidel et un groupe de camarades (notamment son frère Raúl, Abel Santamaría, sa soeur Haydée et Melba Hernández) commencèrent à bâtir une organisation combattante, la plupart des membres du groupe étant issus de la jeunesse du Parti orthodoxe. Le 26 juillet 1953, ils lancèrent un assaut téméraire contre la caserne de Moncada à Santiago. Leur but était de s’emparer d’un grand nombre d’armes et d’en appeler à un soulèvement national contre la dictature de Batista. Leur tentative échoua, et près de la moitié des 120 jeunes hommes et femmes ayant participé furent assassinés après avoir été capturés.

La plaidoirie de Fidel lors de sa défense, dont il se servit pour expliquer son programme et qui finit par son fameux « Condamnez-moi ! L’histoire m’acquittera » le rendit célèbre. Le programme de ce qui devint par la suite connu sous le nom de Mouvement du 26 juillet (M-26-7) se résumait en cinq lois révolutionnaires qu’ils avaient eu l’intention de diffuser :

  • La restauration de la Constitution cubaine de 1940.
  • La réforme agraire.
  • Le droit pour les travailleurs industriels à bénéficier de 30 % des profits de leur entreprise.
  • Le droit pour les travailleurs du sucre de recevoir 55 % des profits de leur entreprise.
  • La confiscation des biens des personnes reconnues coupables de détournement de fonds dans les administrations précédentes.

Il s’agissait d’un programme national démocratique progressiste, qui contenait aussi certaines mesures visant à améliorer la condition des travailleurs. Le programme n’allait certainement pas au-delà des limites du système capitaliste, et il ne remettait pas en question la propriété privée. Après un moment en prison, Fidel fut gracié et partit au Mexique.

Autour du programme de Moncada, ils organisèrent un groupe d’hommes qui partirent vers Cuba sur le bateau Granma à la fin de 1956. Encore une fois, l’idée était que cela coïncide avec un soulèvement dans l’est du pays, autour de Santiago. À nouveau, leur plan échoua et la plupart des membres de l’expédition furent tués ou capturés dès les premières heures. Douze d’entre eux seulement s’en sortirent et durent se retirer dans les montagnes de la Sierra Maestra. Et pourtant, deux ans plus tard, le 1er janvier 1959, Batista se trouvait obligé de fuir le pays, et la révolution cubaine triomphait.

Leur victoire lors de la guerre révolutionnaire s’explique par une série de facteurs : l’extrême pourriture du régime, la guérilla dans les montagnes qui, grâce à des méthodes révolutionnaires de réforme agraire, réussit à gagner l’appui de la paysannerie et à démoraliser les soldats conscrits, l’opposition généralisée des classes moyennes des « llanos » (les plaines), mais aussi la participation significative du mouvement ouvrier (ce qui est moins connu). La grève générale insurrectionnelle déclenchée par le M-26-7 porta le coup de grâce au régime. Elle dura une semaine, jusqu’à l’arrivée des colonnes de la guérilla.

Les deux années suivantes furent les années de la radicalisation rapide de la révolution. La mise en œuvre du programme national démocratique de Moncada, et en particulier de la réforme agraire, provoqua la fureur de la classe dominante, le départ des éléments plus modérés des premiers gouvernements révolutionnaires, l’enthousiasme des masses de travailleurs et de paysans qui en demandaient encore plus ainsi que la réaction de l’impérialisme américain devant toutes ces mesures de plus en plus radicales de la révolution contre leur propriété sur l’île.

La mise en œuvre cohérente du programme national démocratique mena à l’expropriation des entreprises multinationales américaines et, puisqu’elles dominaient les secteurs clés de l’économie, à l’abolition de facto du capitalisme en 1961. Un jour, je demandai à un camarade cubain, qui avait été impliqué dans le mouvement révolutionnaire et syndical à Guantanamo depuis les années 1930, comment il caractérisait Fidel et la direction du M-26-7. Il me répondit qu’ils étaient des « revolucionarios pequeño-burgueses guapos » (des révolutionnaires petits-bourgeois courageux). Ici, le terme « petit-bourgeois » n’était pas utilisé comme une insulte, mais plutôt pour décrire l’origine de classe de plusieurs d’entre eux, et pour caractériser le programme pour lequel ils s’étaient battus. Le fait d’avoir appliqué courageusement leur programme poussa les révolutionnaires beaucoup plus loin que ce qu’ils avaient prévu. C’est tout à l’honneur de Fidel Castro d’avoir mené le processus jusqu’à la fin.

L’existence de l’URSS, à l’époque, a aussi joué un rôle dans le cours pris par les évènements après la victoire de la révolution. Cela ne veut pas dire que l’Union soviétique a encouragé Cuba à lutter contre le capitalisme. Au contraire, il a été démontré que l’Union soviétique a cherché à décourager les révolutionnaires et leur a conseillé d’avancer lentement et prudemment. Malgré cela, le fait que l’Union soviétique ait pu combler les besoins créés par l’hostilité grandissante des États-Unis (en leur vendant du pétrole, en leur achetant du sucre de canne et en brisant le blocus) a joué un rôle important.

Pendant une dizaine d’années, toutefois, la relation entre la révolution cubaine et l’URSS a été fragile. Le Parti communiste cubain (PSP) s’est seulement joint au mouvement révolutionnaire à la dernière minute et la direction cubaine était fière de son indépendance et du fait qu’il avait sa base propre sur laquelle s’appuyer. La première période de la révolution fut riche de larges discussions et de débats sur toutes les questions (politique économique et étrangère, l’art et la culture, le marxisme) durant lesquels les staliniens tentaient, bien souvent sans succès, d’imposer leur volonté.

Fidel et les autres étaient très méfiants vis-à-vis de l’URSS, particulièrement après que Khrouchtchev en soit venu à un accord avec les États-Unis sans même les consulter au moment de la crise des missiles de 1962. De plus, particulièrement sous l’instance de Che Guevara, ils tentèrent d’étendre la révolution aux autres pays d’Amérique latine et au-delà, ce qui allait à l’encontre de la politique de « coexistence pacifique » menée par l’Union soviétique et de la vision profondément conservatrice de la plupart des partis communistes d’Amérique latine.

Ces tentatives d’exporter la révolution échouèrent, en partie à cause de la façon grossière dont l’expérience de la révolution cubaine fut généralisée. L’idée qu’un petit groupe d’hommes retranché dans les montagnes pourrait, dans un court laps de temps, mener au renversement des régimes réactionnaires (ce qui représentait une simplification excessive des conditions ayant permis la victoire cubaine) a été démentie par la pratique. L’exemple le plus extrême serait possiblement celui de la Bolivie, un pays qui avait vécu une réforme agraire partielle et ayant un prolétariat minier très combatif et avancé politiquement, où la tentative de guérilla de Che Guevara mena à sa mort en 1967 aux mains de l’impérialisme américain (qui avait lui aussi tiré des leçons de l’expérience cubaine).

Au fil du temps, la révolution cubaine s’est retrouvée isolée et donc dépendante de l’Union soviétique. L’échec de la tentative de récolter 10 millions de tonnes de sucre de canne en 1970 et la dislocation économique que cet échec provoqua ne fit qu’augmenter cette dépendance. Les rapports étroits avec l’URSS ont permis à la révolution cubaine de survivre pendant trois décennies, mais ont aussi favorisé l’émergence de forts éléments de stalinisme. Le Quinquenio Gris (le quinquennat gris) de 1971-1975 a vu l’utilisation de mesures de répression pour imposer la pensée stalinienne aux domaines des arts, des sciences sociales et autres. C’est aussi à cette époque que l’homophobie et la discrimination et le harcèlement contre les homosexuels (qui existaient déjà et qui étaient hérités du régime précédent) se sont institutionnalisés.

La manière dont la révolution avait triomphé, grâce à la direction d’une armée de guérilla, a aussi constitué un facteur expliquant la nature bureaucratique de l’État révolutionnaire. Comme Fidel lui-même l’a expliqué : « Une guerre ne se mène pas à l’aide de méthodes collectives, démocratiques, mais se fonde sur la responsabilité du commandement. » Après la victoire de la révolution, la direction bénéficiait d’une grande autorité et d’un vaste soutien. Des centaines de milliers de Cubains prirent les armes sur-le-champ en 1961 pour vaincre l’invasion de la Baie des Cochons. Un million de personnes se rassemblèrent sur la Place de la Révolution en 1962 pour ratifier la Deuxième Déclaration de La Havane.

Toutefois, il n’existait pas de mécanismes démocratiques révolutionnaires par lesquels les idées pouvaient être discutées et débattues et, par-dessus tout, grâce auxquels les masses de travailleurs et de paysans auraient pu exercer leur propre pouvoir et tenir leurs dirigeants responsables.

Le Parti communiste cubain, par exemple, qui est né de la fusion du PSP stalinien, du M-26-7 et du Directoire révolutionnaire, a été fondé en 1965, mais son premier congrès n’a pas eu lieu avant 1975. Et ce n’est qu’en 1976 qu’une constitution a été adoptée. Une économie planifiée a besoin de la démocratie ouvrière tout comme le corps humain a besoin d’oxygène, étant donné qu’il s’agit de la seule façon d’exercer un suivi et un contrôle sur la production.

Ce processus de bureaucratisation a aussi eu une incidence sur la politique étrangère du pays. Cuba est la championne du monde en matière de solidarité internationale, le pays envoyant de l’aide à travers la planète, notamment sous la forme d’aide médicale. Cuba a aussi joué un rôle crucial dans la défaite du régime sud-africain en Angola, une lutte dans laquelle des centaines de milliers de Cubains ont participé pendant de nombreuses années.

Toutefois, dans des révolutions comme celle au Nicaragua en 1979-1989 et au Venezuela plus récemment, malgré le soutien pratique et matériel et la solidarité inestimables, les conseils politiques offerts par les dirigeants cubains ont été de ne pas suivre le même chemin que la révolution cubaine et de ne pas abolir le capitalisme. Cela a eu des conséquences désastreuses dans les deux pays. Au Nicaragua, l’URSS a appliqué une pression énorme pour que la direction sandiniste maintienne une « économie mixte » – c’est-à-dire une économie capitaliste – et qu’il participe aux négociations de Contadora qui ont abouti à l’étranglement de la révolution. La direction sandiniste était très proche de la révolution cubaine et avait beaucoup de respect pour elle. Le conseil de Fidel, cependant, fut le même que celui de l’Union soviétique : n’expropriez pas les capitalistes, ce que vous faites est le maximum qui peut être accompli au Nicaragua aujourd’hui. Ce conseil fut fatal.

Au Venezuela également, tandis que la révolution cubaine offrait une solidarité et un soutien précieux (en particulier avec les médecins cubains), le conseil politique qui fut donné fut encore une fois de ne pas suivre la voie qu’avait prise la révolution cubaine 40 ans plus tôt. Les conséquences du fait de ne faire qu’une demi-révolution sont tout à fait claires aujourd’hui : la dislocation des forces productives et la rébellion du capitalisme contre toute tentative de le réguler. Ce conseil a non seulement eu une incidence négative sur les révolutions nicaraguayenne et vénézuélienne, mais a aussi empiré le problème de l’isolement de la révolution cubaine elle-même.

La résistance héroïque de la révolution cubaine après la chute de l’URSS est vraiment impressionnante. Tandis que les dirigeants du Parti « communiste » de l’Union soviétique ont pris rapidement et sans effort la voie du retour au capitalisme et du pillage de la propriété d’État, Fidel et les autres dirigeants à Cuba ont défendu les acquis de la révolution. La période connue sous le nom de « Période spéciale » fut un témoignage de la vitalité de la révolution cubaine. Une génération toujours vivante se souvenait de ce qu’était la vie avant la révolution et les autres pouvaient comparer leur niveau de vie avec celui des pays capitalistes environnants.

Les dirigeants ont résisté, et le peuple cubain a trouvé de manière collective des moyens de surmonter les difficultés économiques. Complètement isolée face à l’embargo américain, Cuba a dû faire d’importantes concessions au capitalisme, tout en s’assurant que la majeure partie de l’économie demeure dans les mains de l’État. Le tourisme est devenu l’une des principales sources de revenu de l’île, avec tous les maux qui viennent avec.

Dix ans plus tard, le développement de la révolution vénézuélienne, particulièrement suivant le coup d’État manqué en 2002, a fourni une autre bouée de sauvetage pour Cuba. La révolution a permis non seulement l’échange de médecins cubains contre le pétrole vénézuélien, mais a également ravivé l’enthousiasme des masses cubaines voyant à nouveau la révolution se développer en Amérique latine. Les difficultés économiques et l’épuisement de la révolution au Venezuela – précisément dus au fait qu’elle n’a pas été jusqu’au bout pour exproprier les oligarques et les impérialistes comme Cuba l’avait fait – signifient que ce processus est en train de prendre fin.

L’impasse dans laquelle la révolution cubaine se trouve a poussé des secteurs importants de la direction vers des réformes du marché et des concessions au capitalisme inspirées de la Chine et du Vietnam. Plusieurs étapes ont déjà été franchies dans cette direction. Les dirigeants cubains espèrent que ces mesures vont au moins amener la croissance économique. C’est une illusion. Aujourd’hui, le système capitaliste est en crise et il est permis de douter du désir des capitalistes d’investir à Cuba. Cuba ne possède pas les énormes réserves de main d’œuvre bon marché qui furent un des facteurs clés du « succès » économique chinois. Mais même si tout ceci se révélait faux, il ne faut pas oublier que la restauration du capitalisme en Chine a été accompagnée d’une polarisation de la richesse, de l’exploitation brutale de la classe ouvrière et de la destruction des gains de la révolution chinoise.

C’est dans ce contexte qu’Obama a tenté de modifier la tactique des États-Unis sur la question cubaine. La stratégie demeure cependant la même : la restauration du capitalisme à Cuba et la destruction des acquis de la révolution. Plutôt que de poursuivre la tactique de la confrontation directe, celle-ci ayant échoué, les États-Unis ont décidé qu’il serait sans doute plus intelligent de détruire la révolution de l’intérieur en s’appuyant sur la domination du marché mondial sur cette petite île dépourvue de ressources et ayant un niveau de productivité du travail très bas.

Il est clair que, même après son retrait formel de toute fonction politique officielle, les impérialistes voyaient en Fidel un obstacle à ce processus. Il dénonçait publiquement le bureaucratisme et les inégalités montantes et mettait en garde contre le danger de la révolution se détruisant de l’intérieur. Dans un discours célèbre prononcé à l’Université de La Havane en novembre 2005, il a parlé de « nos faiblesses, nos erreurs, nos inégalités, notre injustice » et a prévenu que la révolution n’était pas irréversible et pourrait finir comme en Union soviétique. « Ce pays peut s’autodétruire ; cette révolution peut se détruire elle-même, mais ils ne pourront jamais nous détruire ; nous pouvons nous détruire nous-mêmes, et ce serait de notre faute », a-t-il dit, ajoutant que « soit nous surmontons ces déviations et renforçons notre révolution, soit nous mourrons. »

Cependant, le bureaucratisme n’est pas qu’une déviation, ou le problème de quelques individus. C’est un problème qui découle de l’absence de démocratie ouvrière pour la gestion de l’économie et de l’État, un problème renforcé par l’isolement de la révolution. Ceci étant dit, il est clair que les stratèges du capitalisme croyaient qu’aussi longtemps que Fidel serait en vie, peu de progrès serait fait dans la direction du capitalisme à Cuba.

Avec son décès, ils espèrent que le processus va s’accélérer. Déjà, des contradictions majeures apparaissent et un processus croissant de différenciation sociale a commencé dans le pays. Les facteurs principaux de ce processus sont : la stagnation de l’économie planifiée bureaucratiquement et la position d’extrême faiblesse de Cuba dans l’économie mondiale, résultat de l’isolement de la révolution. Il est encore une fois prouvé que le « socialisme dans un seul pays » est impossible.

Il en découle que la seule voie pour la révolution cubaine est de lutter pour le contrôle démocratique de l’économie par les travailleurs et pour une révolution socialiste tout autour du globe. C’est la seule façon de défendre les gains de la révolution cubaine.

Aujourd’hui, les impérialistes vont déblatérer contre Cuba et le non-respect des « droits humains » sur l’île. Ce sont ces mêmes personnes qui ferment les yeux sur le régime saoudien et qui mettent le drapeau en berne lorsque son dictateur semi-féodal meurt. Ce sont ces mêmes personnes qui n’ont vu aucun inconvénient dans le fait d’installer au pouvoir et de soutenir les régimes les plus brutaux au Chili, en Argentine, au Paraguay, en Uruguay, en Bolivie, au Venezuela, au Guatemala, en République dominicaine, au Mexique, au Nicaragua, au Salvador, au Honduras… la liste est interminable.

Nous ne parlons pas ici d’un passé lointain. Il n’y a pas si longtemps, des coups d’État financés par les États-Unis furent tentés au Venezuela, au Honduras, en Équateur et en Bolivie. Non, lorsqu’Obama et Clinton parlent de « droits humains », ils parlent du droit des capitalistes d’exploiter les travailleurs et les travailleuses, le droit des propriétaires terriens d’évincer leurs occupants, le droit des riches touristes d’acheter les femmes et les enfants.

Aujourd’hui plus que jamais, nous disons : défendons la révolution cubaine, non à la restauration capitaliste, luttons contre le capitalisme partout sur la planète !

Le 17 décembre dernier, les Etats-Unis ont admis que leur tentative, pendant 55 ans, de soumettre Cuba par une série de mesures, dont un sévère embargo économique, a échoué.

L’annonce du rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays est intervenue après plusieurs mois de négociations secrètes. Dans le cadre de l’accord, Cuba a notamment libéré l’espion américain Alan Grossman, pour des raisons humanitaires, ainsi qu’un autre espion américain dont l’identité demeure inconnue. De leur côté, les Etats-Unis ont libéré les trois derniers des célèbres « Cinq de Miami » Cubains, qui avaient été condamnés pour le « crime » d’avoir prévenu le FBI que des opposants politiques cubains émigrés aux Etats-Unis préparaient des actions terroristes contre La Havane. Les deux autres avaient été libérés quelques mois plus tôt.

Ce changement de politique doit être considéré comme une victoire de la révolution cubaine et de sa résistance contre les attaques continues de la première puissance impérialiste du monde. C’est un fait qu’il ne faut pas sous-estimer.

La déclaration de la Maison Blanche annonçant un changement de politique vis-à-vis de Cuba commence par un aveu d’échec très clair : « Des décennies d’isolement de Cuba n’ont pas permis d’atteindre notre objectif de l’autonomisation des Cubains et de la construction d’un pays ouvert et démocratique ». La déclaration poursuit en précisant quels étaient leurs objectifs pendant près de 55 années et en quoi ils ont échoué : « Bien que cette politique a été menée avec les meilleures intentions, elle a eu peu d’effets. Aujourd’hui, comme en 1961, Cuba est dirigé par la famille Castro et le parti communiste ». Bien sûr, par « pays ouvert et démocratique », il fallait comprendre un pays capitaliste où « la démocratie » n’est qu’une feuille de vigne masquant le retour des entreprises capitalistes américaines sur l’île.

Washington a poursuivi une politique criminelle contre la révolution cubaine, depuis le début, c’est-à-dire depuis le renversement de la dictature de Batista – alliée des Etats-Unis – en 1961. Cette politique s’est traduit par le soutien à des projets d’invasion militaire, un embargo commercial, économique et financier, des actes de terrorisme, des tentatives d’assassinat des hauts dirigeants (dont Fidel Castro), le financement des dissidents, différentes tentatives de déstabilisation, etc.

Le coût de ces politiques était énorme. Selon le gouvernement cubain, chaque année, l’embargo coûtait à l’île 685 millions de dollars. Même récemment, en septembre dernier, plusieurs banques européennes ont été condamnées à payer des centaines de milliers de dollars d’amende pour violation de l’embargo américain sur Cuba. La banque allemande Commerzbank a reçu une amende de plus d’un milliard de dollars dans deux jugements distincts. De même, Washington a sommé BNP Paribas de verser 9 milliards de dollars pour violation de l’embargo sur Cuba, le Soudan et l’Iran.

« Développer le secteur privé »

Ce tournant politique ne signifie pas que l’impérialisme américain a renoncé à ses objectifs : la restauration de la propriété capitaliste à Cuba et la destruction des conquêtes de la révolution. Il a juste changé de tactique pour atteindre le même but.

Depuis de nombreuses années, une partie de la classe dirigeante américaine souligne l’échec de la tentative de renverser la révolution cubaine par la force. Par ailleurs, Cuba avait ouvert certains secteurs aux investissements étrangers ; les entreprises américaines perdaient des occasions d’affaires potentiellement rentables, au bénéfice des capitalistes canadiens et européens. Surtout, de nombreux dirigeants américains font valoir que l’objectif de restaurer le capitalisme à Cuba serait mieux servi par un changement de tactique. Telle est bien la véritable signification de l’annonce d’une reprise des relations diplomatiques avec l’île.

Si l’on regarde le détail des mesures adoptées par Obama, il est clair qu’elles visent à promouvoir et encourager le développement d’une classe capitaliste à Cuba. Dans sa déclaration, Obama affirme notamment : « Ce changement de politique va faciliter le travail des Américains pour assurer des formations aux entreprises privées cubaines et aux petits agriculteurs, entre autres moyens de soutenir le développement du secteur privé naissant à Cuba. D’autres méthodes pour promouvoir l’entrepreneuriat et le secteur privé à Cuba seront étudiées. »

L’accord comprend la possibilité de transférer dans l’île des fonds plus importants, jusqu’à 2000 dollars au lieu de 500. Par ailleurs, « le soutien au développement d’entreprises privées à Cuba ne passera plus par l’octroi d’une licence spécifique ». Ceci s’accompagne de toute une série d’autres mesures visant à alléger l’embargo, comme l’utilisation de cartes de crédit américaines sur l’île, la possibilité donnée aux banques américaines d’ouvrir des comptes à Cuba, l’allègement de certaines restrictions sur les importations et les exportations, etc.

Chine et Vietnam : des « modèles » à suivre ?

Cette nouvelle approche n’aurait pas été décidée et annoncée si elle n’avait pas le soutien d’une partie des dirigeants cubains. Comme l’écrivait le New York Time, le 14 décembre, la « Vieille Garde » cubaine craint que la libéralisation de certains secteurs de l’économie déstabilise le gouvernement, mais l’aile « réformiste » répond qu’en raison de l’état actuel de l’économie cubaine, la situation n’est pas tenable – et donc, le développement du secteur privé est nécessaire.

Omar Everleny, professeur à l’Université de La Havane, est l’un des économistes les plus influents dans la tendance réformiste au sein du régime cubain. Selon lui, la solution aux problèmes de l’économie cubaine est à chercher du côté des « modèles » vietnamiens et chinois. Ces deux pays auraient démontré que l’on peut recourir massivement aux investissements étrangers et obtenir de bons résultats économiques sans perdre le contrôle politique. La Chine n’a-t-elle pas connu les taux de croissance les plus élevés au monde depuis la libéralisation de son économie ?

Le problème, c’est que ce genre de mesures va acquérir une dynamique propre et, comme le montre l’expérience chinoise, mènera à la restauration du capitalisme. Cela finira par détruire tous les acquis de la révolution, en particulier dans les domaines de la santé, de l’éducation et du logement. S’il a été impossible d’enrayer la restauration du capitalisme en Chine, comment pourrait-il en être autrement sur une petite île avec des ressources limitées et qui, de surcroît, est dans une position beaucoup moins favorable que la Chine lorsque celle-ci intégra le marché mondial ?

Quelle issue ?

La situation mondiale se caractérise par une crise majeure du capitalisme et la remise en cause de ce système dans un nombre croissant de pays. Ceci joue en faveur de la révolution cubaine. Cependant, la situation sur l’île ne laisse pas beaucoup de marge de manœuvre. Les problèmes économiques résultant de la faible intégration de l’île au marché mondial sont aggravés par le poids du bureaucratisme. Ainsi, le statu quo ne peut durer indéfiniment.

Le principal danger auquel la révolution cubaine fait face, c’est son isolement. Toute l’histoire des relations entre Cuba et l’Union soviétique, puis le Venezuela, souligne que la révolution cubaine, si elle veut survivre, doit trouver des alliés. En dernière analyse, son sort sera décidé dans l’arène de la lutte de classe à l’échelle internationale.

A l’inverse, les développements révolutionnaires dans d’autres pays auront un impact sur le rapport de force interne à l’île, à l’avantage de ceux qui affirment – à juste titre – que la défense des conquêtes de la révolution est liée à la défense des formes de propriété publique qui les ont rendues possibles.

Longtemps reporté, le VIe congrès du Parti Communiste Cubain (PCC) s’est tenu à la Havane du 16 au 19 avril dernier. Il a adopté le document intitulé : Lignes directrices de la politique économique et sociale du parti et de la révolution. La date du congrès coïncidait avec le 50e anniversaire de la tentative de débarquement américain à la Baie des Cochons, en 1961. Fidel Castro avait alors proclamé le « caractère socialiste de la révolution ».

Le sort de la révolution cubaine est d’une énorme importance pour les révolutionnaires du monde entier, et particulièrement en Amérique latine. La Tendance Marxiste Internationale défend inconditionnellement la révolution cubaine. C’est pour cette raison que nous voulons commenter le débat qui se déroule à Cuba. La lutte contre le capitalisme est, par définition, une lutte internationale. Aussi les marxistes ont-ils toujours donné leur opinion sur le mouvement révolutionnaire dans les différents pays du monde.

Crise économique

Une première observation s’impose, dont partent les Lignes directrices : l’économie cubaine traverse une crise sérieuse. Outre de l’impact de la crise mondiale du capitalisme (chute des prix des matières premières, baisse des revenus du tourisme, augmentation des prix de la nourriture), il y a eu les effets dévastateurs des ouragans qui ont frappé Cuba. A quoi s’ajoutent bien sûr les conséquences de l’embargo imposé par l’impérialisme américain.

En dernière analyse, le problème central est l’isolement de la révolution cubaine. Il est impossible de construire le socialisme dans un seul pays. L’effondrement du stalinisme en Union Soviétique et en Europe de l’Est l’a démontré d’une façon très cruelle. Et c’est d’autant plus vrai pour une petite île qui n’a pas de grandes ressources naturelles et qui, en conséquence, est complètement dépendante du marché mondial.

La discussion sur l’économie cubaine ne se déroule pas dans des circonstances idéales, mais au contraire dans une situation où les marges de manœuvre sont extrêmement limitées. D’où les puissantes pressions pour trouver des solutions « concrètes ».

D’après le rapport officiel au congrès, il y a eu un large processus de discussion desLignes directrices, dans le pays, avec la participation de millions de Cubains. Ce n’est pas surprenant, compte tenu du sentiment profond que la société cubaine est dans une impasse. Cependant, nous pensons que la façon dont le débat a été mené en a limité la portée.

Premièrement, le PCC est censé tenir un congrès tous les cinq ans. Or, le Ve congrès s’est tenu il y a 14 ans. Entre temps, il y a eu beaucoup de débats et de nombreuses décisions ont été prises. Mais il manquait un canal par lequel les adhérents du parti pouvaient influencer la politique menée.

Deuxièmement, l’objet même des Lignes directrices est très limité. Toute discussion sur le futur de la révolution cubaine devrait commencer par une analyse de la situation mondiale, de la crise du capitalisme, du développement de la révolution latino-américaine, de l’impact de la révolution arabe, du réveil de la lutte des classes en Europe – et de la façon dont tous ces facteurs peuvent affecter la révolution cubaine. Or, le document de congrès ne mentionne aucun de ces éléments. Il se limite à la question de l’impact immédiat de la crise du capitalisme sur l’économie cubaine. Et après une introduction de deux pages et demie, il passe directement à la liste des 291 « lignes directrices ». Du coup, la discussion s’est centrée sur les détails de chacune des mesures proposées, sans aborder les problèmes plus généraux de la révolution cubaine, à commencer par ses rapports à la lutte des classes internationale.

En outre, certaines des propositions des Lignes directrices ont déjà été annoncées comme des décisions – voire mises en œuvre avant la tenue du congrès lui-même. Par exemple, le document parle de la nécessité de « réduire les effectifs excessifs » dans le secteur public (et dominant) de l’économie. Or, la suppression d’un million de postes dans le secteur d’Etat a été annoncée en septembre dernier. De même, l’augmentation du nombre de licences d’« auto-entrepreneurs », que propose les Lignes directrices, a déjà été mise en œuvre : 200 000 licences ont été accordées au cours des derniers mois.

Accroissement du secteur privé

L’orientation principale des mesures proposées et adoptées par le congrès (avec quelques modifications mineures) est l’extension du secteur privé, au moyen d’une augmentation du nombre de licences d’« auto-entrepreneurs », la concession de petites entreprises à des travailleurs et l’expansion des secteurs dans lesquels les investissements étrangers sont autorisés. Dans l’objectif d’atteindre une plus grande efficacité économique, les managers et directeurs des entreprises d’Etat se verront accorder une plus large autonomie. Ils pourront coopérer entre eux – et avec le secteur privé – à travers des relations de marché et des contrats commerciaux. En conséquence, les entreprises d’Etat déficitaires seront fermées.

Les Lignes directrices insistent également sur la nécessité de stimuler la productivité du travail au moyen d’incitations matérielles, notamment par un accroissement des différentiels de salaires – en liant ceux-ci à la productivité. Dans le même temps, une campagne est menée contre les « subventions excessives et les primes injustifiées », qui devraient être « graduellement éliminées ». Par exemple, le panier de produits alimentaires de base que tous les Cubains reçoivent, à travers la Libreta, sera supprimé.

Prises dans leur ensemble, toutes ces mesures provoqueront un accroissement des inégalités sociales. Omar Everleny, économiste cubain et directeur adjoint du Centre d’Etude de l’Economie Cubaine, l’explique sans ambiguïté dans Le Monde Diplomatiqued’avril dernier. Il affirme que ce qui est proposé constitue un changement « brutal » :« Oui, il y a des gens qui vont être les perdants des réformes. Oui, il y a des gens qui vont se retrouver au chômage. Oui, les inégalités vont augmenter. […] Mais elles existent déjà : ce que nous avons, à l’heure actuelle, c’est une fausse égalité. Ce qu’il faut déterminer aujourd’hui, c’est qui mérite vraiment d’être en haut ». Everleny reconnaît qu’il prend le Vietnam pour modèle : « ce pays a beaucoup à nous apprendre ».

Le document et tous les discours officiels du congrès soulignent que ces mesures ne visent pas à abandonner la propriété publique de l’économie et le principe de la planification. « Le système économique qui prédominera, dans notre pays, continuera de reposer sur la propriété socialiste du peuple sur les moyens de production fondamentaux », affirme l’introduction des Lignes directrices. Cependant, le point numéro 1 précise le sens de cette idée : « la planification socialiste restera la principale méthode de direction de l’économie nationale. […] La planification tiendra compte du marché, l’influencera et prendra ses caractéristiques en considération. »

Ces déclarations en faveur du socialisme et contre le capitalisme reflètent le sentiment de millions de Cubains qui ne veulent pas abandonner un système qui leur a garanti un niveau de santé et d’éducation (entre autres) bien supérieurs à ce qui a cours dans le reste de l’Amérique latine. Soyons clairs : malgré tous les problèmes de bureaucratie et de corruption qui minent l’économie cubaine, ces conquêtes sociales de la révolution sont la conséquence directe de l’abolition du capitalisme, et toute tentative de restaurer le capitalisme déboucherait sur la destruction de ces conquêtes. Pour savoir à quoi ressemblerait le capitalisme à Cuba, il suffit de regarder des pays voisins tels que la Jamaïque, la République Dominicaine ou Haïti.

A cet égard, une anecdote rapportée dans Le Monde Diplomatique est très significative :« Le 9 février, les travailleurs d’une clinique du centre-ville [de la Havane] se sont réunis pour discuter les Lignes directrices […]. 291 propositions dont certaines engagent l’avenir de tous les Cubains : salaire au mérite, la légalisation des "prix de marché", révision des programmes sociaux. L’ensemble est adopté en quelques minutes, à l’unanimité. Mais les participants prennent le temps de souligner leur attachement aux systèmes de santé et d’éducation cubains. Changer, oui, mais pas ça. Le secrétaire de séance, responsable de la section syndicale, note ces remarques – sans que quiconque sache vraiment si elles seront prises en compte et comment. » [1]

Le problème, c’est que dans une économie faible comme celle de Cuba, toute ouverture au marché peut stimuler un processus de pénétration du capitalisme et de différenciation de classe, du fait de la supériorité du capitalisme mondial en termes de productivité du travail. Indépendamment des intentions et des principes exprimés dans des documents de congrès ou dans la Constitution, les forces de l’économie de marché sont extrêmement puissantes, à Cuba, parce qu’elles sont appuyées par le marché mondial. Une fois libérées, elles acquièrent leur propre dynamique et peuvent se révéler très difficiles à contrôler.

Malgré le caractère verrouillé des discussions du congrès, un certain nombre de choses très intéressantes ont émergé. Il est clair qu’un grand nombre d’amendements apportés au texte original visait à atténuer les mesures « pro-marché ». Par exemple, l’abolition de la Libreta (carte de rationnement) sera finalement graduelle – et il est aussi prévu de tenir compte des revenus. Quant à l’idée de supprimer 1 million d’emplois dans le secteur public, dont la moitié avant avril 2011, elle s’est avérée impossible à mettre en œuvre du fait de la forte résistance des travailleurs dans différentes entreprises. Tout ceci montre qu’il y a une résistance saine et instinctive à toute tentative de s’orienter vers le marché et d’éliminer certaines conquêtes sociales de la révolution. Le journal The Economist, porte-parole du capitalisme, se félicite des mesures décidées par le congrès, mais se plaint amèrement que « dans la pratique, les choses changent lentement ».

Contrôle ouvrier

Lors de la phase de débat précédant le congrès, la nécessité d’une participation à la direction de l’économie a été discutée. En janvier, Granma a publié une lettre sur la façon dont les directeurs sont nommés dans les entreprises d’Etat. L’auteur, E. González, soulignait que si les salaires seront liés aux résultats des entreprises, celles-ci devraient être contrôlées par les travailleurs : « Il serait selon moi prudent de prévoir la participation des travailleurs à la direction des entreprises du gouvernement socialiste, au moyen de l’élection, de la ratification ou du remplacement des cadres. »

Commentant ces propos dans le Havana Times, Daisy Valera écrit que « cette idée d’E. González sur le contrôle ouvrier est brillante, mais elle n’est pas nouvelle. Elle a été défendue par tous ceux qui ont lutté pour un système plus juste que le capitalisme. »Puis elle cite un article de Lénine et conclut : « Je suggèrerais que dans son courrier, lorsqu’il évoque le contrôle ouvrier et l’élection des représentants par les travailleurs eux-mêmes, le camarade remplace le mot "prudent" par le mot "nécessaire" ou "indispensable". Car cette idée est validée par tous les classiques du marxisme, de même que par la Constitution léniniste de Cuba. Le pouvoir devrait être aux mains des travailleurs ».

C’est absolument correct. La forme d’« incitation » la plus efficace, et la façon la plus efficiente de lutter contre la corruption et la bureaucratie, c’est précisément le contrôle ouvrier de l’économie et de la société en général. Cependant, ceci n’a pas été officiellement discuté et n’est pas mentionné dans les Lignes directrices, comme le souligne l’universitaire Julio Cesar Guanche : « Les Lignes directrices ne mentionnent pas la participation des travailleurs. Elles n’approfondissent pas le contrôle des citoyens sur les activités marchandes ». Il énumère alors un certain nombre de principes qui, selon lui, devaient être introduits : « rotation des officiels ; limitation dans le temps des mandats de tous les officiels ; élection – et non plus nomination – des officiels d’Etat qui assument des missions publiques […] ; autonomie des organisations sociales et de masse ».

De fait, ces mesures font partie de celles que défendait Lénine dans L’Etat et la révolution, lorsqu’il analysait la façon dont un Etat ouvrier devait prévenir et combattre le bureaucratisme. A ce que propose Cesar Guanche, Lénine ajoutait : aucun officiel ne doit être mieux payé qu’un travailleur qualifié ; ils doivent être révocables à tout moment.

Internationalisme

C’est une partie de l’équation cubaine : la nécessité d’un contrôle ouvrier sur l’économie, la société, l’Etat. L’autre partie de l’équation, c’est le fait que le sort de la révolution cubaine est inextricablement lié au développement de la révolution mondiale. De ce point de vue, la situation n’est plus du tout la même qu’au début des années 90, après l’effondrement du stalinisme. A présent, c’est le capitalisme qui se révèle en faillite aux yeux de millions de travailleurs, à travers le monde.

Les masses ont commencé à se mobiliser, tout d’abord dans la vague révolutionnaire qui a balayé l’Amérique latine ces dix dernières années. Le débarquement de la Baie des Cochons, il y a 50 ans, a prouvé deux choses : premièrement, qu’une authentique révolution anti-impérialiste ne peut se consolider qu’en rompant avec le capitalisme ; deuxièmement, qu’un peuple en arme qui défend une révolution peut vaincre le plus puissant pays impérialiste au monde. Aujourd’hui, les révolutionnaires en Amérique latine peuvent en tirer d’importantes conclusions. Au Venezuela, en Bolivie, en Equateur, au Pérou, etc., seule l’expropriation des capitalistes et des impérialistes permettra de consolider les réformes qui ont été engagées. En dernière analyse, ces révolutions ne pourront pas être défendues par des manœuvres diplomatiques ou « d’apaisement » – mais par le peuple en arme.

Mais le mouvement ne se limite pas à l’Amérique latine. Il s’est récemment étendu au monde arabe et dans les pays capitalistes avancés, comme l’ont montré les mouvements dans le Wisconsin, en France, en Espagne, en Grèce, au Portugal, etc. La révolte de la jeunesse grecque et espagnole contre le FMI et la Banque Mondiale illustre cette remise en cause croissante du capitalisme, à l’échelle mondiale.

Il est très important que les communistes cubains discutent de ces développements en détail et participent pleinement au débat sur la lutte pour le socialisme international, car c’est la seule issue pour la révolution cubaine.


[1] Ainsi vivent les Cubains, par Renaud Lambert, dans Le Monde Diplomatique d’avril 2011

Nous avons récemment publié un article de notre camarade Jorge Martin intitulé : Où va Cuba ? Vers le capitalisme ou vers le socialisme ? Jorge y analyse les dangers inhérents aux récentes mesures économiques annoncées par le gouvernement cubain. Françoise Lopez, présidente de Cuba Si France – Provence, a rédigé une réponse critique intitulée :Où va Cuba ? Sûrement pas où on nous dit... Nous le publions ci-dessous, suivi par la réponse de Jorge.

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Où va Cuba ? Sûrement pas où on nous dit...

L’annonce par la CTC de la réduction de 500 000 emplois dans le secteur public et de l’augmentation des autorisations de travailler à son compte fait couler beaucoup d’encre et encore plus de salive. Peu des interprétations qui sont données de cette information sont correctes à la fois parce que les précisions manquent encore pour appréhender réellement tous les aspects de ce changement et parce que les médias impérialistes qui diffusent l’information dans nos pays n’ont aucun intérêt à ce que ces mesures soient bien comprises. Après 50 ans de résistance héroïque au blocus, après avoir surmonté la Période Spéciale, affronté la crise économique qui touche aujourd’hui tous les pays du monde, Cuba entrant dans le capitalisme, quelle aubaine pour eux... Quelle meilleure preuve qu’une société socialiste ne peut survivre sans qu’un puissant pays lui fournisse de quoi se nourrir ?

Mais de quoi s’agit-il en réalité ? Les Cubains le répètent jusqu’à plus soif sans pourtant être entendus : il ne s’agit aucunement d’entrer dans le capitalisme mais de sauver le socialisme mis en danger par la crise mondiale et les attaques de toutes sortes dont Cuba est sans cesse l’objet.

Les postes qui vont être supprimés sont des postes excédentaires, qui ne sont d’aucune utilité au pays, et autant de postes vont être créés dans des domaines où la main-d’œuvre est déficitaire et où les besoins sont grands. Depuis plusieurs années, les autorisations pour travailler à son compte étaient bloquées et certains le faisaient pourtant de manière illégale. Il s’agit de légaliser ces activités qui creusaient l’écart entre les Cubains, certains ayant des revenus non déclarés. Les revenus du travail à son compte seront soumis à l’impôt et ces activités constitueront donc une source de revenus pour l’Etat, tout en permettant à ceux qui les pratiquent de vivre mieux. Les règles vont être assouplies, par exemple quelqu’un qui travaillera à son compte pourra engager du personnel sans que celui-ci fasse, comme auparavant, partie de sa propre famille mais bien que plus souples ces règles existeront bien et devront être respectées.

Aux travailleurs qui seront « mis en disponibilité » par la suppression de leur poste, trois propositions devront être faites. S’il refuse ces trois propositions, il devra se trouver lui-même un travail mais même si au bout d’un mois, il ne touchera plus la totalité de son salaire, en aucun cas il ne perdra ses droits sociaux.

Parallèlement à ces mesures, on parle beaucoup de la suppression prochaine de la fameuse « libreta » ou carnet d’approvisionnement en produits subventionnés par l’Etat. Là aussi, il faut savoir de quoi on parle. Ce dispositif a permis au peuple cubain de manger à sa faim même pendant la Période Spéciale, à une époque où tout le peuple connaissait les mêmes difficultés. A l’heure actuelle, où certains Cubains, par exemple ceux qui travaillent dans le tourisme, ont des revenus tout à fait suffisants pour subvenir eux-mêmes à leurs besoins alimentaires, ce qu’il est question de faire, c’est, non pas de supprimer la « libreta » mais de la réserver à ceux qui en ont réellement besoin : « subventionner la personne et non plus les produits » comme disent les Cubains. C’est une autre façon de réaliser l’égalité entre les citoyens, les conditions de vie dans l’Ile ayant changé.

Il est également question de supprimer cette double monnaie que les conditions extrêmes de la Période Spéciale avaient rendu nécessaire mais qui a eu pour effet secondaire de creuser l’écart entre les citoyens. Le but que s’est fixé le gouvernement cubain est de supprimer le peso convertible en augmentant la valeur du peso cubain, ce qui ne se fera pas en un jour ni sans améliorer la production nationale ni réduire les importations. Nous sommes au début du processus, ses modalités vont être discutées dans les multiples réunions que les Cubains savent tenir lorsqu’il s’agit de prendre une décision qui engagera leur avenir. Attendons la suite des événements et faisons confiance au peuple cubain qui tient trop aux acquis de sa Révolution pour les mettre en danger inconsidérément.

Une dernière chose à relever sur ce sujet : ceux qui glosent sur les conséquences d’une telle réforme, affirment que Cuba va devenir capitaliste en profitent aussi, au détour d’une idée, pour attaquer les membres du gouvernement cubain qu’ils qualifient de « corrompus » sans d’ailleurs en apporter aucune preuve et expliquer que la dictature en place à Cuba ne permet pas le développement normal d’une économie saine. Nous citerons seulement un passage du texte de Jorge Martin : « Il faut en revenir aux règles simples de la démocratie soviétique que Lénine défendait dans L’Etat et la révolution : tous les officiels doivent être élus et révocables ; aucun officiel ne doit être mieux rémunéré qu’un travailleur qualifié [...] » Eh bien, Monsieur Martin, relisez donc la Constitution de la République de Cuba et les textes de lois concernant les élections dans le pays : tout élu est, justement, révocable à tout instant par ceux qui l’ont élu à qui il doit rendre des comptes régulièrement sur les actions qu’il engage, aucun élu ne touche de salaire spécifique à sa charge élective mais tous continuent à occuper le poste qu’ils occupaient avant d’être élus et à toucher le salaire correspondant à ce poste : un éboueur élu député continue à vider les poubelles de ses concitoyens et touche son salaire d’éboueur... Quant à la corruption qui régnerait dans le gouvernement cubain et dans la société cubaine, laissez-moi rire, quand on voit ce qui se passe dans la plupart des pays du monde, y compris en France, ce ne peut être que de la broutille. Pour autant, effectivement, Fidel a dénoncé ce problème dans son discours à l’Université le 17 novembre 2005 et certaines des mesures qui vont être prises sont destinées, précisément, à éradiquer ce problème pour que Cuba reste un pays unique au monde...

Françoise Lopez (Cuba Si Provence), le 27 novembre 2010

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Réponse de Jorge Martin

Tout d’abord, je voudrais remercier la camarade Françoise Lopez pour ses remarques critiques sur mon article. A travers un débat franc et ouvert entre révolutionnaires, on peut parvenir à une meilleure compréhension de la réalité, ce qui nous permettra d’intervenir pour la transformer.

J’ai écrit cet article du point de vue d’un partisan et d’un ami de la révolution cubaine. Un ami n’est pas quelqu’un qui vous dit seulement des choses positives ; c’est aussi quelqu’un qui est capable de vous critiquer s’il pense – à tort ou à raison – que vous vous exposez à un danger. Par le passé, on a connu des « Amis de l’URSS » qui soutenaient aveuglément chacune des actions des dirigeants du Parti Communiste russe, jusqu’à ce qu’ils aient la surprise de voir ces mêmes dirigeants (Eltsine, Poutine, Tchernomyrdine, etc.) organiser la restauration du capitalisme, en Russie.

Il est exact que les médias capitalistes saisissent toutes les opportunités pour discréditer la révolution cubaine. Ils veulent détruire l’idée qu’une économie planifiée est supérieure à l’anarchie du marché capitaliste. Nous rejetons cette propagande. C’est précisément l’abolition du capitalisme, à Cuba, qui a permis au pays de parvenir à des indices de niveau de vie – santé, mortalité infantile, espérance de vie, éducation, etc. – qui ne sont pas seulement supérieurs au reste de l’Amérique latine, mais se comparent favorablement à ceux des grandes puissances capitalistes. Si les mécanismes du « marché » – c’est-à-dire, le capitalisme – sont restaurés à Cuba, toutes ces conquêtes sociales seront menacées.

Le document de discussion pour le prochain Congrès du Parti Communiste Cubain commence par réaffirmer la défense du socialisme. Il dit que « la planification – et non le marché – sera prépondérante ». Cependant, le document propose ensuite toute une série de mesures qui s’appuient sur les mécanismes du marché : les entreprises d’Etat seront jugées sur leur résultat, et celles qui font des pertes seront fermées ; les salaires des travailleurs des entreprises d’Etat seront liés aux résultats ; la politique des prix sera partiellement libéralisée ; des Zones de Développement Spécial seront ouvertes ; l’autonomie des entreprises d’Etat sera accrue et le travail salarié dans le secteur privé sera légalisé. A cela, il faut ajouter les mesures déjà mises en œuvre, comme le report de l’âge du départ à la retraite et l’élimination du plafond des bonus de productivité que les travailleurs peuvent percevoir. Selon nous, ces mesures sont dangereuses parce qu’elles augmenteront les inégalités et pousseront à la recherche de solutions individuelles – et non collectives – aux très graves problèmes que connaît l’économie cubaine.

Dans mon article, j’ai souligné que la bureaucratie et la corruption qui l’accompagne constituent des menaces sérieuses pour la révolution. Ce faisant, je n’ai rien dit de nouveau. Comme Françoise Lopez le mentionne, Fidel Castro lui-même l’a souligné lors de son discours de novembre 2005, à l’Université de La Havane. Il ajoutait que la révolution pouvait « s’auto-détruire » et que le danger principal ne consistait pas dans une intervention militaire étrangère, mais dans les erreurs commises à Cuba même. Ce problème ne prête pas à rire ; il doit être pris très au sérieux. Trois membres éminents du Bureau Politique viennent d’être limogés de leurs positions, dont deux étaient également ministres. L’an passé, il y a déjà eu les limogeages de Carlos Lage, qui était le Secrétaire du Comité Exécutif du Conseil des Ministres, et de Perez Roque, qui était ministre des Affaires Etrangères. Castro avait dénoncé leurs « ambitions » et leur « rôle indigne ».

Il y a une frustration générale, à Cuba, au sujet de la discussion ouverte par Raul Castro, en 2007, et qui a impliqué des centaines de milliers de personnes dans des réunions, à travers tout le pays. En effet, les nombreuses contributions écrites qui ont émergé de ces discussions ont été gardées secrètes, et la population a été tenue à l’écart des conclusions et des prises de décisions qui découlaient de ce grand débat. De même, alors que le Parti Communiste Cubain est censé tenir son Congrès tous les 5 ans, le prochain aura lieu en 2011, soit un délai de 14 ans depuis le Congrès de 1997. A l’époque de Lénine, le Parti Bolchevik tenait ses Congrès chaque année, y compris pendant la guerre civile. Françoise Lopez parle du mode d’élection de l’Assemblée Nationale cubaine. Mais il faut rappeler que cette Assemblée ne se réunit que deux fois par an, pendant quelques jours.

La camarade Lopez nous dit : « attendons la suite des événements et faisons confiance au peuple cubain qui tient trop aux acquis de sa Révolution pour les mettre en danger inconsidérément. » Nous avons pleinement confiance dans la capacité du peuple cubain à discuter et à décider de l’avenir de sa révolution. Cela dit, il y a à Cuba différentes opinions sur la voie à suivre. Des économistes occupant de hautes positions dans des institutions clés proposent une forme de « socialisme de marché » à la chinoise. Par exemple, lors de la visite de Hu Jintao à Cuba, en 2008, un article important de Granmaaffirmait que « la Chine continue de montrer la validité du socialisme. » L’article caractérisait la Chine comme un « pays socialiste ». Nous ne sommes pas d’accord avec cette idée.

Omar Everleny, co-dirigeant du Centre d’Etude de l’Economie Cubaine, pense que le Vietnam est un modèle à suivre. Voilà ce qu’il dit du rôle du marché dans l’économie :« L’Etat doit cesser de jouer un rôle d’administrateur général, au profit d’un rôle de régulateur général. » (Nueva Sociedad, Juillet 2008.) A l’inverse, le camarade Frank Josué Solar Cabrales, de Santiago de Cuba, affirme que « l’unique manière, pour une économie planifiée, d’augmenter la productivité de façon différente du capitalisme, c’est le contrôle ouvrier. » C’est aussi ce que nous pensons : sans la participation directe des travailleurs à la direction de l’économie et de l’administration d’Etat, une économie planifiée ne peut pas fonctionner correctement.

D’autres, comme Pedro Campos, proposent un modèle fondé sur les coopératives et l’auto-gestion des entreprises par les travailleurs – ce qui, selon nous, mènerait à la dissolution de la planification centralisée de l’économie. Nous y sommes donc opposés. Mais comme on le voit, il y a plusieurs opinions assez différentes, à Cuba, sur le meilleur moyen de défendre la révolution et d’avancer.

Comme marxistes et amis de la révolution cubaine, nous avons le droit – et le devoir – de donner notre opinion, dans ce débat. Les révolutionnaires cubains ont le droit d’écouter ce que nous avons à dire et d’en tenir compte – ou non. Pour notre part, nous continuerons notre travail pour défendre la révolution cubaine contre les impérialistes – mais aussi contre ceux qui, sous couvert de « socialisme de marché » ou de « modèle vietnamien », proposent d’ouvrir la voie à la restauration du capitalisme, quelles que soient leurs intentions par ailleurs. Je suis sûr que dans cette lutte, nous serons dans le même camp que la camarade Lopez, malgré les différences d’opinions que nous pouvons avoir, et dont nous devons débattre ouvertement.

Le 13 septembre dernier, la Centrale des Travailleurs de Cuba (CTC) annonçait une série de mesures qui vont sérieusement affecter l’économie du pays. La plus frappante de ces mesures est la suppression de 500 000 postes dans le secteur public d’ici mars 2011, dans le cadre d’un plan de suppression d’un million de postes. Dans la mesure où 85 % des travailleurs cubains, soit 5 millions, sont employés dans le secteur public, cela reviendrait à supprimer 20 % des emplois de ce secteur, dont 10 % au cours des six prochains mois.

Le communiqué de la CTC souligne que ces travailleurs devront être embauchés en dehors du secteur public, grâce à une augmentation des licences accordées aux auto-entrepreneurs et aux entreprises familiales, à la location à des travailleurs – avec option d’achat – de locaux et entreprises d’Etat. Des travailleurs pourront aussi prendre le contrôle de petites entreprises en les gérant sous forme de coopératives.

Suppressions d’emplois

Par le passé, les travailleurs licenciés recevaient l’intégralité de leur salaire de base jusqu’à ce qu’ils soient affectés à un autre poste. Mais désormais, cette allocation de 100 % ne sera versée que le premier mois, après quoi les travailleurs concernés ne toucheront que 60 % de leur salaire de base, et ce pendant une période qui dépendra de la durée de leur dernier emploi : pendant un mois pour ceux qui ont travaillé pendant 19 ans ; pendant deux mois pour ceux qui ont travaillé entre 20 et 25 ans ; pendant trois mois pour la tranche de 26 à 30 ans, et pendant 5 mois pour tous ceux qui ont travaillé plus de 30 ans.

En outre, les salaires des travailleurs du secteur public seront liés à la productivité. Cette mesure avait déjà été annoncée par Raul Castro. Mais toutes les entreprises ne l’avaient pas mise en oeuvre à cause de la grave crise économique que traverse l’économie cubaine.

Le communiqué de la CTC reprend également l’idée – déjà formulée par Raul Castro – qu’il faut réduire les « dépenses sociales excessives », et qu’il faut éliminer les « subventions excessives » et les « primes injustifiées ». Cela semble annoncer une vaste restructuration du système de protection sociale, les allocations et les droits devant être soumis à des conditions et des critères plus restrictifs. Cela se traduira probablement par la suppression du système de « carnets de rationnement » donnant accès à tous les Cubains à un panier de biens hautement subventionnés, surtout de la nourriture. Quant à l’extension des licences d’auto-entrepreneurs, elle légalisera de facto une situation où, pour joindre les deux bouts, de nombreux Cubains ont été forcés de recourir au marché noir.

« Auto-entrepreneurs »

Pour la première fois, des petites entreprises privées seront autorisées à embaucher des salariés, en payant des cotisations sociales. L’Etat cubain espère ainsi accroître ses recettes fiscales de 400 %. Il y a déjà 170 000 auto-entrepreneurs légaux – et probablement autant sur le marché noir.

Les salaires cubains sont relativement bas. Mais le logement, l’éducation, les transports et la santé y sont gratuits ou hautement subventionnés, de même que les aliments concernés par les « carnets de rationnement ». Le problème, c’est que ce salaire social ne permet plus aux Cubains de vivre correctement, de sorte qu’ils doivent faire une bonne partie de leurs courses en pesos convertibles (CUC), qui s’échangent au taux de 1 contre 24 pesos cubains – sachant que les salaires sont payés en pesos cubains.

Les magasins CUC sont tenus par l’Etat et vendent des marchandises plus chères, ce qui permet à l’Etat de récupérer les devises fortes que les Cubains obtiennent soit par le biais de l’argent expédié de l’étranger, soit au moyen d’activités légales, semi-légales ou illégales tournées vers les touristes.

Une autre mesure annoncée récemment prévoit le prolongement de la durée de location de terrains aux investisseurs étrangers : de 50 à 99 ans. Cette mesure est justifiée par la nécessité d’apporter « de meilleures garanties et une meilleure sécurité aux investissements étrangers », en particulier dans le secteur du tourisme. Par exemple, des sociétés canadiennes projettent déjà de construire des hôtels de luxe avec terrain de golf, etc.

Cuba et le marché mondial

Les mesures annoncées par le gouvernement, qui font suite à d’autres du même ordre, risquent d’accroître les inégalités, de développer l’accumulation privée, de miner l’économie planifiée et d’ouvrir un puissant processus de restauration du capitalisme. Toutes ces mesures sont la conséquence de la grave crise économique que traverse Cuba, depuis deux ans.

L’économie cubaine est extrêmement dépendante du marché mondial. Elle en subit de plein fouet les mouvements. Ainsi, les prix du pétrole et de la nourriture ont massivement augmenté en 2007-08. Or Cuba importe 80 % de la nourriture qu’elle consomme (essentiellement des Etats-Unis). Dans le même temps, le prix du nickel – que Cuba exporte – est tombé de 24 dollars à 7 dollars la livre, en 2010. La récession mondiale a également affecté l’industrie du tourisme et les envois d’argent de Cubains résidant à l’étranger. A tous ces facteurs s’ajoutent les dévastations provoquées par trois ouragans, en 2008, dont le coût total est estimé à 10 milliards de dollars.

Pour ses revenus en devises fortes lui permettant d’acheter des biens sur le marché mondial, Cuba dépend désormais lourdement de ses exportations de services médicaux (essentiellement au Venezuela). Cette source de revenu s’élève à 6 milliards de dollars par an, soit trois fois plus que les revenus générés par le tourisme.

Tous ces facteurs combinés, auxquels s’ajoute le blocus américain, dessinent le tableau d’une économie cubaine sans base solide et très dépendante du marché mondial. Cela rappelle qu’il est impossible de construire le socialisme dans un seul pays – non d’un point de vue théorique, mais dans le langage froid des faits économiques. Si c’était impossible en Union Soviétique, ça l’est encore moins dans une petite île située à 150 kilomètres de la plus grande puissance impérialiste au monde.

Quelle position devons-nous prendre vis-à-vis des propositions du gouvernement cubain ? Il est exact qu’en elle-même, l’ouverture de petites entreprises n’est pas une mesure négative. Une économie planifiée n’a pas besoin de nationaliser tout, jusqu’au dernier salon de coiffure. Dans la transition vers le socialisme, il est inévitable que des éléments de capitalisme coexistent avec la planification de l’économie. En soi, cela ne constitue pas une menace – à condition que l’Etat contrôle les secteurs clés de l’économie, et que l’Etat et l’industrie eux-mêmes soient fermement contrôlés par la classe ouvrière.

Quelle est la situation concrète, à Cuba, de ce point de vue ? Premièrement, les bases de l’économie cubaine sont extrêmement fragiles. Deuxièmement, Cuba se situe à proximité de l’impérialisme américain. Troisièmement, après des années de gestion bureaucratique, les entreprises publiques sont dans un piteux état. Enfin, les salariés cubains n’ayant pas le sentiment de contrôler les entreprises où ils travaillent, ils ne s’intéressent pas aux questions de productivité et d’efficacité. Il y a un sentiment général de malaise et de mécontentement qui constitue le plus grand danger, pour la révolution cubaine. Tout le monde s’accorde à dire que la situation actuelle ne peut pas continuer, que « quelque chose doit changer ». La question centrale est : que faire ?

La voie chinoise ?

L’idée que les problèmes de l’économie cubaine pourraient être résolus grâce au développement du secteur privé est une idée fausse et dangereuse pour l’avenir de la révolution.

A la différence des réformes des années 90, les nouvelles entreprises privées seront désormais autorisées à embaucher de la main d’oeuvre salariée. Cela va créer une couche substantielle de petits capitalistes légaux. On parle de 250 000 nouvelles licences, qui s’ajouteront aux 170 000 existantes. Inévitablement, cette couche sociale développera des intérêts et une psychologie propres.

Un gouffre s’ouvrira entre les secteurs privé et public. Dans une situation où l’Etat n’est pas en mesure de produire des biens industriels et manufacturiers de bonne qualité, le secteur privé aura tendance à se développer au détriment du secteur public. Deux tendances contradictoires et mutuellement exclusives se développeront. Tôt ou tard, l’une devra l’emporter sur l’autre. Laquelle ? En dernière analyse, le secteur qui l’emportera sera celui qui attirera le plus d’investissements productifs, et, sur cette base, réalisera les meilleurs niveaux de productivité et d’efficacité. Le relâchement des restrictions sur les investissements étrangers ouvrira la voie à une augmentation rapide du capital investi dans le secteur privé – d’abord dans le tourisme, puis dans d’autres secteurs clés.

La lutte entre ces deux tendances ne sera pas gagnée au moyen de discours et d’exhortations, mais avec du capital et de la productivité. Ici, le poids écrasant du capitalisme mondial sera décisif. L’économie planifiée n’est pas menacée par quelques barbiers ou chauffeurs de taxi, mais par la pénétration de l’économie cubaine par le marché mondial – et par ces éléments de l’appareil d’Etat qui, sans le dire publiquement, préfèrent une économie de marché à une économie socialiste planifiée.

Soyons clairs : de nombreux économistes cubains soutiennent les mesures en question parce qu’ils sont favorables à l’abandon de l’économie planifiée dans son ensemble. Ils sont partisans de l’introduction de mécanismes de marché à tous les niveaux et d’une ouverture de tous les secteurs de l’économie aux investissements étrangers. En d’autres termes, ils sont favorables au capitalisme. Ces gens défendent la « voie chinoise », bien qu’ils préfèrent désormais parler de la « voie vietnamienne », étant données les innombrables critiques dont la Chine fait l’objet, à Cuba. Mais cela ne change rien au fond de leur point de vue.

Le capitalisme cubain ne ressemblerait ni à la Chine, ni au Vietnam, mais plutôt au Salvador ou au Nicaragua après la victoire de la contre-révolution. Le pays retomberait rapidement dans une situation semblable à ce qui existait avant la révolution de 1959 – une situation de misère, de dégradation et de dépendance semi-coloniale. Toutes les conquêtes de la révolution seraient détruites.

Corruption et bureaucratie

« Mais on ne peut pas continuer comme avant ! », diront certains. C’est exact. Mais nous rejetons fermement l’idée que la source du problème réside dans la nationalisation des moyens de production. La supériorité d’une économie nationalisée et planifiée a été démontrée en URSS, par le passé. Et ce qui a miné les succès économiques de l’URSS, c’est la corruption, le gaspillage et la mauvaise gestion inhérents à un régime bureaucratique. A la fin, la bureaucratie stalinienne a décidé de se transformer en classe propriétaire des moyens de production, et le capitalisme a été restauré.

Fidel Castro a déjà dénoncé les problèmes de bureaucratisme et de corruption qui existent à Cuba. Plus récemment, Estaban Morales, du Centre d’études des Etats-Unis à l’Université de la Havane, s’est exprimé sans détour sur cette question. Dans un article publié sur le site internet de l’Union Nationale des Ecrivains et Artistes Cubains (UNEAC), il écrivait : « Il ne fait aucun doute que la contre-révolution avance, petit à petit, à certains niveaux de l’Etat et du gouvernement. Il est clair que des dirigeants et officiels se constituent un trésor de guerre en prévision de la chute de la révolution. Certains ont sans doute tout préparé pour transférer les biens publics dans des mains privées, comme ça s’est passé en URSS. »

Estaban Morales explique que le problème du marché noir et de la corruption ne réside pas, au fond, dans la vente illégale, par des Cubains ordinaires, de produits qu’on ne trouve pas sur les étalages des magasins – mais plutôt du côté de ceux qui les fournissent, et qui souvent occupent de hautes positions dans l’appareil d’Etat. Morales ajoute que la corruption, à tous les niveaux de la bureaucratie, est plus dangereuse que les soi-disant « dissidents », lesquels n’ont aucune base de soutien dans la population. « S’ils sont affectés par l’ambiance de défiance à l’égard de la direction du pays, s’ils sont témoins de l’immoralité qui règne dans la gestion des ressources (alors qu’elles sont officiellement le bien de tous), et ce au beau milieu d’une crise économique dont nous ne sommes pas encore sortis, les mêmes Cubains qui ne prêtent aucune attention au discours des dissidents n’en seront pas moins affaiblis dans leur résistance politique », écrit Morales.

Peu après la publication de son article intitulé : Corruption : la vraie contre-révolution ?, Estaban Morales a été exclu du Parti Communiste, malgré les protestations de sa section locale. L’article a été retiré du site internet de l’UNEAC.

L’une des principales menaces, pour la révolution, est l’absence d’une authentique démocratie ouvrière, c’est-à-dire d’une participation directe des travailleurs à la gestion de l’Etat et de l’économie. Cela génère démoralisation, scepticisme et cynisme. Cela mine l’esprit révolutionnaire du peuple. Combiné à une situation où les besoins fondamentaux ne sont pas satisfaits, où le pouvoir d’achat des salaires baisse et où la corruption des sommets de l’Etat est connue de tous, ce phénomène devient une menace contre-révolutionnaire de premier ordre.

Un autre exemple est le report du VIe Congrès du Parti Communiste, qui était censé se tenir l’an passé, alors que le Ve Congrès s’est tenu en 1997, soit un délai de 13 ans. Nombreux sont ceux qui partagent les inquiétudes d’Estaban Morales. Ils craignent, à juste titre, qu’une section de la bureaucratie prépare un mouvement décisif vers la restauration du capitalisme.

Que faire ?

Il est exact que lorsque des conditions défavorables l’exigent, il faut être prêt à faire un pas en arrière. Ici, il est courant de se référer à la Nouvelle Politique Economique (NEP) de Lénine, lorsque le régime bolchevik a dû faire des concessions temporaires aux paysans riches. Mais ce qui est inacceptable, c’est de confondre un repli tactique et une capitulation sur toute la ligne.

A l’époque de Lénine, les bolcheviks n’ont jamais pensé qu’il était possible de construire le socialisme dans les seules frontières d’une Russie arriérée et sous-développée. Lénine insistait sur l’idée que pour consolider les conquêtes de la révolution et avancer vers le socialisme, il faudrait que les travailleurs prennent le pouvoir dans un ou plusieurs pays capitalistes avancés d’Europe. Les trahisons de la social-démocratie européenne l’ont empêché, et c’est ce qui a rendu la NEP inévitable. Mais celle-ci était présentée comme un recul temporaire imposé par le retard de la révolution mondiale, et non comme un pas en avant.

Les bolcheviks plaçaient tous leurs espoirs dans le développement de la révolution socialiste internationale. Voilà pourquoi Lénine et Trotsky attachaient tant d’importance à la construction de la IIIe Internationale. De même, Che Guevara incarnait l’esprit internationaliste de la révolution cubaine. Il comprenait que la survie de la révolution dépendait de son extension au reste de l’Amérique latine.

La seule issue, pour la révolution cubaine, réside dans l’internationalisme révolutionnaire et la démocratie ouvrière. Le sort de la révolution cubaine est étroitement lié au sort de la révolution au Venezuela, en Amérique latine – et, en dernière analyse, à l’échelle mondiale. D’où la nécessité de soutenir pleinement les forces révolutionnaires qui luttent contre l’impérialisme et le capitalisme en Amérique latine et au-delà. Au lieu de faire des concessions aux tendances capitalistes, la révolution cubaine devrait se prononcer clairement pour l’expropriation des capitalistes et des impérialistes au Venezuela, en Bolivie, en Equateur, etc. N’oublions pas que c’est l’expropriation des impérialistes et des capitalistes qui a permis à la révolution cubaine d’avancer, après 1959.

On nous répondra qu’une politique internationaliste ne permettra pas de satisfaire les besoins immédiats du peuple cubain. Bien sûr que non ! Nous ne sommes pas des utopistes. Il faut combiner une politique révolutionnaire internationaliste avec des mesures concrètes pour s’attaquer aux problèmes de l’économie cubaine. Comment ? A notre avis, les mesures proposées ne sont pas une solution durable. Il se peut qu’elles compensent telles ou telles carences dans l’immédiat, mais au prix de générer de nouvelles et profondes contradictions à moyen et long termes.

Le peuple cubain a prouvé à de nombreuses reprises qu’il était prêt à faire de grands sacrifices pour défendre la révolution. Mais il est essentiel que tout le monde fasse les mêmes sacrifices. Non aux privilèges ! Il faut en revenir aux règles simples de la démocratie soviétique que Lénine défendait dansL’Etat et la révolution : tous les officiels doivent être élus et révocables ; aucun officiel ne doit être mieux rémunéré qu’un travailleur qualifié ; toutes les positions dirigeantes doivent être occupées à tour de rôle (« si tout le monde est un bureaucrate, personne n’est un bureaucrate ») ; pas d’armée séparée, mais le peuple en arme.

Che Guevara insistait sur l’importance de l’élément moral, dans la production socialiste. C’est évidemment correct, mais cela ne peut être garanti que dans un régime où les travailleurs contrôlent la production et se sentent responsables des décisions qui affectent tous les aspects de l’économie et de la vie sociale. Certes, étant données les difficultés de l’économie cubaine, un élément d’incitation matérielle sera nécessaire, et notamment des différentiels de salaires. C’était le cas, en Russie, au lendemain de la révolution. Mais il devrait y avoir une limite aux différentiels de salaires, qui devraient tendre à diminuer au fur et à mesure que la production se développe, et avec elle la richesse de la société. Mais la motivation la plus grande, c’est le fait, pour les travailleurs, de sentir que le pays, l’économie et l’Etat leur appartiennent. C’est la seule voie pour défendre la base socialiste de la révolution cubaine – et de faire échec à la contre-révolution capitaliste.

Jorge Martin (septembre 2010)

Mardi 6 janvier à 20h45, sur ARTE
Rediffusions : jeudi 8 décembre à 09h55, lundi 12 décembre à 3h00

En plein concert de propagande anti-castriste, à l’occasion des 50 ans de la révolution cubaine, ARTE diffuse ce soir, mardi 6 décembre, le beau film de Bernard Mangiante, son quatrième tourné dans l’île : « Cuba entre deux cyclones ».

Sans être un film militant, ce documentaire dresse un bilan de 50 ans de révolution cubaine à travers le témoignage de ceux qui la vivent de l’intérieur : les Cubains eux-mêmes, avec leur enthousiasme, mais aussi leurs espoirs et leurs doutes.

La parole est par exemple donnée à une jeune danseuse qui rêve de se produire à Cuba, mais aussi à l’étranger. Il y a aussi les déçus, comme ce mécanicien qui ne jure que par le capitalisme. Il est vrai que dans la Havane et sur toute l’île règnent des conditions économiques difficiles, liées à l’embargo et à l’isolement relatif de la révolution cubaine. Il y a également la question du peso convertible, réservé normalement aux touristes, mais qui a développé l’appât du gain et creusé les inégalités entre Cubains.

Bernard Mangiante donne également la parole à un politologue militant qui a vécu la révolution, en 1959, et qui est fier d’expliquer que l’espérance de vie a augmenté de 20 ans, depuis, et que tous les Cubains bénéficient d’une éducation et des soins médicaux gratuits et de qualité. Même si les conditions de vie sont dures, la grande majorité des Cubains ne voudraient pour rien au monde vivre comme les pauvres du Mexique ou d’Haïti.

D’autres, comme ces jeunes militants du Parti Communiste Cubain, ont la révolution dans le sang. Devant le bâtiment de l’immeuble de la Section des Intérêts Nord-américains (SINA), vécu par eux comme une insulte, on les voit hisser fièrement les 132 drapeaux cubains qui correspondent aux 132 années de luttes pour l’indépendance de l’île.

Au final, Bernard Mangiante livre un beau documentaire accompagné par la musique envoûtante d’un trio de jeunes musiciens issus d’un conservatoire de quartier. Il y délivre un message empreint d’espoir et de poésie, à l’image de cette caméra embarquée en voiture dans la Havane, en plein déluge tropical. La vision se brouille, comme le présage d’un avenir incertain… entre deux cyclones.

Selon Serge Lalou, des « Films d’Ici », coproducteur du film, c’est peut-être l’une des dernières occasions de voir sur ARTE un film objectif sur Cuba. Avec la reprise en main du service public et l’arrivé de Patrick Poivre d’Arvor sur la chaîne, avec sa culture TF1, on peut s’inquiéter pour l’avenir du documentaire. Il va falloir se battre pour voir et surtout continuer à tourner des films de cette qualité, faute de financements.

Le film, suivi d’un débat, est disponible gratuitement pendant 7 jours après sa diffusion sur :  www.arte.tv/plus7

Nous venons d’apprendre la nouvelle tragique du décès, dans un accident de voiture, de Celia Hart Santamaría, 45 ans, et de son frère Abel Hart Santamaría, 48 ans. Celia et Abel étaient les enfants d’Armando Hart Dávalos et d’Haydée Santamaría.

L’accident s’est produit dans l’après-midi du dimanche 7 septembre, dans le quartier Miramar de la Havane, à Cuba. La voiture a heurté un arbre. Il se pourrait que cet accident soit lié aux dégâts provoqués par le cyclone qui a récemment traversé l’île. Les corps de Celia et Abel ont été inhumés, le lundi 8 septembre, au cimetière Columbus.

Celia Hart était issue d’une famille de révolutionnaires cubains qui, aux côtés de Fidel Castro, ont lutté contre la dictature de Batista. Célia était connue pour sa défense passionnée de l’héritage politique et révolutionnaire de Léon Trotsky. Ses nombreux articles, sur ce sujet, ont été publiés sur les sites internet de la Tendance Marxiste Internationale, et ont provoqué d’intenses débats aussi bien à Cuba qu’à l’échelle internationale.

Celia Hart est née en janvier 1963, quelques mois à peine après la « crise des missiles ». Sa mère, Haydée Santamaría (« la femme la plus extraordinaire que j’ai connue », disait Celia), était une révolutionnaire de la première heure. Elle a participé, aux côtés de Castro, au célèbre assaut contre la Caserne de Moncada, en 1953, où elle a perdu son frère et son compagnon.

Armando Hart, le père de Célia, est arrivé à la politique par une autre voie. Jeune avocat à l’époque de la dictature de Batista, il s’est lancé dans l’agitation politique et a dirigé le mouvement révolutionnaire à l’Université. Il était membre du Mouvement Révolutionnaire National dirigé par García Barcena, un universitaire qui fut emprisonné par Batista en 1953.

Armando Hart et Haydée Santamaría étaient entièrement dévoués à la cause révolutionnaire. Ils ont lutté aux côtés de Fidel Castro et Che Guevara. Lorsque Batista fut renversé, Armando fut nommé Ministre de l’Education, et Haydée Santamaría fonda la Maison des Amériques.

Haydée s’est toujours opposée à la « soviétisation » de Cuba – c’est-à-dire à la tentative d’y imposer la pensée dogmatique et les méthodes bureaucratiques du stalinisme. Dans la Maison des Amériques, il n’y avait pas de place pour le dogmatisme ou le soit-disant « socialisme réel ». Haydée dirigeait cette institution avec une galaxie de talents : Benedetti, Galich, Mariano Rodríguez et d’autres. Tragiquement, elle se suicida en 1980. De son côté, Armando Hart eut une brillante carrière intellectuelle. Après vingt ans comme Ministre de la Culture, il est aujourd’hui responsable de l’Oficina del Programa Martiano.

Celia disait : « Ainsi, j’ai grandi dans l’œil du cyclone, entre la formidable passion de ma mère et l’intelligence studieuse de mon père – tous deux fermement intégrés à la vie politique cubaine. » En 1980, un an avant le suicide de sa mère, Celia décida d’étudier la physique à l’Université de la Havane. Deux ans plus tard, elle partit poursuivre ses études à l’Université de Dresden, en RDA.

Celia obtint son diplôme de physique en 1987. Elle revint alors à la Havane, où elle publia une quinzaine de travaux scientifiques sur le magnétisme et la super-conductivité. Elle participa également à des Congrès scientifiques en Italie, au Brésil et en Argentine.

A propos de cette période de sa vie, Celia me dit un jour : « En 2004, je pris conscience que mon amour de la physique n’était pas une fin en soi, mais seulement un moyen ». Elle poursuivit : « Pendant mon séjour en RDA, je réalisais qu’il y avait une contradiction entre la lutte socialiste pour un monde meilleur et la bureaucratie, l’étouffement de toute initiative et l’apathie que j’ai découverts dans ce pays – malgré de bonnes conditions d’existence. J’étais rebutée par ces portraits d’Honecker accrochés aux vitrines de tous les magasins. »

Ainsi, lentement mais sûrement, mûrissait l’adhésion de Celia aux idées de Trotsky, qu’elle décrivit elle-même de la façon suivante : « En 1985, je revins à Cuba pour les vacances et parlai à mon père de mon profond désespoir politique. En réponse, mon père ouvrit un placard et en sortit quatre livres : les trois volumes d’Isaac Deutscher sur la vie de Trotsky, et La Révolution Trahie, de Trotsky. Je dévorai ces livres. Mais jusqu’à récemment, je n’eus pas l’occasion de lire les autres ouvrages de Trotsky.

« A partir de ce moment », poursuivit Celia, « tout commença à se mettre en place, comme les pièces d’un puzzle. Je compris que la révolution russe – et d’autres révolutions – avaient été trahies, et que des millions de camarades avaient été trompés. »

Cependant, aucun des écrits politiques de Celia ne fut publié, à Cuba, à l’exception d’un prologue au livre de sa mère : Haydée parle de la Moncada. Ses écrits ont été publiés pour la première fois par les sites de la Tendance Marxiste Internationale, et notamment la revue Marxismo Hoy de nos camarades espagnols. Plus tard, nous avons publié un recueil de ses écrits, Notes révolutionnaires, que la Fondation Frédéric Engels diffusa à Cuba et en Espagne.

En 2004, Celia participa au congrès mondial de la TMI, où elle eut d’intenses discussions avec ses dirigeants. Quelques temps après, elle écrivit : « Je reviens de la Conférence Internationale de la Tendance Marxiste. Ce fut une expérience très importante pour moi. J’ai rencontré de merveilleux camarades du Pakistan, d’Israël, d’Espagne, des Etats-Unis… Et j’ai vu que je ne suis pas seule, que mes idées se répandent à travers le monde. Ce sont les idées du futur. Je remercie tous les camarades pour ce qui fut le plus bel été de ma vie.

« Un nouveau et excitant chapitre de ma vie vient de s’ouvrir. C’est un sentiment très étrange. Il y a moins d’un an, j’étais une physicienne à l’Université de la Havane. A présent, je ne sais pas de quoi sera fait l’avenir. Mais je sais que la science, la méthode scientifique, est la meilleure méthode pour mener la passionnante lutte révolutionnaire. »

Depuis lors, Celia fut en contact régulier avec la TMI. Elle prit la parole à plusieurs de nos réunions publiques, dans divers pays. En février dernier, à la Havane, elle prit la parole à une réunion organisée par la Fondation Frédéric Engels, lors du Festival du livre de la Havane, à l’occasion de la publication de La Révolution Trahie, de Trotsky. Une centaine de personnes ont assisté à cette réunion.

Dans ses discussions sur la lutte pour le socialisme, Celia Hart était toujours très passionnée. Nous avons fréquemment discuté avec elle, et souvent – mais pas toujours – nous finissions par tomber d’accord. Dans tous les cas, elle était toujours animée d’un sentiment de chaleureuse camaraderie.

Le 28 mai dernier, Celia avait participé à une grande réunion publique sur les révolutions cubaine et vénézuélienne, qu’elle avait co-organisée avec la TMI. Le jour suivant, elle prit la parole à l’une de nos réunions sur La Révolution Trahie. A ma connaissance, ce fut sa dernière réunion publique. Mais nous avions prévu d’organiser avec elle, en février prochain, une réunion sur mon livre Réformisme ou révolution, lors du Festival du livre de la Havane.

Malheureusement, Celia ne sera pas parmi nous. Un tragique accident nous a volé cette camarade et cette amie si chère. Mais sa mémoire vit dans le cœur et dans l’esprit de tous ceux qui l’ont connue. Surtout, les idées qu’elle défendait vivent et se renforcent chaque jour un peu plus. C’est l’hommage que Celia aurait voulu.

Salut, camarade Celia ! Nous poursuivrons la lutte !

Hasta la Victoria Siempre !