Soudan

Depuis la mi-avril, le Soudan est plongé dans une guerre civile meurtrière, qui est la conséquence tragique de l’échec des masses à prendre le pouvoir lors de la révolution de 2018-2019. Cette guerre vise à trancher la rivalité entre les deux bouchers qui ont mené la contre-révolution soudanaise : le général Mohamed Hamdan Dagalo (plus connu sous le nom de Hemedti), qui dirige les « Forces de Soutien Rapide » (FSR), un groupe paramilitaire, et le général Abdel Fattah al-Burhan, qui commande l’armée régulière et gouverne de facto le pays depuis 2019.

Rivalités contre-révolutionnaires

Les FSR ont été à la pointe de la répression de la révolution soudanaise, depuis que les masses ont renversé le général Omar al-Bashir en 2018. C’est elles qui ont écrasé les manifestations de Khartoum en 2019, dans un véritable déchaînement de violence et de barbarie. Burhan et Hemedti ont ensuite organisé en 2021 un coup d’Etat contre le Premier ministre civil « de transition », le libéral Abdalla Hamdok, et restauré une dictature militaire. L’alliance temporaire de ces généraux avec les libéraux n’avait été qu’une feuille de vigne pour dissimuler leur propre pouvoir. Ils y ont mis fin dès qu’ils ont senti qu’ils pouvaient s’en passer.

Depuis, les deux généraux étaient en concurrence pour savoir lequel des deux détiendrait le pouvoir suprême. Tous deux essayaient de gagner le soutien de diverses puissances impérialistes. Ils ont notamment participé à des négociations organisées par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, les Emirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite, pour mettre sur pied une « transition » vers un gouvernement civil.

Ces négociations, auxquelles participaient aussi les « Forces du Changement et de la Liberté » (FCL – une coalition d’organisation « démocrates » bourgeoises), sont une escroquerie pure et simple. Un « gouvernement civil » auquel les généraux donneraient leur accord ne pourrait être qu’une nouvelle couverture pour dissimuler leur tyrannie.

Depuis le début du printemps, les tensions entre Hemedti et Burhan s’étaient aggravées. Les forces armées soudanaises, dirigées par Burhan, avaient déployé des troupes dans des postes clés de la capitale et avaient fortifié leur quartier général à Khartoum.

Les deux généraux avaient aussi multiplié les déclarations hostiles. Hemedti a ainsi affirmé que Burhan s’opposait à la « transition vers la démocratie ». Venant de l’homme qui commandait les milices qui ont noyé dans le sang la révolution de 2018-2019, cela confine à la mauvaise plaisanterie ! De son côté, Burhan avait annoncé son intention de réorganiser le gouvernement pour retirer à Hemedti son statut de numéro deux du régime.

Ces deux truands agitaient en fait la menace d’une confrontation armée pour faire monter les enchères et négocier de meilleures positions pour leurs cliques respectives au sein du régime. C’est ce qu’expliquait un analyste de Khartoum, Khlood Khaior, au journal Middle East Eye : « Ils laissent monter les tensions, et renforcent leurs forces et leurs arsenaux, pour utiliser la menace d’une possible confrontation armée pour obtenir des concessions des acteurs démocrates, et en particulier des FCL. »

Les concessions piteusement accordées par les FCL n’ont manifestement pas suffi à satisfaire les appétits rivaux des deux généraux. L’annonce d’un prochain accord visant à intégrer les FSR dans l’armée régulière a fourni le prétexte à l’éclatement de la guerre civile.

Une guerre de bandits

Le 15 avril, les FSR ont annoncé avoir pris le contrôle de plusieurs positions clés dans la capitale, notamment le palais présidentiel, la télévision d’Etat et l’aéroport, mais aussi dans le Darfour (dans l’ouest du pays) ainsi que de l’aéroport de Merowe (dans le nord). L’armée a immédiatement riposté. Elle a notamment profité de sa supériorité aérienne pour bombarder des bases des FSR, dont beaucoup sont situées dans des zones urbaines.

La population civile a été la première victime de cet affrontement entre deux de ses bourreaux. Les bombardements et les combats ont forcé nombre de personnes à rester cloîtrées chez elles, où elles sont privées d’accès aux soins et souvent de nourriture et d’eau. De nombreux civils ont été tués dans les combats ou les bombardements, et plusieurs rapports signalent des pillages, des viols et des meurtres commis par les soldats et les miliciens des deux camps.

La situation s’est encore aggravée après que des travailleurs humanitaires et des représentants de l’ONU aient été attaqués et plusieurs tués. En réaction, la plupart des organisations humanitaires ont interrompu toutes leurs activités au Soudan et ont quitté le pays. Ce n’est que le 1er mai, après plusieurs semaines d’interruption, qu’un premier envoi d’aide alimentaire a pu être envoyé à Khartoum par le Programme Alimentaire Mondial et il n’est pas sûr que d’autres puissent suivre

Cynisme impérialiste

Sans surprise, les impérialistes ont versé des larmes de crocodile sur cette situation désastreuse. Le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, a appelé à un cessez-le-feu immédiat et à la reprise de « négociations qui semblaient très prometteuses pour placer le Soudan sur la voie d’une transition totale vers un gouvernement dirigé par des civils ». Le gouvernement français a répété les mêmes absurdités en appelant notamment « les commandants de l’armée et des [FSR] à tout mettre en œuvre pour faire cesser les combats et prévenir toute escalade ». Le Quai d’Orsay ajoutait qu’il demandait « le retour à un processus politique inclusif, conduisant à la nomination d’un gouvernement de transition et à des élections générales ».

Ces déclarations sont hypocrites et mensongères. Il est évident que les marchandages entamés par les bourreaux de la révolution soudanaise avec les FCL, qui sont les représentants de la classe dirigeante soudanaise, ne pourront jamais déboucher sur un régime véritablement démocratique. Les puissances occidentales qui ont patronné ces négociations n’ont jamais fait mystère de leurs véritables priorités : garder le contrôle du Soudan, contenir le mouvement révolutionnaire et repousser au passage l’influence de leurs rivaux impérialistes.

L’Occident craint tout particulièrement l’influence de la Russie dans la région. Hemedti comme Burhan ont tous deux cherché à nouer des liens avec Moscou. Le groupe Wagner a par exemple été présent au Soudan, à travers lequel il a fait transiter du matériel de guerre vers la Centrafrique. Ses mercenaires auraient aussi participé à l’entraînement et à l’équipement de l’armée soudanaise. Enfin, les généraux de Khartoum ont affirmé qu’ils étaient disposés à accueillir une base navale russe dans leur pays.

L’impérialisme américain s’est inquiété de ce rapprochement entre Moscou et Khartoum et cherche donc à nouer des liens plus étroits avec les généraux réactionnaires du Soudan. Washington n’a aucun scrupule à coopérer avec des criminels de masse si ses intérêts l’exigent. Un article du journal National Interest l’affirmait sans ambages avant l’éclatement de la guerre civile :

« les enjeux sont élevés pour les intérêts américains. Les Etats-unis doivent donc coopérer avec les dirigeants soudanais qui ont soutenu l’accord-cadre pour créer une dynamique qui incite les élites soudanaises à appliquer cet accord et à adopter une orientation pro-américaine. Même si les acteurs militaires au Soudan et dans toute la région ont un lourd passif en ce qui concerne les droits de l’homme et la gouvernance, il est vital que les Etats-Unis reconnaissent lorsque ces acteurs s’alignent sur des politiques pro-américaines et que Washington accroisse sa coopération avec eux lorsque c’est le cas. » [1]

Les Emirats Arabes Unis et l’Egypte se sont eux aussi appuyés sur les cliques rivales des généraux de Karthoum pour étendre leur influence et mettre la main sur les ressources du Soudan, sur ses richesses agricoles, ses mines d’or et ses ports. Le régime d’Al-Sisi a particulièrement appuyé les efforts de Burhan pour écraser les masses soudanaises. Le dictateur égyptien craignait qu’une vague révolutionnaire victorieuse au Soudan ne provoque une résurgence des luttes des masses égyptiennes.

Le Soudan se trouve au centre d’une véritable cabale de prédateurs impérialistes, qui font de grands discours sur le retour d’un « pouvoir civil » et la « démocratie » tout en négociant avec les généraux contre-révolutionnaires qui se partagent le pays. Tous ont un commun intérêt à la « stabilité », c’est-à-dire à la préservation du système capitaliste et l’écrasement des luttes révolutionnaires des masses.

Trahisons des dirigeants

A chaque pas, la révolution soudanaise a été trahie par ses dirigeants. Ceux-ci ont systématiquement refusé d’appeler les masses à une confrontation armée décisive et ont préféré conclure des accords avec la classe dirigeante.

Les éléments les plus perfides, comme les FCL, ont négocié directement avec la contre-révolution, et ont ainsi non seulement ruiné leur autorité aux yeux des masses, mais aussi aidé à l’écrasement du mouvement dans le sang.

Après avoir joué un rôle positif dans les premiers jours de la révolution, l’Association des Professionnels Soudanais (APS) a elle aussi très vite dégénéré. Le 15 avril, elle a publié un communiqué qui apportait son soutien à l’« accord politique » pour établir un pouvoir civil, qui venait d’être marchandé avec les généraux. En semant des illusions sur la possibilité que Hemedti et Burhan défendent la « transition démocratique », l’APS trahit les masses, qui ont passé des années à combattre précisément ces mêmes généraux assassins.

Dans le même temps, le Parti Communiste Soudanais (PCS) a publié un communiqué par lequel il semble apporter son soutien à Burhan contre Hemedti ! Ce communiqué affirme en effet qu’il faut « dissoudre toutes les milices, collecter les armes disséminées dans le pays et reconstituer l’armée nationale professionnelle unifiée », ce qui revient à appeler au renforcement des forces que contrôle le général Burhan, et donc à soutenir une aile de la contre-révolution contre l’autre.

Le communiqué du PCS va plus loin et appelle à « l’unité du peuple, de toutes les forces nationales, de toutes les forces radicales et des comités de résistances autour des objectifs de la révolution : la restauration de la paix, de la sécurité et de la stabilité ». On se demande bien qui sont ces « forces nationales ». Les généraux ? Les parasites de la bourgeoisie soudanaise ? Ces « forces » sont hostiles à la révolution. Le PCS lance en fait des appels à l’« unité » entre les bourreaux et leurs victimes.

De son côté, la coordination des Comités de résistance (CCR), qui rassemble les éléments dirigeants les plus sérieux et les plus courageux de la révolution, a publié un communiqué qui appelle à une lutte « pacifique » contre les généraux. Ce communiqué déclare même qu’il faut s’opposer à « tout appel à armer [le peuple], car cela mènera à la guerre civile ». Cela alors même que les armées des généraux bombardent la capitale ! Cet appel équivaut à demander aux masses de tendre l’autre joue…

C’est une nouvelle preuve de la faillite du pacifisme des dirigeants de la révolution soudanaise. En 2019, les CCR et le PCS ont agité le spectre d’une guerre civile pour justifier leur refus d’armer les masses et de mener la lutte contre les généraux jusqu’au bout. Cela a mené à une véritable guerre civile unilatérale, durant laquelle le peuple a été écrasé par les généraux, et à la guerre civile que se livrent aujourd’hui deux cliques rivales de bourreaux contre-révolutionnaires.

Les tâches de la révolution soudanaise

La situation actuelle aurait tout à fait pu être évitée, si la révolution soudanaise avait été menée jusqu’à la victoire. Cela signifie qu’il aurait fallu mener une guerre de classe sans répit contre la contre-révolution.

De nombreuses opportunités se sont présentées d’armer les masses et de mener une insurrection pour arracher le pouvoir aux généraux réactionnaires. Toutes ces occasions ont été gâchées par les dirigeants du mouvement, qui ont refusé de prendre les mesures nécessaires.

S’il avait pris le pouvoir, le peuple soudanais aurait non seulement conquis la démocratie, mais aussi posé les bases pour des réformes touchant tous les aspects de la vie des travailleurs soudanais : la santé, l’éducation, les infrastructures, etc. en expropriant la classe dirigeante parasitaire et en dénonçant les dettes du pays envers les impérialistes. La voie aurait ainsi été ouverte pour la transformation socialiste de la société.

Un parti qui aurait défendu ce programme et ces perspectives aurait pu jouer un rôle déterminant dans ces événements, quelle que soit sa taille. Malheureusement, un tel parti n’existe pas au Soudan.

Peu importe quel bourreau réactionnaire sortira victorieux du conflit actuel, cela n’améliorera pas le sort des masses du Soudan. Les masses paient en ce moment un prix terrible pour la faillite politique de leurs dirigeants. Mais elles tiennent toujours la solution entre leurs mains. Aucune confiance ne doit être accordée à la soi-disant « communauté internationale » pour apporter une solution à la crise actuelle. Les impérialistes en sont précisément à l’origine.

Une issue hors de ce cauchemar ne pourra provenir que d’une résurgence de la révolution soudanaise. Celle-ci doit tirer les leçons de ses défaites passées, former ses propres organes de lutte pour se défendre contre les forces réactionnaires et se débarrasser de tous les éléments qui l’empêchent d’avancer.


[1] « Comment faire du Soudan un allié des Etats-Unis », National Interest, 1er février 2023

Au Soudan, le gouvernement de transition a été renversé par un coup d’Etat militaire. Ce putsch est la conséquence inévitable de la tentative de réconciliation entre les dirigeants de l’insurrection de 2019 et les forces de la contre-révolution. Le peuple est retourné en masse dans les rues, prouvant que le potentiel de la révolution soudanaise n’est pas épuisé. Il faut mener une lutte sans merci pour vaincre les généraux réactionnaires une bonne fois pour toutes.

Le 25 octobre, tôt le matin, des membres des forces armées, dirigées par le général Abdel Fattah al-Burhan, ont enlevé chez eux le Premier ministre libéral Abdallah Hamdok et sa femme. Dans le même temps, d’autres dirigeants politiques ont été arrêtés. Le directeur de l’information de la télévision d’Etat a connu le même sort tandis que les vols aériens vers l’étranger étaient suspendus et qu’Internet était coupé. Burhan a ensuite pris la parole à la télévision pour annoncer l’instauration de l’état d’urgence, la dissolution du gouvernement de transition et l’instauration de la loi martiale jusqu’à de nouvelles élections en juillet 2023.

Immédiatement après l’arrestation d’Hamdok, l’Association des Professionnels Soudanais (APS) – qui a dirigé la révolution de 2018-2019 – a publié une déclaration appelant « le peuple soudanais, ses forces révolutionnaires et les comités de résistance des quartiers de toutes les villes et de tous les villages à prendre la rue et l’occuper ». De son côté, le parti communiste a publié un appel à la grève contre le coup d’Etat.

La réponse des masses a été instantanée. D’immenses cortèges de manifestants composés d’hommes, de femmes, d’adultes et d’enfants – armés  pour la plupart de bâtons et d’outils – ont marché sur le quartier général de l’armée à Khartoum. Certains rapports affirment que plus d’un million de personnes ont participé à la manifestation dans la capitale. Les masses ont également établi des barricades pour bloquer les routes principales et les ponts, et ont brûlé des pneus pour que les nuages de fumée les dissimulent aux yeux des forces de sécurité.

Des organisations de travailleurs – comme le syndicat des professeurs d’université de Khartoum et le comité exécutif du syndicat des pilotes soudanais – ont appelé leurs membres à rejoindre les manifestations de rue. Ce dernier a déclaré une « grève générale et la désobéissance civile » et appelé « tous les pilotes et les travailleurs de l’aérien à prendre la rue et protéger la révolution du peuple soudanais ». En réponse, Burhan a dissous les comités de gestion des syndicats soudanais.

Les forces armées – composées de l’armée régulière et des redoutées Forces de Soutien Rapide (FSR, des milices tribales aussi appelées Janjaweed) – sont intervenues pour disperser la foule. Les masses ont fait preuve d’énormément de courage sous les tirs de l’armée. Au moins dix personnes ont été tuées et des dizaines blessées. Le peuple est malgré tout resté dans les rues, en scandant : « les révolutionnaires et les personnes libres continueront le voyage… les révolutionnaires n’ont pas peur des balles ». Des vidéos en ligne montrent les forces de sécurité tenter de disperser de larges foules de manifestants avec des gaz lacrymogènes pendant que la foule chante « le peuple est plus fort » et « le repli n’est pas une option ! ».

Cette provocation a tiré la révolution soudanaise de son sommeil. Malgré les déceptions et la démoralisation des deux dernières années, les masses ont bien compris ce que signifierait un retour du règne des militaires. Leurs aspirations révolutionnaires à la démocratie et à une existence digne restent intactes, et elles ne sont pas prêtes à se soumettre à la barbarie et à la dictature sans lutter jusqu’au bout.

L’impasse de la révolution de 2019

En avril 2019, une vague révolutionnaire renversait le dictateur soudanais et ancien chef militaire Omar el-Bechir. Les masses n’arrivant pas à se saisir du pouvoir, un autoproclamé Conseil Militaire de Transition (CMT), formé par les chefs des forces armées, profita du vide pour essayer d’usurper la révolution. Cela mena à une impasse : les masses étaient mobilisées dans les rues pendant que l’élite dirigeante manœuvrait par la négociation et les fausses promesses, pour tenter de gagner le temps nécessaire pour consolider à nouveau son pouvoir.

Alors que les négociations pour un gouvernement civil étaient au point mort, et que le mouvement des masses était en plein essor, l’APS appela en mai à une puissante grève générale, qui bloqua le pays. Le pouvoir était à portée de main de la révolution. Certains rapports affirment même que 98 % des fonctionnaires étaient en grève, ce qui montre qu’ils acceptaient l’autorité du comité de grève de l’APS plutôt que celle du gouvernement. Il ne manquait plus qu’un appel lancé aux soldats, les invitant à rejoindre la révolution pour balayer tout l’ancien régime, qui essayait alors désespérément de survivre.

Pourtant, deux jours après, l’APS a appelé à la fin de la grève au profit d’une simple « désobéissance civile ». Cette décision démoralisante fit passer l’initiative du côté de la contre-révolution, dont le fer de lance était désormais l’archi-réactionnaire général Mohamed Hamdan Dagalo (aussi connu sous le nom d’Hemeti), le commandant des milices tribales FSR. Sous le commandement d’Hemeti, le 3 juin, les FSR attaquèrent les rassemblements révolutionnaires et déclenchèrent une vague de terreur à Khartoum, faisant plus d’une centaine de morts et brutalisant des milliers d’autres personnes.

Loin d’intimider les masses, cette atrocité les a poussées en avant. Elles ont contraint l’APS à appeler à une nouvelle grève générale le 9 juin. Celle-ci a poussé le CMT sur la défensive. Malheureusement, l’APS mit à nouveau fin à la grève en signe de « bonne volonté » envers le CMT, et reprit les négociations qui débouchèrent sur un accord de partage du pouvoir le 4 juillet. Un gouvernement transitoire civil-militaire est alors mis en place pour gérer la « transition démocratique » du Soudan. À sa tête, un « Conseil souverain » avec un mélange de chefs militaires et de civils représentatifs de la révolution.

Ce « compromis » a été à juste titre perçu comme une trahison, car il consistait à inviter les bouchers de la révolution au gouvernement, plutôt que de se baser sur la force des masses pour renverser l’ancien régime. Le meneur de l’actuel coup d’Etat, Burhan, était d’ailleurs le président du conseil souverain qu’il vient de dissoudre ! Il fait partie de l’ancien régime corrompu de Béchir contre lequel les masses soudanaises ont combattu en versant leur sang. Cela vaut aussi pour Hemeti, qui a été également invité à participer au gouvernement de transition.

En participant à ce gouvernement avec ces réactionnaires, les dirigeants de l’APS ont pavé la voie à la situation que nous connaissons aujourd’hui. A toutes les étapes de la révolution, ses dirigeants ont refusé de s’appuyer sur la puissance des masses et ont plutôt cherché à trouver un arrangement avec les forces de la réaction.

Le coup d’Etat

Sur cette base, le coup d’Etat ne pouvait être une surprise pour personne. Il a été préparé par une crise croissante. Le pays a été frappé par de sévères difficultés économiques avant même la pandémie de COVID-19. Début 2020, les Nations-Unies ont estimé que 9,3 millions de personnes dans le pays, soit 23 % de la population, avaient un besoin absolu d’une assistance humanitaire. Ce nombre n’a pu qu’augmenter drastiquement avec l’impact combiné de la pandémie, des inondations, de la sécheresse et des nuées de criquets qui ont détruit les cultures.

La dette du pays s’élève à 60 milliards de dollars, l’équivalent de 200 % de son PIB. Les Etats-Unis se sont engagés à envoyer 377 millions de dollars en aides rien que cette année et le FMI a accepté de répudier 50 millions de dollars de dettes extérieures sur 3 ans. Cette « aide » impérialiste ne vient pas sans condition. Le gouvernement de transition a été mis sous pression pour mener un programme d’austérité, et a notamment réduit récemment les subventions sur l’essence. C’était pourtant l’une des principales raisons derrière la révolution de 2019, avec les réductions des subventions sur le pain (ce qui pourrait se reproduire) et la forte inflation – qui atteignait un record de 363,10 % en avril 2021. En définitive, tous les anciens problèmes subsistent, ce qui a provoqué un ressentiment grandissant à l’encontre du gouvernement de transition.

Les libéraux, comme le Premier ministre Hamdok, mis au premier plan de la révolution dès son commencement, n’ont pas seulement échoué à critiquer ces mesures : ils en ont pris la responsabilité et ont participé à leur mise en œuvre en participant au gouvernement. Ils étaient comme hypnotisés par la « promesse » des forces armées de laisser le pouvoir à un gouvernement démocratiquement élu et ont approuvé les attaques contre les travailleurs et les pauvres.

Les militaires n’ont jamais eu l’intention de céder le pouvoir. Les tensions internes au gouvernement de transition s’accumulaient depuis 2019 et ont causé d’innombrables conflits sur les lois à promulguer. La récente tentative de couper dans le budget de la sécurité a provoqué une riposte des chefs militaires qui ont cessé de participer aux réunions communes avec les leaders civils. Les négociations ont aussi échoué à faire ouvrir une enquête sur la répression sanglante de 2019, ce qui n’est pas étonnant quand on songe que ses responsables siégeaient depuis au palais présidentiel !

À cause de ces blocages, le gouvernement de transition avait déjà dû repousser à 2023 les élections qui devaient aboutir à un gouvernement civil. Des manifestations ont été organisées depuis 2020 par des comités de résistance de base, qui voulaient mettre la pression sur le gouvernement pour faire accélérer le rythme des réformes économiques et politiques. Et en septembre, une première tentative de coup d’Etat avait été déjouée, les dirigeants civils et militaires s’accusant mutuellement d’en être les instigateurs.

Il était évident que l’armée faisait durer la crise économique et politique et attendait que les politiciens civils soient décrédibilisés pour mener à bien leur coup d’Etat. A l’extérieur des centres urbains, les généraux ont tissé des liens étroits avec les élites tribales qui bénéficiaient auparavant de privilèges de la part du régime de Béchir. Ces parasites corrompus et arriérés ont bien compris que les aspirations qui émanaient de la révolution soudanaise – des droits démocratiques, des droits pour les femmes, etc – étaient une menace pour leurs privilèges. L’un d’eux a organisé le blocage du plus gros port du pays donnant sur la mer Rouge, avec un soutien tacite des militaires, empêchant l’accès du Soudan aux devises étrangères, à la nourriture et au pétrole.

Dans les semaines précédant le coup d’Etat, des rassemblements étaient tenus à l’extérieur du palais présidentiel à Khartoum par une foule appelant à un coup d’Etat des militaires pour retirer le pouvoir au « gouvernement de la faim ». Il est évident que ces manifestants étaient organisés – et même convoyés sur place – par les militaires eux-mêmes. Mais des mobilisations bien plus importantes de partisans de la démocratie s’y sont opposées, ce qui révèle le véritable état d’esprit de la population. Malgré la frustration due à l’impasse du gouvernement de transition, les masses n’accepteront pas un retour à la dictature militaire.

La seule chose qui a empêché la prise complète du pouvoir par les militaires jusqu’à maintenant est la menace d’une riposte des masses révolutionnaires. Cependant, les généraux ont estimé qu’il était temps de tenter leur chance. En voyant les manifestations pro-démocratie grandir, ils ont apparemment décidé que c’était « maintenant ou jamais ».

La soi-disant « communauté internationale » (c’est-à-dire les différentes puissances impérialistes ayant des intérêts au Soudan) a également compris dans quel sens le vent tournait. Un envoyé spécial du gouvernement américain s’est rendu au Soudan 3 jours avant le coup d’Etat pour tenter de calmer les choses, et il a demandé une transition pacifique vers un pouvoir civil. Evidemment, les impérialistes ont condamné hypocritement le coup d’Etat qu’ils ont tous vu venir. La dernière chose qu’ils souhaitent est la reprise vigoureuse du mouvement révolutionnaire d’il y a deux ans. Mais les militaires sont passés à l’action et les masses leur ont répondu.

La voie à suivre

Il faut rappeler que les masses tenaient le pouvoir entre leurs mains après la première grève générale en mai 2019. C’est la stratégie de compromis de l’APS qui a permis aux militaires et aux vestiges de l’ancien régime de garder le contrôle du pouvoir.

En juillet 2019, nous écrivions :

« Le CMT (Conseil Militaire de Transition – l’aile militaire du gouvernement de transition) est un descendant direct de l’ancien régime. À chaque étape, il a prouvé qu’il ne ferait pas de compromis avec les masses révolutionnaires qu’il voit comme une menace pour la classe dirigeante. Avec leurs troupes de choc Janjaweed, ils n’ont cessé de terroriser les masses tout au long de la révolution. À chaque étape, leur objectif a été de gagner du temps pour désorienter et épuiser le mouvement, pour pouvoir lancer de nouvelles contre-attaques. L’accord actuel ne s’attaque en rien au pouvoir du CMT et du reste de l’ancien régime qui est laissé intact. Dans les coulisses, le CMT tentera de démobiliser les masses et créer les conditions pour restaurer “l’ordre” – c’est-à-dire la soumission totale des masses au régime. » (Hamid Alizadeh, Sudan: No to a rotten compromise! Finish the revolution!, juillet 2019)

Ces quelques mots d’avertissement se sont révélés parfaitement exacts. A partir de là, il ne peut plus y avoir de compromis. L’appel de l’APS à l’action a provoqué une énorme réponse des masses, mais aucune manifestation ne peut convaincre l’état-major de se retirer si elle n’a pas un objectif clair. En effet, pendant l’insurrection de 2019, c’est précisément l’absence de plan qui avait poussé à sa stagnation.

Le parti communiste a lancé un appel à la grève générale. C’est la voie à suivre : cette grève doit être promue, coordonnée soigneusement et généralisée par l’APS à travers tout le pays. Les comités de quartier formés pendant l’insurrection de 2019 se reconstituent déjà. Ces structures doivent devenir la base d’une lutte révolutionnaire coordonnée pour vaincre la junte militaire une bonne fois pour toutes. Les comités de quartier et de grève doivent fraterniser avec les soldats du rang, briser les forces armées sur une ligne de classe et renforcer la révolution pour mener l’affrontement final avec Burhan et les généraux.

Le CMT a démontré à plusieurs reprises qu’il était un agent de la contre-révolution. On ne peut pas négocier avec lui, seulement le renverser. Cela ne peut être accompli que par les masses soudanaises ne comptant que sur leurs propres forces. Une fois le coup d’Etat repoussé et la junte vaincue, une assemblée constituante doit être convoquée pour établir une véritable démocratie, sans aucune implication des chefs militaires réactionnaires, dont les richesses et les propriétés, devraient être expropriées pour aider à reconstruire le pays.

Il est clair que le capitalisme est incapable de régler les graves problèmes qui touchent les masses soudanaises. Au final, seul un gouvernement socialiste des travailleurs et paysans est capable de prendre les mesures nécessaires pour répudier la dette extérieure, rompre avec l’impérialisme et gérer l’économie sur une base démocratique. Le peuple du Soudan a fait preuve d’un courage et d’une ténacité remarquables par le passé – il doit le faire à nouveau et mener à bien les tâches mises à l’ordre du jour par la révolution de 2019.

La révolution qui a éclaté au Soudan, en décembre 2018, a marqué le réveil révolutionnaire du Moyen-Orient, après le reflux des « printemps arabes » de 2010-2011. Ce mouvement a réussi à faire chuter le tyran Omar el-Bechir, au pouvoir depuis 1989. Malheureusement, malgré les trésors d’héroïsme déployés par les masses soudanaises, le régime dictatorial a survécu à la chute de Bechir et continue de régner par la terreur.

Mobilisations de masse et « révolution de palais »

Le régime islamiste d’Omar el-Bechir s’est maintenu pendant des décennies en s’appuyant sur les revenus du pétrole pour acheter une « paix sociale » toute relative. Mais cette situation a changé au début des années 2010. La sécession du Sud-Soudan, en janvier 2011, a privé le gouvernement soudanais d’une bonne partie de ses ressources pétrolières. Dans le même temps, la crise économique mondiale frappait durement le pays. En réponse, le gouvernement a mis en œuvre de sévères politiques d’austérité.

Le 19 décembre dernier, le prix du pain triple brutalement. C’est le mauvais coup de trop ; les premières manifestations éclatent dans plusieurs grandes villes. Début avril, la mobilisation atteint son paroxysme. On voit même des soldats se joindre aux manifestants.

Effrayée, une partie de l’appareil d’Etat décide alors de sacrifier el-Bechir pour sauver le reste du régime. Le 11 avril, le dictateur est destitué et un « Conseil militaire de transition » (CMT) annonce qu’il entend se maintenir à la tête du pays pour deux ans.

Le massacre de Khartoum

Mais la majorité des manifestants ne sont pas dupes de ce changement cosmétique. Le sit-in géant qui s’était constitué, devant le siège de l’armée, refuse de se disperser et les manifestations continuent. Par contre, les dirigeants réformistes du mouvement sont plus hésitants et se prêtent pendant près de deux mois à une parodie de négociations visant à fixer la part (toujours minoritaire) qui serait concédée à l’opposition et aux civils dans un gouvernement de transition. Pendant tout ce temps, le régime continue de réprimer et d’arrêter des dirigeants de l’opposition, avant de finalement lancer ses milices contre le sit-in, le 3 juin.

Ce jour-là, un véritable massacre se déroule dans les rues de Khartoum. Après avoir encerclé le sit-in, les « Forces de soutien rapide » l’attaquent les armes à la main. Des centaines de personnes sont blessées, plusieurs dizaines de femmes violées et plus d’une centaine de manifestants tués.

Cependant, loin de briser le mouvement, ce massacre le renforce. Il contraint même ses dirigeants les plus timorés à rompre les négociations et à appeler à la grève générale. Mais cette poussée de fermeté ne dure pas et, dès le 11 juin, les mêmes dirigeants acceptent piteusement de mettre fin à la grève qui était en train de s’étendre – et de revenir à la table des négociations avec le CMT, alors que ce dernier continue de faire tirer à balles réelles sur les manifestations.

Technocrates et généraux

En négociant des strapontins gouvernementaux avec le régime, les soi-disant chefs de la révolution n’ont fait qu’affaiblir la mobilisation et préparer leur propre fin. Comme le disait le révolutionnaire Saint-Just, « ceux qui font des révolutions à moitié ne font que se creuser un tombeau ». Plutôt que d’espérer convaincre le régime de renoncer à l’arme de la terreur, il aurait fallu appeler le peuple à s’armer pour se défendre – et les soldats à désobéir, c’est-à-dire à passer dans le camp de la révolution. Les masses ne peuvent pas rester indéfiniment mobilisées, surtout si cela ne débouche sur aucun résultat sérieux. A un moment ou un autre, le mouvement reflue et le régime frappe tous ceux qui ont cru pouvoir le réformer.

Ce reflux a déjà commencé, en grande partie à cause de la politique des dirigeants du mouvement qui ont annoncé, mi-août, avoir obtenu satisfaction lors des négociations. Il n’y a pourtant pas de quoi crier victoire. Un gouvernement civil va être mis en place, mais il sera composé de « technocrates », c’est-à-dire de serviteurs du FMI et de la bourgeoisie soudanaise. Par ailleurs, il restera soumis au bon vouloir d’un « Conseil souverain » composé pour une bonne part de généraux ou d’ex-généraux et dirigé par le chef d’Etat-major de l’armée en personne. Comble de l’insolence, ce Conseil doit diriger le pays pendant trois ans, soit un an de plus que ce qui était alloué au CMT avant les négociations !

L’impasse dans laquelle se trouve le mouvement n’est pas définitive. Tôt ou tard, les travailleurs chercheront une nouvelle voie dans la lutte contre un régime qui les condamne à la misère. Ils auront alors besoin d’une organisation dotée d’un programme révolutionnaire, résolue à tout faire pour chasser les généraux assassins et leurs parrains impérialistes. C’est à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire soudanais que revient la tâche de construire une telle organisation.

Cet article a été rédigé le 20 avril.


L e 6 avril dernier, des centaines de milliers de Soudanais se sont rassemblés devant le quartier général de l’armée, à Khartoum (la capitale), pour demander à l’armée de rejoindre le peuple dans sa lutte contre la dictature d’Omar el-Béchir, au pouvoir depuis 1989. Cela faisait suite à plusieurs mois de grandes mobilisations contre les politiques d’austérité du régime.

La goutte qui a fait déborder le vase est la décision du dictateur de multiplier le prix du pain par trois (de 1 à 3 livres soudanaises), dans un pays où près de 50 % de la population vit avec moins de 1,90 dollar par jour.

Craignant que la révolte ne touche la base de l’armée, l’état-major a renversé Béchir, le 11 avril. Cette manœuvre des généraux ne visait pas à répondre aux demandes du peuple soudanais, qui réclame la démocratie et un gouvernement civil, mais simplement à se débarrasser de Béchir, devenu le maillon faible du régime, pour ramener l’ordre.

Transition fictive

C’est alors un « Conseil militaire » de transition qui a pris « pour deux ans » la tête de l’Etat sous la direction d’Awad Ibn Aouf, l’ancien ministre de la Défense de Béchir. Mais après quatre mois de mobilisation, le peuple a compris que ce nouveau gouvernement n’était qu’une mascarade et que rien ne changerait sous l’égide d’un ex-ministre de Béchir. Le 12 avril, des millions de Soudanais manifestaient contre ce nouveau gouvernement. Vingt-quatre heures après sa prise de fonction, Awad Ibn Aouf était contraint de démissionner à son tour.

C’est Abdel Fattah al-Burhan, inspecteur général de l’armée, qui fut alors nommé à la tête du pays. La classe dirigeante soudanaise espérait que, contrairement à son prédécesseur, al-Burhan ne serait pas considéré comme faisant partie de l’establishment, et que sa nomination donnerait l’illusion d’un changement. Il n’en est rien : le peuple refuse ce nouvel avatar du régime et revient en masse dans les rues.

Des comités d’organisation des manifestations et des comités de grève ont fait leur apparition, ces dernières semaines. Ils peuvent être l’embryon d’un pouvoir populaire alternatif au régime capitaliste soudanais. Ces comités doivent se généraliser et s’organiser aux niveaux local, régional et national. A bas le conseil militaire de transition ! Tout le pouvoir aux comités du peuple en lutte !

Fin septembre [1], des manifestations se sont propagées partout au Soudan après l’annonce de l’augmentation des prix du carburant. Ce n’est pas le premier soulèvement contre la dictature islamiste du Président Omar el-Béchir, au pouvoir depuis 1989. Les manifestations de l’an passé contre les mesures d’austérité ont bousculé le régime. Mais les dernières manifestations sont les plus importantes qu’il y ait eu depuis le début de la dictature. La répression brutale menée par la police et les miliciens islamistes n’a pas dissuadé la jeunesse héroïque du Soudan. Mais réussira-t-elle cette fois-ci à renverser le régime ?

Les prix de l’essence et du diesel ont augmenté de presque 100 %. Un gallon (environ 4 litres) d’essence coûte maintenant 21 livres soudanaises (3,52 euros d’après le taux de change officiel) comparé à 12,5 livres (2,10 euros). Le diesel est aussi passé de 8 livres (1,34 euro) le gallon à 14 livres (2,35 euros). Les bonbonnes de cuisson sont maintenant vendues à 25 livres (4,19 euros) alors qu’elles étaient vendues à 15 livres (2,51 euros).

Les manifestations ont éclaté dans un contexte de 20 % de chômage, une inflation de 40 à 45 % durant les 18 derniers mois et 14 millions de pauvres sur une population de 30 millions. L’Organisation Mondiale de la Santé a indiqué que la mortalité infantile due à la malnutrition a augmenté de 40 % l’année dernière.

La « réforme économique » est l’excuse justifiant les coupes dans les subventions pour la nourriture et le carburant. Ces subventions coûtent au budget de l’état 3,5 milliards de dollars par an. Mais le gouvernement oublie de dire que les dépenses militaires représentent 70 % du budget de l’état, incluant 20 millions de dollars par jour pour les guerres au Darfour, au Kordofan et au Nil Bleu.

Les actions du gouvernement suivent servilement les recommandations du Fonds Monétaire International. Les coupes dans les subventions font partie d’un paquet plus large de mesures d’austérité. Le président Béchir a même répété l’argument ridicule stipulant que les subventions sur la nourriture et le carburant bénéficient seulement aux Soudanais aisés et non pas aux pauvres ! Alors, que voyons-nous dans les rues du Soudan, une révolte des gens riches ou un soulèvement des masses pauvres et privées de ses droits civils ?

Le professeur Hamid El Tijani, un expert économique à l’Université Américaine du Caire, a expliqué dans une interview à Radio Dabanga que « ce que fait le gouvernement actuellement est une imposition de nouvelles taxes sur les biens de première nécessité, plutôt qu’une levée des subventions – qui ne sont en fait pas en place pour être levées ». Il a ajouté que le Soudan est en train de subir un effondrement économique, avec une augmentation des dépenses et une baisse des revenus. La récession a incité le Parti National du Congrès au pouvoir à recourir à « l’emprunt au peuple », au nom de la levée des subventions. Il a souligné le fait que le gouvernement, en « levant les subventions », essaie seulement d’imposer de nouvelles taxes sur les citoyens (www.radiodabanga.org).

Une économie en chute libre

L’économie traîne des pieds. On s’attend à ce que la levée des subventions sur la nourriture et le carburant augmente l’inflation dans le pays. Perspective très probable puisque la majorité de la nourriture est importée. Le taux de change de la livre soudanaise par rapport au dollar a chuté à un niveau record. Même s’il n’y a pas beaucoup de commerce extérieur se faisant dans la monnaie nationale, son taux sur le marché noir est généralement considéré comme une jauge pertinente de l’humeur des cercles d’affaires et de la confiance des gens ordinaires dans la situation économique. Dans les tout derniers jours, les gens se sont empressés d’échanger leurs livres soudanaises contre des devises fortes. Le taux de change est également important pour certaines firmes étrangères comme les fabricants de téléphones portables qui vendent en livres puis peinent à les convertir en dollars. Des banques du Golfe détenant des « obligations islamiques » libellées en livres s’inquiètent elles aussi pour leurs actifs.

La monnaie nationale a perdu la moitié de sa valeur depuis la sécession en 2011 de la partie sud du Soudan qui est riche en pétrole. Trois quarts de la production de pétrole sont localisés au Sud Soudan. Les revenus du pétrole étaient la force motrice de l’économie et rapportaient la plupart des devises utilisées pour importer la nourriture. Le régime a essayé de compenser la baisse des revenus pétroliers en vendant son or qui représente maintenant 70 % de son commerce extérieur. Le Soudan est assis sur les plus grandes réserves d’or du continent africain et a délivré des contrats d’exploitation à 600 firmes ces deux dernières années. Mais la chute du prix de l’or cette année signifie que ce revenu va se réduire brusquement. En même temps, le niveau des revenus de l’or tombe en dessous du niveau des revenus du pétrole datant d’avant la sécession du Sud Soudan.

Le soulèvement des pauvres et des sans-droits

Nous voyons donc comment l’augmentation des prix du carburant et des biens de première nécessité a de nouveau fait jaillir un large mouvement de protestation non seulement à Khartoum, la capitale du Soudan, mais dans d’autres villes partout dans le pays. « La propagation des manifestations à Khartoum depuis lundi se calque littéralement sur la division de classe, la zone de paupérisation qui encercle la capitale. Omdurman Um Badda, al-Samrab au nord de Khartoum et al-Kalakla à Khartoum, pour donner des exemples des trois villes qui composent la capitale soudanaise, se sont enflammées dans une démonstration de colère qui représente en tous points le plus grand défi urbain pour le régime depuis qu’il est en place » , note Magdi El Gizouli dans son blog Still Sudan.

Dimanche, les manifestations ont continué à Khartoum, Port Soudan, Atbara, Gedaref et Kassala. Dans les villes de Madani et Ombada, les quartiers généraux du NCP ont été attaqués et réduits en cendre. Ailleurs, les postes de police ont été pillés. Dans plusieurs endroits, les élèves et les étudiants constituaient la majeure partie des manifestants. Ceci explique pourquoi le gouvernement a annoncé une fermeture complète du système éducatif jusqu’au 20 octobre, dans l’espoir de casser le mouvement et d’éviter l’escalade.

Un élément significatif a été l’utilisation très limitée de gaz lacrymogènes par les forces de police pour disperser les foules en colère. Dans un geste désespéré, le régime a choisi la confrontation ouverte avec son propre peuple en utilisant les Services Nationaux de Renseignement et de Sécurité, la garde prétorienne du régime. C’est parce que les forces de police en tant que telles ne sont plus fiables. Le président lui-même a reconnu que dans la dernière période, 60 % des officiers de police ont déserté les rangs à cause de bas salaires. La répression brutale, les ordres de « tirer pour tuer » donnés aux officiers de police, aux agents des services secrets, du personnel militaire et de groupes armés en civil ont coûté la vie de dizaines de manifestants. La police a aussi attaqué les funérailles des victimes avec des gaz lacrymogènes. C’est à cela que ressemble la soi-disant « grande retenue » de la police, telle que l’a annoncée le Ministre de l’Information.

« Le chef du Syndicat des Médecins Soudanais, Dr Ahmed Al Sheikh, a estimé que 210 personnes ont été tuées durant les manifestations de la semaine dernière. Al Sheikh a noté que ce nombre dépasse celui des personnes tuées durant les révoltes populaires d’octobre 1964 et de mars-avril 1985. Dans une interview donnée au site d’actualités Hurriyaat, il a établi que la plupart des blessures causées par les balles étaient situées dans la tête et dans la poitrine » (Sudan : Doctors report 210 dead in Khartoum during demonstrations)

La répression ne décourage pas le mouvement

Des milliers d’autres personnes ont été tuées. La police et le NISS (la police secrète soudanaise) sont en train de mener une campagne d’arrestations de masse de membres et de leaders de partis d’opposition, incluant le Parti Communiste. Le gouvernement est aussi en train d’imposer une censure massive. Un rapport de la radio indépendante Radio Dabanga établit la chose suivante :

« Samedi, la parution des journaux Al Jarida, Al Garrar, Al Mashhad Alan et Al Intibaha a été définitivement stoppée pour une durée indéfinie. Lundi, le journal Al Ayaam avait déjà décidé d’arrêter, protestant contre les instructions de la sécurité de ne pas publier d’actualités sur des faits en lien avec les manifestations et les violations commises par les forces de sécurité et la police. Le journal Al Sahafa a accepté de suivre les instructions, ce qui a poussé un certain nombre de journalistes y travaillant à démissionner.

« Osman Shabuna, un journaliste travaillant pour le journal Al Ahram, a informé Radio Dabanga que lui et deux autres journalistes, Dr Zuheir Al Sarraj et Shamail Al Nur, ont reçu samedi par la police l’interdiction définitive d’écrire.

« Shabuna a confirmé que des dizaines de journalistes de divers journaux soudanais ont fait grève samedi. Ils refusent de suivre les instructions renouvelées imposées par la sécurité, interdisant toute information sur les manifestations et les tueries. Les instructions incluent aussi l’usage de la terminologie : les manifestants devraient être appelés "coupables, saboteurs et voleurs, ou adhérents au Front Révolutionnaire Soudanais". Les mesures d’austérité prises par le gouvernement doivent être appelées "réformes économiques". L’appareil sécuritaire continue à bloquer la plupart des nouveaux sites et les médias sociaux, et à brouiller les signaux des stations radio indépendantes ».

La fermeture sporadique d’internet, comme l’a appris Moubarak en Egypte, n’a pas stoppé la circulation de l’information et n’a pas fondamentalement gêné la jeunesse pour s’organiser. Le service internet est en marche uniquement pour permettre aux officiels du NCP de faire leurs transactions financières… Même si c’est un important outil pour l’organisation du mouvement, celui-ci n’en dépend pas. De manière intéressante, la perturbation d’internet a stimulé l’ingéniosité de la jeunesse versée en nouvelles technologies. Ils ont trouvé des moyens pour contourner la fermeture d’internet avec une « géolocalisation des foules via les téléphones cellulaires ». (Voir Protesters Are Dodging Sudan’s Internet Shutdown with a Phone-Powered Crowdmap)

Le régime devrait bien le savoir, mais il est complètement coupé de la réalité. Le peuple soudanais et spécialement sa jeunesse ne se laisse pas dissuader par les représailles extrêmement violentes de la part de l’état. La répression sous toutes ses formes ne paralyse plus ni n’insuffle de passivité – bien au contraire ! Chaque goutte de sang perdue, chaque homme ou femme frappés avec une matraque, chaque manifestant tué augmente aujourd’hui la détermination pour se débarrasser de la dictature. Il n’affaiblit pas, mais endurcit la volonté de lutter. Comme la blogueuse Mana El Sanosi le dit, « la peur n’est pas une option. Lorsque la barrière de la peur est brisée, personne ne peut nous arrêter ».

Les manifestants ne ciblent pas seulement les récentes mesures économiques, mais ils rejettent le régime dans son ensemble. Cela se reflète dans les chants des manifestants qui, exactement comme leurs frères et sœurs dans le reste du monde arabe, demandent « Hurryia » (liberté), la « chute du régime » et la « mort du président ».

Le régime islamiste du Parti National du Congrès (NCP) au pouvoir depuis le coup d’état de 1989 a utilisé la religion comme outil de domination et pour maintenir son emprise sur l’état, l’armée et l’économie. La sagesse populaire a donné aux gens au pouvoir le surnom de « Tujjar ad-Din », marchands de religion. Ce n’est pas la foi en l’islam qui permet au NCP de garder son unité, mais sa croyance en ses intérêts mercantiles bien réels. C’est aussi le cas d’autres mouvements islamistes réactionnaires dans la région. Dans les mains de ces gens, la religion est juste un outil pour l’exploitation et l’oppression.

Le rejet du régime est généralisé. Les classes moyennes ne lui font plus confiance. Les manifestations sont plus sérieuses et plus étendues qu’en juin-juillet 2012. « Personne n’est épargné par le NCP. Si tu n’es pas affecté par la guerre, tu es affecté par le chômage. Si tu n’es pas affecté par le chômage, tu es affecté par la corruption. Si tu n’es pas affecté par la corruption, tu es affecté par la suppression des libertés », insiste un membre de l’opposition du mouvement Sudan Change Now.

Pas de confiance dans les rats quittant le navire ou l’opposition bourgeoise

Le régime est très isolé dans sa guerre économique contre son propre peuple. Il n’y a virtuellement aucun soutien pour les mesures d’austérité dans les rues du Soudan. L’isolation sociale grandissante est en train de produire de nouvelles fissures. L’unité du régime est en train de se craqueler. Des officiels du NCP ont appelé à une réintroduction des subventions du carburant et à arrêter de tuer les gens. « Mr le Président, à la lumière de ce qui est en train de se passer nous exigeons un arrêt immédiat des mesures économiques », disait une pétition signée par 31 membres du quasi officiel Mouvement Islamiste et le NCP au pouvoir. Cette déclaration condamne aussi la répression des manifestations et exige la poursuite des responsables des morts et des blessés. Le gouvernement a décidé de s’en tenir à ses décisions prises la semaine dernière. Si le mouvement grandit dans les prochains jours, sa division interne va s’élargir et encourager les masses à revenir dans les rues. Cela pourrait signifier la fin du règne de Béchir.

De manière hypocrite, les Etats-Unis ont exprimé leur inquiétude et ont appelé à une « fin de la violence excessive », pendant que l’Union Européenne fait semblant d’être « dérangée ». Les Emirats Arabes Unis sont le premier pays arabe à critiquer Khartoum et ont demandé au gouvernement d’utiliser la « sagesse et la retenue ». Néanmoins, le régime a le support du Qatar, ce qui explique la faible couverture du mouvement de protestation par Al Jazeera !

Exactement comme en 2012, les partis d’opposition n’ont joué aucun rôle dans cet « Intifadha de septembre ». La plupart d’entre eux ont été neutralisés par les carnets de chèques du gouvernement. Leur attitude peut changer, cependant, quand ils sentiront que le régime est en train de s’effondrer. Alors, ils offriront leurs services empoisonnés à la révolution dans le but de sauver leurs intérêts et faire dérailler l’Intifadha de septembre. Le mouvement est largement spontané, mené localement et résultant de l’initiative de la jeunesse dans les lycées et les universités. Comme le dit un jeune activiste, les leaders des partis d’opposition sont « désespérés et séniles ». De nouveaux mouvements ont émergé comme Girfina (Nous en avons assez !) et Abena (Nous rejetons !) tout comme les mouvements de la jeunesse révolutionnaire, mais avec une présence et un leadership faiblement organisés.

Samedi, une Coordination des Forces Soudanaises de Changement a été constituée à Khartoum qui inclut les membres du parti d’opposition des Forces du Consensus National, les syndicats de médecins et de professeurs, d’avocats démocrates, l’Université de Khartoum et l’Alliance des Organisations de la Société Civile.

La Coordination exige que le régime « dissolve ses corps exécutif et législatif et remette le pouvoir à un gouvernement transitionnel et d’union pour administrer le pays durant une période d’intérim ». Aucune stratégie réelle pour réaliser ces objectifs n’a été décrite excepté une « continuation de la lutte ». Ce qui est indispensable pour « tenir le coup » et « continuer le soulèvement » est de préparer une grève générale insurrectionnelle dans le pays. Aucun autre objectif n’est plus immédiat, plus urgent et plus concret. C’est le moment de le faire. Le sang de la jeunesse soudanaise et des travailleurs ne peut être versé sans but. Les partis bourgeois de la « Coordination » ne sont pas préparés à prendre ce chemin. Une alliance avec eux est non seulement inutile mais est aussi un obstacle à la lutte. Ce qui est nécessaire est un réel front des organisations de gauche, syndicats et partis, un front de tous les opprimés et non une coalition de collaboration de classes.

La Coalition de la Jeunesse Révolutionnaire « fait appel aux Forces Armées, à tous les hommes et femmes soudanais honorables des forces de sécurité à soutenir ce soulèvement et protéger dans les rues nos hommes et femmes soudanais ». Pour réaliser cela, nous avons besoin d’appeler les soldats ordinaires, les sous-officiers démocrates et révolutionnaires et les officiers à se séparer des généraux fortunés et à les désarmer, de perturber la chaîne de commandement et à également constituer des comités révolutionnaires à l’intérieur de l’armée qui garantiront que les forces armées obéissent au peuple.

L’impérieux besoin d’une direction révolutionnaire centralisée

Le plus grand défi pour l’Intifada de septembre est de forger sa propre direction politique centralisée de la base au sommet. Si la lutte en juin-juillet 2012 a été perdue, c’est parce qu’elle a manqué d’une direction claire. Le meilleur moyen pour faire cela est d’établir des comités de lutte dans les écoles, les universités, les lieux de travail et les quartiers et de les coordonner au niveau local, urbain, régional et national. Tous les groupes de gauche, les communistes et les syndicats devraient y participer. Ils doivent devenir les instruments servant à unifier et centraliser la lutte pour le renversement du régime. Mais ils peuvent et doivent être beaucoup plus. Dans cette situation révolutionnaire qui se développe rapidement au Soudan, ils deviendront un outil pour un nouveau pouvoir qui remplacera le vieil appareil d’état et le gouvernement pourri et corrompu. Ils devraient devenir la colonne vertébrale d’une nouvelle assemblée constituante élue par ces mêmes comités de lutte.

Les révolutionnaires dans les pays arabes peuvent tirer quelques leçons de la Tunisie et de l’Egypte. En Tunisie, il est devenu clair qu’une Assemblée Constituante appelée et organisée par le vieil appareil d’état bourgeois de Ben Ali n’est pas un instrument pour un changement démocratique et révolutionnaire. C’est plutôt un outil de paralysie et pour la continuation des vieux pouvoirs politiques et économiques derrière le masque de la « démocratie ». C’est un instrument de duperie des masses. Aucun changement fondamental en termes d’emplois, de construction de maisons, dans la justice et dans les libertés n’a été réalisé en Egypte ou en Tunisie. Ceci explique les mobilisations immenses et récurrentes et les soulèvements dans ces deux pays, où les masses veulent voir un vrai changement.

La tâche immédiate d’une telle assemblée constituante révolutionnaire est de démanteler le vieil état répressif et bureaucratique, de dissoudre le NISS, de poursuivre les hommes et les femmes responsables de la répression du peuple, de dissoudre le NCP et tous les partis qui ont été à ses côtés, de libérer tous les prisonniers politiques, d’introduire le droit de s’organiser, de faire grève, de manifester et la liberté d’expression. Elle devrait aussi prendre les premières mesures de justice sociale, augmenter les salaires, baisser les prix, arrêter tous les privilèges, exproprier les oligarques et faire de leurs possessions une propriété publique, nationaliser les mines et les puits de pétrole, nationaliser le réseau de distribution de carburant, les gros marchés, les grosses compagnies de transport routier, les compagnies de télécoms, les banques, etc. sous le contrôle démocratique des travailleurs. Ces conditions basiques pour un changement révolutionnaire et démocratique ne peuvent être obtenues via des négociations, à travers la compromission et les arrangements avec le régime. Le régime doit être renversé. Ceci devrait alors être la première étape pour éradiquer la cause première de toute discrimination, préjugé, oppression nationale, ethnique et religieuse : le système économique du capitalisme.

 

[1Traduction de l’article paru sur In Defense of MarxismNew intifada against the dictatorship in Sudan

Ces derniers mois, le sort dramatique de la population du Darfour, une province du Soudan occidental, a mobilisé une grande attention de la part des gouvernements, politiciens, journalistes et médias occidentaux. Des images terribles et des articles font état de la souffrance qui s’abat sur les darfouris , des activités meurtrières des milices janjawid armées par le régime de Khartoum, ou encore des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants désespérés qui ont été contraints d’abandonner leurs foyers et leurs terres pour chercher refuge dans le Tchad voisin ou dans des camps « humanitaires » de fortune.

Carte DarfourMalheureusement, il n’y a rien d’exceptionnel dans ce qui se passe actuellement au Darfour. Dans l’ensemble du monde sous-développé, et particulièrement en Afrique, les famines, les déplacements massifs de population, les tortures, les viols, les pillages et les massacres sont courants. Et pourtant, il est rare que cela soit porté à l’attention du public occidental. Le type de couverture médiatique dont bénéficie la crise du Darfour - surtout en Grande Bretagne et aux Etats-Unis - est tout à fait exceptionnel.

La crise au Darfour dure depuis longtemps. Et pourtant, d’un point de vue purement pratique, on pourrait assez facilement répondre aux besoins immédiats de la population locale. Des centaines de milliers de gens sont désespérément affamés. Les nouveaux-nés, les personnes âgées et les malades meurent à un rythme alarmant. Certains comptes-rendus font état de près de 2 000 morts par jour. Pourquoi la nourriture n’arrive-t-elle pas ? Les discours sur le mauvais état des routes et les exactions des bandes armées, qui sont supposés empêcher la nourriture d’atteindre les camps, ne sont guère convaincants. Le fait est que la nourriture, l’eau, les abris et les médicaments pourraient facilement parvenir jusqu’aux camps par voie aérienne. Après tout, l’année dernière, en à peine quelques semaines, les gouvernements américain et britannique ont transporté en Irak, dans le but de l’attaquer, plus de 250 000 militaires avec tanks, véhicules, avions et toute une « logistique militaire ». Cependant, il est apparemment impossible d’acheminer quelques milliers de tonnes de fournitures au Darfour ! La vérité, dans cette affaire, c’est que l’administration américaine ne veut pas s’occuper du sort des tribus du Darfour, précisément parce qu’il s’agit d’un argument convenable pour l’imposition d’un embargo international contre le Soudan. Malgré leurs postures outragées face au « nettoyage ethnique » et au « génocide », les gouvernements occidentaux ont consacré très peu de moyens aux victimes de la famine et de la violence au Darfour.

En fait, les considérations « humanitaires » de Bush et de Blair - qui n’ont jamais hésité, comme en Irak, à infliger la souffrance et la mort pour défendre les intérêts de leurs classes capitalistes respectives - ne sont qu’un prétexte au service d’un impérialisme avide de profits et le pétrole. L’impérialisme américain, en particulier, cherche à se servir des souffrances de la population du Darfour dans le but d’obtenir un embargo commercial contre le Soudan, et ce afin de porter atteinte à l’exploitation du pétrole soudanais par ses principaux rivaux. La menace de l’embargo est essentiellement dirigée contre la Chine, la France, l’Inde et la Malaisie, qui ont tous des intérêts pétroliers au Soudan. Cette menace est aussi un moyen d’augmenter la pression sur le gouvernement soudanais et de renforcer les positions militaires et stratégiques des Etats-Unis dans cette partie du monde. Au nord-est du Soudan se trouvent la Mer Rouge et les terminaux pétroliers hautement stratégiques de la côte Ouest de l’Arabie Saoudite.

La pression intense de l’administration américaine pour l’imposition d’un embargo international contre le Soudan est une preuve suffisante du caractère totalement hypocrite de sa propagande « humanitaire ». La conséquence d’un tel embargo serait de plonger l’entière population du Soudan dans une situation similaire à celle qui existe au Darfour. Le Soudan est un pays extrêmement arriéré. Même sans les conséquences dévastatrices d’un embargo, la vaste majorité de la population est désespérément pauvre. Un embargo international ne signifierait rien d’autre que l’extension de la famine à l’ensemble du pays.

Un autre argument utilisé par l’administration américaine en faveur de sanctions économiques est l’accusation selon laquelle le gouvernement soudanais est en train de perpétrer un « génocide » au Darfour. Lors de la réunion du Conseil de Sécurité des Nations Unis qui s’est tenue début septembre, cette allégation a dominé les « débats » sur la question du Soudan. Personne n’a mentionné le problème du pétrole. Et pourtant, tous les partis en présence savaient parfaitement bien qu’il s’agissait du véritable enjeu - en particulier la délégation chinoise, qui s’est opposée avec véhémence à l’imposition d’un embargo. La délégation américaine a insisté sur l’utilisation du terme de « génocide » dans le but de renforcer l’argument en faveur d’un blocus économique, voire, à un stade ultérieur, d’une possible intervention militaire directe. Le terme « génocide » avait été utilisé de la même manière, à propos des Albanais, dans le but de justifier la guerre contre la Serbie, en 1999. A l’inverse, dans le cas du Rwanda, un pays relativement peu important pour les Etats-Unis, l’administration Clinton avait refusé de qualifier de « génocide » le carnage à grande échelle où près d’un million de Tutsis furent massacrés sans pitié. Les souffrances et la famine au Darfour ne sont que des pions sur l’échiquier du « grand jeu » des impérialistes.

La lutte pour le contrôle du pétrole soudanais

En 1980, la France a acquis des droits d’exploration et d’exploitation des ressources pétrolières dans le secteur nommé « Bloc B » (actuellement le « Bloc 5 »), qui couvre une surface de 120 000 kilomètres carrés s’étendant du nord au sud du pays entre Malakal et Bor, et vers l’Est en direction de la frontière éthiopienne. Des sondages sismiques effectués par des ingénieurs français ont révélé que le bloc possède un potentiel considérable pour la production de pétrole. Actuellement, le Soudan détient les plus vastes ressources de pétrole inexploitées d’Afrique, plus vastes même que celles du Golfe de Guinée. Les exportations de pétrole représentent désormais 70% du PIB du Soudan. Cependant, en 1985, la France fut contrainte de suspendre ses activités dans cette zone en raison de la guerre qui faisait rage entre les forces armées soudanaises et l’Armée de Libération du Peuple Soudanais (APLS). Depuis longtemps, l’impérialisme français est le principal soutien occidental du régime soudanais, lui fournissant armes, chars, avions et renseignements militaires dans sa guerre contre les forces rebelles du Sud.

Chirac BushDans le camp adverse, les Etats-Unis, utilisant des organisations de mercenaires et agissant par l’intermédiaire d’Etats africains voisins, ont soutenu les armées rebelles qui ont des bases en Ouganda, en Ethiopie et en Erythrée, pour affaiblir le gouvernement soudanais, empêcher Total-Fina-Elf de relancer ses opérations sur le « Bloc 5 » et peser plus lourd dans l’attribution des contrats d’exploration et d’exploitations pétrolières. Tandis qu’elle maintient la pression militaire et alimente la déstabilisation du pays, l’administration américaine veut empêcher tout autre pouvoir de mettre la main sur le pétrole soudanais. Comme nous l’avons vu, bien qu’elle ait obtenu, il y a 24 ans, des contrats pour l’exploitation et la production du pétrole soudanais, la France n’a pas été en mesure de procéder à cette exploitation en raison de la guerre dans le sud. La compagnie canadienne Talisman Energy a également subit de lourdes pressions de la part des Etats-Unis, et fait actuellement l’objet de poursuites aux Etats-Unis pour « complicité de génocide et de crimes de guerre », en référence aux opérations de Talisman au Soudan par le passé.

L’exploration pétrolière au Soudan a commencé au début des années 1960, mais les exportations de pétrole n’ont commencé qu’en 1993. Le groupe américain Chevron s’est retiré du Soudan en 1985, après y avoir investi 1,5 milliards de dollars. Chevron avait découvert du pétrole sur plusieurs sites, mais en trop petite quantité pour justifier le maintien de ses installations dans une zone de guerre. Les compagnies américaines ont quitté le Soudan avant que le véritable potentiel pétrolier du pays ne soit connu. En 1997, des sanctions économiques imposées par les Etats-Unis ont rendu illégaux les investissements américains au Soudan. Depuis, la production de pétrole soudanais a atteint 500 000 barils par jour, contre 270 000 en 2003, et pourrait bien atteindre 750 000 barils par jour en 2006. Au demeurant, les profits pétroliers reviennent aux rivaux des Etats-Unis, et en particulier à la Chine.

L’émergence de la Chine comme puissance majeure sur l’arène mondiale pose un problème direct aux intérêts des impérialismes occidentaux et à l’impérialisme américain en particulier. En 2003, les importations du pétrole en Chine ont augmenté de 40% par rapport à l’année précédente. A l’heure actuelle, la Chine travaille sur environ 50 projets pétroliers et pétrochimiques majeurs au niveau international. La Chine a besoin de sécuriser ses propres ressources pétrolières. Ce besoin vital ne peut être assouvi qu’en s’attaquant à la position dominante des Etats-Unis.

Le pétrole soudanais représente 6% du total des importations chinoises de pétrole. Ce pourcentage est destiné à augmenter très rapidement, compte tenu des investissements massifs de la Chine dans l’industrie pétrolière soudanaise depuis 1990. La compagnie pétrolière nationale chinoise, la China National Petroleum Corporation (CNPC), possède 40% des actions de la Greater Nile Petroleum Operating Company (GNPOC), qui elle-même contrôle deux des plus importants gisements pétroliers dans le Haut Nil occidental, au Soudan. Vers la mi-2005, la CNPC commencera la production de pétrole dans le bassin de Melut, à l’Est du Nil. D’autres compagnies chinoises sont également impliquées dans la construction d’un pipeline long de 1400 kilomètres reliant le bassin de Melut à Port Soudan, où la Chine construit un terminal pétrolier pour l’exportation. La Chine est devenue le plus important partenaire commercial du Soudan. Il est significatif que les concessions pétrolières, dans la région du Darfour, soient toutes détenues par la CNPC.

Géographiquement, le Soudan occupe une position stratégique importante. La Chine est en train de consolider ses positions au Soudan, qui pourront alors servir de plateforme pour le commerce et le transport du pétrole entre l’Afrique Centrale, le Moyen-Orient et la Chine elle-même. Cette situation est inacceptable pour Washington, qui envisagerait même de diviser le Soudan en deux, voir en plusieurs entités séparées si cela devait s’avérer être le seul moyen d’assurer son accès aux champs pétroliers. Parmi les différents groupes qui composent les milices du sud, l’administration américaine a particulièrement favorisé ceux qui revendiquent la sécession. Un certain nombre de « missions Chrétiennes », bénéficiant d’importants soutiens financiers aux Etats-Unis, s’efforcent depuis plusieurs années d’alimenter la haine raciale contre les « Arabes ». Mais la politique de l’administration américaine ne se laisse pas influencer par des considérations religieuses. Non seulement le gouvernement américain a fourni entraînement militaire, armes et argent à l’APLS, mais il a aussi accordé son soutien au « Mouvement pour la Justice et l’Egalité » (JEM) basé au Darfour. Le JEM est lié au fondamentaliste Al Tourabi, qui a aidé Al Bachir a accéder au pouvoir en 1989. Al Tourabi fut évincé par Al Bachir en 2000, et signa un accord avec le APLS en 2001. Il est actuellement détenu par les autorités à Khartoum.

Dictature, instabilité et guerres régionales

Le régime d’Al Bachir est une dictature islamique réactionnaire particulièrement vicieuse. L’histoire de ce régime est faite d’arrestations arbitraires, de coups de fouets, d’amputations, de tortures et d’exécutions. Comme le régime qui l’a précédé, la dictature actuelle est faible et instable. Elle repose essentiellement sur les élites dirigeantes musulmanes du nord et sur l’appareil répressif de l’armée et de la police.

Le Soudan est un exemple frappant de ce que les marxistes appellent le « développement combiné et inégal » des pays du Tiers-monde. Des entreprises industrielles modernes et des relations sociales correspondantes coexistent avec les formes sociales et économiques les plus primitives. Il n’existe aucune « nation soudanaise ». Dans le nord, la population majoritairement musulmane et de langue arabe est composée de différents peuples dispersés dans de vastes régions désertiques ou semi-désertiques. Dans les campagnes, les liens tribaux prédominent toujours. Même dans les villes, ces liens tribaux restent une composante majeure des relations sociales. Au sud, le Soudan s’étend vers les populations de l’Afrique « noire » qui ne sont ni musulmanes ni arabophones, et où le tribalisme repose sur une base économique et sociale encore plus primitive. Le sud a souffert d’une discrimination économique, politique et religieuse au profit de l’élite dirigeante du nord. Formellement, la charia - la loi islamique - est imposée aussi bien aux musulmans qu’aux non musulmans. Des tensions et conflits entre le nord et le sud sont récurrents dans l’histoire du Soudan, mais le début de la guerre actuelle et l’émergence de l’APLS remontent à 1983.

La classe dirigeante et l’appareil d’Etat fragile de Khartoum n’ont jamais été capables d’unifier le pays et d’affirmer leur autorité sur les peuples de cette partie extrêmement arriérée de l’Afrique. Dans les années 1980, sous la dictature de Nimeiri qui fut instaurée en 1969, l’armée soudanaise comptait seulement 50 000 hommes, pour une population d’environ 38 millions d’habitants. L’instabilité de cette dictature est résumée par le fait qu’entre 1969 et 1985, date à laquelle elle fut finalement renversée par une grève générale insurrectionnelle à Khartoum et Omdourman, on compte non moins de 25 tentatives de coup d’état, dont 18 dans les six premières années de cette période. L’une d’elle fut une tentative de la gauche, soutenue par le Parti Communiste, en juillet 1971. Mais Nimeiri survécut à ce coup et, par la suite, écrasa le PC. Initialement, le PC avait soutenu Nimeiri, en dépit de la présence des ultra-réactionnaires « Frères Musulmans » au sein du gouvernement. Les « Frères Musulmans » ont eux-mêmes tenté un coup d’Etat contre Nimeiri en juillet 1976.

Confronté à un mécontentement social grandissant à travers tout le pays, le régime de Nimeiri a tenté de provoquer des conflits inter-ethniques au Darfour et dans le sud en imposant un découpage « tribal » du territoire. Le sud a également été déstabilisé par l’arrivée de quelques 30 000 réfugiés armés fuyant l’Ouganda, suite à la chute d’Idi Amin. Dans l’armée soudanaise, l’agitation grandissait, surtout parmi les troupes originaires du Sud. Nimeiri lança une vague d’arrestations contre les dirigeants de l’opposition sudiste en janvier 1983, et les troupes rebelles stationnées à Bora se virent ordonner de quitter le sud pour être remplacées par des troupes pro-gouvernementales en provenance du nord. Quand elles refusèrent de partir, Nimeiri ordonna aux troupes loyales d’écraser les mutins. En conséquence, les mutineries et les désertions massives se répandirent dans pratiquement toutes les garnisons du sud, aboutissant à la création de l’APLS sous la direction du colonel John Garang.

Un an après la grève générale de 1985, des élections législatives furent organisées et le gouvernement de Sadiq Al Mahdi fut formé. La guerre dans le sud continuait. Sadiq Al Mahdi avait promis de réviser l’imposition de la charia , mais il ne l’a pas fait. L’APLS a pris la ville de Bor dans le sud. En 1989, le gouvernement fut finalement renversé par le coup d’Etat mené par Al Bachir, qui est resté au pouvoir depuis.

Comme Nimeiri avant lui, Al Bachir a tenté de consolider sa position dans le nord grâce à une politique « d’arabisation » et « d’islamisation » du sud. Mais ce programme ne peut jamais aboutir dans les faits. Les peuples du sud n’accepteront jamais l’imposition de la charia , et le gouvernement de Khartoum est bien trop faible pour battre militairement les forces sudistes. En même temps, L’APLS s’est montrée incapable de prendre Khartoum au cours de 20 ans de guerre pendant lesquels quelques 2 millions de personnes ont perdu la vie.

Les termes de « l’accord de paix »

Sous la pression de Washington, un accord sur la guerre dans le sud a finalement été signé début 2004, sur la base du « Protocole de Machakos ». Il prévoit une division des ressources pétrolières entre le gouvernement de Khartoum et une « administration autonome » dans le sud, avec la promesse d’un référendum sur l’indépendance du sud après une période de transition de six ans. Si cet accord était appliqué, cela signifierait que le sud « autonome », bien que nominalement sous l’autorité de l’aile politique de l’APLS, deviendrait en fait un Etat pétrolier satellite de l’impérialisme américain. Ce marché signifie effectivement la marginalisation de la France et la mainmise des compagnies américaines sur une majeure partie des réserves de pétrole connues. Cependant, les stratèges américains ne se contentent pas de cela, et font pression désormais pour acquérir toujours plus de contrôle territorial, notamment sur les trois provinces du centre du Soudan.

Seul le contrôle total du Soudan peut satisfaire les appétits des corporations pétrolières et des stratèges militaires américains. Leur véritable but est d’obtenir un « changement de régime ». Par le moyen de harcèlements politiques et économiques et en apportant son soutien à tout groupe armé prêt à combattre le gouvernement de Khartoum, l’impérialisme américain espère déstabiliser et finalement renverser le régime actuel. L’installation d’un régime au service des intérêts américains ouvrirait les vastes réserves pétrolières du Soudan aux compagnies américaines, au détriment de leurs rivaux. L’Angleterre, la Norvège et l’Italie soutiennent la stratégie américaine, dans l’espoir de se voir attribuer une part du butin à un stade ultérieur. Tony Blair a déclaré qu’il était prêt à envoyer 5 000 hommes au Soudan. Bien sur, tout cela est officiellement dans l’intérêt de « l’aide humanitaire » et du « maintient de la paix ». Il en est toujours ainsi lorsque des grands pouvoirs se préparent au pillage et à la guerre !

C’est dans le contexte de la guerre entre le nord et le sud, conjugué avec les conséquences désastreuses de la famine et de la sécheresse, que le dernier conflit armé au Darfour a éclaté. Deux mouvements armés distincts sont engagés dans la lutte contre le gouvernement de Khartoum. L’Armée de Libération Soudanaise (ALS) s’est alliée à l’APLS dans le sud. L’administration américaine a contribué au financement et à l’armement de cette organisation. Il y a aussi le JEM, lié à Al Tourabi, qui a également bénéficié de l’appui des Etats-Unis, en dépit du fait qu’il soit dirigé par des Al Tourabi a publiquement soutenu Ben Laden et a applaudi les attaques contre le World Trade Center en 2001. Al Bachir a armé et financé les soi-disant milices janjawid qui ont mené, avec l’aide des troupes régulières, des attaques meurtrières contre des villages suspectés de sympathie envers l’ALS ou le JEM, saisissant les terres, les récoltes et les stocks de vivres. Les attaques janjawid ont été fréquemment précédées de raids aériens des forces armées. Par exemple, pendant l’été 2003, l’aviation gouvernementale a bombardé plusieurs fois les villes d’Al Tina, Kornoy et Kutum dans le nord du Darfour. Kutum fut bombardé trois jours après le retrait de l’opposition armée. La résolution 1556, adoptée par le Conseil de Sécurité de l’ONU, qui menace le gouvernement soudanais de sanctions si les milices janjawid ne sont pas désarmées, n’a rien résolue. Al Bachir a simplement renforcé les forces de sécurité dans la zone et incorporé une partie des janjawid dans ces mêmes forces.

Les régimes du Tchad et de la Libye ont aussi des intérêts à défendre au Darfour. Le territoire des Zaghawa s’étend des deux côtés de la frontière entre le Soudan et le Tchad, et c’est ce groupe ethnique qui constitue le socle de la dictature d’Idriss Deby au Tchad. Il en était de même pour la dictature précédente d’Hissène Habré. Les événements du Darfour ont donc une incidence directe sur le destin du régime tchadien. Le régime libyen, qui est en conflit avec le Tchad au sujet de leur frontière commune, est impliqué dans les conflits du Darfour, où il tente de saper les bases d’Idriss Deby.

La diplomatie française souhaiterait un accord de paix au Soudan qui permettrait à la France d’exploiter les champs pétroliers du « Block 5 », mais elle comprend que les bases des négociations actuelles signifient la fin de toute perspective de développement ultérieur pour la France dans le pays, compte tenu de la place prépondérante qui reviendrait aux Etats-Unis dans le sud et de l’influence grandissante de la Chine dans la région. Les événements du Darfour, comme c’est le cas de bien d’autres conflits armés en Afrique, sont une expression, entre autres, de la rivalité qui oppose l’impérialisme américain et l’impérialisme français sur ce continent, où la France a déjà perdu beaucoup de terrain.

Fondamentalement, la politique des Etats-Unis envers le Soudan est similaire à celle qu’ils ont mené contre la Libye et à leur politique d’avant-guerre vis-à-vis de l’Irak. Elle consiste dans l’utilisation de sanctions économiques et de harcèlements militaires, assortis de la promesse de la levée des sanctions - ou, au contraire, d’un embargo économique total, voire d’une intervention militaire directe, selon le comportement de sa victime. La faiblesse du régime soudanais le rend incapable de résister indéfiniment à ce type de brutalité impérialiste. Al Bachir a tenté de satisfaire les exigences de Washington, comme le montre les termes généreux du protocole de Machakos, qui place un tiers du pays sous le contrôle des Etats-Unis. Traduit dans le langage hypocrite de la diplomatie internationale, le sud du Soudan doit être placé « sous l’égide des Etats-Unis » dans le cadre d’une « attention internationale soutenue » qui serait nécessaire pour « garantir la paix ». Mais alors, comme se fut le cas avec Saddam Hussein et les fameuses « inspections » de l’ONU, de nouvelles concessions toujours plus contraignantes sont exigées. Comme avec la Libye, les stratèges de l’impérialisme américain seraient prêts à lever les sanctions, mais seulement s’ils peuvent mettre la main sur les ressources et les infrastructures pétrolières soudanaises.

Compte tenu du positionnement de la Chine, qui a tiré avantage de l’impasse du conflit entre la France et les Etats-Unis afin de s’assurer une position solide sur les champs pétroliers soudanais, les objectifs américains ne pourront être atteints que par le renversement complet du gouvernement d’Al Bachir et l’installation d’un régime au service des intérêts des Etats-Unis. La tentative de coup d’Etat du 24 septembre 2004 fut le fait d’éléments proches d’Al Tourabi et du JEM. Même si ce coup avait rencontré un début de succès, il est peu probable qu’Al Tourabi aurait pu conserver le pouvoir, étant donnée son impopularité dans la capitale. L’administration américaine ne l’aurait pas soutenu non plus en raison de ses liens trop évidents avec Ben Laden et sa réputation de dirigeant fondamentaliste. Pour l’heure, Washington se borne à encourager les attaques du JEM au Darfour, afin de créer des difficultés au régime actuel. Mais le soutien américain au JEM ne pourra aller plus loin que cela.

A l’heure actuelle, les services secrets américains tentent de recruter des complices dans les hautes sphères de l’armée et préparent aux Etats-Unis une équipe d’agents civils corrompus d’origine soudanaise. Etant donné l’enlisement des forces américaines en Irak, il semble improbable que les Etats-Unis puissent dans l’immédiat organiser une intervention militaire de grande échelle au Soudan. Cependant, selon toute probabilité, l’administration américaine va travailler à faire tomber le régime de l’intérieur, et pressera alors l’ONU d’envoyer « une force de maintien de la paix » pour fournir un soutien militaire à un gouvernement « intérimaire » fantoche. En attendant, le Darfour sera maintenu en état d’ébullition, ce qui fournira une justification commode pour l’imposition de sanctions contre le Soudan et pour le renforcement des troupes étrangères dans cette région. La « ruée vers l’Afrique » des grandes puissances se poursuit, et les peuples du Soudan et du reste du continent continuent à en payer le prix par la famine, la maladie et la mort.