Portugal

Il y a sept ans, l’économie portugaise était au bord du gouffre. Le pays semblait se diriger vers une situation « à la grecque ». Or en 2017, la croissance a atteint 2,7 %, le taux de chômage officiel est tombé à 6,7 % (contre 17 % en 2013) et le salaire minimum a augmenté de 20 % par rapport à 2014. En outre, le déficit public est tombé à 2 % : une première en 40 ans.

Ce rebond économique est vanté à la fois par les politiciens libéraux et par les réformistes de gauche. Tous y voient un modèle de « sortie de crise ». Pour les libéraux, ce serait le fruit des politiques d’austérités exigées par la « troïka » (UE, BCE et FMI). Mais le gouvernement portugais, lui, affirme qu’il n’a pas mené de politique d’austérité. Qui faut-il croire ? Ni les uns, ni l’autre. Les véritables causes du « miracle portugais » sont ailleurs.

Fragilité

Le « rebond » est lié, pour partie, à la reprise de l’économie européenne elle-même. Mais comme cette reprise est faible et fragile, un retournement de la conjoncture européenne frappera l’économie portugaise. Par ailleurs, celle-ci a surtout profité d’une croissance de l’afflux de touristes. En 2017, le tourisme constituait 18,5 % du PIB – et 20 % en 2018. C’est désormais le premier secteur d’emploi : plus d’un travailleur sur cinq. Le tourisme est clairement un élément décisif de la croissance portugaise. Mais c’est aussi un élément très instable et aléatoire.

Au passage, le développement de ce secteur s’est accompagné d’une libéralisation du marché immobilier et d’une explosion des emplois archi-précaires (souvent saisonniers). En 2008, 10 % des jeunes travailleurs avaient un emploi à temps partiel, contre 22 % en 2015. Sur la même période, le nombre de travailleurs en CDD – tous âges confondus – est passé de 22 % à 67,5 % ! Le gouvernement Costa n’a rien changé à cette situation.

Enfin, la dette publique est toujours très élevée : 126 % du PIB. Le Portugal vit donc sous la menace permanente d’une nouvelle crise de ses finances publiques, c’est-à-dire d’une flambée des taux d’intérêts des emprunts d’Etat.

L’austérité n’a pas disparu

Sur l’essentiel, la politique économique du gouvernement Costa a prolongé celle du précédent gouvernement (de droite). Il n’est pas revenu sur la plupart des « mesures d’urgence » (et d’austérité) qui ont été imposées au plus fort de la crise et qui ont durement frappé des millions de Portugais.

Il est vrai que Costa a refusé de mettre en œuvre certaines mesures exigées par la « troïka », comme la réduction des congés payés ou la baisse des salaires des fonctionnaires. Après la crise grecque de 2015, la troïka voulait éviter une révolte massive des travailleurs portugais contre les politiques d’austérité. Elle a donc laissé une certaine marge de manœuvre à Costa.

Cependant, la hausse du salaire minimum ne permet pas, dans les grandes villes, de suivre le rythme du renchérissement des loyers. Et elle ne règle pas le problème de l’emploi précaire, dont l’explosion masque un chômage chronique. 20 % des jeunes sont au chômage.

Un nombre croissant de Portugais ont accès à une mutuelle privée. Mais se soigner coûte plus cher. Par exemple, le « reste à charge » d’une simple consultation médicale est passé de 2,25 à 5 euros (aux urgences, le tarif est même passé de 9,6 à 20 euros).

Les coupes dans l’Education Nationale sont systématiques, depuis une décennie, y compris sous le gouvernement « socialiste ». D’un côté, ces coupes poussent de très nombreux étudiants portugais à quitter le pays ; de l’autre, cette émigration permet au gouvernement de justifier... de nouvelles coupes.

Et pendant ce temps, la taxation des entreprises est de 21 % : le taux le plus bas en Europe.

Une gauche « radicale » et... conciliante

Au Parlement, le gouvernement Costa dépend entièrement du soutien des deux forces de la « gauche radicale » portugaise : le Bloc de Gauche (Bloco) et le Parti Communiste, lequel est très implanté dans la classe ouvrière et les syndicats. Or, au lieu de profiter de cette situation pour exercer la plus grande pression possible sur le gouvernement – en faveur de véritables réformes sociales –, les dirigeants de ces deux formations votent tous les budgets et se montrent très conciliants avec la politique pro-capitaliste de Costa. Ils justifient cette attitude par un seul argument : « on ne doit pas faire chuter un gouvernement de gauche. »

Cet argument semble « raisonnable », mais en fait il revient à substituer des manœuvres parlementaires à la lutte des classes, dans les rues et les entreprises. Si le PC et le Bloco mobilisaient les jeunes et les travailleurs sur la base d’un programme radical, ils en sortiraient énormément renforcés. Cela ouvrirait la voie à une véritable alternative de gauche lors des élections législatives de l’année prochaine.

Article publié le 12 novembre sur In Defence of Marxism, par Nina Christou de Lisbonne.


Le 10 novembre, 11 jours après s'être formé, le gouvernement de coalition de droite a été chassé par les partis de gauche au Parlement. Le même jour, la CGTP, principal syndicat du pays, a appelé à une manifestation devant ce même parlement alors que les discussions sur le programme présenté par le gouvernement minoritaire avaient lieu. Je me trouvais là et j'ai pu apprécier l'humeur des manifestants : l'ambiance était enthousiaste, joyeuse et pleine de promesses. Ils avaient gagné une première bataille.

Un pays en crise

Le Portugal, présenté comme le modèle à suivre en imposition des politiques d’austérité en Europe du Sud, a subi un effondrement économique calamiteux, qui a eu un énorme impact sur le niveau de vie des travailleurs et des jeunes. Comme le suggérait, en 2011, l'ancien Premier ministre Pedro Passos Coehlo, « le Portugal ne se sortira de la crise actuelle qu'en s'appauvrissant. » Et ce qui suit montre jusqu’où ils sont allés.

Le chômage est passé de 9,5 % avant la crise à plus de 17,5 % en 2013, ne retombant actuellement qu'à 13,2 %. Dans le même temps, 1 jeune sur 3 est privé d'emploi. Ces chiffres sous-estiment peut-être encore le problème : alors que le chômage a « baissé » de 6 points, le nombre de personnes employées n'a augmenté que de 0,2 % sur la même période. Cette contradiction mathématique s'explique par la multiplication de « jobs » non payés – visant principalement les jeunes –, dont les stages et le bénévolat qui les aident à gonfler leur CV. Pendant ce temps, près de 350 000 personnes, principalement des jeunes, ont quitté le pays, contraintes à l’exil pour chercher des emplois qu'elles n'arrivent pas à trouver au pays.

Sur la seule année 2014, le gouvernement a accepté la demande de la Troïka de couper pour 4,7 milliards d'euros dans la santé, l'éducation et la sécurité. Ce qui a représenté une hausse des honoraires médicaux de plus de 30 €, tandis qu'une visite et un diagnostic coûtent aujourd'hui près de 50 €. Entre 2010 et 2012, les dépenses pour l'éducation ont diminué de 23 % et n'ont pas cessé de baisser depuis lors. Dans le même temps, une vague de privatisations a mis les compagnies d'électricité, du rail ou des transports dans les mains d'une petite minorité – souvent composée d'investisseurs étrangers – qui n'a aucun intérêt à créer des emplois ou à fournir des conditions de vie décentes à ses salariés.

Le pays a le plus haut niveau d'inégalité de revenus de l'Union Européenne et un Portugais sur cinq vit sous le seuil de pauvreté. C'est le résultat d'années d’austérité imposées par la Troïka.

La réaction des masses

Les Portugais en ont assez de ces dégradations sociales. Lors des dernières élections, qui remontent seulement au mois dernier, une majorité de votants a mis ses espoirs dans l’aile gauche de la coalition « Portugal en Avant » (PSD et CDS). Mais les petits partis plus radicalisés étaient les véritables vainqueurs de ces élections. Le Bloc de gauche (Bloco de Esquerda, BE) a avancé un programme électoral résolument anti-austérité, gagnant de larges soutiens dans la jeunesse. Il a doublé ses votes, passant de 8 à 19 sièges à l’Assemblée. Le Parti communiste du Portugal (PCP) a quant à lui obtenu un total de 8,3 %, soit 17 sièges. Près de 20 % de la population a voté pour l’un de ces deux partis.

Depuis, des discussions ont eu lieu dans l’optique de créer un gouvernement du Parti Socialiste (PS) avec le soutien du BE et du PCP au Parlement. Le président de la République portugaise, en fonction depuis près de 10 ans, un homme de droite obséquieux, a annoncé qu’il n’accepterait pas la formation d’un gouvernement « anti-européen ». Dans un discours qui a suivi les négociations, il a affirmé :

« En 40 ans de démocratie, aucun gouvernement au Portugal n’a jamais été dépendant du soutien des forces anti-européennes, à savoir des forces qui font campagne pour abroger le traité de Lisbonne, le pacte budgétaire Européen, le pacte de croissance et de stabilité, ainsi que pour démanteler la zone euro et pour le retrait du Portugal de celle-ci, revendiquant également la dissolution de l’OTAN. »

Il est clair que le Président de la République sert un autre type de démocratie, celle où les banquiers et les capitalistes font payer les travailleurs pour la crise de leur système.

Mais ce discours n’est pas resté sans suite. Le 10 novembre, les partis parlementaires de gauche ont voté pour une motion de défiance à l’encontre du gouvernement de droite, et ont annoncé un accord pour former un gouvernement stable du PS, avec le soutien extérieur du BE et du PCP. Cette motion est passée avec 123 votes pour et 107 contre. Dans les jours qui ont précédé les discussions sur la proposition minoritaire du gouvernement, le principal syndicat du pays (le CGTP) organisait déjà une manifestation.

La manifestation du 10 novembre — Governo para a Rua !

La manifestation du 10 novembre a rassemblé des travailleurs de professions et de régions différentes. Pendant des heures et sans interruption, les manifestants ont déferlé dans les rues, jusque sous les fenêtres du parlement. Des drapeaux flottaient partout, la plupart étaient ceux du CGTP, mais il y avait aussi ceux des dockers, des enseignants, des éboueurs et de la jeunesse. Des gens venaient aussi bien de Porto et Braga, au nord du pays, que d’Algrave au sud. De nombreuses personnes portaient des œillets, le symbole de la Révolution du 25 avril 1974.

La population était en liesse. L’ambiance était à la célébration, et ce, bien avant l’annonce du résultat officiel du vote parlementaire. La manifestation ne ressemblait pas à une protestation s’apprêtant à faire chuter un gouvernement, mais plus à une fête célébrant un gouvernement déjà déchut. L’atmosphère y était incroyable, après 4 ans de sévère austérité, voilà enfin une alternative !

Les gens chantaient et dansaient sur des chansons révolutionnaires de Zeca Afonso, le compositeur de « Grandola Vila Morena » [NDT : chant associé à la Révolution des œillets], et à la fin de la manifestation, tous chantaient l’Internationale en cœur. Les visages brillaient de confiance et d’espoirs dans un avenir meilleur.

 

No dia da derrota deste desse desgoverno de triste memória os milhares de trabalhadores cantam a Internacional! Emoção!!!

Posté par Egas Branco sur mardi 10 novembre 2015

 

Il faut à présent faire mention de la manifestation de droite. Elle représentait peut-être une petite douzaine de personnes, de l’autre côté du parlement, d’hommes portant des costumes de luxes et de femmes en talons hauts. Dans la première demi-heure, ils s’étaient dispersés, mais les médias ont tout de même eu l’occasion de filmer quelques courtes vidéos. A l’aide de quelques manipulations d’image, les chaînes d’information ont présenté ce rassemblement comme étant une manifestation de masse.

Nouveau gouvernement – A luta continua !

Le gouvernement formé par le PS, avec le soutien du BE et du PCP, doit encore être approuvé par le Président Silva. On ne sait pas encore quelle va être sa réaction, après qu’il ait clairement montré son indifférence face à l’opinion du peuple. Plusieurs options s’offrent à lui : former un gouvernement technocratique, demander au PS de former un gouvernement, ou bien continuer la situation intérimaire jusqu’aux prochaines élections (prévues mi-2016).

La classe dirigeante cherche la « stabilité » afin de continuer à mettre œuvre sa politique capitaliste et ses mesures d’austérité. Un gouvernement socialiste, soutenu par le BE et le PCP, ayant promis de revenir sur certaines mesures d’austérité, n’est pas leur premier choix. Mais rester sans gouvernement, et dans une situation où le PS, le BE et le PCP pourraient faire adopter leurs mesures grâce au parlement serait, de leur point de vue, encore pire.

Dans la foule, j’ai pu observer que la plupart des manifestants étaient membres du PCP ou bien le soutenaient activement. Or, aucun drapeau du parti ne flottait, ni d’aucun autre parti. C’était délibéré : le PS étant plutôt centriste, le BE radical, et le PCP, parti historique des travailleurs, plus à gauche, des tensions et des désaccords émergeront certainement lorsque ces trois partis seront à la tête d’un pays en crise. Mais ce jour-là, l’humeur de la manifestation était celle de l’unité.

Le programme commun diffère du programme original du PS sur certains points importants et représente un renversement partiel de certaines des mesures d’austérité les plus dures. Voici quelques exemples des mesures phares : plus aucune coupe dans les retraites ; une augmentation du salaire minimum ; hausse des salaires pour les travailleurs des services publics (amputés dernièrement) ; baisse de la TVA ; protection des familles à faible revenu des saisies immobilières ; baisse des coûts de prise en charge dans la santé avec la gratuité en cas d’urgence ; arrêt du processus de privation du secteur public du transport à Lisbonne et Porto ; plus aucune privatisation ; retour dans le secteur public de la compagnie EGF ; pas de privatisation de l’eau ; rétablissement des 4 jours fériés qui avaient été supprimés, etc.

Comme déjà mentionné, la situation au Portugal s’est détériorée à cause des politiques d’austérité mises en œuvre depuis des années. Pour tenir ses promesses, le gouvernement socialiste devra affronter de nombreuses difficultés, dont en premier lieu la question du financement de son programme. Mais le problème, c’est que le PS a défendu son programme sans aborder la question de la répudiation ou de la restructuration de la dette. Au contraire, il a promis de maintenir tous les engagements pris entre le Portugal et l’UE. Or il est clairement impossible de tenir les deux.

Mario Centeno, responsable du programme économique du PS – pressenti pour être ministre des Finances – a dit qu’ils « n’injecteraient pas d’argent dans l’économie » pour stimuler la croissance ou augmenter le déficit public. « Nous resterons sur le chemin de l’assainissement budgétaire », a-t-il déclaré au Financial Times dans une interview, dans le but de « rassurer les marchés ». « Ce n’est pas la direction qui nous pose problème, mais la vitesse à laquelle nous allons. Nous continuerons à diminuer le déficit et la dette, mais à un rythme plus lent. Cela créera l’espace économique nécessaire pour soulager les contraintes financières importantes auxquelles font face les ménages et les compagnies. » En d’autres termes, M. Centeno a la solution à un problème insoluble !

Comme nous l’avons déjà vu en Grèce, un gouvernement socialiste est obligatoirement soumis à la pression sans merci de la crise du capitalisme et aux diktats de la Troïka pour mettre en œuvre les coupes budgétaires et l’austérité. La marge de manœuvre est extrêmement limitée, voire inexistante. L’UE a imposé au Portugal de diminuer son déficit à 0,2 % du PIB pour 2019 (et à 3 % pour cette année). Le PS a l’espoir de renégocier cet objectif pour le passer à 1,5 % en 2019. C’est un changement majeur sur lequel il est peu probable que l’UE donne son accord. Les dettes ne doivent pas augmenter, les chiffres ne peuvent être changés.

De façon correcte, les partis de gauche (BE et PCP) sont restés en dehors d’un tel gouvernement et n’ont promis qu’un soutien extérieur. Ils ont aussi déclaré voter le budget chaque année à condition que le gouvernement se tienne aux mesures promises. Tout en s'engageant à ne pas apporter leur voix à une motion de censure issue de l’aile droite, ils se sont réservé leur droit d'en présenter une eux-mêmes.

Si un gouvernement socialiste est formé, il subira très rapidement la pression de la Troïka pour mettre en œuvre une politique d’austérité et de coupes, à l’opposé de toutes les promesses faites au BE et au PCP. L’exemple de la Grèce est clair. Syriza, dont le programme anti-austérité était bien plus à gauche que celui du PS portugais, est arrivé au pouvoir à la suite d’un énorme mouvement de masse, bien plus important que celui du Portugal. Pourtant, Syriza a été brisé par la Troïka. La raison en est simple : dans les limites du système capitaliste et du carcan de l’UE, il n’existe aucune place pour aucune politique alternative combinant « croissance et austérité ». Le gouvernement Syriza n’était pas préparé à rompre avec le capitalisme : il a fini par mettre en place les mêmes politiques d’austérité, alors qu’il était arrivé au pouvoir précisément contre celles-ci. Ce sera d’autant plus le cas avec le PS.

Au moins Syriza avait l’illusion de renégocier la dette, croyant pouvoir ainsi financer son programme. Mais au Portugal la situation est pire puisque le PS a exclu toute renégociation de la dette.

La classe dirigeante au Portugal et en Europe exercera une pression sur le PS, en s’appuyant au départ sur l’aile droite du parti, pour saper toute tentative du gouvernement de prendre des mesures sérieuses contre l’austérité.

Le PCP et le BE se doivent de faire attention, rester vigilants et ne pas se laisser entraîner dans un gouvernement qui sera très vite mis à l’épreuve. Le PCP, en apportant son soutien tout en restant en dehors du gouvernement, pourrait en tirer avantage. C’est le seul parti qui, du fait de ses traditions et de son implantation militante, peut organiser un combat sérieux contre l’austérité. Cela doit être clair à l’intérieur comme à l’extérieur du parti.

Les partis de gauche devraient s’appuyer sur l’humeur confiante créée par la chute du gouvernement de droite, afin d’organiser une vague de mobilisation dans les rues. La lutte principale ne se fera pas au Parlement, mais dans les entreprises, les lieux de travail, les écoles et les quartiers. Ils devraient expliquer clairement la nécessité de rester vigilant et de lutter pour s’assurer de la mise en œuvre de toutes les mesures anti-austérité. De cette façon, lorsque le gouvernement socialiste commencera à faire marche arrière, les partis de gauche seront en position d’en tirer avantage. Car semer des illusions sur le PS est dangereux. Si celui-ci trahit, les partis de gauche y seraient associés. Il ne faut donc pas rentrer dans une logique de soutien aveugle au PS.

Il est nécessaire pour le PCP et le BE de tirer les leçons de l’expérience de ce gouvernement socialiste (s’il arrive au pouvoir), pour expliquer avec patience qu’il n’existe aucune possibilité de sortie de l’austérité sous le capitalisme.

La situation politique au Portugal se développe à une vitesse extraordinaire. Jusqu'à présent, la classe ouvrière a le sentiment d’avoir remporté une victoire en faisant tomber le gouvernement de droite haï. L'esprit et l'humeur révolutionnaires du 10 novembre ne sont qu’un aperçu des prochaines luttes à venir des travailleurs et de la jeunesse du Portugal. Nous n’avons encore rien vu ! Nous ne pouvons que spéculer sur la façon dont la frustration et la radicalisation des gens se manifesteront, mais il est certain que cela arrivera !

Le gouvernement est tombé !
A bas l'austérité !
A bas le capitalisme !
Pour un avenir socialiste au Portugal !

Un million et demi de personnes sont descendues dans les rues de différentes villes au Portugal, ce 2 mars 2013, pour protester contre les mesures d’austérité et contre la Troïka. Cette manifestation est l’une des plus importantes que le pays ait connues, comme celle du 15 septembre 2012, et qui sont à mettre au même niveau que les manifestations importantes durant la révolution des années 70.

Les chiffres de participation diffèrent énormément, mais selon les organisateurs, il y avait quelque chose entre un demi-million et 800.000 manifestants rien qu’à Lisbonne, et une série de manifestations dans tout le pays, que ce soit des lointaines îles des Açores aux principales villes de la partie continentale (à savoir Porto, Braga, Coimbra, etc.). N’oublions pas que la population totale du Portugal est d’environ 11 millions d’habitants.

La raison immédiate de l’appel de cette manifestation était la visite de la délégation de la troïka (représentant le FMI, la Banque Européenne Centrale, et la Commission Européenne) pour examiner la mise en oeuvre du Protocole d’Accord, c’est-à-dire les conditions imposées au pays à la suite de son renflouement de 2011.

Comme les envoyés impériaux inspectant une province occupée, les représentants de la troïka, aussi appelés « les hommes en noir », ont pour mission de s’assurer que les programmes draconiens de coupes budgétaires, de privatisations et d’attaques contre les droits des salariés sont bien mis en oeuvre dans les moindres détails. A la fin de leur visite, ils vont établir un rapport qui impliquera encore plus de nouvelles restrictions budgétaires.

Il y a un profond sentiment de colère et de ressentiment contre la troïka et aussi contre le gouvernement de droite de Passos Coelho, qui applique les dictats de la troïka. Les mesures d’austérité ont touché pratiquement toutes les couches de la population, car elles comportaient la hausse tarifaire des transports publics, l’introduction de frais pour l’utilisation du service national de santé, des coupes draconiennes dans les dépenses sociales, les baisses de salaires des fonctionnaires et de tous les salariés travaillant pour le service public, une augmentation du taux de la TVA, la casse des retraites, etc.

Comme on aurait pu s’y attendre, le résultat de ces politiques a été de faire chuter la consommation, d’accroitre en profondeur la récession et donc de rendre inatteignables les objectifs de réduction du déficit. L’économie s’est effondrée de 3 % en 2012, après une baisse de 1,7 % en 2011, et il est prévu qu’elle reste en récession en 2013, avec une nouvelle baisse supérieure à 2 %. Les mesures d’austérité ont échoué, même en respectant leur programme quasiment à la lettre, et ont causé beaucoup de souffrances à la majorité de la population. Le chômage, qui était inférieur à 8 % en 2008, juste avant le début de la crise, a maintenant atteint un record historique de 17,6 % (plus de 40 % chez les jeunes).

Le gouvernement de Passos Coelho essaya de se présenter comme étant le « bon élève » de la troïka, en exécutant les directives, allant même plus loin que ce qui était demandé, à l’opposé des « Grecs si peu fiables ». Puis en septembre, Coelho annonça une hausse des cotisations sociales tout en baissant les cotisations patronales. La mesure équivalait à la perte d’un mois de salaire pour de nombreux salariés. Cela provoqua une réponse rapide de la part du peuple, prenant la forme spontanée d’un mouvement [social] qui culmina lors des formidables manifestations du 15 septembre 2012. La pression était telle que le gouvernement fut obligé de faire marche arrière sur cette mesure en particulier. Et en retour le mouvement comprit que cette lutte pourrait forcer le gouvernement à reculer, même temporairement ou partiellement.

La manifestation du 2 mars fut précédée par une grande manifestation à Lisbonne à l’appel du puissant syndicat communiste CGTP-IN, dont les slogans exigeaient clairement la démission du gouvernement et posaient la nécessité d’une alternative de gauche.

Un incident s’est produit fin février : un groupe de manifestants anti-austérité a interrompu le discours hebdomadaire de Coelho au Parlement, en chantant depuis les places réservées au public, l’hymne révolutionnaire de Grandola Vila Morena. Il s’agit de la chanson qui annonça le début de la révolution de 1974 qui contient la phrase « Seul le peuple commande » (O povo e quem mais ordena). Cela résume l’humeur du pays envers le gouvernement. Les jours suivants, les ministres et les représentants gouvernementaux se retrouvaient face à des militants chantant Grandola Vila Morena où qu’ils aillent.

La manifestation à Lisbonne s’ouvrait avec une bannière portant ce slogan « O povo e quem mais ordena » et la plupart des slogans exigeaient la démission du gouvernement. Les énormes manifestations à Porto et à Lisbonne, comptant des centaines de milliers de personnes, se sont finies en chantant cette chanson révolutionnaire, les poings serrés et levés (voir les vidéos de Lisbonne et Porto). L’humeur dominante chez les gens est qu’ils veulent en finir avec les politiques d’austérité, et ils pensent que la seule façon d’y parvenir est de dégager ce gouvernement en faisant des actions de masse dans la rue.

La manifestation à Lisbonne a organisé symboliquement un « vote populaire de défiance », une déclaration qui, entre autres choses, décrétait représenter « une déclaration publique de la volonté croissante des gens à prendre la direction du pays entre leurs mains, à renverser un pouvoir corrompu qui existe depuis plusieurs gouvernements » et a exigé « comme point de départ, la démission du gouvernement, la fin de l’austérité et de la domination de la troïka sur le peuple, qui est souverain ».

La classe dirigeante est certainement inquiète, et il est question de demander à la troïka un peu de « clémence », peut-être un an de plus pour atteindre les objectifs de réduction du déficit. Toutefois, le mouvement est clair sur ce point, « nous ne voulons pas de ces politiques, même si elles sont étalées sur une plus longue période ».

Les organisations syndicales d’officiers et de sous-officiers, mobilisées contre les coupes budgétaires durant ces deux dernières années, étaient également présentes dans les manifestations, ce qui fait écho à la révolution 1974-75 déclenchée par un mouvement au sein de l’armée.

Il y avait également le sentiment que la lutte contre l’austérité fait partie d’un mouvement international. La grève générale du 14 novembre paralysant le pays s’est déroulée de manière simultanée avec la grève générale de l’Espagne voisine, et les organisations syndicales manifestèrent dans plusieurs autres pays. En suivant l’exemple des manifestations « unitaires par vague » du 23 février en Espagne, la marche à Lisbonne était également organisée sur la base des marches unitaires par vague, représentant les différents secteurs touchés par les coupes budgétaires (la santé, l’éducation, les retraites). Il est question d’un jour d’action unitaire impliquant au moins l’Espagne et le Portugal. L’expérience des travailleurs et de la jeunesse d’un pays est en train de se transmettre à l’autre. Malgré des différences de degré, les brutales mesures d’austérité mises en œuvre au Portugal, en Irlande, en Italie, en Grèce et en Espagne sont fondamentalement les mêmes, ont le même impact sur les travailleurs, et, à juste titre, les mouvements de ces pays veulent apprendre les uns des autres. L’un des slogans entendus était « Grèce, Espagne, Portugal, notre lutte est internationale ».

Cependant, même les manifestations les plus importantes et les plus militantes, ne feront pas tomber le gouvernement à elles seules. Il est nécessaire de combiner ces démonstrations de force du sentiment populaire contre les coupes (et il est question d’en organiser une pour l’anniversaire de la révolution le 25 avril), avec la grève, afin de faire tomber le gouvernement. Il y a déjà eu 3 grèves générales au Portugal au cours des 3 dernières années, paralysant le pays. Il est temps maintenant pour les syndicats (en particulier la CGTP), pour les partis de gauche qui s’opposent aux coupes comme le Parti Communiste et le Bloc de Gauche, d’organiser - en même temps que les différentes campagnes contre l’austérité - un plan d’action durable : une grève générale de 48 heures, dans le but de faire tomber le gouvernement, et rejeter strictement la dette (par opposition à sa renégociation ou sa vérification) et enfin revenir sur toutes les coupes et les attaques menées ces dernières années.

Cela pose la question de l’alternative lorsque le gouvernement sera parti. La droite est très discréditée et les dirigeants sociaux-démocrates du PS, même s’ils ont formellement soutenu la manifestation, sont également complètement discrédités puisqu’ils ont effectué les mesures d’austérité du gouvernement précédent. Ce n’est que récemment qu’ils ont été obligés d’adopter une attitude d’opposition qui reste très légère. Si le Parti Communiste et le Bloc de Gauche offraient un programme clair contre la crise du capitalisme, en reliant la lutte contre les coupes budgétaires et l’austérité, à la lutte pour le socialisme, ils en seraient considérablement renforcés et pourraient remporter une élection anticipée.

Jorge Martín (Tendance Marxiste Internationale)
le 5 Mars 2013

L’économie portugaise est en crise depuis 7 ans. Le PIB a affiché des taux de croissance minuscules, toujours inférieurs à la moyenne européenne, et parfois même négatifs. Le chômage n’a cessé de croître, dépassant probablement les 10%. La précarisation du travail s’est massivement développée : le phénomène touche désormais la moitié des salariés de moins de 35 ans.

Cinq ans après une contre-réforme du Code du Travail mise en œuvre par le gouvernement de droite de l’époque, l’actuel  gouvernement « socialiste » lance une nouvelle attaque contre les droits de la classe ouvrière portugaise. Cette offensive arbore le drapeau de la « flexi-sécurité » – que les salariés ont rebaptisée « flexi-licenciement ». A cela s’ajoute le gel des salaires et la chute du pouvoir d’achat. Par ailleurs, l’âge du départ à la retraite a été retardé, l’éducation publique est démantelée, le système de santé est en cours de privatisation, la sécurité sociale est remise en cause, etc. C’est une longue suite de contre-réformes et de coupes budgétaires, dans un contexte où un Portugais sur quatre vit sous le seuil de pauvreté.

Parallèlement à cette dégradation des conditions de vie des masses, on assiste à une orgie de profits capitalistes, en particulier dans le secteur financier, qui a vu ses profits croître de 37% en un an. En quelques années, les revenus moyens des PDG des entreprises cotées en Bourse ont triplé. Chaque directeur de la Banque Commerciale du Portugal gagne environ 3 millions d’euros par an, alors que le salaire minimum est inférieur à 400 euros par mois. Le Portugal est le plus inégalitaire des pays européens.

Mobilisations

De manière générale, le gouvernement socialiste (qui dispose d’une solide majorité parlementaire) a poursuivi la politique menée par le précédent gouvernement de droite (2002-2005). Au cours des 18 premiers mois du gouvernement socialiste, la masse des salariés n’a pas réagi à la politique du « sacrifice pour sortir de la crise ». Mais il y a une limite à tout, et les travailleurs portugais le font savoir toujours plus vigoureusement.

Au cours de la dernière période, il y a eu une très nette augmentation des luttes et des mobilisations – du jamais vu depuis 20 ans. Le 18 avril 2007, une manifestation de 200 000 salariés s’est déroulée en même temps que le Sommet européen de Lisbonne. Le 30 mai de la même année, le pays était paralysé par une grève générale. Plus récemment, le 8 mars 2008, 100 000 enseignants ont manifesté, soit près de deux enseignants sur trois !

Le Parti Communiste portugais défend un programme réformiste. Cependant, du fait de son enracinement dans la classe ouvrière, il a connu une phase de croissance qui est apparue clairement dans la manifestation communiste à laquelle 50 000 personnes ont participé, il y a de cela quelques semaines (photo). C’est une preuve indiscutable de l’humeur militante qui se développe parmi les travailleurs.

La crise économique, au Portugal, est loin d’être terminée. Les années à venir verront une intensification des conflits sociaux et une nouvelle radicalisation de la classe ouvrière – avec, évidemment, des flux et des reflux.

Du fait des mobilisations massives et de la pression de la base militante, une aile gauche s’est cristallisée, dans le Parti Socialiste, autour du député et poète socialiste Manuel Alegre. En 2006, il s’était présenté aux élections présidentielles sans le soutien du Parti Socialiste. Il avait recueilli 20% des voix – mieux que le candidat officiel du Parti Socialiste, Mario Soares. Manuel Alegre n’a pas de programme clair. Mais il a construit son influence et sa notoriété sur le mécontentement général qui existe dans la base de soutien du Parti Socialiste. Et ce n’est qu’un début. Au Portugal comme ailleurs, l’intensification de la lutte des classes ouvrira une période de convulsions et transformations profondes dans les grandes organisations traditionnelles des travailleurs.