Irak

Le 19 mars 2003, les impérialistes britanniques et américains déclenchaient leur offensive meurtrière pour « libérer le peuple irakien ». Vingt ans plus tard, l’Irak est toujours déchiré par la guerre et plus d’un million de personnes sont mortes, victimes des aventures criminelles de l’impérialisme occidental.

Depuis leur piteux retrait de l’Irak en 2011, les impérialistes américains se comportent comme s’ils n’avaient rien à voir avec les conséquences catastrophiques de leur invasion de 2003. Ils donnent même des leçons de « souveraineté » à la Russie à propos de son invasion de l’Ukraine. L’hypocrisie de l’impérialisme américain – qui est la force la plus réactionnaire au monde – est sans limite.

Le « nouvel ordre mondial »

Après l’effondrement de l’URSS en 1991, les Etats-Unis sont devenus la seule superpuissance mondiale. La classe dirigeante américaine s’est alors imaginée qu’elle pouvait s’appuyer sur son écrasante supériorité militaire et économique pour imposer sa domination aux quatre coins du globe. C’est ce que le président George W. Bush (1988-1992) a appelé le « nouvel ordre mondial ».

Alors que la Russie s’enfonçait dans le chaos, les Etats-Unis ont commencé à intervenir dans les anciennes sphères d’influence de l’Union Soviétique. Dans la plupart des cas, cela pouvait s’accomplir par les méthodes impérialistes « normales » du commerce et de la diplomatie. Mais dès qu’un gouvernement refusait de se plier aux intérêts de Washington, il lui était toujours possible de mobiliser sa colossale machine de guerre afin de « convaincre » le récalcitrant.

Au premier rang de ces Etats rétifs se trouvait l’Irak dirigé par Saddam Hussein, dont le régime avait survécu in extremis à la première guerre du Golfe (1990-1991) – elle aussi dirigée par les Etats-Unis. Ces derniers voulaient notamment garantir la sécurité de la monarchie saoudienne, qui était leur principale alliée dans le golfe Persique. En 1998, une campagne de bombardements fut menée contre l’Irak par le gouvernement de Bill Clinton, et une loi américaine (l’Iraq Liberation Act) faisait du renversement de Saddam Hussein un objectif officiel de la politique étrangère de Washington.

Avec l’arrivée au pouvoir, en 2000, du président George W. Bush Junior et des Républicains, les préparatifs de guerre s’intensifièrent. Au-delà des intérêts stratégiques et économiques de l’impérialisme américain, il faut souligner que plusieurs membres du gouvernement Bush avaient personnellement intérêt à une invasion de l’Irak. Le sous-sol de ce pays recelait la cinquième réserve mondiale de pétrole. Or Bush avait, comme son père, des liens étroits avec l’industrie pétrolière. Sa conseillère à la sécurité nationale et future secrétaire d’Etat Condoleezza Rice siégeait au conseil d’administration de l’entreprise pétrolière Chevron. Enfin, le vice-président Dick Cheney était l’ancien PDG de l’entreprise de construction Halliburton, spécialisée dans les infrastructures pétrolières. Par un heureux « hasard », c’est précisément cette entreprise qui remporta les marchés de la « reconstruction » de l’Irak, après l’invasion du pays.

Propagande mensongère

Tout ce qui manquait au gouvernement Bush, pour envahir l’Irak, c’était un « bon » prétexte. Il leur fut offert par les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Dans un premier temps, ils permirent de justifier l’invasion de l’Afghanistan, en octobre, pour renverser les Talibans et installer un régime pro-américain. Cette « victoire » remportée en quelques semaines n’était en réalité que le début d’une guerre de vingt ans, qui s’est achevée en débâcle pour Washington.

Gonflés à bloc par leur « victoire » en Afghanistan, Bush et sa clique tournèrent leur attention vers leur principal objectif : l’invasion de l’Irak et le renversement de Saddam Hussein. Le déclenchement de la guerre fut précédé d’une campagne de propagande inouïe pour tenter de justifier cette agression.

La soi-disant « guerre contre le terrorisme » semblait constituer le parfait prétexte pour tenter de rallier l’opinion publique. Dans un premier temps, Washington inventa une connexion entre Saddam Hussein, Al-Qaïda et les attentats du 11 septembre, avant de se rabattre sur la fable des « armes de destruction massive » irakiennes et de la «menace imminente» qu’elles faisaient peser sur le « monde libre ». Le fait qu’aucune inspection n’ait pu apporter la moindre preuve de l’existence de telles armes, en Irak, était un détail sans importance qui fut balayé d’un revers de main. Pour faire bonne mesure, les dirigeants américains ajoutaient que leur objectif était aussi d’installer en Irak une démocratie florissante – et d’apporter la paix et la stabilité à toute la région.

Pour donner l’illusion que l’invasion de l’Irak était le fait de la « communauté internationale », Washington constitua une coalition hétéroclite de puissances de second ou de troisième rangs disposées à satisfaire leur maître américain – dont la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne, l’Estonie, et même l’Ukraine ! Ces Etats, aujourd’hui, poussent de hauts cris lorsque la Russie soumet l’Ukraine au traitement qu’ils ont alors réservé à l’Irak.

L’opposition de l’impérialisme français

Les Américains et leurs alliés espéraient qu’une résolution de l’ONU viendrait parachever leurs efforts de propagande et couvrir leur invasion du vernis du « droit international ». Mais ils se heurtèrent à l’opposition de plusieurs pays du Conseil de sécurité, et en particulier de la France.

Contrairement aux grands discours entonnés à l’époque par le ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, cette opposition n’avait strictement rien à voir avec de grands « principes » démocratiques ou moraux. Elle reflétait les intérêts des grandes entreprises capitalistes françaises. Par exemple, Total venait de négocier avec Bagdad les droits d’exploitation de plusieurs gisements pétroliers. Une invasion américaine risquait de faire capoter ces juteux projets.

Les grands principes brandis par De Villepin n’avaient pas empêché l’impérialisme français de participer à l’invasion de la Yougoslavie en 1999 ou de l’Afghanistan en 2001, pas plus qu’ils n’empêchèrent l’armée française de mener une offensive meurtrière contre la Côte d’Ivoire en 2004.

L’ONU est contrôlée par les brigands impérialistes. Son rôle n’est pas de défendre la paix dans le monde ou le « droit international », mais de négocier des compromis entre les impérialismes rivaux. La plupart du temps, comme dans le cas de l’Irak, leur rivalité dans la lutte pour des marchés et des sphères d’influence est trop aiguë pour qu’ils parviennent à s’entendre. L’ONU est donc condamnée à ne « résoudre » que des questions secondaires.

« Mission accomplie ! »

L’invasion de l’Irak débuta le 19 mars 2003, par une campagne massive de bombardements aériens qui décimèrent les forces armées irakiennes. Le 9 avril, les forces américaines entraient à Bagdad ; le 30 avril, l’invasion du pays était achevée. Le lendemain, George Bush proclamait que la « mission [était] accomplie ». Les opérations de combat étaient censées être terminées.

Le gouvernement américain mit sur pied une « Autorité Provisoire de la Coalition », c’est-à-dire une administration coloniale appuyée sur les troupes d’occupation. Cette Autorité ouvrit le pays aux investissements américains, notamment en privatisant les immenses réserves pétrolières. Elle s’efforça également d’établir une façade de « démocratie » en Irak, mais en utilisant la tactique traditionnelle de l’impérialisme : « diviser pour mieux régner ». La nouvelle « démocratie irakienne » reposait sur la division de la population suivant des lignes sectaires ou nationales : Chiites contre Sunnites, Kurdes contre Arabes, etc.

Les impérialistes américains s’attelèrent aussi à démanteler ce qui restait de l’appareil d’Etat irakien. Ils dissolurent l’armée irakienne et interdirent à tous les anciens membres du parti de Saddam Hussein, le « Ba’th », d’occuper un poste dans la fonction publique. Des dizaines de milliers de fonctionnaires furent licenciés du jour au lendemain.

Barbarie et guerre civile

L’Etat fantoche mis en place par les Américains n’ayant aucune base solide dans la population, il fut très rapidement confronté à une situation de guérilla généralisée. La destruction de l’appareil d’Etat de Saddam Hussein avait privé d’emploi près de 100 000 soldats irakiens, qui vinrent nourrir les rangs de milices rivales – mais toutes plus ou moins hostiles aux forces d’occupation.

Les soldats américains durent alors faire face à la multiplication de petites attaques-surprises dont les auteurs pouvaient facilement se dissimuler dans la population. La réponse de la coalition fut comparable à celle d’un homme tentant de combattre une nuée de guêpes à coup de canon. La population civile en fut la première victime. Les bombardements massifs, la généralisation de la torture et les meurtres de civils dévastèrent le pays et créèrent un terreau fertile pour la réaction islamiste.

Les divisions ethniques et religieuses entretenues par la coalition pour se maintenir au pouvoir finirent par déboucher, en 2006, sur une guerre civile ouverte. Dans le même temps, l’élimination de l’armée irakienne par les Etats-Unis avait profondément bouleversé l’équilibre politique et militaire de la région. L’influence de l’Iran s’accrut. Pour la contenir, les Etats du Golfe et l’Arabie Saoudite commencèrent à financer les milices islamistes sunnites irakiennes.

Lorsque les Etats-Unis ont jeté l’éponge et retiré leurs troupes en 2011, l’Irak n’était plus qu’un champ de bataille sur lequel s’affrontaient différentes milices réactionnaires soutenues par les puissances rivales de la région. Par ailleurs, alors qu’Al-Qaïda n’avait aucune présence organisée en Irak sous Saddam Hussein, elle prospéra sur les ruines laissées par l’invasion américaine et finit par donner naissance au monstrueux Califat de l’Etat Islamique.

Les séquelles de l’invasion de l’Irak

Le bilan de l’invasion de l’Irak est sans appel. Elle a coûté aux Etats-Unis 1900 milliards de dollars et les vies de 4614 soldats américains. Plus d’un million d’Irakiens furent tués ; neuf millions furent déplacés. En Irak, le taux de pauvreté a grimpé à 25 %, le taux de chômage à près de 14 %, et de très nombreuses infrastructures sont détruites. L’Irak est aujourd’hui dirigé par un gouvernement fantoche qui vend ses services à la fois aux Etats-Unis et à l’Iran.

Tacite, le célèbre historien de la Rome antique, écrivait : « Où ils ont fait un désert, ils disent qu’ils ont fait la paix ». En Irak, les Etats-Unis ont créé un désert – et disent qu’ils ont installé la démocratie. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant qu’une partie de la population soit nostalgique du régime dictatorial et sanguinaire de Saddam Hussein.

En tentant d’écraser un régime rétif et de faire la démonstration de leur puissance, les Etats-Unis ont ouvert une boîte de Pandore et se sont piégés eux-mêmes.

Cette monstrueuse guerre impérialiste a eu des conséquences politiques profondes. Lorsque la guerre civile a commencé en Syrie, l’impérialisme américain n’était plus en état d’y intervenir militairement, comme il aurait souhaité le faire. Les milliers de soldats américains tués en Irak, sur fond de révélation des mensonges de Bush et consorts, ont rendu l’opinion publique américaine très hostile aux aventures militaires à l’étranger.

Le fiasco des guerres en Irak et en Afghanistan a révélé les limites de l’hégémonie américaine. Même si ce colosse impérialiste reste sans égal sur la scène mondiale, il n’est pas omnipotent. Partout dans le monde, comme aujourd’hui face à la Russie en Ukraine, Washington est confronté à des puissances régionales qui tentent de se faire une place dans un « nouvel ordre mondial » ravagé par la crise du capitalisme.

Mouvements de masse

Avant comme après l’invasion de l’Irak, la classe ouvrière mondiale n’est pas restée passive face aux crimes des impérialistes. La période qui précéda immédiatement la guerre a vu se dérouler l’une des plus importantes mobilisations de l’histoire : près de 55 millions de personnes ont manifesté contre la guerre à l’échelle mondiale.

Malheureusement, ce mouvement était sérieusement limité par son caractère hétéroclite et par la vacuité de ses mots d’ordre réformistes. Le mot d’ordre exigeant « la paix » – sans toucher au capitalisme – était parfaitement creux. La paix est impossible sur la base du capitalisme. La bourgeoisie tire un profit direct de toutes les guerres qu’elle mène pour défendre ses intérêts. Tant qu’un mouvement de masse de la classe ouvrière n’aura pas arraché le pouvoir à la classe dirigeante, les impérialistes ignoreront toutes les mobilisations pacifistes, quelle que soit leur ampleur, et continueront leurs pillages comme si de rien n’était.

Plusieurs années après l’invasion de l’Irak, la vague des « Printemps arabes » de 2011 a donné un bon aperçu de la puissance révolutionnaire des masses du Moyen-Orient. Ce mouvement révolutionnaire a dépassé toutes les divisions religieuses et ethniques, s’est répandu à travers tout le monde arabe (et même au-delà) et a renversé plusieurs dictateurs. Même l’Irak fut alors le théâtre de manifestations de masse.

Mais en l’absence d’un parti révolutionnaire capable de proposer aux masses un programme socialiste, ces soulèvements ont finalement échoué. Les impérialistes sont intervenus pour appuyer les éléments les plus réactionnaires. En Egypte, ils ont soutenu le coup d’Etat contre-révolutionnaire du maréchal Sissi. En Syrie, ils ont apporté un soutien sans faille aux islamistes et les ont aidés à transformer la révolution en une guerre civile sanglante.

Par la suite, ces mêmes islamistes ont fini par se retourner contre leurs parrains impérialistes et par donner naissance à l’Etat Islamique. Ils ont même tenté de renverser le régime fantoche installé par les Américains à Bagdad. Les Etats-Unis furent donc contraints d’intervenir à nouveau en Irak entre 2014 et 2020 pour tenter de contenir les conséquences de leur propre politique. Au passage, ils ont fait des dizaines de milliers de victimes supplémentaires.

L’échec des Printemps arabes n’a pas mis un terme au développement de la lutte des classes au Moyen-Orient. Ces dernières années, des mobilisations de masse contre les dictatures, la crise économique et la corruption ont de nouveau éclaté au Liban, en Iran et en Irak. De nouveaux mouvements révolutionnaires sont inévitables, sur fond d’intensification de la crise du capitalisme et de ses effroyables conséquences sociales.

La guerre contre l’Irak restera, dans l’histoire, comme une cruelle leçon sur l’hypocrisie et le cynisme des impérialistes. Pour bâtir une paix durable, il faudra arracher le pouvoir des mains de ces parasites. En lieu et place de l’enfer créé par le capitalisme, la révolution socialiste ouvrira la voie à une société enfin débarrassée des guerres, de l’exploitation et de toutes les formes d’oppression.


Chronologie

  • 1990-1991. Première guerre du Golfe contre l’Irak.
  • 31 octobre 1998. Les Etats-Unis adoptent l’Iraq Liberation Act, qui fait du renversement de Saddam Hussein un objectif officiel de leur politique étrangère.
  • 16-19 décembre 1998. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne mènent une campagne de bombardements aériens contre l’Irak.
  • 20 janvier 2001. George W. Bush Junior devient président des Etats-Unis et accélère les préparatifs de guerre.
  • 11 septembre 2001. Des terroristes saoudiens commettent plusieurs attentats aux Etats-Unis. Bush proclame le début de la « Guerre contre le terrorisme ».
  • 7 octobre 2001. Les Etats-Unis et leurs alliés de l’OTAN envahissent l’Afghanistan.

Janvier 2002. Bush déclare que l’Irak fait partie de l’« Axe du Mal ».

  • 15 février 2003. Des manifestations contre la guerre en Irak se tiennent dans près de 600 villes à travers le monde. A Londres, elles rassemblent près de deux millions de personnes.
  • 19 mars 2003. La coalition dirigée par les Etats-Unis déclenche l’invasion de l’Irak.
  • 10 avril 2003. Bagdad est occupée par les Américains.
  • 1ermai 2003. A propos de l’Irak, Bush proclame : « Mission accomplie !»
  • 23 mai 2003. L’Autorité Provisoire de la Coalition annonce la dissolution de l’armée et de l’appareil d’Etat irakiens.
  • 31 mars 2004. La première bataille de Falloujah commence, après une embuscade contre des mercenaires américains. Une insurrection ouverte commence.
  • 18 avril 2004. Des photos montrant les actes de tortures commis par des soldats américains dans la prison d’Abu Ghraib sont diffusées par la presse.
  • 17 octobre 2004. Fondation d’Al-Qaïda en Irak.
  • 31 mars 2005. Une commission parlementaire américaine conclut que les données des services secrets américains sur les « armes de destruction massive » irakiennes étaient fausses.
  • 22 février 2006. Un attentat contre la mosquée Al-Askari déclenche une guerre civile.
  • 10 janvier 2007. Le président Bush annonce l’envoi de 20 000 soldats supplémentaires en Irak.
  • 15 décembre 2011. Fin du retrait des troupes américaines.
  • Juin 2014. L’Etat islamique prend Mossoul et Tikrit. Les Etats-Unis interviennent à nouveau en Irak.

Article écrit par Roberto Sarti le 4 septembre 2014


Lors d’une conférence de presse donnée le 28 août 2014, le président des États-Unis Barack Obama a admis « ne pas avoir encore une stratégie pour lutter contre les miliciens de l’Isis ». Cette confession d’Obama révèle l’impasse des États-Unis face à la nouvelle crise explosive au Moyen-Orient, suite à la progression en Irak de l’Isis [en Français : l’État Islamique de l’Irak et du Levant].

Les bombardements effectués par les forces aériennes américaines – officiellement appelés attaques « humanitaires » comme ceux effectués par Bush père et fils en 1991 et en 2003 – ont eu comme justification celle d’arrêter la barbarie des milices fondamentalistes. Les images des terribles actions de l’Isis circulent dans tous les médias et ne peuvent que provoquer dégoût et rejet. Les réfugiés dans la région sont des centaines de milliers, les morts se comptent par centaines, sinon par milliers.

Cependant, un élément saute immédiatement aux yeux : pour le gouvernement des États-Unis, il existe des massacres de série A et de série B. Alors qu’ils bombardent le nord de l’Irak, ils n’ont pas levé le petit doigt contre l’agression israélienne à Gaza – au contraire ils l’ont activement soutenu. Il s’agit pourtant d’un massacre de plus de deux mille victimes palestiniennes.

Par ailleurs, la montée en puissance de l’Isis ne vient pas de nulle part. Elle est le produit direct de l’intervention de l’impérialisme américain et de ses alliés en 2003 et du choix fait par Washington de dissoudre littéralement l’appareil d’État de Saddam et d’en créer un nouveau, à partir de presque rien. Il faut rappeler qu’avant 2003 al-Qaïda était une force inconnue en Irak. Par la plus classique des politiques du « divide et impera » (diviser pour mieux régner), Washington s’est basé sur les Chiites pour gouverner le Pays. Dans le même temps, il a assuré une large autonomie aux Kurdes au nord du pays.

Ce faisant, les États-Unis ont mené une répression systématique de la population sunnite, d’abord en tant que troupes d’occupation, puis en appuyant sans réserve, jusqu’à il y a quelques semaines, le gouvernement irakien d’al-Maliki, dominé par les chiites.

Aujourd’hui, nous assistons avec horreur à la barbarie de l’Isis, mais pouvons-nous définir les opérations militaires des États-Unis d’une autre manière ? Entre 2003 et 2011, la période de l’occupation alliée, on estime que près d’un demi-million d’Irakiens sont morts de causes liées directement ou indirectement à la « guerre contre le terrorisme » (France Presse, 15 octobre 2013). Et qui peut oublier le phosphore blanc et l’uranium appauvri utilisés par les troupes américaines dans l’assaut de Falloujah en novembre 2004, documentés par plusieurs enquêtes journalistiques ?

Le but de l’intervention d’Obama en Irak n’est pas d’éviter une catastrophe humanitaire, il n’y a aucune défense des valeurs absolues de la démocratie. Le seul objectif est celui de défendre les intérêts américains dans la région.

La nature du fondamentalisme

Le fondamentalisme religieux a constitué au départ une arme pour les classes dirigeantes, tant en Orient qu’en Occident, et en particulier après l’effondrement du stalinisme, pour freiner le développement de la lutte de classe. Une arme idéologique — principalement théorisé par Samuel Huntington et son « affrontement des civilisations ». Cette arme est par la suite devenue bien réelle, étant financée et encouragée dans des dizaines de pays.

Aujourd’hui cette arme se retourne contre la bourgeoisie américaine. La CIA et le Pentagone ont créé non pas un, mais plusieurs monstres de Frankenstein, qu’ils ne sont plus en mesure de contrôler.

Ainsi en Irak les Etats-Unis bombardent l’Isis, « la plus grande menace qui n’ait jamais existé pour l’Occident » ; pourtant en Syrie l’État islamique n’était point un ennemi, mais un allié dans la tentative de renverser le régime d’Assad. La CIA a contribué à la formation et au financement des rebelles syriens à travers ses alliés arabes et la Turquie. Au début elle a insisté auprès de l’Armée Syrienne Libre pour qu’ils accueillent les miliciens fondamentalistes dans leurs rangs.

L’Isis est né en 2004 de l’union de différentes formations salafistes et djihadistes. Encore aujourd’hui il reçoit de nombreux financements de l’Arabie Saoudite. Suite à la conquête récente de gisements minéraux importants dans le nord de l’Irak, il se finance également par l’exportation de pétrole brut à travers la collaboration tacite de la Turquie. Il semble que ce trafic apporte près de trois millions de dollars par jour dans les caisses de l’État islamique ! L’Arabie Saoudite et la Turquie ont beau être des alliés de Washington – qui plus est un membre de l’OTAN en ce qui concerne la Turquie –, Obama n’a pourtant aucune intention d’exiger des sanctions à leur encontre.

Le soutien américain au gouvernement d’al-Maliki a augmenté l’influence en Irak de son voisin chiite, l’Iran (pourtant classé dans « l’axe du mal » au temps de Bush). Cette situation ne pouvait être tolérée par les Saoudiens, ennemi historique de Téhéran au Moyen-Orient. Le financement et le soutien aux milices fondamentalistes sunnites par les Saoudiens étaient donc une conséquence inévitable : ces milices ont vaincu du point de vue militaire toute opposition.

La situation est tellement paradoxale que les ennemis d’hier sont devenus les alliés d’aujourd’hui. C’est le cas de l’Iran, et cela pourrait le devenir en Syrie, pour permettre aux États-Unis de ne pas être évincés complètement de la région. Comme Madeleine Albright (secrétaire d’État dans le second terme de Bill Clinton) disait à l’époque : pour les classes dominantes, « il n’y a pas alliés permanents, seulement des intérêts permanents ».

Le déclin de la puissance américaine et le bouleversement régional qui a fait suite aux révolutions de 2011 ont accordé une plus grande marge de manœuvre aux puissances régionales. Non seulement l’Iran, mais aussi les alliés historiques des Occidentaux tels que l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie poursuivent leurs propres intérêts, qui ne coïncident pas nécessairement avec ceux des États-Unis. Au contraire, dans la dernière période, ils entrent de manière évidente en conflit entre eux.

En Irak, on assiste donc à une guerre civile par procuration, où chaque puissance utilise les différentes ethnies et factions comme des pions – conscients ou non – pour atteindre leurs objectifs. La division du pays est actée dans les faits et le conflit durera, probablement longtemps.

La Libye

Cette division est désormais une réalité en Libye également. En 2011, avec d’autres puissances occidentales et leurs alliés arabes, les États-Unis lancèrent plusieurs attentats contre le régime de Kadhafi, en s’infiltrant dans les contradictions présentes au sein des mouvements qui avaient été à l’origine du soulèvement populaire – dans le sillage des révolutions tunisienne et égyptienne de la même année. Ils se sont finalement débarrassés de Kadhafi, torturé et tué par un groupe d’insurgés (après avoir été intercepté par l’aviation française), mais aujourd’hui la Libye est dans un état de désintégration et de guerre civile. Diverses milices se sont engagées, après une unité temporaire et précaire, dans une bataille sans quartier pour le contrôle du pays. A cette montée des forces fondamentalistes et à l’absence totale de contrôle du gouvernement central sur la Cyrénaïque [la grande région de l’est du pays aux frontières de l’Egypte], s’est opposé un ancien général de Kadhafi et agent de la CIA, Khalifa Aftar. Celui-ci a tenté de renverser la situation en mai dernier par un coup d’État appelé « Karama » (opération dignité) et par le soutien direct du gouvernement égyptien.

Aujourd’hui, nous avons en Libye deux premiers ministres et deux parlements. Un à Tripoli, conduit par Omar al-Hassi à majorité « islamique », soutenu par le Qatar et la Turquie ; l’autre à Tobrouk, « laïc », sous le contrôle d’Aftar et financé par le gouvernement égyptien. Au cours des dernières semaines, Tripoli a accompli des grandes victoires, en regagnant l’aéroport de la capitale ainsi que la ville de Benghazi en Cyrénaïque. Dans la guerre par procuration qui a lieu en Libye, la situation est en ébullition et le résultat loin d’être clair.

Une chose est claire : Washington et Paris, apprentis sorciers maladroits, contrôlent très peu ce qui se passe dans le pays aux portes de l’Europe.

La crise des États nationaux

Le conflit qui se répand dans tout le Moyen-Orient a fait un saut qualitatif et il a mis en discussion les frontières et les équilibres qui durent depuis des décennies. D’une part, les frontières étaient artificielles, elles étaient le produit de la division entre la France et la Grande-Bretagne, à travers l’accord Sykes-Picot, de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale : un autre fruit empoisonné de l’impérialisme. D’autre part, l’escalade actuelle révèle l’incapacité totale des bourgeoisies nationales dans le Moyen-Orient non seulement à développer harmonieusement leurs économies, mais aussi à maintenir l’intégrité de leurs États nationaux.

Dans les années 1950 et 1960, la révolution anticoloniale avait porté au pouvoir dans des pays comme la Syrie, l’Egypte, l’Irak et plus tard en Libye, des gouvernements progressistes qui avaient fait de la libération et de l’indépendance nationale leur propre drapeau, en soulevant de grands espoirs. Cependant, ne pas vouloir aller au-delà des limites du capitalisme (ou d’un État ouvrier déformé sur le modèle de l’Union soviétique, dans le cas de la Syrie), a fait que la poussée révolutionnaire s’est épuisée et une série de réformes progressistes s’est transformée en son contraire. L’effondrement du stalinisme, associé à l’absence d’un contrepoids au système de marché et aux visées de l’impérialisme, a accéléré ce processus.

La crise du nationalisme bourgeois « progressiste » n’a pas seulement conduit à la soumission des pays du monde arabe aux grandes puissances impérialistes ou aux impérialismes régionaux. Elle a porté jusqu’à la désintégration de ces mêmes États. La crise démontre, aujourd’hui plus que jamais, l’impossibilité d’une voie de sortie « nationale » à l’impasse posée par la crise du capitalisme et à la domination de l’impérialisme.

Ce n’est pas un hasard si l’Isis revient aussi sur les accords Sykes-Picot : son objectif stratégique est la reconstitution du Califat arabe médiéval ou de l’Empire ottoman. Cela constitue une Némésis historique tragique pour l’Occident.

Pour tous ceux qui, à gauche également, accordaient une sorte de contenu progressiste à l’intervention des forces occidentales en Libye ou en Syrie – à travers une exportation présumée de la « démocratie » —, la montée conséquente du fondamentalisme constitue une condamnation sans appel.

L’Irak et la question kurde

Les déclarations d’Obama révèlent la frustration de la bourgeoisie et montrent que l’intervention impérialiste ne résout aucun des problèmes, mais les aggrave plutôt, en augmentant de plus en plus la haine contre l’Occident des masses, sunnites en premier lieu, mais pas seulement. En effet, dans les derniers jours, le conflit est arrivé aux hauteurs du plateau du Golan au Liban, à la frontière entre la Syrie et Israël. Les équilibres fragiles obtenus au Liban sont sur le point d’être rompus. La brutalité d’Israël contre la bande de Gaza et la Palestine ne peut pas être comprise sans rappeler la nécessité de la part de Netanyahu de montrer ses muscles dans un contexte où les alliances et les points d’appui traditionnels du sionisme sont largement ignorés.

Dans la conférence de presse le 28 août 2014, Obama parlait de la nécessité de créer une nouvelle « coalition internationale » pour soutenir les forces irakiennes et kurdes. Mais rien n’est clair sur la composition de cette coalition.

À Bagdad, al-Maliki devait être « démissionné », mais il tient fermement les leviers du pouvoir militaire, en s’appuyant sur l’Iran. Les comptes-rendus d’affrontements armés dans lesquels sont impliquées les troupes iraniennes sur le sol irakien sont de plus en plus nombreux. Les gouvernements occidentaux dénoncent scandalisés les crimes de l’Isis, mais ils se gardent bien d’envisager la possibilité d’envoyer leurs hommes de nouveau à Bagdad, même si cela est une hypothèse qui ne peut être écartée à moyen terme, dans le cas d’une situation de guerre qui dégénèrerait totalement.

Pour le moment, Obama a décidé d’utiliser les troupes irakiennes et le gouvernement de la région autonome du Kurdistan avec ses forces armées, les peshmergas. Au début, les Kurdes avaient cherché à profiter de l’effondrement de l’Etat central irakien et de l’avancée de l’Isis en occupant Kirkouk, la Jérusalem des Kurdes. Mais inévitablement, ils ont été ensuite l’objet d’attaques par les miliciens fondamentalistes. Au cours des dernières années, le Kurdistan irakien s’est garanti de plus en plus une plus grande autonomie économique, militaire et administrative. Le problème historique de l’auto-détermination kurde, à qui la possibilité d’un État fut niée par les accords de 1920, semble être résolu dans les têtes de l’élite kurde en Irak, à travers un jeu d’équilibres avec la Turquie (qui utilise la question kurde comme d’un outil contre Assad) et aujourd’hui avec le soutien des États-Unis.

Cependant, l’histoire montre combien il est dangereux pour les petites nations opprimées de confier leurs destins aux grandes puissances, qui se servent de ces peuples comme des pions sur l’échiquier d’un jeu beaucoup plus grand.

L’expérience dans les Balkans le prouve, avec la triste destinée à laquelle sont soumises les populations de Bosnie ou du Kosovo. Une autre confirmation vient de l’expérience du Soudan du Sud, qui a obtenu son indépendance avec le parrainage direct de Washington et est maintenant bouleversé par une guerre civile sanglante.

Dans le contexte de la guerre civile en Syrie, les combattants de l’YPG, la branche armée du Pyd (Parti de l’Union démocratique), ont réussi à libérer une région, celle de Rojava dans le Nord du pays et à initier une expérience d’autogouvernement. Le Pyd est l’équivalent en Syrie du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, dont « Apo » Ocalan, désormais enterré vivant dans les prisons turques, constitue le leader historique. Les combattants de l’YPG ont rejeté les agressions de l’Isis et sont maintenant parmi les principaux protagonistes de la guerre contre les milices islamistes.

Le courage montré par les combattants du PKK est louable et l’héroïsme de ces hommes et femmes est un exemple pour tous les jeunes et les travailleurs. Ils représentent une source de préoccupation pour les États-Unis, qui se refusent d’armer directement les forces de l’YPG et continuent à maintenir le PKK dans la liste des organisations terroristes.

La stratégie de la direction du PKK couvre deux aspects : d’abord, celle de la négociation avec Ankara pour la fin du conflit avec l’État central et pour la libération des prisonniers politiques, ensuite, celle de l’unité nationale avec d’autres forces politiques kurdes en Irak.

Alors qu’une unité du point de vue militaire pour rejeter l’Isis est absolument nécessaire, nous pensons que les appels comme ceux formulés par Yilmaz Orkan, représentant en Italie du Conseil national kurde, sont trompeurs : « Nous exigeons que les États-Unis aussi soutiennent [le projet d’autogouvernement] pour introduire une véritable démocratie au Moyen-Orient » (controlacrisi.org 31 août 2014).

Ainsi la Charte du contrat social du Rojava (une sorte de Charte constitutionnelle) déclare que le propos de l’autogouvernement est celui de créer « le tissu politique et moral d’une société démocratique afin de fonctionner dans la compréhension et la coexistence mutuelles, dans la diversité et dans le respect des principes d’autodétermination et d’autodéfense des peuples » (de www.infoaut.org). L’expérience de l’autogouvernement des trois cantons du Rojava devrait être étendue au Kurdistan entier puis au Moyen-Orient. Dans la Charte, il n’y a aucune indication du système économique qui devrait être établi dans ces zones autogouvernées.

Nous pouvons supposer que la direction du PKK a à l’esprit deux phases : la première, celle démocratique, où le Kurdistan développerait sa propre économie à travers les vastes ressources de matières premières et une seconde où il pourrait commencer, une fois terminée la guerre, une saison de réformes sociales.

Du strict point de vue économique, l’exportation du pétrole brut en provenance des régions du Kurdistan irakien, a aimablement été accordée par le gouvernement turc. C’est une concession temporaire et instrumentale, parce que la bourgeoisie turque ne permettra jamais l’autodétermination du Kurdistan. Du point de vue politique, l’unité nationale est soumise à un chantage permanent des États-Unis, qui financent, arment et dirigent le gouvernement régional présidé par Massoud Barzani. Il est difficile de décrire les États-Unis comme un pays intéressé par la démocratie dans le monde. Comment pouvons-nous justifier, enfin, aux yeux des masses du Moyen-Orient, une libération nationale obtenue avec l’approbation de l’envahisseur américain ?

La politique de la direction du PKK se déplace sur un terrain glissant et elle est pleine d’illusions dangereuses. L’impérialisme américain et le gouvernement Erdogan sont prêts à se libérer des Kurdes une fois qu’ils ne seront plus utiles pour leurs intérêts. Il est au contraire très naïf de demander qu’il soit nécessaire « que les États-Unis, l’Europe et les Nations Unies fassent pression parce que personne ne soutient plus l’Isis » (ibid, www.controlacrisi.org). Si par ailleurs il parvenait à les redimensionner et à les diviser, l’impérialisme utiliserait de nouveau les forces fondamentalistes comme il l’a fait à plusieurs reprises dans l’histoire.

L’autodétermination du Kurdistan, comme la lutte contre l’Isis et d’autres forces fondamentalistes, ne peut qu’être la tâche des masses. Aucune confiance ne peut être placée par les jeunes et les travailleurs dans les bourgeoisies impérialistes, pas plus dans celles arabes : elles sont les principales responsables de la barbarie actuelle.

Aujourd’hui plus que jamais, aucune solution ne peut émerger à l’intérieur des frontières nationales. Nous avons besoin d’une position internationaliste, d’une deuxième révolution arabe, après celle de 2011, qui unifie le mouvement au-delà des divisions nationales, ethniques et religieuses sur une base de classe, pour le renversement des régimes réactionnaires et du capitalisme. Cela peut donner provisoirement l’impression d’une perspective lointaine et utopique, mais comme nous l’avons vu, toutes les positions « réalistes » ont conduit à des scénarios de réaction et d’obscurantisme.

Seule une Fédération socialiste du Moyen-Orient peut résoudre le problème des nationalités opprimées et offrir un avenir de paix, libéré de la barbarie et de la guerre.

Selon un vieux proverbe oriental, « un homme assis sur le dos d’un tigre aura du mal à en descendre ». Lorsque les forces de la coalition ont marché sur Bagdad, en mars 2003, les impérialistes étaient pleins d’optimisme. On allait voir ce qu’on allait voir ! Intoxiqués par leur propre puissance militaire, ils annonçaient un avenir radieux pour l’Irak et le Moyen-Orient.

Leurs bottes posées sur la gorge du peuple, ils annonçaient fièrement que l’Irak avait été « libéré » et que la paix et la prospérité allaient désormais fleurir dans toute la région. Les peuples reconnaissants du monde arabe allaient rallier avec enthousiasme le drapeau de la Démocratie Occidentale et chanter les louanges de George Bush et son prophète, Tony Blair. Cinq ans plus tard, les choses semblent très différentes. Cinq ans après le fameux discours de George Bush proclamant la « mission accomplie », le chaos règne en Irak.

Dans ces circonstances, il peut sembler extraordinaire que George Bush continue d’affirmer que l’occupation américaine est un succès. C’est pourtant ce qu’il dit, et il est même possible qu’il en soit convaincu. Lors du discours qu’il a fait à l’occasion du cinquième anniversaire de l’invasion, il a prononcé trois fois le mot « victoire ». Or, pour savoir si une guerre a été gagnée ou perdue, il faut déterminer si les objectifs de guerre ont été atteints. Rappelons quels étaient ces objectifs.

Les objectifs de guerre

Le premier objectif officiel de l’invasion étaient d’éliminer les armes de destruction massive que, d’après Bush et Blair, le régime de Saddam Hussein possédait, et qui constituaient un « danger réel et immédiat » pour les peuples des Etats-Unis et de Grande-Bretagne. Cependant, aucune arme de destruction massive n’a été trouvée, et tout le monde sait désormais qu’il s’agissait d’un mensonge cynique, d’une vulgaire propagande destinée à cacher à l’opinion publique les véritables objectifs de guerre des classes dirigeantes américaine et britannique.

L’autre objectif déclaré était de combattre le terrorisme – et en particulier Al-Qaïda. Or il est notoire qu’Al-Qaïda n’était pas présente en Irak, sous Saddam Hussein, qui était en fait l’un de ses pires ennemis. Par contre, cinq ans après l’invasion de l’Irak, Al-Qaïda et ses semblables sont bel et bien présents en Irak. Ils attaquent les Américains et leurs amis irakiens. L’invasion de l’Irak n’a pas réduit la menace terroriste, comme l’annonçaient Bush et Cheney. Au contraire, elle l’a énormément accrue.

Au cours des cinq dernières années, le terrorisme s’est développé non seulement en Irak, mais dans toute la région. La violence des occupants a énormément exacerbé la haine à l’égard des Etats-Unis. En conséquence, des milliers de jeunes de tout le monde arabe ont rejoint des organisations terroristes. De fait, George Bush a été le plus efficace des agents recruteurs pour le compte d’Al-Qaïda.

Cette guerre est désormais profondément impopulaire aux Etats-Unis. Elle a déjà provoqué la mort de 4000 soldats américains, sans parler des dizaines de milliers de blessés et de mutilés. A cela s’ajoute le coût économique de la guerre. Personne ne sait exactement combien cela a coûté, mais certaines estimations parlent de plus de 2000 milliards de dollars.

Le retrait des troupes

Les deux candidats démocrates à la Maison Blanche, Barack Obama et Hillary Clinton, ont été forcés de se prononcer pour un retrait rapide des troupes américaines. Quant au candidat républicain John McCain, il a constamment soutenu la guerre, et c’est l’une des principales faiblesses de sa campagne, en particulier dans un contexte de récession économique.

Bush explique que le niveau de violence a diminué, en Irak, et que la « déferlante » de l’armée américaine – « the surge » – est un succès. Mais le niveau de violence demeure extrêmement élevé, et les insurgés ont simplement décidé de se mettre à l’abri pour un temps ou de se déplacer vers d’autres zones. Dès que sera annoncée la fin de la « déferlante », l’insurrection reprendra de plus belle.

Actuellement, il y a environ 158 000 soldats américains en Irak. Ce nombre est supposé tomber à 140 000 d’ici l’été. Après cela, les généraux demandent une pause dans la réduction des troupes. Mais en pleine campagne électorale, c’est une question explosive pour les trois candidats à la Maison Blanche. Personne n’osera aller franchement à l’encontre de l’opinion publique.

Obama exploite beaucoup son opposition initiale à la guerre en Irak. Sa promesse d’y mettre un terme est très populaire. Il dit qu’il retirera les troupes d’Irak d’ici la fin de l’année 2009. Mais si on regarde les détails de son plan, ce n’est pas si clair. Il parle de retirer une ou deux brigades par mois, ce qui signifierait le maintien d’un grand nombre de soldats sur une longue période. En outre, il dit qu’il laissera des troupes pour « protéger l’Ambassade américaine » et « combattre Al-Qaïda », tout en « se réservant le droit » de renvoyer les soldats en Irak en cas de génocide. Tout cela ne manque pas d’ambiguïté !

Hillary Clinton propose, elle aussi, de retirer une ou deux brigades par mois, tout en laissant de « petites forces d’élite » pour lutter contre les terroristes. Mais son plan envisage une présence encore plus longue que celui d’Obama. Quant à McCain – qui montre des signes de confiance excessive, ou peut-être de sénilité avancée –, il a dit que les Etats-Unis doivent rester et se battre en Irak, et qu’il faudrait peut-être y laisser des bases pendant encore un siècle afin de « finir le travail ».

Au final, quel que soit le nouveau président des Etats-Unis, l’occupation traînera en longueur. Dans le même temps, des centaines de soldats américains et des milliers d’Irakiens seront tués.

Ceci dit, le prochain occupant de la Maison Blanche sera confronté au fait que les Etats-Unis ont perdu la guerre en Irak. Tôt ou tard, il faudra retirer les troupes. La seule question, c’est à quel rythme cela se fera, et dans quelle mesure il sera possible de présenter cette humiliante défaite comme une victoire.

A l’époque de l’invasion, George Bush avait traité l’ONU avec le plus grand mépris, considérant le Conseil de Sécurité comme parfaitement inutile (ce qui est exact). A présent, les Démocrates veulent impliquer les Nations-Unies et les gouvernements du Moyen-Orient pour faciliter le retrait des troupes américaines. Tels sont les calculs cyniques de la diplomatie capitaliste ! Aussi longtemps que Washington pensait pouvoir réaliser ses objectifs par la seule force, aucun médiateur n’était sollicité. Mais désormais qu’ils se savent piégés dans une guerre coûteuse et qu’ils ne peuvent pas gagner, ils redécouvrent les bienfaits de la diplomatie et proclament : « bénis soient les Pacificateurs ! ». Ils ressemblent à un homme qui, se réveillant avec la gueule de bois, découvre soudainement le joies de l’abstinence et jure qu’il ne boira plus jamais – jusqu’à la prochaine beuverie.

Malheureusement pour Washington, les Nations-Unies – dont les locaux ont été bombardés, à Bagdad, en août 2003 – ne sont pas très pressées d’apporter leur soutien. Les Russes et les Chinois ne laisseront pas le Conseil de Sécurité servir de couverture au retrait des troupes américaines. Et les Européens ne seront pas plus enthousiastes.

Cela signifie que pour se retirer d’Irak, les Américains devront trouver un accord avec l’Iran et la Syrie. Pour George Bush, c’est un anathème. Mais le prochain président des Etats-Unis n’aura pas d’autre alternative. Ceci dit, c’est loin d’être gagné, car les efforts dans ce sens ont échoué, jusqu’alors. Les Iraniens, en particulier, sont en position de force, car ils ont beaucoup d’influence dans la population chiite irakienne. Washington doit se préparer à de longues négociations avec les Iraniens, sur tous les sujets, sans exiger comme préalable une suspension de l’enrichissement d’uranium. Cela fera beaucoup à avaler, après tant de menaces proférées à propos du programme nucléaire iranien, mais Washington n’a pas vraiment le choix.

Chaos

Le problème central est que l’Etat irakien, qui a été détruit à l’époque de l’invasion, n’a pas été reconstruit. Les Américains ont d’abord essayé de s’appuyer sur les Kurdes et les Chiites – ce qui leur a aliéné les Sunnites. L’exclusion rigoureuse des membres du Parti Baas de toutes les institutions publiques a renforcé l’hostilité de la population sunnite, qui s’est engagée dans l’insurrection armée. Le pays a sombré dans des conflits religieux et ethniques qui menaçaient de détruire les fondements de la société irakienne. Le nombre d’attentats-suicides, de kidnappings et autres atrocités a augmenté. Dans la mesure où la police était incapable de défendre la population contre cette violence, elle a eu recours aux milices locales. Au fur et à mesure qu’augmentait le pouvoir des milices chiites et sunnites, celui du gouvernement central déclinait.

Les Américains étaient eux-mêmes largement responsables de ce chaos. Ils ont réalisé trop tard qu’en détruisant l’armée irakienne, ils avaient éliminé la seule force qui aurait pu agir comme un contre-poids à l’influence de l’Iran. Les Chiites, qu’ils considéraient d’abord comme des alliés, se sont de plus en plus tournés vers l’Iran. Les Américains ont alors décidé de changer leur fusil d’épaule et tenté de contenir les milices chiites en recrutant parmi les Sunnites. Ils ont promulgué une loi révisant la « débaasification ». Mais c’était trop pour les Chiites et pas assez pour les Sunnites, qui considèrent cette loi comme trop restrictive. Les lois sur le partage des revenus du pétrole et sur les élections provinciales doivent toujours être réformées. Quant à la constitution, elle ne pourra pas être révisée sans enflammer les conflits ethniques et religieux.

Lors d’une visite marquant le cinquième anniversaire de l’invasion, le vice-président est allé à Bagdad pour faire l’apologie de ce qu’il considère comme des progrès « phénoménaux » en matière de stabilité politique et de sécurité. Manque de chance pour lui, immédiatement après son discours, une conférence organisée pour concilier les différents partis rivaux a été interrompue, les Sunnites et Chiites ayant décidé de quitter la salle. Ce petit incident souligne l’extrême fragilité de la situation et du gouvernement lui-même.

Barbarie impérialiste

L’Irak, qui était l’un des pays les plus développés et les plus cultivés de la région, a été ramené aux frontières de la barbarie. D’après les dernières estimations, plus d’un million d’Irakiens sont morts en conséquence de la guerre depuis l’invasion de 2003. En 2006, The Lancet, un prestigieux journal médical britannique, avançait une fourchette de 392 000 à 942 000 morts. Cela avait provoqué un torrent de protestations dans les cercles dirigeants de Grande-Bretagne et des Etats-Unis. Mais les plus récentes estimations montrent que The Lancet avait sérieusement sous-estimé le nombre d’Irakiens tués dans ce conflit.

Le nombre de morts n’épuise pas la litanie de souffrances infligées au peuple irakien. Plus de quatre millions de personnes ont dû fuir leur résidence et gonfler les rangs des réfugiés qui vivent une existence misérable dans des camps en Syrie et en Jordanie. C’est un immense désastre humanitaire, à propos duquel les « humanitaires » occidentaux observent un silence discret. L’éducation et le système de santé ont été pratiquement détruits. Des millions d’Irakiens n’ont pas accès à l’eau potable, sans même parler d’une école ou d’un hôpital.

Ces faits ruinent complètement les mythes hypocrites sur la nature prétendument humanitaire de l’invasion de l’Irak. Bush et Blair versaient des larmes de crocodile sur le triste sort du peuple irakien sous Saddam Hussein. Oui, Saddam Hussein était un monstre, mais les impérialistes sont encore plus monstrueux. Ils ne sont pas motivés par l’humanitarisme, la démocratie ou tout autre idéal agréable à l’oreille. Tout cela ne sert qu’à couvrir leurs véritables intérêts, leur sordide course au profit et leurs pillages éhontés.

L’impérialisme américain est la force la plus contre-révolutionnaire au monde. Ses crimes provoquent la mort et les souffrances de millions d’hommes, de femmes et d’enfants innocents. Mais ses crimes provoquent aussi l’indignation de millions d’autres, aux Etats-Unis et à l’échelle mondiale. Le mouvement contre l’occupation de l’Irak se développe, et avec lui la conscience du fait que la survie du genre humain passe par l’éradication du capitalisme et de son monstrueux rejeton, l’impérialisme. Et lorsque l’humanité gravera une épitaphe sur la tombe de ce monstre, elle se souviendra des mots de l’historien Tacite à propos de l’Empire Romain : « Ils ont créé un désert et l’ont appelé la Paix ».

Nous expliquions, en 2003, que les objectifs américains en Irak étaient doubles. D’une part, les Etats-Unis voulaient prendre le contrôle du pétrole irakien, ce qui leur aurait notamment permis d’affaiblir l’OPEP par un accroissement massif de la production irakienne. D’autre part, ils voulaient asseoir leur présence au cœur du Moyen Orient. En la matière, l’Irak devait servir de base opérationnelle pour l’impérialisme américain, d’autant plus que la présence militaire américaine en Arabie Saoudite était devenue une cause d’instabilité qui menaçait l’existence même de la monarchie. Pour essayer de stabiliser le régime saoudien, les Etats-Unis ont dû accepter la fermeture des bases américaines dans le royaume. Mais la situation en Arabie Saoudite n’a pas cessé d’être instable pour autant.

Nous constatons aujourd’hui le complet fiasco des projets américains. L’élément le plus évident, en la matière, est sans doute l’incapacité des Etats-Unis à développer la production de pétrole irakien. Du fait des sabotages et autres actions de la résistance, la production ne parvient même pas à son niveau d’avant guerre. C’est un point extrêmement important car, depuis la fameuse rencontre, en 1945, entre Roosevelt et le roi Abdul Aziz d’Arabie, le souci de contrôler des sources d’approvisionnement en pétrole, si nécessaire au moyen de la force, est une constante de l’impérialisme américain.

Depuis la crise pétrolière de 1973, le Pentagone a échafaudé divers scénarios de « sécurisation » des champs pétroliers Saoudiens et autres. La situation en Irak révèle la vanité de tels plans. En effet, l’exploitation du pétrole suppose un réseau si complexe d’infrastructures en tout genre qu’il est impossible aux forces américaines d’assurer leur protection intégrale.

La situation économique et sécuritaire est encore plus désastreuse. La vie quotidienne des Irakiens a empiré. Chaque jour, des dizaines d’entre eux sont tués ou blessés à des check points, au cours de « fouilles » de maisons, ou encore lors de ripostes aveugles de soldats américains visés par la résistance. A la différence des attentats, ces faits ne sont quasiment pas rapportés par les médias. D’ailleurs, lors des premières semaines de l’invasion, le général Tommy Franks avait froidement prévenu que « nous ne comptons pas les morts ».

Les forces irakiennes qui appuient les soldats américains sont extrêmement faibles et fragiles. Elles sont composées essentiellement de miliciens kurdes, qui cherchent à renforcer leur pouvoir en collaborant avec l’impérialisme américain. La précarité de la position de l’impérialisme américain est on ne peut mieux figurée par la « zone verte », ce camp retranché au cœur de Bagdad où siègent le gouvernement irakien et ses tuteurs américains.

Face à une telle débâcle, les soutiens à l’occupation de l’Irak s’effritent - aussi bien aux Etats-Unis que chez ses alliés. L’Italie et le Royaume-Uni se sont publiquement engagés à réduire leurs contingents militaires en Irak. La guerre coûte aux seuls Etats-Unis 5 milliards de dollars par mois. Les pertes s’alourdissent alors que la résistance irakienne devient de plus en plus efficace. Donald Rumsfeld lui-même a déclaré ne pas escompter de victoire avant dix ans.

L’Irak mobilise des troupes qui, du point de vue de l’impérialisme américain, pourraient s’avérer nécessaires ailleurs (Venezuela, Iran, Corée...). Pour éviter que leur aventure irakienne ne se solde par une complète déroute, la seule solution qui reste aux Américains serait de procéder à un retrait partiel, et de figer le contingent américain au niveau auquel, dans les plans de l’équipe Bush, il aurait dû s’établir dès l’été 2003, c’est-à-dire à moins de 50 000 soldats (contre 160 000 actuellement). Cette stratégie passerait par une « irakisation » de la guerre. Comme jadis au Sud Vietnam, les Etats-Unis tentent de construire une force locale qui leur permette d’épargner leurs propres soldats. Cependant, le général Casey reconnaît lui-même que seul un bataillon irakien sur 120 est à même d’opérer sans l’encadrement de l’armée américaine.

L’impréparation chronique dont souffre l’armée irakienne est la conséquence du rejet, par les Irakiens, de l’occupation américaine. Il est en effet surprenant que, dans un pays qu’on stigmatisait pour son militarisme, les Etats-Unis ne soient pas parvenus à bâtir une armée digne de ce nom. L’explication de cette énigme est simple : alors que le chômage et la misère ravagent le pays, le principal motif qu’un Irakien a de s’engager dans l’armée ou dans la police est la quête d’un revenu à la fois régulier et décent. En aucun cas la masse des soldats irakiens n’est disposée à combattre d’autres Irakiens ou à participer au siège et au saccage des villes. Enfin, à tout cela s’ajoute l’infiltration de l’« armée irakienne » par la résistance.

Ce qu’envisagent les Etats-Unis, ce n’est pas la création d’une armée pleinement autonome, pourvue d’une aviation et d’armes lourdes, mais plutôt d’une force de type coloniale, chargée d’effectuer « la sale besogne » - c’est-à-dire de mourir sous les tirs de la résistance. En somme, une force suffisamment puissante pour endiguer la résistance et maintenir un semblant d’ordre, et suffisamment faible pour justifier la présence permanente de bases militaires américaines.

Depuis l’assassinat de l’affairiste libanais Rafik Hariri, une campagne d’intimidation et de déstabilisation de la Syrie est menée, sous couvert de l’ONU, par les Etats-Unis et la France. La France tient ici le rôle de comparse. L’objectif des Etats-Unis est d’extirper de la région un régime qui, certes, est une dictature, mais dont le discours politique officiel est fait de panarabisme, de laïcité, d’anti-impérialisme et d’une certaine référence au socialisme. Il s’agit, en définitive, de poursuivre la « débaasification » hors des frontières d’Irak, de démoraliser et d’affaiblir la frange nationaliste et laïque de la résistance irakienne, et de poursuivre la division et l’assujettissement du Moyen Orient. La Syrie représente pour les Etats-Unis une fuite en avant de la guerre en Irak, comme le fut le Cambodge pendant la guerre du Vietnam.

Le monde est un endroit bien plus dangereux aujourd’hui qu’il ne l’était, il y a deux ans, avant l’invasion de l’Irak. La guerre en Irak et l’occupation du pays constituent des facteurs de très grande déstabilisation. Ils auront de graves conséquences à long terme. La vie des Irakiens ne s’est pas améliorée depuis l’invasion, et, dans de nombreux cas, les choses sont mêmes pires que sous la brutale dictature de Saddam Hussein. Loin d’avoir rendu le monde plus sûr, le gouvernement américain a réalisé ce dont Ben Laden était incapable : la création d’un paradis pour terroristes au cœur du Moyen Orient.

L’armée américaine est complètement embourbée en Irak. Plus de 1500 soldats ont été tués et plus de 10 000 blessés - et ce, dans la vaste majorité des cas, après que la fin officielle des « opérations majeures ». Le nombre d’Irakiens tués est estimé à 100 000. Des milliers d’autres ont été blessés ou psychologiquement traumatisés.

A cet effroyable coût humain s’ajoutent de très sérieuses conséquences économiques. Avant la guerre, la direction de la Gestion du Budget de l’Etat estimait que son coût se situerait entre 50 et 60 milliards de dollars, et la Maison Blanche a sanctionné son propre conseiller économique pour avoir suggéré que cette guerre pourrait coûter entre 100 et 200 milliards de dollars. Mais Bush a récemment demandé 82 milliards de dollars supplémentaires pour les opérations des troupes américaines dans le monde, dont 61 milliards pour l’Irak. Cela fait monter le coût total de la guerre et de l’occupation à près de 210 milliards de dollars. A ce rythme, si la guerre durait une décennie, elle coûterait 1000 milliards de dollars. Cela représente une quantité d’argent extraordinaire - qui pourrait bénéficier, aux Etats-Unis, à la sécurité sociale, au système de santé, à l’éducation, à la création de logements, d’emplois, etc.

Les récentes élections, en Irak, furent une farce et une caricature de démocratie. Elles n’ont résolu aucun des problèmes du peuple de ce pays ravagé. Elles n’ont servi qu’à renforcer temporairement la crédibilité de Bush comme « démocrate ». Soyons clairs : il est impossible d’organiser des élections « démocratiques et libres » sous la botte d’une armée d’occupation étrangère. C’est d’autant plus clair, ici, que les candidats à cette élection ont été pré-sélectionnés et approuvés par la « Commission Electorale Indépendante Irakienne », qui est sous le contrôle de l’occupation. La majorité des Américains et des Irakiens espèrent que ces élections vont accélérer le départ des troupes américaines. Mais en réalité, rien ne saurait être plus loin de la vérité. Les divisions au sein de la société irakienne n’ont fait que s’aggraver, et l’instabilité croîtra au fur et à mesure que ces élections révèleront leur caractère de mauvaise farce. Les troupes américaines et leurs complices irakiens ne pourront pas contrôler la situation. Les Américains ne sont pas prêts de quitter l’Irak.

Loin de « pacifier » le pays, les forces d’occupation n’ont fait que susciter la révolte et la résistance de la population. L’état d’urgence « temporaire » décrété il y a quatre mois a été une nouvelle fois prolongé. Ce décret inclue un couvre-feu et donne au gouvernement de nouveaux pouvoirs pour arrêter des gens sans mandats ou lancer des opérations policières et militaires à tout moment. Malgré cela, les troupes d’occupation font l’objet de cinq fois plus d’attaques qu’il y a un an. Les embuscades, les kidnappings, les exécutions, les attentats suicides, les « dispositifs explosifs improvisés », les attaques d’oléoducs et les assassinats politiques sont le lot quotidien du nouvel Irak. Dans de nombreux cas, les forces de police irakiennes ont entièrement déserté, et certaines villes sont sous le contrôle de la résistance.

En dépit de leur écrasante supériorité militaire, les troupes américaines ne peuvent pas être partout à la fois. Lorsqu’elles vont « sécuriser » un endroit donné, les insurgés quittent simplement les lieux et organisent leurs opérations ailleurs, ou bien s’évanouissent parmi la population locale jusqu’à ce que les contingents renforcés de l’occupant s’en aillent. Ceux qui combattent l’occupation ne sont pas stupides : ils ne vont pas affronter sur son terrain une force bien mieux armée et équipée. Les résistants temporisent, disparaissent dans les villes et les campagnes, puis réapparaissent au moment opportun. Cela rend très frustrant et stressant le travail des forces américaines, qui sont entourées de tous côtés par une population hostile. Bien que, souvent, les Irakiens ne soient pas ouvertement malveillants, il n’y a aucune « ligne de front » clairement définie dans une telle guérilla. Toutes les soldats sont pris pour cible : ceux qui sont en pleine action de commando comme ceux qui conduisent un camion de ravitaillement ou font leurs courses pendant leur jour de repos. De même, tous les Irakiens, vieux ou jeunes, hommes ou femmes, armés ou sans arme, sont considérés comme des « terroristes » potentiels - ce qui a souvent de tragiques conséquences.

Avant l’invasion, les Américains estimaient que l’occupation de l’Irak mobiliserait 30 à 40 000 soldats, ce qui en libèrerait 100 000 pour d’autres opérations. La Syrie, l’Iran et même l’Arabie Saoudite (dans le cas d’un effondrement du régime) étaient des cibles potentielles. Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu. Deux ans après une invasion relativement rapide, quelques 150 000 soldats sont bloqués en Irak, sans perspective réelle de départ. En fait, loin de diminuer, le nombre de soldats stationnés en Irak a été augmenté à deux reprises cette année : une fois pour renforcer la sécurité lors des élections, et une autre fois pour le siège et la destruction de Fallouja.

En conséquence, les forces armées américaines sont à la limite de leurs capacités. Les Etats-Unis ont désormais 446 000 soldats actifs et 725 bases militaires reconnues (auxquelles il faut ajouter les secrètes) dans au moins 38 pays. Ils ont une « présence militaire » formelle dans quelques 153 pays - ce qui couvre tous les continents à l’exception de l’Antarctique - et près d’une douzaine de flottes puissamment armées réparties aux quatre coins du globe. Cependant, loin de pouvoir mener simultanément deux guerres de grande envergure, l’impérialisme américain se révèle être un « colosse aux pieds d’argile » incapable de stabiliser un petit pays appauvri et affaibli par une décennie de lourdes sanctions économiques. C’est une chose de balayer une armée régulière avec les machines à tuer les plus efficaces au monde. C’en est une tout autre de tenir en bride une population entière qui ne veut pas de vous.

La « stratégie de sortie » américaine - dans la mesure où il en existe une - implique l’entraînement de forces armées irakiennes, auxquelles seraient confiées les tâches sécuritaires. Ce n’est rien d’autre qu’une nouvelle version de la politique de « Vietnamisation » - dont on connaît les piètres résultats. Seule la moitié des forces de sécurité irakiennes requises ont été entraînées, et la consolidation de ces forces se heurte à de graves problèmes. Ces forces irakiennes sont en effet devenues la cible privilégiée de la résistance, et bon nombre d’entre elles ont refusé de se battre ou sont même passées dans les rangs de la résistance.

Ainsi, deux ans après le déclenchement de cette monstrueuse agression militaire, tout concourt à renforcer la perspective suivante : les Etats-Unis se sont embarqués dans une guerre qui sera longue, qui pèsera lourdement sur leur économie - et qu’ils ne peuvent que perdre.

« Le désespoir des tueurs va s’accentuer et la violence pourrait augmenter d’un cran. Le succès de la démocratie en Irak constituerait un cuisant revers pour le terrorisme, et les terroristes le savent. » Ces deux phrases ont été formulées par George W. Bush, mi-novembre, lors de l’assaut mené contre Fallouja. Mais il est presque inutile de les dater, où de préciser le contexte dans lequel elles s’inscrivent, tant elles sont semblables à d’autres déclarations du même George W. Bush depuis l’invasion de l’Irak. Abstraction faite de la rhétorique employée, elles expriment deux idées : d’une part, la résistance à l’occupation ne sera pas mise en échec dans un avenir prévisible, mais pourrait au contraire connaître de nouveaux développements. D’autre part, la recrudescence des actes de résistance est l’indice irréfutable de... la réussite des plans américains en Irak ! Cette argumentation a déjà été employée à l’occasion de l’arrestation de Saddam Hussein ou lors du « transfert de souveraineté » au gouvernement d’Iyad Allaoui. Elle nous est à présent servie au sujet des prochaines élections.

Personne ne doute que Bush soit, mieux que n’importe qui, informé de la réalité de la situation à laquelle l’armée américaine est confrontée. On est simplement surpris d’un aveu aussi naïf et des conclusions singulières auxquelles Georges Bush veut nous conduire.

Les Etats Unis ont donc fait de la conquête de Fallouja, et plus généralement du contrôle du « triangle sunnite », la clé du succès des prochaines élections, dont ils veulent faire une étape essentielle dans la mise sous tutelle de l’Irak et de ses ressources.

Si l’on en croit les sources officielles américaines, Fallouja était le centre de gravité de la rébellion irakienne et un repère de terroristes islamistes. Abou Mousab Al Zarkaoui a été présenté comme le visage de cette rébellion. C’est donc à ce titre que Fallouja, ville de 300 000 habitants, a régulièrement fait l’objet, depuis avril dernier, de bombardements hasardeux et meurtriers menés à l’aide de soi-disant bombes de précision.

La date de cette opération - le lendemain des élections américaines - n’est évidemment pas fortuite. En fait, c’est cette échéance de la vie politique américaine qui, en avril dernier, lors du premier assaut contre Fallouja, avait dans une certaine mesure retenu le bras meurtrier du gouvernement Bush - et non les protestations de ses suppôts dans l’ébauche de gouvernement irakien.

Ceux-ci l’ont bien compris et n’ont pas cherché à s’opposer à la détermination américaine. Seul un parti sunnite, le Parti Islamique Irakien, a protesté, ce qui a valu à l’un de ses responsables d’être arrêté. Tout au long du calvaire de Fallouja, Iyad Allaoui et d’autres membres du gouvernement irakien ont fait preuve d’initiative et d’imagination dans leur rôle de prête-nom des occupants américains. Avant le déclenchement de l’opération Phantom Fury, Allaoui a joué la farce des négociations avec les autorités de Fallouja, les menaçant d’une intervention si elles ne livraient pas Al Zarkaoui ! Au cours des combats, Allaoui et Kassim Daoud, le conseiller irakien à la Sécurité nationale, ont adopté un ton rassurant au sujet du sort des civils et se sont félicité de l’ampleur des pertes « terroristes ». Ce gouvernement de traîtres a poussé l’ignominie jusqu’à escamoter l’expression Phantom Fury, pour lui substituer le mot arabe moins belliqueux de fajr (l’aube).

Cette monstrueuse agression prouve une fois de plus que les « démocraties » capitalistes font preuve de la pire férocité lorsqu’il s’agit de défendre leurs intérêts vitaux. Après le 4 novembre, tous les hommes de 15 à 55 ans qui n’avaient pas fui la ville furent empêchés de la quitter. On estime qu’au moins un tiers la population y était bloquée. L’électricité, l’eau et l’accès aux vivres furent coupés. C’est alors qu’un déluge de fer et de feu s’est abattu sur Fallouja. Le napalm et les bombes au phosphore furent employés.

La première cible des bombes américaines fut l’hôpital des urgences Nazzal, où 35 patients, dont cinq enfants de moins de dix ans, ont été tués. Ce bombardement délibéré visait à démoraliser la population, mais aussi à éliminer le risque que des victimes puissent y être filmées ou photographiées. L’hôpital général de Fallouja a été pris et transformé en hôpital militaire : les habitants de la ville en furent exclus.

Voici quelques extraits d’un article de l’Humanité, qui s’appuie sur le journal de bord de Farès Dlimi, correspondant irakien de l’AFP. C’est un témoignage saisissant du sort tragique de la population :

« Lundi 8 novembre. Vers 19 heures, un déluge de feu s’abat sur le quartier Nord de Moualimine. Farès se trouve dans une maison près de la mosquée Baddaoui. A partir de la périphérie Nord, les tanks et l’artillerie tirent sur toutes les habitations, et il faut sauter d’une maison à l’autre.[...]

Mardi 9 novembre. Dans le quartier Moualimine, « il n’y a pas une maison qui ait été épargnée. Toutes les chaussées sont criblées d’ornières dues aux bombes ». Les tanks américains avancent par les deux rues principales qui mènent du nord vers le sud, mais des ruines surgissent des combattants qui attaquent les blindés et les combats font rage. Dans la matinée, Fares Dlimi rencontre un chef rebelle qui lui déclare : « Nous avons laissé entrer les chars pour que les bombardements cessent et que nous puissions les combattre face à face ». [...]

« Les explosions sont si puissantes que je suis littéralement soulevé de terre. [...] Je cours comme un fou. Des cadavres jonchent la chaussée et d’autres, blessés, gémissent et implorent des secours, mais personne ne peut les aider », explique-t-il. [...]

Mercredi 10 novembre. Des combats très violents ont lieu à l’intersection de la rue 40 et d’une artère venant du nord. « Le bruit est assourdissant. Je vois des chars en feu et les combattants se jettent dans la bataille au mépris de leur vie. Ils s’emparent de deux chars abandonnés et commencent à les manœuvrer quand deux avions tirent des missiles et détruisent les tanks. »

Les maisons sont littéralement perforées, en ruines. [...] Fares poursuit son chemin vers le sud et parvient dans la soirée au dispensaire public, qui a été bombardé quelques heures plus tôt. « L’odeur de la mort est partout. Devant moi, je vois des chiens et des chats qui dévorent des cadavres dans la rue. »

Jeudi 11 novembre. Dlimi retourne vers l’ouest et se dirige vers le fleuve. « Selon des rumeurs, on peut traverser le fleuve en bateau, mais les francs-tireurs ouvraient le feu de la rive d’en face ». [...] « Toute la nuit, j’entendais les pleurs et les gémissements des femmes. J’avais le sentiment que c’était le jour du jugement dernier ». Il dort dans une maison occupée par plusieurs familles.

Vendredi 12 novembre. Il passe de maison en maison et, dans l’une d’elles, découvre les corps de quatre hommes tués d’une balle dans la tête. Il s’enfuit. « Pendant ma course, j’ai entendu des cris dans une maison. Je suis rentré et j’ai vu une femme avec une fille de 12 ans, un garçon de 10 ans blessé à la jambe et trois hommes gisant sur le sol. » Elle lui a affirmé que les Américains étaient entrés et les avaient abattus. La femme était terrorisée.

Une armée « irakienne » pratiquement inexistante

L’écrasement de Fallouja par 12000 soldats américains appuyés par plusieurs centaines de blindés, d’avions et d’hélicoptères était prévisible. Toutefois, aucun des principaux dirigeants de la résistance n’a pu être capturé ou abattu. On ne peut prêter foi au bilan des victimes totales (environ 2000 morts), certainement sous-estimé, ou des résistants tués, certainement surestimé. Un grand nombre d’entre eux a certainement refusé un affrontement perdu d’avance et a quitté la ville avant son encerclement.

Cette bataille a en tout cas révélé l’impasse dans laquelle se trouve l’occupant américain. Sur un seul point de l’Irak, il a dû mobiliser un nombre considérable de soldats sans pouvoir sérieusement compter sur des alliés locaux. Les soldats qu’on nous présente comme faisant partie de l’armée irakienne sont en réalité les combattants des milices kurdes - les fameux peshmergas - qui luttent depuis des dizaines d’années contre l’autorité de Bagdad. La brigade de l’armée irakienne chargée d’assurer le contrôle de la ville, après avril 2004, est passée avec armes et bagages du côté de la résistance. Il n’existe pas d’armée irakienne digne de ce nom. Au mois de janvier, il y avait 210 000 policiers ou soldats irakiens. Ce chiffre est tombé à 180 000 en octobre. A cela s’ajoute la qualité médiocre de leur entraînement et leur fidélité plus que douteuse.

Ainsi, l’armée américaine doit aujourd’hui gérer le même dilemme que l’armée russe à Grozny : soit elle maintient une importante présence militaire sur une ville préalablement dépeuplée, soit elle accepte de voir la résistance s’y réinstaller. Or, pendant que Fallouja tombait, Mossoul, une ville de deux millions d’habitants, passait sous le contrôle de la résistance. Au premier choc, la Garde Nationale qui la contrôlait s’est tout simplement évanouie. L’armée américaine réclame jusqu’à deux fois plus de soldats pour assurer sa mission. Or, l’occupation et les combats représentent pour le budget américain un fardeau toujours plus lourd. Début 2003 l’occupation coûtait 2,2 milliards de dollars par mois. Six mois plus tard, ce chiffre s’élevait à 3,9 milliards de dollars, puis à 5 milliards en juin 2004. Le dernier chiffre connu est de 5,8 milliards par mois.

Ainsi, l’impérialisme américain dépense chaque mois des sommes colossales pour l’occupation de l’Irak, alors que la situation sanitaire et sociale y est chaque mois plus dramatique. Malgré la levée de l’embargo, le taux de malnutrition des enfants de moins de 5 ans a doublé depuis l’invasion de l’Irak, s’établissant à 8 %, l’un des pires au monde. 6,5 millions d’Irakiens dépendent de l’aide alimentaire. Selon la revue médicale britannique The Lancet, 100 000 civils ont péri de mort violente depuis l’invasion du pays.

L’avenir immédiat de l’Irak est sombre. L’impérialisme américain ne lâchera pas sa proie sans une longue lutte, au cours de laquelle les Irakiens paieront le plus lourd tribut. Cependant, après la première guerre mondiale, l’Irak a remporté contre les Britanniques un combat semblable. L’impérialisme américan est très puissant. Mais cette puissance a néanmoins ses limites. Les années à venir montreront que ses moyens militaires et financiers ne suffiront pas pour tenir tout un peuple sous sa domination.

 Comme le « Conseil Gouvernemental Intérimaire » qui l’a précédé, l’actuel gouvernement de l’Irak, composé de réactionnaires et de traîtres, n’existe que pour fournir une couverture « irakienne » au pillage de ce pays dévasté et à l’oppression de son peuple au profit de l’impérialisme américain.

Le prétendu « transfert du pouvoir » en Irak n’a été qu’un nouvel exemple de l’hypocrisie de l’administration américaine. Le Premier Ministre, Iyad Allaoui, est depuis longtemps un agent stipendié de la CIA. Le Président, Ghazi Al Yaouar, est un protégé de la monarchie saoudienne. Quelques 200 agents de la CIA et du Pentagone sont en poste, dans les ministères, pour s’assurer que rien n’est fait qui soit contraire aux intérêts de l’impérialisme américain. Tout cela n’a évidemment rien à voir avec une quelconque « souveraineté nationale ». Les médias veulent nous faire croire qu’il s’agit d’un premier pas vers la démocratie. Et pourtant, le tout premier acte de cette officine collaborationniste a été de se doter de pouvoirs spéciaux particulièrement draconiens. Cependant, ces pouvoirs ne changent rien pour le peuple, qui vit sous la dictature du commandement de l’armée américaine depuis la chute de Bagdad, en 2003.

La stratégie des autorités militaires américaines est claire : lors des bombardements à répétition de Falloujah, lors de l’attaque contre Nadjaf, ou encore lorsque les villages soupçonnés d’abriter des insurgés sont incendiés, elles prétendent qu’elles ne font qu’exécuter les instructions du « gouvernement » irakien. Comme si chacun des « ministres » ne devait sa place à l’approbation de Bremer et de son successeur Negroponte !

La population irakienne brûle d’indignation devant la spoliation de son pays au profit des groupes américains proches de l’administration Bush, tel Halliburton. Plusieurs villes, comme Falloujah, Kerbala et Nadjaf sont effectivement « hors limites » pour les forces d’occupation. La stratégie américaine, qui consiste à lancer ses hélicoptères et ses chasseurs-bombardiers parmi les hommes, femmes et enfants des banlieues jugées « rebelles », ne fait que renforcer la haine contre l’envahisseur. La résistance armée se généralise, et devient une véritable guerre de libération nationale. L’impérialisme américain s’enlise inextricablement dans un bourbier, dont la seule issue possible - au prix de pertes énormes en vies humaines et en dollars - est la défaite. Il y a une raison simple à cela : les forces d’occupation ne disposent d’aucune base sociale dans le pays.

Pour les militants du PCF et du MJC, comme pour tout militant de gauche sérieux, notre devoir internationaliste élémentaire est bien évidemment de s’opposer fermement à l’occupation de l’Irak et de soutenir la lutte contre l’impérialisme. Par conséquent, notre devoir est de démasquer ce simulacre de « démocratie » et de « souveraineté » mis en place par l’impérialisme américain pour dissimuler la réalité de la dictature et l’oppression dont il est responsable. Il devrait en être de même pour tous les membres et sympathisants du Parti Communiste Irakien (PCI), qu’ils se trouvent en Irak où ici, en France. On comprend bien, dès lors, la consternation de bon nombre de communistes, en France et en Irak, vis-à-vis de la participation du PCI au gouvernement pro-impérialiste d’Allaoui.

Les dirigeants du PCI justifient leur politique collaborationniste en disant qu’elle permet de « hâter le départ des Américains ». Cela revient à peu près à justifier une participation au gouvernement de Vichy, pendant l’occupation de la France, pour « hâter le départ » des Allemands ! Posons la question concrètement : dans quelles conditions l’impérialisme américain pourrait-il accepter de se retirer d’Irak ? Il est clair que cela ne serait possible que lorsqu’il aurait la certitude que les forces armées et le gouvernement irakiens qu’il laisserait sur place pourraient défendre ses intérêts aussi sûrement que ses propres forces armées. Cela signifie, pour Allaoui et consorts, « créer les conditions » du départ des Américains, autrement dit se montrer tout aussi oppressifs et dévoués à l’impérialisme que ses représentants directs.

Une tentative de justifier la collaboration consiste à montrer du doigt le caractère « anti-démocratique » et « intégriste » de certains dirigeants engagés dans la lutte armée, comme par exemple Muqtada Al Sadr. Or, si le devoir d’un communiste est de soutenir et de participer à la lutte de libération nationale, cela ne signifie nullement qu’il doive soutenir la politique des chefs comme Al Sadr. Il faut, au contraire, se placer hardiment du côté de la jeunesse irakienne qui s’engage dans la lutte contre l’occupation, tout en présentant un programme alternatif à l’idéologie réactionnaire des mollahs. Mais, précisément, les dirigeants du PCI pensent-ils pouvoir convaincre la jeunesse du haut du strapontin qu’ils occupent dans le « gouvernement » mis en place par les forces d’occupation ?

Le PCI compte dans ses rangs un nombre important de militants qui ont beaucoup souffert sous Saddam Hussein, à l’époque où celui-ci était armé et appuyé par la Maison Blanche. La CIA fournissait au dictateur des renseignements sur les militants du PCI, dont beaucoup ont été tués ou torturés. La place du PCI n’est pas au gouvernement installé par l’impérialisme. Sa place est dans la résistance, dont la direction ne doit pas être abandonnée au clergé islamique ou aux anciens baasistes.

Ici, en France, aucun militant sérieux du PCF et du MJC ne peut se permettre de rester silencieux sur le caractère ultra-réactionnaire du gouvernement Allaoui. Malheureusement, il faut dire que, jusqu’à présent, les textes émanant des instances dirigeantes du parti et du MJC sur cette question sont loin d’être satisfaisants. Certes, les condamnations de Bush et les appels à la fin de l’occupation ne manquent pas. Cependant, l’attitude envers le gouvernement Allaoui y est pour le moins ambiguë. De même, la participation du PCI dans le gouvernement n’est pas condamnée. Rappelons que le texte d’orientation présenté au dernier congrès du MJC, et qui reprenait à son compte les formulations des textes du parti, accueillait favorablement le Conseil Gouvernemental Intérimaire.

Il est grand temps de tirer les choses au clair. La lutte contre l’impérialisme en Irak, c’est aussi notre affaire. Nous demandons aux sections locales du PCF et du MJC de mettre cette question à l’ordre du jour et de présenter leurs idées, sous forme de résolutions, auprès des instances dirigeantes appropriées.

Bush et la clique de Républicains de droite, à la Maison Blanche, avaient prévu que l’invasion de l’Irak serait une « splendide petite guerre », pour reprendre la célèbre formule de Théodore Roosevelt : une guerre qui serait gagnée rapidement et sans faire trop de victimes parmi les soldats américains. Mais ce ne fut pas aussi simple. Ils sont désormais pris dans un bourbier qui peut durer plusieurs années. Chaque jour nous apporte son lot de soldats américains blessés ou tués. Au fur et à mesure qu’augmente la haine de la population à l’égard des forces d’occupation, la résistance irakienne devient plus audacieuse et plus confiante.

Ils se sont rués tête baissée dans une région où leur présence ne fait qu’exacerber les problèmes et provoquer le chaos. Il se peut même que, suite au chaos général et au sabotage des installations pétrolières, les américains soient dans l’incapacité de piller les gigantesques réserves en pétrole du pays. Le moral des troupes américaines est mauvais, et frise même la mutinerie, comme l’indiquent les critiques ouvertes de soldats à l’encontre de Rumsfeld. Malheureusement, les Etats-Unis n’ont pas d’autres alternatives que de rester en Irak, car les conséquences d’un retrait - sans que le moindre de leurs objectifs soit atteint - serait encore plus catastrophique, de leur point de vue.

Malgré toutes les promesses sur le caractère « provisoire » de l’occupation et sur la volonté de Washington de transférer au plus vite le pouvoir aux Irakiens, le fait est que le pays est devenu un protectorat ou une semi-colonie des Etats Unis. La soi-disant Autorité Irakienne n’est qu’une administration fantoche chapeautée par un gouvernement de collaborateurs. Nul ne doute que le véritable pouvoir est dans les mains de l’armée américaine, qui décide et contrôle tout. Ils se sont même installés dans les anciens palais de Saddam, qu’ils n’hésitent pas à rénover pour s’y sentir plus à l’aise pendant qu’ils façonnent l’avenir du pays. Ce n’est pas là le comportement d’une armée qui s’apprête à quitter rapidement un pays.

Il s’agit, en partie, d’un calcul financier. Les Etats-Unis ont dépensé beaucoup d’argent dans cette guerre - à la différence de la première guerre du Golfe, qui était financée par l’Arabie Saoudite et par d’autres pays « alliés ». Bush, Cheney et Rumsfeld sont des hommes du pétrole. Avant de quitter le pays, ils veulent s’assurer qu’eux-mêmes et leurs amis, dans les grandes compagnies américaines, réalisent de bons profits dans la reconstruction de l’Irak. Quoiqu’il en soit, les Etats-Unis doivent s’assurer un approvisionnement de pétrole en provenance du Moyen Orient, et ce d’autant plus que leur premier fournisseur, l’Arabie Saoudite, est de plus en plus instable. Par ailleurs, l’occupation de l’Irak donne aux Etats-Unis des bases d’opération dans le reste de la région. L’intérêt de l’occupation de l’Irak est donc aussi bien d’ordre économique que stratégique, et, de leur point de vue, vaut bien quelques soldats américains blessés ou tués. En outre, il leur faut maintenir les Français, les Allemands et les Russes en dehors d’Irak, tout en les pressant de financier l’occupation. C’est là une tâche très compliquée !

La quantité d’argent nécessaire pour maintenir cette occupation est déjà immense, et les futures dépenses restent inconnues. L’estimation réalisée par le FMI, la Banque Mondiale et les Nations Unis fixe le prix de la reconstruction à 36 milliards de dollars pour les quatre années à venir. Ce montant s’ajoute aux 19 milliards de dollars nécessaires aux besoins non militaires de l’occupant américain. Même un géant économique comme les Etats-Unis ne peut se permettre une telle hémorragie financière pendant une longue période. 15 milliards de dollars seront nécessaires à la seule restauration des infrastructures de l’approvisionnement en eau, en électricité et en pétrole. La production de pétrole irakienne ne suffira pas à payer cette facture à court terme. Les exportations de pétrole ne rapportent pour le moment que 500 millions de dollars par mois.

Les réductions d’impôts décidées par Bush et les dépenses de guerre faramineuses doivent être placées dans le contexte des déficits budgétaires et commerciaux vertigineux auxquels fait face une économie américaine fragile. Le déficit commercial des Etats-Unis atteint désormais le niveau dangereux de 5%, et continue de croître. Quant au déficit budgétaire, il contredit les promesses d’excédents annoncées dans le passé. Si l’on ajoute à cela les 5 milliards de dollars par mois que coûte l’occupation de l’Irak (sans tenir compte des dépenses liées à la reconstruction), on atteint un chiffre comparable à celui de la guerre du Vietnam. Bush a déjà demandé 87 milliards de dollars de fonds supplémentaires pour couvrir les coûts de l’occupation de l’Irak. Cela ne peut pas continuer, et pousse les Etats-Unis à chercher d’autres partenaires pour payer les factures. C’est pourquoi ils sont revenus demander de l’aide aux Nations Unies, qu’ils méprisent tant.

L’hypocrisie des impérialistes américains est vraiment ahurissante. La résolution présentée par les Américains au Conseil de Sécurité des Nations Unis a même été critiquée par son secrétaire général, Kofi Annan, d’habitude assez complaisant. Dans cette résolution, les Etats-Unis « appellent les Etats membres à renforcer leurs efforts pour aider le peuple d’Irak dans la reconstruction et le développement de son économie ». Le texte « demande à tout les Etats membres et les organisations concernées de répondre aux besoins du peuple irakien en apportant les ressources nécessaires pour la réhabilitation et la reconstruction de l’infrastructure économique de l’Irak. »

La résolution demande même aux Nations Unis de financer le processus électoral en Irak. Le texte « demande au secrétaire général d’assurer que les ressources des Nations Unis et des organisations associées soient mis à la disposition du Conseil de Gouvernement de Irakien, s’il en fait la demande, de façon à favoriser le bon déroulement du processus électoral en Irak. » Bush affirme que cette guerre est mené pour offrir aux Irakiens le « cadeau de la démocratie ». Mais en fait, ils ont offert aux Irakiens le cadeau du chômage, de la faim, la maladie, du chaos et de la destruction.

Les capitalistes européens ne sont de toute évidence pas disposés à financer une invasion de l’Irak au profit des seules entreprises américaines. Ils ont leurs propres intérêts à défendre. De leurs côtés, les Etats-Unis ont des ressources colossales à leur disposition, mais elles ne sont pas illimitées. En lançant leur soi-disant guerre générale contre le terrorisme, les Etats Unis se sont clairement surestimés. L’économie américaine en souffre déjà sévèrement. Le problème, c’est que les « alliés » des Etats-Unis ne sont pas prêts à dépenser de grandes sommes d’argent pour les aider à prendre le contrôle de l’Irak et de ses réserves pétrolières. L’Union Européenne pense limiter sa contribution à hauteur de 250 millions de dollars - une somme dérisoire. Cela ne représente même pas 1% de la somme totale requise, et les officiels américains se sont dits choqués par ce chiffre. De son côté, le Canada pense contribuer à hauteur de 200 millions de dollars. Seul le Japon semble prêt à débourser la somme conséquente de 5 milliards de dollars. Cela s’explique par sa dépendance à l’égard du pétrole de la région. En fin de compte, si on additionne toutes ces contributions, on arrive à un montant largement inférieur aux 36 milliards de dollars réclamés.

La seule solution consiste à prendre cet argent aux Irakiens eux-mêmes. Selon le sénateur Byron Dorgan, « les Etats-Unis ne doivent pas prendre en charge toute les dépenses. L’Irak a suffisamment de pétrole pour payer une partie de l’effort de reconstruction ». Le Ministre de la Défense, Donald Rumsfeld, est plus catégorique : « Je ne crois pas que notre boulot consiste à reconstruire le pays après 30 années d’un contrôle centralisé et stalinien de l’économie », comme si les dégâts n’avaient rien à voir avec les missiles de croisière américains et un embargo qui a duré toute une décennie. « L’infrastructure de ce pays n’a pas trop souffert de la guerre », ajoute Rumsfeld. Mais les intentions de l’impérialisme américain sont de faire payer sa guerre d’agression contre l’Irak à la population irakienne. Cela causera de nouvelles contradictions.

Aujourd’hui, le pillage de l’Irak est déjà en marche. Kamel-al-Kelani, le Ministre des Finances du soi-disant Conseil du Gouvernement Irakien, a annoncé le 21 septembre 2003 que toutes les entreprises publiques d’Irak seraient privatisées. L’unique exception concerne le secteur du pétrole. Les acheteurs éventuels auront le droit de s’approprier 100% du capital, de rapatrier tous les profits, et seront soumis à une taxation minimale. Dans la situation actuelle, il s’agit d’une véritable aubaine. Mais ce qui aura été acheté au rabais - grâce aux revenus du pétrole - pourra certainement, dans quelques années, être revendu avec une bonne marge de profit.

L’utilisation des richesses irakiennes pour la reconstruction signifie que les Irakiens payeront pour reconstruire ce que les Américains ont détruit. L’argent irakien servira à financer un programme massif de privatisation de l’économie, si bien que les Irakiens payeront les entreprises américaines pour qu’ils rachètent leurs propres entreprises. En occurrence, il s’agit là d’une violation de la Convention de Genève, qui stipule que l’assistance humanitaire, l’aide, la reconstruction et les autres dépenses de développement sont des obligations morales et légales des forces d’occupation. Washington ne s’en émeut pas trop. Pour l’instant, le volume de la production quotidienne de pétrole n’atteint qu’1 millions de barils, ce qui est très en deçà de ce que les Américains avaient prévu. Les analystes estiment qu’il faudra attendre encore 18 mois avant de parvenir au volume de production d’avant guerre, soit 3 millions de barils par jour. Cette prévision ne tient naturellement pas compte du sabotage des oléoducs.

Tout ceci jette de l’huile sur le feu. Le peuple irakien hait l’occupation de leur pays par ces voleurs impérialistes. Le sentiment anti-impérialiste des masses fournit une base solide aux combattants de la résistance, qui sabotent les oléoducs et attaquent les installations pétrolières. Au vu de cette situation, la frilosité des grandes multinationales du pétrole ne doit guère nous étonner. « Pour que nous puissions négocier des accords s’étalant sur plusieurs décennies, il faut nous garantir la sécurité, une autorité légitime et un processus légitime » explique Sir Philips Watts, président de Royal Dutch/Shell. « Dès qu’une autorité légitime sera installée en Irak, nous saurons la reconnaître ».

Dans ses calculs financiers, les Etats Unis réfléchissent à la possibilité de convertir les futures rentrées pétrolières en obligations qui, pour le moment, pourraient être vendu à bas prix. Cela implique que les Etats-Unis restent en Irak beaucoup plus longtemps qu’ils ne promettent de le faire. La question que soulève cette perspective est celle de savoir si les Etats-Unis ont le droit de trancher sur des questions qui relèvent normalement d’un gouvernement légitime et souverain. Mais ce genre de finesses ne préoccupe pas trop Georges W. Bush.

L’administration Bush vient de réduire les impôts des ses contribuables les plus riches de 1800 milliards de dollars, mais elle prétend ne pas pouvoir dépenser 20 milliards de dollars pour un peuple qu’elle vient de « libérer ». Le Républicains viennent de rejeter un texte des Démocrates proposant de financer l’effort de guerre en augmentant les impôts des Américains les plus riches. De fait, bon nombre d’entre eux profiteront pleinement de la reprise de l’économie irakienne, après l’invasion. Le cynisme des ces gens est à vous couper le souffle : « Vous devez leur offrir une partie du gâteau », conseille Bernard Kouchner, ancien envoyé spécial de l’ONU au Kosovo. Le marché de la reconstruction étant estimé à plus de 100 milliards de dollars - l’un des plus juteux depuis des décennies - le gâteau à partager sera en effet très grand. Mais il ne fait aucun doute que la part du lion ira remplir les caisses des grandes entreprises américaines. De toutes petites parts iront aux Européens, et à peine plus tombera dans l’escarcelle des Britanniques. Les Irakiens n’auront quasiment rien.

L’Allemagne, la France et d’autres donateurs potentiels ont signalé qu’ils étaient prêts à s’engager financièrement en Irak à condition que leurs entreprises reçoivent une plus grande part du gâteau de la reconstruction du pays. Ils veulent des garanties que leurs entreprises ne seront pas exclues du marché irakien par les concurrents américains. En d’autres termes, les impérialistes européens ne feront pas de gros efforts financiers s’ils n’ont pas la garantie que les Américains les inviteront au moment de découper le gâteau. Or, pour l’instant, ils ont dû se contenter de quelques miettes.

Cela ressemble à un combat entre animaux sauvages autour d’une proie. Pendant que les lions s’accaparent la plus grosse part, et jusqu’à ce qu’ils soient repus, les hyènes, les chacals et les vautours doivent attendre leur tour pour racler les os. Le gouvernement américain a fait voter un décret stipulant que les contrats de reconstruction sont seulement accessibles aux entreprises américaines, qui sont naturellement libres de sous-traiter à qui elles veulent. Les grandes entreprises américaines, comme Halliburton et Bechtel, s’arrogent la part du lion de ces contrats, mais décident aussi de quelles entreprises étrangères reçoivent les contrats secondaires.

Les grandes entreprises américaines ne font aucun effort pour dissimuler leurs scandaleuses activités en Irak. Le peuple irakien est forcé de payer pour que les Américains reconstruisent les écoles, les hôpitaux, les routes et les ponts détruits par leur armée. En empruntant de l’argent aux Américains, les Irakiens devront payer des entreprises qui n’auraient jamais fait du commerce avec l’Irak sans cette guerre. Selon le Service de Recherche du Congrès, le vice-président Dick Cheney, qui est accusé d’avoir poussé les agences d’information américaines à exagérer leurs conclusions sur l’Irak, détient toujours des intérêts financiers dans l’entreprise Halliburton. Nous sommes face à un gouvernement et une administration de criminels et de voyous décidés à piller le monde entier sans chercher à cacher le moins au monde qu’ils s’enrichissent grâce à ce pillage.

Ce spectacle nauséabond se déroule sous les yeux du monde entier. Nombreux sont ceux qui commencent à comprendre que cette guerre n’est menée ni pour la démocratie, ni pour la cause du peuple irakien, mais seulement pour les profits des grandes multinationales et l’avidité de l’impérialisme américain à l’égard du pétrole irakien. Cela peut également aboutir à une transformation de la conscience des gens, en particulier aux Etats Unis. Au final, les Américains se rendront compte que les coûts liés à la soumission d’un peuple hostile dépassent les avantages financiers potentiels. C’est ce qui a poussé le Général de Gaulle à retirer l’armée française de l’Algérie à la fin des années 50. Mais si les Américains se retirent, le résultat en sera désastreux, pour l’impérialisme américain, sur l’ensemble du Moyen Orient. William Nordhaus, un économiste de l’université de Yale, formuait longtemps avant le début de cette guerre un avertissement : « Si les contribuables américains refusent de payer la facture garantissant la santé à long terme de l’Irak, les Etats-Unis laisseront derrière eux des montagnes de ruines et des hordes de gens enragés. »

La dialectique nous enseigne que, tôt ou tard, les choses se transforment en leurs contraires. L’aventure irakienne coûtera très cher aux Etats Unis. Le gouffre financier de l’occupation et la perte ininterrompue de vies humaines commenceront à produire leurs effets à l’intérieur même des Etats-Unis. La popularité de Bush s’en ressent déjà, cependant que tous les candidats démocrates à la présidence émettent des critiques à l’égard de la politique irakienne de Bush. Au sein même du parti Républicain, des doutes se font entendre. Ces murmures se transformeront en un torrent de protestation dès que les gens se rendront compte de la réalité de la situation. Voilà une autre illustration du fait que, dans une période de déclin du capitalisme, le rôle de gendarme du monde que joue l’impérialisme américain sape ses positions aux Etats-Unis mêmes. Il a des dynamites dans ses propres fondations.

L’armée américaine est désormais  confrontée à un soulèvement insurrectionnel sur  l’ensemble de l’Irak. Ceci marque un changement qualitatif  dans la situation. On a assisté cette semaine aux combats les  plus durs depuis la fin officielle de la guerre, avec 33 soldats américains  tués en l’espace de trois jours. Les troupes qui ont renversé  Saddam Hussein il y a un an ont été chassées de  cinq villes irakiennes après de durs combats.

Mercredi, les Marines bloquaient tous les véhicules  - y compris les ambulances - qui passaient sur les routes  permettant d’entrer et de sortir de Falloujah. Personne ne pouvait  plus accéder à cette ville de 300 000 habitants.

L’attaque américaine contre Falloujah,  à 30 miles à l’ouest de la capitale, était  en représailles au meurtre de quatre « entrepreneurs »  américains. Qu’est-ce que des civils américains  armés et sans escorte militaire faisaient à Falloujah,  l’endroit le plus dangereux de l’Irak ? The Economist  répond :

« C’étaient des gardes de sécurité  privés travaillant pour une compagnie du nom de Blackwater USA,  sous contrat avec l’administration américaine. Quelques  15 000 gardes de sécurité civils sont actuellement en  Irak - c’est-à-dire une quantité substantielle.  Et ce nombre n’inclue pas les ingénieurs des télécoms,  les spécialistes des oléoducs pétroliers et autres  entrepreneurs privés qui travaillent sur les infrastructures  irakiennes. »

En d’autres termes, ces hommes étaient  des mercenaires : de ces assassins et bandits à la solde des  occupants qui grouillent en Irak et qui font de l’argent au moyen  d’activités répressives menées sans aucun  contrôle ou restriction. Il ne faut donc pas s’étonner  de ce qui leur est arrivé. Il s’agissait de scènes  barbares, mais elles étaient la conséquence de la barbarie  générale dans laquelle le peuple irakien a été  plongé par l’impérialisme américain -  la force la plus barbare et réactionnaire sur terre.

Des hélicoptères et un avion de combat  ont soutenu l’assaut des Marines sur Falloujah. L’avion  a lancé une roquette et une bombe sur l’enceinte de la  mosquée Abdul-Aziz al-Samarrai. Cet acte montre l’incroyable  stupidité des dirigeants américains. Des témoins  affirment que cette attaque a été menée au moment  où des fidèles se rendaient aux prières de l’après  midi, et que quarante d’entre eux ont été tués.

Le nombre réel de victimes est très certainement  bien supérieur à ce qu’affirment les rapports officiels  de l’armée américaine. Et avec chaque attaque, la  haine contre les occupants croîtra, et leur très mince  base de soutien continuera de fondre. La plus grande puissance militaire  et technologique du monde ne servira à rien. C’est exactement  ce qui s’est passé au Vietnam.

Les mensonges de Rumsfeld

Alors que les forces de la coalition étaient  attaquées par les miliciens de « l’armée de  Mehdi », dirigée par Muqtada Sadr - un Imam radical  Chiite de 30 ans que les américains disent vouloir arrêter   -, une grande partie du sud de l’Irak échappait à  leur contrôle. Le chef de la Défense américaine,  Donald Rumsfeld, a tenté de minimiser la résistance aux  forces de la coalition. Mais personne ne le croit.

A Washington, il a déclaré : «  Le nombre de personnes impliquées dans ces combats est relativement  faible. Cela n’a rien à voir avec une armée ou à  un grand nombre de gens essayant de changer le cours des choses. Nous  avons à faire à un petit nombre de terroristes et de miliciens,  couplé avec des manifestations. »

C’est là une considérable sous-estimation.  Il est probable que le nombre réel de combattants soit relativement  faible. Mais il faut tenir compte de la nature d’une guerre de  libération nationale. La force des combattants ne consiste pas  dans leur nombre. En général, les groupes de guérilleros  constituent des unités petites et mobiles qui attaquent par surprise  avant de se fondre dans la population. Leur force consiste dans le soutien  de la population. Or, désormais, la quasi-totalité de  la population irakienne est implacablement opposée à l’occupation  de son pays.

Une tentative maladroite

Les américains étaient supposés  apporter à l’Irak la paix, la stabilité, la démocratie  et la prospérité. Au lieu de cela, ils ont amené  les conflits sans fin, la mort, le chaos, le chômage et la pauvreté  générale. Plus de 50 % de la population est sans-emploi.  Les jeunes chômeurs expriment leur mécontentement dans  des manifestations réprimées à coups de fusils.  Dès lors, il ne faut pas s’étonner de les voir faire  la queue pour rejoindre des milices comme celle de Muqtada Sadr.

L’actuel conflit a été déclenché  par la tentative maladroite d’arrêter le chef religieux  radical. Dans le passé, Muqtada Sadr - dont l’autorité  lui vient de son père, Mohammed Sadiq al-Sadr, assassiné  par Saddam Hussein en 1999 - ne jouissait que d’un soutien  très limité. Mais des signes montrent que ce soutien a  augmenté après que le juge irakien appointé par  les Etats-Unis a lancé un mandat d’arrêt contre lui.

Sadr en appelle aux millions d’irakiens qui n’ont  rien - aux pauvres, aux sans-abri, aux chômeurs. C’est  ce qui le rend si dangereux aux yeux des américains. Il semble  que la confrontation avec Sadr ait été provoquée  par Paul Bremer, le chef de l’Autorité provisoire de la  coalition, qui a fermé le journal de Sadr et arrêté  l’un de ses aides. Il est clair qu’il ne s’attendait  pas à une réaction aussi violente.

Le Général Mark Kimmit, directeur adjoint  des opérations militaires américaines en Irak, a déclaré   : « S’il veut calmer la situation, [Sadr] peut se rendre  à une station de police irakienne et faire face à la justice.   » De telles déclarations montrent qu’au moins, les  impérialistes ne manquent de sens de l’humour.

Sadr, qui contrôle trois villes du sud, n’est  naturellement pas pressé de se soumettre à la «  justice » américaine. Des jeunes gens en colère  et sans emploi ont gonflé les effectifs de sa milice à  hauteur d’environ 3000 hommes. Ces effectifs continueront de croître  du fait des combats actuels. Le secret de la force de ce mouvement consiste  dans le fait d’unifier des protestations sociales et nationales.

Le Général Mark Kimmitt répète  que l’armée américaine va arrêter Sadr et  que « la coalition et les forces de sécurité conduisent  des opérations destinées à détruire l’armée  de Mehdi. »

C’est plus facile à dire qu’à  faire. L’armée de Mehdi s’est révélée  beaucoup plus forte que prévu. On rapporte qu’elle contrôle  la plus grande partie de Nadjaf, où Sadr lui-même s’est  réfugié. Al-Sadr et ses supporters ne se rendront pas.  Ils se battront jusqu’à la mort. Ils combattent avec un  courage fanatique parce qu’ils croient passionnément à  la justesse de leur action. Peut-on en dire autant des soldats américains   ? C’est extrêmement douteux.

On avait dit aux soldats américains qu’ils  allaient en Irak pour libérer le peuple d’un gouvernement  tyrannique et haï. On leur assurait que la population les accueillerait  comme des héros. Dans certains cas - peu nombreux -  il en a effectivement été ainsi. Mais plus à présent.  Partout, les soldats de la coalition se heurtent à un mur de  haine et de suspicion. L’ensemble de la population leur est hostile.  Ils ne sont jamais et nulle part en sécurité. On imagine  quel peut en être l’effet sur leur moral.

Dans bon nombre de villes du sud, où les Chiites  forment la majorité de la population, la police et les unités  paramilitaires irakiennes - supposément sous les ordres  de la coalition - ont montré qu’elles n’étaient  pas prêtes à se battre contre les membres chiites de l’armée  de Mehdi. Si l’armée américaine utilise son immense  puissance de feu pour pénétrer dans Nadjaf à la  recherche de Sadr, cela sera vécu comme une répétition  de l’offensive de l’armée irakienne contre les grands  soulèvements chiites à Najaf et Kerbala, à la fin  de la première guerre du Golfe, en 1991.

Dans les premières heures du 4 avril, au cours  du plus important assaut américain depuis la guerre conventionnelle  de l’an passé, des douzaines de tanks et d’hélicoptères  d’assaut ont bombardé les immenses quartiers chiites de  Bagdad. Plus de 1000 soldats américains y ont fait incursion  et ont repris les bâtiments gouvernementaux et stations de police  qui étaient passés sous le contrôle de l’armée  de Mehdi. A Bagdad, au moins 50 Irakiens ont été tués  - contre au moins huit Américains au cours des trois jours  suivants. Ceci dit, la perte du soutien des Chiites aux Américains  compensera largement les succès militaires auxquels ils peuvent  parvenir.

Les limites de l’impérialisme américain

Il est clair que l’impérialisme américain  dispose d’un pouvoir colossal. Mais ce pouvoir n’est pas  illimité. En Irak, les occupants sont confrontés à  un soulèvement général des masses qu’ils  ne peuvent pas défaire, malgré leur énorme puissance  militaire. En privé, la clique de la Maison Blanche l’a  compris. A force, la réalité est parvenue à pénétrer  même les crânes épais de Bush et Rumsfeld, ce qui  a permis à un peu de lumière d’entrer enfin dans  ces lieux obscurs.

The Economist écrit : « En privé,  les officiels du département de la Défense ont cessé  de prétendre que la situation était sur le point de s’améliorer.  Cette semaine, le Pentagone a suspendu une rotation qui prévoyait  de ramener 24 000 soldats aux Etats-Unis, et le général  John Abizaid, chef du commandement central américain, a demandé  une augmentation du contingent dans la région. Ce sont là  encore les signes les plus clairs du fait que le Pentagone est inquiet  de la détérioration de la sécurité. Cela  va à l’encontre des déclarations insistantes de  Rumsfeld, selon lesquelles il n’y aurait pas besoin de davantage  de troupes. »

Le retardement du départ de certaines troupes  est un tournant de taille qui aura des effets très négatifs  sur la campagne électorale de Bush. Après tout, la Merveille  Texane a décidé, dans son infinie sagesse, de se présenter  aux élections sous les traits du Président de la Guerre.  Il tente de se présenter comme un homme solide guidant la nation  américaine vers des batailles victorieuses contre les Forces  Diaboliques. Cette image est désormais quelque peu ternie.

La décision de maintenir des troupes en Irak,  et même d’y envoyer des renforts, est une reconnaissance  tacite du sérieux de la situation. La répétition  constante de l’affirmation : « nous n’avons pas perdu  le contrôle de la situation », prouve indiscutablement qu’ils  ont effectivement perdu le contrôle de la situation, et que des  milliers de soldats supplémentaires seront requis.

Il y a déjà eu des plaintes contre le  fait que des troupes fatiguées et en état de choc sont  renvoyées sur la ligne de front alors qu’elles n’y  sont pas prêtes. Le mécontentement continuera de croître  parmi les soldats américains, ce qui tôt ou tard s’exprimera  par une tendance aux mutineries.

Les combats s’étendent

Les événements ont leur propre logique,  et, malgré les assurances de Rumsfeld, sont de plus en plus incontrôlables.  Il n’est plus correct de parler des conflits en Irak comme d’une  guérilla. Le mouvement s’est généralisé  et a changé de caractère. Ce à quoi nous assistons  n’est pas une guérilla mais un soulèvement de masse  du peuple contre un envahisseur étranger et détesté.  Et toute l’histoire montre qu’il est impossible de battre  un peuple entier, quel que soit le nombre de troupes, de tanks et d’hélicoptères  dont on dispose.

Une chose doit tout particulièrement inquiéter  Washington : le soulèvement n’est pas confiné à  la bande sunnite, et ce sont les Chiites - leurs alliés  supposés - qui forment l’axe central de la résistance.

Le Géneral Richard Myers, chef de l’état-major  interarmées, a dit que dans des villes comme Ramadi et Falloujah,  la principale opposition était constituée d’«  anciens soutiens du régime » - parmi lesquels il  inclue à la fois des supporter de l’ancien président  Sadam Hussein et des combattants étrangers fidèles à  Abu Musab al-Zarqawi, un terroriste jordanien soupçonné  de liens avec Al Qaeda.

Ces déclarations sont en elles-mêmes des  aveux d’échec. Avant l’invasion de l’Irak,  il n’y avait aucune présence d’Al Qaeda dans le pays.  Quoiqu’on pense du régime de Saddam, il s’agissait  d’un régime laïque hostile aux groupes islamistes  comme Al Qaeda. Les sentiments étaient réciproques. Par  leurs actions, les impérialistes américains ont ouvert  l’Irak aux membres d’Al Qaeda, qui tuent joyeusement des  soldats américains et préparent de nouvelles attaques  terroristes en Irak et dans d’autres pays.

Les alliés sous le feu des rebelles

Ainsi, les Etats-Unis se battent sur deux fronts :  contre les irakiens chiites et sunnites. Heureusement, ils ont des alliés,  auxquels ils vont demander de partager les joies des combats et de la  mort. Il se pourrait bien que cette idée ne soit pas très  populaire parmi les alliés en question. La plupart des troupes  alliées, dans les villes chiites, viennent de pays tels que la  Pologne, l’Ukraine, l’Espagne, la Bulgarie et l’Italie.Les  gouvernements de ces pays voulaient montrer leur loyauté à  l’égard des Etats-Unis, mais ne s’attendaient pas  à se trouver pris dans de sérieux combats. Tels des chacals,  ils comptaient attendre la fin des combats dans l’espoir de se  partager quelques os. Mais ce maigre repas va leur donner une sévère  indigestion.

Les combats ont touché toutes les parties des  forces de la coalition. Dans la ville sainte de Kerbala, des miliciens  d’Al Sadr se sont heurtés à des troupes polonaises,  et les forces ukrainiennes ont dû évacuer la ville de Kut,  au sud-ouest de Bagdad, au cours de combats avec l’armée  du chef religieux. Au moins 12 Irakiens sont morts et 20 blessés.

Ainsi, chaque pays impliqué en Irak sera affecté,  ce qui provoquera des crises politiques comme celle qui a secoué  l’Espagne jusque dans ses fondations. Ils vont payer un prix terrible  pour avoir si légèrement accepté les dictats de  Washington.

Un mouvement de libération nationale

Sous Saddam Hussein, la clique dirigeante - d’origine  sunnite, une communauté minoritaire - gouvernait avec une  main de fer, réprimant les aspirations des Chiites (60 % de la  population) et des Kurdes. En détruisant le pouvoir central,  l’invasion militaire a inévitablement fait émerger  de puissantes forces centrifuges qui ont leur propre logique.

C’est un fait établi que, pour atteindre  ses objectifs cyniques, l’impérialisme utilise les aspirations  des petites nations et les volontés d’auto-détermination.  Les petites nations et les minorités ne sont que la petite monnaie  de l’impérialisme. Un jour, il les mobilise pour affaiblir  un ennemi, et le jour suivant les abandonne à leur sort.

On a vu comment, en 1990, le père de Bush a  appelé les Irakiens chiites à se soulever contre Saddam  Hussein, puis les a laissé subir les terribles représailles  du régime. Au cours de l’invasion de l’année  dernière, les Américains ont à nouveau essayé  de se baser sur les Chiites et les Kurdes. Depuis, ils sont engagés  dans des intrigues avec différents groupes, c’est-à-dire  jouent au vieux jeu impérialiste : diviser pour régner.

La presse ne cesse de disserter sur le thème  des risques d’une guerre civile (entre Sunnites et Chiites). La  raison en est claire : cette « menace » sert à justifier  le maintien des troupes en Irak. Ils disent : « Si on se retire,  il y aura une guerre civile ! ». Mais ce qu’ils ne disent  pas, c’est qu’ils n’ont jamais cessé de jouer  les différents groupes nationaux et religieux les uns contre  les autres, de façon à accroître leur propre pouvoir  et à se présenter comme des arbitres.

Cependant, le soulèvement a dépassé  toutes les différences nationales et religieuses. Les rebelles  sunnites ont manifesté de la sympathie à l’égard  de la révolte des partisans d’Al-Sadr. Dans la ville sunnite  de Ramadi, des graffitis à la gloire du « courageux soulèvement   » des Irakiens chiites ont fait leur apparition sur les murs la  mosquée et des bâtiments gouvernementaux. Chiites et Sunnites  se sont spontanément unis dans la lutte contre un ennemi commun.

Il y a également eu des protestations pacifiques  en soutien à Al-Sadr dans les villes de Mosul et Rashad, au nord,  dans les régions kurdes. Il s’agit d’une authentique  lutte de libération nationale unissant tous les Irakiens : Sunnites,  Chiites et Kurdes. Le peuple irakien a fait preuve d’une maturité  politique considérable. Il a montré que, par delà  les différences nationales, linguistiques et religieuses, il  y a une consciencenationale irakienne. Celle-ci s’est forgée  pendant des générations. Par le passé, elle a infligé  une défaite au puissant impérialisme britannique, et elle  est capable aujourd’hui d’infliger une défaite à  l’impérialisme américain.

Nos informations sur Al-Sadr sont limitées.  Mais celui-ci ne semble pas correspondre à la description qu’en  font les médias occidentaux : celle d’une caricature de  fanatique religieux. En effet, il a fait preuve d’un degré  de compréhension politique qui n’a rien à voir avec  la démence d’Al Qaeda. Il a averti que l’Irak deviendrait  un « nouveau Vietnam » pour les Etats-Unis si le pouvoir  n’était pas transféré à des Irakiens  n’ayant aucune connexion avec les autorités de la coalition.

Par ailleurs, il est remarquable qu’il ait lancé  un appel au peuple américain - appel dans lequel il prend  bien soin de distinguer entre le gouvernement américainetle  peuple : « J’en appelle au peuple américain pour qu’il  se range du côté de son allié - le peuple  irakien, qui subit l’injustice des gouvernants américains  et de l’armée d’occupation - et pour qu’il  l’aide dans le transfert du pouvoir aux honnêtes irakiens.   » Ce n’est pas là le langage d’un stupide fanatisme.  Cela exprime correctement ce qui est nécessaire. L’occupation  de l’Irak doit finir, les troupes étrangères doivent  se retirer, et au lieu d’y maintenir par la force des armes un  gouvernement de marionnettes, les Etats-Unis doivent laisser les Irakiens  choisir eux-mêmes leurs gouvernants.

Cela n’est pas le socialisme, bien sûr.  Mais c’est une position qui devrait être soutenue par tous  les honnêtes démocrates. Ceci dit, les gens qui occupent  la Maison Blanche en ce moment n’ont que peu de rapport avec l’honnêteté  et la démocratie. Bush et sa clique sont déterminés  à poursuivre l’occupation et à écraser le  soulèvement dans le sang.

Bush et Kerry

Au bout d’un certain temps, l’actuel soulèvement  finira probablement par s’éteindre. Les combats ne peuvent  se poursuivre trop longtemps à un tel degré d’intensité.  Les Américains disposent d’une puissance de feu suffisante  pour parvenir à quelque chose qui ressemble approximativement  au contrôle de la situation. Mais tout le monde réalise  désormais qu’une ligne a été franchie et  qu’un changement fondamental s’est opéré.

Bien que les forces d’occupation puissent reconquérir  un certain contrôle de la situation, ils ne parviendront pas à  établir la moindre stabilité. Aucun des problèmes  fondamentaux ne peut être résolu. Par conséquent,  de nouveaux soulèvements et insurrections sont inévitables.  Tôt ou tard, les envahisseurs tireront la conclusion que l’occupation  de l’Irak leur coûte plus que ce qu’ils peuvent espérer  en tirer. A ce stade, la peu glorieuse aventure s’écroulera  entièrement. Ceci dit, ce n’est pas une perspective immédiate.  Après être monté sur le dos du tigre, les cavaliers  éprouvent beaucoup de difficulté à en descendre.

Malgré son immense puissance, la marge de manœuvre  de l’impérialisme américain est limitée par  la situation générale du monde. Il s’est embourbé  dans des aventures militaires en Irak et Afghanistan. La détérioration  de la situation en Irak est en train d’affecter l’opinion  publique américaine. Des sondages indiquent l’érosion  du soutien à la décision d’envahir l’Irak.  L’humeur des masses américaines est de plus en plus critique,  et la position de Bush toujours plus fragile.

Comme en Espagne, l’humeur de la population américaine  peut connaître de brusques changements provoquant de sérieux  bouleversements. Il y a déjà des signes d’insatisfaction  publique au sujet de la politique menée en Irak, bien que l’opinion  continue majoritairement à croire aux justifications de la guerre.  L’approbation de la façon dont Bush mène la guerre  en Irak est tombée à 40 %, contre 59 % en janvier. A 43   %, le taux d’approbation de l’ensemble de la politique de  Bush est le plus bas de toute sa législature. Et à peine  un tiers des Américains pensent qu’il a une idée  claire de ce qu’il faut faire en Irak.

La lutte politique de plus en plus féroce qui  se déroule aux Etats-Unis a poussé Colin Powell, le secrétaire  d’Etat américain, à faire une incursion dans la  politique intérieure. En réprimandant le sénateur  Edward Kennedy pour sa description de l’Irak comme le «  Vietnam de George W. Bush », le Général Powell a  souligné que le pays était en guerre et que le sénateur  du Massachusetts ferait bien d’être « plus prudent  et mesuré » dans ses commentaires. Cela montre que la Maison  Blanche commence à perdre son sang froid.

Certes, l’ampleur des pertes en Irak n’a  rien de comparable à ce qu’elle était au Vietnam.  Les Etats-Unis sont restés une décennie au Vietnam et  y ont perdu environ 50 000 soldats. La conquête et l’occupation  de l’Irak n’ont fait pour l’instant que 600 victimes  américaines. Ceci dit, étant donnés les changements  dans la situation mondiale et l’humeur qui se développe  dans la population américaine, les conséquences de l’occupation,  aux Etats-Unis, peuvent être aussi grandes que celles de la guerre  au Vietnam. Le malaise et les questionnements au sujet du système  capitaliste sont aujourd’hui beaucoup plus profonds que dans les  années 60, lorsque l’économie américaine  avançait.

Tous les plans soigneusement élaborés  sont désormais complètement chamboulés. Le week-end  dernier, Richard Lugar, président de la commission sénatoriale  des relations étrangères, est devenu le premier dirigeant  Républicain à suggérer publiquement que l’échéance  du 30 juin - pour le transfert de souveraineté -  n’était pas réaliste. Il a expliqué que les  forces de sécurité irakiennes ne seraient pas prêtes  d’ici là et que les plans de l’administration américaine  sur le rôle des Etats-Unis dans la période suivant le transfert  de souveraineté étaient vagues.

La détérioration de la situation en Irak  menace de miner les récents succès de campagne de Bush  contre John Kerry, l’homme quasiment assuré d’être  le candidat démocrate aux élections présidentielles  de novembre. Cependant, même si les Démocrates gagnent,  la politique étrangère des Etats-Unis ne changera probablement  pas beaucoup. Les Démocrates n’ont aucune stratégie  alternative et défendent fondamentalement les mêmes intérêts  de classe que Bush.

En octobre 2002, Kerry a voté pour la guerre.  Ces derniers mois, il critique de façon opportuniste la gestion  du conflit par Bush. Dans une récente émission de radio,  M. Kerry a accusé Bush d’avoir pour des raisons politiques  fixé au 30 juin la date du transfert de souveraineté.  « Il y a tellement de choses que l’on pourrait faire autrement  en Irak qu’il est difficile de dire par où commencer »,  a-t-il dit par ailleurs. Kerry explique à présent qu’il  faut davantage de troupes en Irak, alors que le Pentagone dit que les  commandants sur place n’ont pas demandé davantage de troupes.

Ainsi, que ce soit Bush ou Kerry qui siège à  la Maison Blanche ne fait aucune différence fondamentale. Le  nouveau Président devra s’efforcer d’utiliser l’ONU  pour couvrir l’occupation de l’Irak. Finalement, la question  sera réglée par la lutte du peuple irakien pour son autodétermination  et par le mouvement des masses aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, en  Espagne et dans les autres pays engagés en Irak.

Le rôle de l’ONU

Les impérialistes américains sont désormais  piégés en Irak. Ils ne peuvent se retirer, car alors ils  perdraient tout. Ils n’ont pas de base en Irak. L’idée  qu’ils vont transférer le pouvoir aux Irakiens est une  blague. Leurs collaborateurs sont isolés et détestés  de la population. La force de police irakienne que les Américains  ont formé s’est révélée inopérante  comme force de combat. C’est ce que les récents affrontements  ont cruellement révélé. The Economist  commente :

« L’une des caractéristiques frappantes  de ces conflits, c’est l’inaptitude de la nouvelle police  irakienne à s’opposer aux rebelles. Bien que ses effectifs  soient montés de 30 000 hommes jusqu’à 78 000 aujourd’hui,  ils ne font clairement pas le poids face à des miliciens déterminés  comme ceux de M. Sadr. A Bagdad, cette semaine, ils ont tout simplement  abandonné leurs stations. Ailleurs, certains ont changé  de camps. »

Les implications en sont claires : le gouvernement  fantoche, à Bagdad, ne tient que grâce aux baïonnettes  américaines. Si l’armée américaine se retirait,  il s’effondrerait comme un château de cartes. The Economist  conclut : « Les Etats-Unis ont fait à peu près tout  ce qu’ils pouvaient faire en Irak. Cela signifie qu’ils  n’auront que peu d’options si la qualité de vie des  Irakiens ne commence pas à s’améliorer. Et, pour  le moment, c’est le contraire qui se passe. »

En un mot, les impérialistes américains  ont de sérieuses difficultés en Irak. Dans la vie, lorsqu’on  est en difficulté, il arrive qu’on se souvienne d’amis  que l’on avait oubliés depuis longtemps. La même  chose vaut pour la guerre. Après avoir repoussé l’ONU  avec arrogance dans la période qui a précédé  l’invasion de l’Irak, George W. Bush se souvient à  nouveau, les larmes aux yeux, de cette splendide organisation.

Soudainement, on entend des appels pour un accroissement  de la présence militaire internationale en Irak. Après  les sanglants conflits de cette semaine, les Américains cherchent  avec angoisse une assistance. Rumsfeld a annoncé une réunion  de crise pour le week-end prochain entre Tony Blair, George Bush et  le secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan.

Messieurs Bush et Blair se sont souvenus de l’existence  du secrétaire général des Nations Unies peu de  temps après les élections législatives espagnoles,  dont on se souvient que le vainqueur, le nouveau Premier ministre socialiste  Zapatero, a menacé de retirer les troupes espagnoles d’Irak  si les Nations Unies ne prenaient pas la direction des opérations.  Nous prédisions alors qu’il allait s’en suivre de  nouvelles manœuvres au sein de l’ONU. Les voici. Il est temps  d’inviter M. Annan à dîner !

M. Blair va prochainement dîner, à New  York, avec M. Annan, pour discuter du rôle de l’ONU dans  le processus de transfert de souveraineté prévu pour la  fin du mois de juin. Le gouvernement britannique a dit que les discussions  couvriraient les questions de l’Irak, du processus de paix au  Moyen Orient, des armes de destruction massive et de la lutte contre  le terrorisme.

Nous espérons sincèrement que le dîner  sera du goût de M. Annan. Malheureusement, le dessert sera très  amer pour beaucoup de gens. Comme toujours, les impérialistes  utiliseront l’ONU comme une respectable couverture pour leurs  opérations de prédateurs. Le mouvement ouvrier doit s’opposer  à la présence de troupes étrangères en Irak,  sous le drapeau de l’ONU comme sous le drapeau américain.  Nous demandons à ce que toutes les troupes étrangères  se retirent du sol irakien. Pour l’auto-détermination des  Irakiens ! Le peuple irakien doit pouvoir décider de son futur  librement, sans interférence extérieure.

 

Ironisant sur la fragilité de la Restauration, en 1814, le Prince de Schwarzenberg a déclaré qu’on pouvait « tout faire avec des baïonnettes, excepté s’asseoir dessus. » Cet axiome s’applique parfaitement à la position dans laquelle se trouvent les stratèges du Pentagone en Irak. Bush, Rumsfeld, Powell, Wolfowitz, qui prétendaient que l’invasion de l’Irak serait « une promenade de santé », doivent aujourd’hui faire face à la dure réalité. Près de 8 mois après le déclenchement de l’invasion, il est évident pour tout le monde que les forces armées américaines et britanniques n’ont pu consolider leur emprise sur une seule région de l’Irak, que leur soldats ne sont en sécurité nulle part, et que, loin de s’améliorer, la situation se dégrade de jour en jour. L’impérialisme américain n’est pas parvenu à maîtriser l’Irak et il n’y parviendra jamais. Frayer son chemin de ville en ville à l’aide de chasseurs-bombardiers, d’artillerie lourde, de colonnes de chars et de troupes de choc est une chose. Affirmer son autorité sur un peuple en est une autre. Pour cela, les « baïonnettes » sont en effet totalement insuffisantes.

Le contexte international de la guerre en Irak signifie qu’à terme, ses répercussions politiques et économiques risquent d’être autrement plus graves, aux Etats-Unis comme à l’échelle mondiale, que ne l’étaient celles de la guerre du Vietnam. Celle-ci s’est déroulée pendant une période de très forte expansion de l’économie mondiale et du commerce international. Ce facteur, conjugué avec l’existence de l’URSS, qui freinait les ambitions du camp impérialiste, conférait une certaine stabilité aux relations sociales à l’intérieur de chaque pays, ainsi qu’aux relations entre les grandes puissances. Cette stabilité est à relativiser, bien sûr : il y a eu les événements révolutionnaires en France et ailleurs, en 1968, ou encore des guerres en Algérie, en Corée et au Vietnam. Néanmoins, la stagnation actuelle de la production mondiale, la permanence du chômage de masse, la baisse sensible du niveau de vie sur tous les continents, la multiplication de guerres, y compris sur le continent européen, et les crises à répétition au sein de l’OTAN et de l’ONU, font de notre époque la plus trouble et la plus instable depuis la deuxième guerre mondiale.

Le monde n’a jamais connu une époque où tant de moyens économiques et militaires se trouvaient concentré entre les mains d’un seul pays. Et pourtant, la guerre en Irak démontre que les limites de la puissance américaine sont aujourd’hui atteintes.

La guerre ne s’est pas déroulée selon les prévisions des stratèges du Pentagone. Pendant la première phase de la guerre, l’administration américaine espérait pouvoir provoquer une scission au sommet de l’Etat irakien. Ce n’est pas par hasard que les premières frappes américaines concernaient quasi-exclusivement des palais présidentiels et d’autres symboles du régime. Le Pentagone voulait sans doute signifier à l’Etat-major irakien qu’il se contenterait de l’élimination de Saddam Hussein. Il espérait ainsi provoquer un coup d’Etat anti-Saddam, dont les auteurs auraient ensuite accepté de collaborer avec les Américains. Cette stratégie n’a pas porté ses fruits. Pendant que les colonnes américaines se dirigeaient vers Bagdad, Saddam Hussein et l’ensemble du haut commandement de l’armée irakienne ont pris la fuite, abandonnant à leur sort les soldats mal équipés et désorganisés. L’appareil d’Etat irakien s’est complètement effondré. En conséquence, contrairement à ce qu’ils attendaient et espéraient, les généraux américains ne disposent d’aucune administration irakienne susceptible de servir de « tampon » entre les armées étrangères et la société irakienne.

Le « conseil gouvernemental » installé à Bagdad est un gouvernement fantoche, composé exclusivement de traîtres et d’arrivistes triés sur le volet par les autorités militaires américaines. Il n’a ni budget, ni pouvoir décisionnel, ni la moindre crédibilité aux yeux de la population. Cet arrangement ne fait que souligner l’absence totale d’une quelconque base sociale pour appuyer les armées d’occupation. On dit souvent que les Etats-Unis occupent la place qu’occupait l’impérialisme britannique dans le passé. Si la Grande-Bretagne a conquis l’Inde, peut-on demander, pourquoi les Etats-Unis ne parviendraient-ils pas à maîtriser l’Irak ? Parce que la société irakienne n’a rien à voir avec l’Inde du milieu du XVIIIe siècle. La Grande-Bretagne a conquis l’Inde, dans le contexte d’une désintégration de l’Empire Moghul, avec, essentiellement, des troupes indiennes dépourvues de conscience nationale. A l’inverse, le « proconsul » Paul Bremer ne dispose pas d’un seul régiment d’infanterie ou d’un seul corps de police irakiens dont la fiabilité soit solide et éprouvée. En même temps, le nombre de soldats dont dispose la coalition est bien inférieur à ce qu’il faudrait pour encadrer la population irakienne, et ce d’autant plus que l’immense majorité de celle-ci est hostile à l’occupation. L’Irak est un pays de 438 000 km², avec une population totale qui s’élève à près de 25 millions de personnes. Bagdad est une ville de 3 millions d’habitants, Mossoul de 600 000 habitants, Bassora de 700 000. Il est de toute évidence totalement impossible pour une force d’occupation étrangère, fut-ce de deux ou trois fois sa taille actuelle, de « tenir » un pays d’une telle importance. Isolées et détestées par le peuple irakien, il ne reste aux autorités américaines et britanniques, pour tenter de s’imposer, que l’intimidation et la terreur.

Dans le « triangle sunnite », la répression a été particulièrement féroce. Dans les quartiers des villes, comme dans les villages, des opérations nocturnes de « nettoyage », appuyées par des hélicoptères de combat et des bombardements aériens, sèment la terreur. Les portes des foyers sont défoncées, les habitants « neutralisés », des maisons et des bâtiments publics détruits. La « logique » des telles opérations, qui laissent dans leurs sillons un nombre considérable de morts, ainsi que des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants gravement blessés ou mutilés, a été clairement énoncée par le commandant Josslyn Aberle au lendemain de l’attaque lancée par des escadrons de F-16 contre des quartiers populaires de Tikrit dans la nuit du 7 au 8 novembre dernier : « Cette opération est une démonstration de force. Elle a montré aux habitants de Tikrit que nous avons des dents et des griffes et que nous savons nous en servir. » Ordonné après la destruction d’un hélicoptère américain dans le secteur, le raid se voulait « punitif », comme le sont les raids aériens à répétition menés contre la ville de Falloujah. De telles actions ne feront qu’alimenter la haine envers les envahisseurs et renforcer la résistance armée.

Dans le sud de l’Irak, le nombre de victimes parmi les soldats britanniques est moins important que chez les Américains au centre et au nord, notamment parce que l’armée britannique ne dispose ni des effectifs, ni de l’armement nécessaires aux opérations de grande envergure. A Bassora, comme dans toutes les villes irakiennes, des manifestations ont lieu quotidiennement contre l’occupation et ses conséquences dramatiques. Le taux de chômage est estimé à 60% de la population active. Il n’y a ni eau ni électricité. La malnutrition et la dysenterie se généralisent. La population est excédée par les rafles, les exactions, le bouclage des quartiers et les contrôles incessants. Elle n’en peut plus de la misère, de la paralysie de l’économie et de la déchéance sociale. Bush a prétendu « libérer » l’ensemble des Irakiens. Il prétendait vouloir « émanciper » les Chiites de la domination sunnite et défendre les droits des Kurdes. A tous, il a apporté la mort, la répression et la ruine. La population se trouve sous la férule d’une dictature militaire étrangère. Les Etats-Unis ne peuvent pas gagner cette guerre. En réalité, ils sont déjà en train de la perdre.

Les armées d’occupation sont trop faibles pour accomplir leur mission, tout en étant extrêmement coûteuses à maintenir sur place. Actuellement, 135 000 soldats américains sont en Irak, auxquels il faut ajouter les quelques 25 000 qui sont stationnés dans la région pour des missions liées aux opérations en Irak. L’Etat-major ne dispose pas d’un nombre de soldats suffisant pour régulièrement remplacer les contingents sur place.

L’administration américaine a proféré des menaces contre la Syrie et contre l’Iran. Mais le niveau de son engagement militaire en Irak lui interdit de mener des opérations significatives contre d’autres pays. Il en va de même concernant la Corée du Nord et le Venezuela. Bush a fait pression sur ses « alliés » pour qu’ils fournissent des troupes, mais aucun pays n’a proposé des renforts significatifs. Au début, par crainte de nuire aux relations déjà tendues entre le commandement américain et les milices kurdes, l’administration américaine ne voulait pas de soldats turcs en Irak. Mais elle a changé d’avis, faute de solution alternative. Cependant, devant l’hostilité de l’écrasante majorité de la population turque à une intervention militaire en Irak, Ankara a fini par y renoncer. Etant donnée la pénurie des forces régulières, Bush a dû faire appel à des « réservistes », lesquels n’imaginaient pas, en s’engageant, devoir se retrouver impliqués dans une guerre à l’autre bout du monde. La garde nationale a également été mobilisée. Enfin, face à la dégradation de la situation militaire sur le terrain, les Marines, qui avaient été remplacés par l’infanterie régulière - les « GI’s » - au mois de mai, sont en train d’être renvoyés en Irak. C’est là un signe tangible du fait que, derrière l’arrogance affichée par Bush et ses acolytes, ceux-ci commencent à prendre conscience de la gravité de la situation sur le terrain. Les personnels de ONU, de la Croix Rouge et des missions diplomatiques ferment leurs locaux et quittent le pays, exactement comme à la veille de l’invasion du 23 mars 2003. Loin d’être terminée, la guerre en Irak continue et gagne en ampleur avec chaque jour qui passe.

Bush a obtenu du Congrès une rallonge de 87 milliards de dollars. Cette somme colossale est venue s’ajouter aux 400 milliards de dollars du déficit budgétaire de l’Etat américain. De même que les ressources militaires des Etats-Unis ont des limites, les moyens financiers dont ils disposent ne sont pas extensibles ad infinitum. Dans le passé, les déficits publics et l’endettement massif des entreprises et des ménages américains trouvaient contrepartie dans les capitaux importés de l’étranger. Ceux-ci permettaient, en effet, de maintenir le dollar à des niveaux élevés sur les marchés financiers, malgré l’importance de la dette intérieure et du déficit du commerce extérieur. Cependant, au cours de ces dernières années, le ralentissement de l’économie américaine, la baisse considérable des taux de profit, la chute de la Bourse et l’incertitude croissante de la part des investisseurs quant à la solidité à long terme du dollar ont fini par miner la confiance des capitalistes étrangers. En 2001, les investissements étrangers directs aux Etats-Unis ont chuté de 50% et de 80% en 2002 ! Ce sont les banques centrales qui ont pris le relais, c’est-à-dire qui ont acheté des dollars pour éviter l’effondrement des cours sur les marchés financiers. La baisse du dollar par rapport à l’euro s’effectue à l’avantage l’industrie américaine en rendant plus compétitives ses exportations. C’est une forme de protectionnisme qui permet de mieux pénétrer des marchés étrangers aux détriment des puissances européennes, tout en freinant les exportations européennes vers les Etats-Unis. Cependant, si l’écart entre le dollar et l’euro devait s’accroître au-delà d’une certaine limite, les banques centrales prendront peur. Les premières à vouloir sauver leur mise créeront une réaction en chaîne. Dans les conditions actuelles, une crise du dollar signifierait rien moins qu’une crise monétaire mondiale. Les réticences du Congrès américain au sujet des 87 milliards de dollars demandés par Bush traduisent la crainte, y compris chez les républicains, que le coût de la guerre en Irak puisse précipiter une chute catastrophique de la monnaie américaine. Les arguments qui l’ont emporté sur cette crainte sont la nécessité d’une dernière « grande poussée » pour stabiliser la situation en Irak, et surtout la reconnaissance tacite que, sans crédits supplémentaires, l’occupation militaire de l’Irak finirait inévitablement en fiasco.

Dans un tel contexte, le problème qui se pose sur le terrain n’est pas seulement une question d’effectifs ou d’équipements militaires. Le problème du moral des soldats américains est une véritable bombe à retardement qui ne manquera pas d’exploser si les forces d’occupation ne parviennent pas à prendre rapidement le dessus, ce qui nous paraît totalement exclu. Rappelons que la défaite des Etats-Unis au Vietnam s’explique en partie seulement par l’ampleur de la résistance populaire et militaire à l’invasion sur place. La défaite était aussi et surtout la conséquence de l’émergence d’une opposition massive à la guerre de la part des travailleurs et de la jeunesse aux Etats-Unis. En outre, les soldats américains au Vietnam se révoltaient contre le commandement. Dans de nombreuses unités, la mutinerie a mené au massacre des officiers. Cependant, au Vietnam, la rébellion a mis des années à mûrir, alors qu’en Irak, tout semble indiquer que l’armée américaine, après tout juste quelques mois d’occupation, est déjà en train de craquer.

A part les Irakiens eux-mêmes, personne ne voit mieux l’écart entre la réalité de la guerre et sa présentation médiatique que le soldat américain ou britannique sur place. Petit à petit, par le biais d’un nombre déjà considérable de témoignages de la part de militaires directement impliqués dans les combats, la vérité commence émerger. En recoupant ces témoignages, pour la plupart livrés à des journalistes sous couvert d’anonymat, le tableau d’ensemble qui se dégage fait froid dans le dos. Ils indiquent que l’intensité des combats est bien plus forte et le nombre de morts du côté américain bien plus important que ne le laissent croire la presse et la télévision. Ils démontrent aussi que le soldat américain a beau avoir subi un intensif lavage de cerveau et été entraîné de manière à le rendre insensible aux souffrances de son adversaire, il n’en demeure pas moins un travailleur en uniforme, capable de réfléchir et de tirer des conclusions sur la base de son expérience - y compris des conclusions aux implications révolutionnaires.

Nous publions, en annexe de cet article, des témoignages qui décrivent d’une manière dramatique l’horreur indicible que vivent les Irakiens du fait de la guerre et de l’occupation, sans oublier l’héritage catastrophique des 12 ans d’embargo imposés par l’ONU et qui, d’après les estimations de l’UNICEF, auraient causé la mort d’au moins 500 000 enfants de moins de 5 ans et d’environ 1 200 000 personnes au total. Lorsque la population américaine prendra conscience du véritable nombre de victimes américaines et de la réalité en général des opérations menées sur le terrain, l’opposition à la guerre s’accroîtra énormément aux Etats-Unis. De nombreux sondages ont été publiés, donnant, selon les sources, des résultats différents. Cependant, ce qui est commun à tous les sondages sans exception, c’est que l’opposition à la guerre grandit déjà avec chaque mois qui passe.

Le désastre économique et social en Irak touche l’ensemble des pays aux alentours, et les répercussions de la guerre ont contribué à déstabiliser davantage tous les régimes de la région. En Egypte et en Jordanie, l’impact de la guerre a été particulièrement fort. Dans ces deux pays, le chômage augmente en flèche. Les recettes de l’industrie touristique jordanienne, qui représentait 22 % du PIB en 2001, ont chuté d’environ 30%. En Egypte, la chute de ce secteur est de 50%. En dehors du tourisme, la dépression de l’activité économique à travers la région est en train de créer une situation sociale véritablement explosive. Alors que l’un des objectifs déclarés de Bush était d’apporter au Moyen Orient « prospérité et stabilité », l’invasion de l’Irak a eu au contraire pour conséquence de plonger la région toute entière dans l’abîme.

L’instabilité croissante du régime saoudien était l’une des raisons majeures qui ont poussé les Etats-Unis à envahir l’Irak. Depuis de nombreuses années, la monarchie saoudienne est toujours plus vivement contestée. Le niveau de vie de la vaste majorité de la population se dégrade. Des émeutes et des manifestations ont éclaté à Riyad et dans d’autres villes. La jeunesse et les travailleurs reprochent au régime le gaspillage des revenus pétroliers, son incapacité à développer l’économie, l’absence de droits démocratiques les plus élémentaires et sa collaboration avec l’impérialisme américain. La présence des bases militaires américaines sur le sol saoudien cristallisait l’opposition au régime. Des mutineries ont éclatées au sein de l’armée, notamment dans le sud du royaume. Devant la possibilité d’une chute imminente du régime, le gouvernement américain devait absolument mettre la main sur les ressources pétrolières de l’Irak, dont les réserves sont évaluées à 112 milliards de barils, et trouver des sites alternatifs pour implanter des bases militaires. Au lendemain de la chute de Bagdad, le Pentagone a annoncé la fermeture de ses bases en Arabie Saoudite afin de renforcer la position du régime. Cependant, les répercussions de la guerre et du ralentissement de l’économie mondiale en général sont telles que le régime est aujourd’hui plus menacé que jamais.

Chirac s’est opposé à l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis. Il comprenait que l’occupation de l’Irak par l’armée américaine rendrait caducs les accords préliminaires signés avec la dictature au sujet de l’accès prioritaire de la France aux réserves pétrolières irakiennes dans l’éventualité d’une levée de l’embargo. Il comprenait aussi qu’une victoire des Etats-Unis réduirait l’impérialisme français au rôle de spectateur impuissant dans les affaires du Moyen Orient. Sa démarche n’avait rien à voir avec une quelconque « vision pacifiste » du monde. Chirac et les représentants du capitalisme français poursuivent les mêmes objectifs que leur rivaux américains, mais avec des moyens économiques et militaires considérablement moindres. Les dépenses militaires de la France ne représentent que 7% de celles des Etats-Unis. Même si la France avait accepté de participer à l’invasion, elle n’aurait pratiquement rien reçu en échange, puisque la mise à l’écart des compagnies pétrolières françaises figurait sur la liste des objectifs des Etats-Unis.

Aujourd’hui, Chirac réclame à corps et à cri un plus grand rôle pour l’ONU. Mais ce qui l’intéresse réellement, c’est un plus grand rôle pour l’impérialisme français. Il réclame aussi le transfert du pouvoir « aux autorités irakiennes », auprès desquelles, pense-t-il, les défenseurs des intérêts français trouveraient une oreille plus attentive que celle de Paul Bremer. Dans la mesure où Bush se donne la peine de lire les messages de Chirac, il lui répond à peu de choses près dans les termes suivants : « Vous voulez un rôle en Irak ? Envoyez donc des troupes et de l’argent ! » La réponse ne peut qu’irriter l’occupant de l’Elysée, puisqu’il sait pertinemment, tout comme Bush, que la France a très peu de troupes et un énorme déficit budgétaire. En conséquence, l’impérialisme français n’aura pas de « rôle » en Irak. Il n’aura pas d’accès aux réserves pétrolières sur place et n’aura pas son mot à dire sur le déroulement des opérations sur le terrain.

Il est très difficile de prévoir le déroulement futur de la guerre en Irak. Les Etats-Unis ne peuvent pas lâcher prise. Les enjeux stratégiques et économiques sont trop importants. L’administration américaine souhaiterait retirer ses troupes, mais elle ne le peut pas. Avant de partir, ou même de pouvoir considérer une réduction significative de sa présence militaire, elle a absolument besoin de mettre sur pied un gouvernement stable et disposant d’une importante armée irakienne au service des intérêts américains. Mais ceci est totalement hors de question. C’est pourquoi les « suggestions » farfelues de Chirac sont traitées avec autant de mépris par la Maison Blanche. Mais en même temps, l’ampleur grandissante de la résistance irakienne, le problème du nombre et du moral des soldats de la coalition, le problème financier et la menace qu’il fait planer sur la stabilité du dollar, tout cela fait que la poursuite de la guerre risque d’entraîner les Etats-Unis et le monde entier dans une crise économique, sociale et politique majeure.

Encore une fois, la perspective qui se dessine en Irak est celle d’une guerre longue et coûteuse que les armées de la coalition ne peuvent en aucun cas gagner. Les tâches qui s’imposent aux travailleurs irakiens sont fondamentalement les mêmes que celles des travailleurs des autres pays de la région. Seule une fédération socialiste du Moyen Orient peut mettre fin à l’exploitation capitaliste dans la région et permettre l’utilisation de ses richesses dans l’intérêt des peuples. En toute probabilité, à un certain stade, face à la dévastation économique et à l’oppression nationale, un soulèvement de masse du peuple irakien se produira contre les forces d’occupation. Cet événement créera une opportunité exceptionnelle pour transformer la société irakienne de fond en comble et pour la reconstruire sur des bases socialistes. Il revient aux travailleurs et à la jeunesse d’Irak de se préparer à saisir cette opportunité. Ils doivent désormais entreprendre la construction des organisations représentatives des travailleurs et d’un parti authentiquement révolutionnaire capables de porter un coup décisif aux intérêts des puissances impérialistes, de chasser leurs armées et d’établir un régime socialiste, dans lequel l’économie sera gérée démocratiquement et le destin des Irakiens ne dépendra ni de dictateurs arbitraires, ni de mollahs avides de pouvoir, ni de capitalistes parasitaires, mais seulement de leur propre volonté collective.

Annexe

Des soldats américains : « Ramenez-nous maintenant ! On meurt pour le pétrole et l’avarice des grands capitalistes ! »

Le journaliste Jay Shaft est l’un de ceux qui ont pu interviewer des soldats américains. En acceptant de parler, les militaires en question ont pris de sérieux risques. Un soldat qui critique publiquement la politique du gouvernement américain en Irak peut écoper jusqu’à 20 ans de prison. Jay Shaft a interrogé, entre autres, un militaire haut gradé revenu d’Irak et qui a 20 ans carrière. Voici quelques extraits de l’interview :

J. S : Comment allez-vous aujourd’hui ? J’espère que vous vous êtes reposé un peu.

- Je n’arrive pas à dormir. Et quand j’y arrive, je fais des cauchemars terribles. Je dors tout au plus une heure par nuit. L’Irak est l’endroit le plus horrible où je sois allé. Le plus dur était de quitter les hommes que j’avais à diriger et à garder en vie.

J. S : Est-ce que vous avez vu beaucoup de vos hommes mourir ? Et comment cela vous a-t-il affecté ?

- Comment diable pensez-vous que cela m’ait affecté ? J’ai vu mourir plus d’une trentaine des hommes que j’avais le devoir de protéger. Et au moins une centaine d’hommes, dont je suis sans nouvelles depuis, ont été blessés.

J. S : C’est donc vraiment aussi grave que ce que racontent les soldats qui sont de retour ?

- Bien sûr que c’est aussi grave que ce qu’en disent les soldats ! C’est comme un voyage en enfer, un voyage dont on ne sait si on reviendra un jour. C’est un casse-tête permanent pour savoir d’où la guérilla va frapper, comment calmer les civils, et aussi comment trouver assez d’eau et de nourriture. La presse et la télévision n’expliquent pas aux Américains ce qui nous arrive quand nos convois d’approvisionnement sont bloqués. On a dû donner nos chaussettes et nos sous-vêtements à des Irakiens en échange d’un peu d’eau et de nourriture. [...] Plusieurs de nos hommes ont failli mourir de déshydratation.Retour ligne automatique
Je pourrais continuer à râler à propos du manque d’eau et de nourriture, mais ce que je veux surtout faire comprendre aux gens, c’est la gravité des attaques contre les forces de la coalition. Pendant les deux dernières semaines où j’étais sur place, nous avons été attaqués une vingtaine de fois par jour, si on tient compte des tirs isolés et des attaques intempestives. Dans notre unité, 5 soldats étaient blessés et un tué toutes les 24 heures.

J. S : Vous connaissiez les hommes qui ont été tués ?

- Quelle question stupide ! Vous connaissez mon rang. Bien sûr que je les connaissais. J’étais l’officier le plus haut gradé de notre unité. Je connaissais personnellement la plupart des morts, et, pour beaucoup d’entre eux, je leur ai tenu la main pendant qu’ils agonisaient. Allez me demander pourquoi je fais des cauchemars ! L’un des hommes me disais qu’il voulait juste voir sa petite fille, qui était née trois jours après le début de la guerre. Il est mort dans le sable en me tenant la main. Vous allez me dire que c’est juste, ça ? Où était George W. Bush quand ce gosse tentait de respirer et crachait son sang sur un sol étranger ? [....] Ce trou de cul a déserté quand il était à l’armée, et maintenant il a le culot de nous envoyer dans deux guerres différentes qui vont durer pendant des années. Je ne crois pas qu’il devrait être le président des Etats-Unis. C’est un idiot complet contrôlé par des fous qui ne s’intéressent qu’aux profits et au pétrole. [...]

La première chose que je voudrais dire à Bush, à Cheney, à Rumsfeld et au Congrès, c’est un grand merci pour cette bonne tranche qu’ils ont enlevée aux allocations des Anciens Combattants juste après le début de la guerre. Après des années de service, je n’ai plus le droit à un suivi médical et psychologique, comme dans le passé. Je pensais que j’avais droit à ces avantages parce que je risquais ma vie pour mon pays. A présent, mes allocations ont été réduites d’environ 60%, et si je veux un suivi psychologique individuel, il faut que je le paie de ma poche. Qu’est-ce qui arrive lorsque quelqu’un, comme moi, a subi le stress et la fatigue de la guerre, et n’a plus accès à un suivi psychologique ? Je vais vous dire ce qui arrive. Il se tuera, et peut-être en tuera d’autres avant de se donner la mort. [...] C’est une insulte à l’égard des soldats qui se sont battus pour le pays et qui sont peut-être abîmés physiquement, que de les priver de suivi psychologique. L’aide médical, les allocations scolaires, la formation continue, le traitement des troubles psychologiques et de l’alcoolisme : tout a été réduit au strict minimum. Et dans les quelques services qui restent, les listes d’attente s’étaleront sur des années. Bush nous a baisé pendant qu’on était en Irak. On s’en est rendu compte au terme de plusieurs semaines de durs combats. J’ai l’ai lu dans Stars and Stripes. Je croyais que c’était une plaisanterie. Je n’arrivais pas à croire que le Congrès et le gouvernement nous feraient cela pendant qu’on était en train de se battre et de mourir.Retour ligne automatique
Je veux aussi vous parler de quelques uns des enfants irakiens qui ont été tués sans raison. Peut-être que cela va aider à réveiller les gens qui ne veulent pas voir ce qui est en train de se passer ici. Je peux vous dire que je n’oublierai jamais les hurlements des enfants blessés ou qui ont vu mourir leurs parents, ou encore des parents qui ont perdu leurs enfants. Les Irakiens, comme la plupart des musulmans, ont une manière très vocale d’exprimer leur douleur devant la mort. On ne peut pas ignorer une mère ou un père qui crient leur douleur après la mort d’un enfant. Ils ne crient comme ça que devant la mort. Parfois, après un bombardement aérien ou une attaque à l’artillerie lourde, on pouvait entendre des centaines de personnes qui criaient et pleuraient. [...] J’ai vu beaucoup de petits enfants qui rodaient en groupes de trois ou quatre, souvent dirigés par un adolescent, parce que leurs parents étaient morts.

Enfin, je veux vous parler du largage de bombes à fragmentation dont nous avons été témoins, et qui a tué tout un groupe d’enfants. Ils semblaient avoir déjà perdu leurs parents et chercher de quoi manger dans les débris d’un convoi irakien qui se trouvait sur notre chemin. Quand les enfants étaient à une distance de six cents mètres, on nous a informé que la zone allait être frappé par des bombes à fragmentation et que nous devions nous éloigner. Nous avons pris contact par radio et demandé l’annulation du raid, mais on nous a dit qu’il était trop tard pour l’annuler. Nous avons vu les corps déchiquetés voler en éclats au moment de la frappe. C’était horrible mais nous ne pouvions rien faire, sauf regarder et hurler dans la radio sur ce foutu pilote qui larguait les bombes. Après le raid, nous sommes allés voir s’il y avait des survivants, mais nous n’avons trouvé que des petits morceaux d’enfants, et, ici et là, un bras ou une jambe encore reconnaissables. [...]

C’est comme au début de la guerre du Vietnam. J’avais douze ans quand mon père est rentré de la guerre ; je n’oublierai jamais la douleur qu’il a traîné jusqu’à la fin de sa vie. Je suppose que je ressens maintenant la même chose. Je ne pensais pas que j’allais vivre quelque chose de semblable à la guerre du Vietnam. Maintenant je comprends ce que mon père a vécu. Si je pouvais revenir plusieurs mois en arrière, je me déclarerais objecteur de conscience. Mais c’est trop tard pour ça maintenant. De toute façon, je n’y retournerai pas, même si je dois finir dans [la prison de] Leavenworth. Je ne comprenais pas jusqu’à aujourd’hui comment on pouvait être objecteur de conscience.

J’aimerais seulement que plus de gens se lèvent pour dire à Bush et au Pentagone qu’ils ne se battront plus pour le pétrole. On ne devrait pas avoir à mourir pour les profits et l’enrichissement de ces salopards.

J. S : Merci d’avoir pris le risque de me parler. Je sais que d’autres soldats vous remercieront d’en avoir eu le courage.

- Ce n’est pas une question de courage, mais de devoir. Cette guerre est en train de tuer les hommes et les femmes des classes moyenne et ouvrière qui ont rejoint l’armée dans l’espoir d’un avenir meilleur. On ne voit pas les enfants des riches ou le fils d’un Sénateur aller mourir en Irak. Là-bas, ce sont de pauvres gens qui meurent ou qui sont mutilés. Les dirigeants en place ne cherchent qu’à protéger les intérêts de Cheney, de Halliburton et d’autres gros bonnets du genre, qui amassent des fortunes pendant que coule le sang de nos soldats.

J. S : Voulez-vous dire autre chose au peuple américain ?

- Oui ! Amérique, réveille-toi ! Vos fils et vos filles meurent pour rien ! Cette guerre n’a rien à voir avec la liberté ou la lutte contre le terrorisme. Ramenez-nous maintenant ! On meurt pour le pétrole et l’avarice des capitalistes !

Concernant le nombre de morts parmi les troupes américaines, Jay Shaft pose la question suivante à un autre soldat :

J. S : Combien d’hommes avez-vous perdu en Irak et combien de vos blessés ont été évacués ? Par ailleurs, avez-vous eu des nouvelles des blessés transportés vers l’Allemagne ou vers un navire-hôpital ? Si je vous pose cette question, c’est parce qu’il paraît que si un soldat meurt en dehors de l’Irak, il n’est pas compté comme mort au combat. J’ai entendu dire que, de cette façon, on réduit le nombre de morts déclarés et qu’on fait silence sur ceux qui meurent après évacuation.

- Mon Dieu ! Vous savez poser les questions qui font mal, n’est-ce pas ? Si je ne savais pas que vous faites ça pour exposer la vérité et pour nous faire rapatrier, je vous botterais le cul ! Nous en avons perdu tellement que je ne les comptais plus. Je ne voulais plus y penser, sauf quand je devais faire des rapports d’effectifs. On a perdu plus de 300 hommes, tués sur le coup ou victimes de blessures graves. Et ce ne sont que ceux dont je suis personnellement informé. Des fois, quand j’étais en mission, on perdait des hommes dans un autre groupe, et les rapports étaient déjà rédigés avant mon retour. »

En effet, au moins 1400 blessés graves ont été transportés en Allemagne et aux Etats-Unis, et des centaines d’autres vers des navires hospitaliers. Très peu de décès ont été signifiés parmi ces blessés. Compte tenu du nombre important de témoignages évoquant un nombre de morts très élevé dans les différentes unités de l’armée, il ne fait guère de doute que les gouvernements de Bush et de Blair mentent au sujet du nombre de morts, comme ils ont menti au sujet des armes de destruction massive. Le militaire cité en dernier a lui aussi tiré des conclusions sur les intérêts de classe qui se cachent derrière la soi-disant guerre contre le terrorisme.

Je sais que c’est censé être notre devoir de nous battre pour notre pays, et même de mourir pour lui si nécessaire. Mais cette guerre, c’est de la merde. Une poignée de copains à Bush, et même Bush en personne, s’enrichissent sur notre dos, pendant que nous nous faisons blesser et tuer. [...] Les Irakiens ne sont ni plus en sécurité, ni plus libres sous la domination des Etats-Unis. Le peuple irakien nous déteste et veut se débarrasser de nous. [...] A chaque fois que j’entends Bush, Rumsfeld ou Paul Bremer parler des progrès que nous faisons, je pense à tous ces enfants irakiens affamés. Ils se jetaient sur nos convois d’approvisionnement et sur les colis alimentaires. L’Irak va à vau-l’eau et les petits enfants crèvent de faim ou des blessures infligées lors des combats. Il n’y a pas assez de médicaments, pas assez d’antibiotiques pour empêcher la gangrène ou pour arrêter les diarrhées qu’ils attrapent en buvant de l’eau sale. La plupart des gens boivent de l’eau polluée par des excréments ou des détritus. Après tous ces mois, les stations de pompage et les canalisations ne sont toujours pas réparées. J’ai vu tous les jours des enfants, maigres comme des clous, mourir de dysenterie. [...]

Chaque fois que l’un d’entre nous meurt, notre pays tout entier devrait être dans la rue pour manifester et protester. Voilà quelque chose que les Irakiens savent très bien faire. Quand on tue l’un des leurs, ils sortent par milliers et nous font très bien comprendre leur colère. Voilà ce que les Américains devraient faire, eux aussi. A chaque fois que le Pentagone fait tuer l’un des nôtres, il faut qu’ils descendent dans la rue pour manifester. S’ils faisaient ainsi, ils forceraient peut-être les trous de cul comme Rumsfeld à réfléchir avant de nous envoyer à la mort. On continuera à se faire tirer comme des lapins jusqu’à ce que le peuple américain déclare " Plus un soldat ne doit mourir ! "