Equateur

Le 9 janvier dernier, les journaux télévisés du monde entier ont diffusé des scènes d’une violence inouïe en Equateur. Elles se déroulaient principalement dans la ville de Guayaquil, mais aussi à Quito, la capitale. Cette crise sans précédent a été déclenchée le 7 janvier par l’évasion de Fito Macías, le chef du gang criminel « Los Choneros ». Le lendemain, le président Daniel Noboa proclamait l’état d’urgence et ordonnait à l’armée d’entrer dans les prisons pour y « rétablir l’ordre ».

En représailles, les gangs ont lancé une série d’offensives dans tout le pays : prises d’otages à l’université de Guayaquil, barrages routiers et attaque d’un plateau de télévision en plein direct. Dans la soirée du 9 janvier, Noboa annonçait le passage à un niveau supérieur de l’état d’urgence et imposait un couvre-feu. A l’heure où nous écrivons ces lignes, les affrontements n’ont pas cessé.

Crise sociale

Cette explosion de violence ne tombe pas du ciel. Le crime organisé se développe sur le terreau de la crise du capitalisme, qui jette des centaines de milliers de personnes dans la misère et pose ainsi les bases d’une explosion de la délinquance. En outre, du fait de la dollarisation de l’économie équatorienne, les ports de la côte sont devenus d’importants nœuds du trafic mondial de drogues.

Résultat : entre 2018 et 2023, le nombre d’homicides a augmenté de 800 %, passant de 6 à 46 pour 100 000 habitants. L’Equateur est désormais l’un des pays les plus violents d’Amérique latine, devant le Brésil et le Mexique. En août dernier, un candidat à l’élection présidentielle, Fernando Villavicencio, a été assassiné dix jours avant le premier tour.

Le mouvement ouvrier peut offrir une issue à cette crise en s’attaquant au capitalisme équatorien et à son appareil d’Etat corrompu. Ces dernières années, les jeunes et les Equatoriens se sont massivement mobilisés à plusieurs reprises, notamment en octobre 2019 et en juin 2022. Mais chaque fois, les dirigeants réformistes ont renoncé à renverser le régime et ont préféré négocier des accords de « sortie de crise », en échange de vagues promesses de réformes progressistes qui ne se sont jamais concrétisées.

« Unité nationale » ?

Face aux attaques des gangs, les dirigeants des organisations de gauche tels que l’ancien président, Rafael Correa, ou Leonidas Iza, de la Confédération des nationalités indigènes de l’Equateur (CONAIE), ont apporté leur soutien à Noboa et ont approuvé l’état d’urgence au nom de « l’unité nationale ». Ils présentent la crise actuelle comme un affrontement entre le crime organisé et «l’Etat démocratique». C’est une grave erreur.

D’une part, les gangs et le trafic de drogue font partie intégrante du capitalisme équatorien. Leur énorme activité, qui se chiffre en millions de dollars, ne pourrait exister sans la complicité active des banques et d’importantes fractions de l’appareil d’Etat. L’évasion de Fito Macías, par exemple, n’aurait pas été possible sans de profondes complicités dans la police et le système pénitentiaire.

Surtout, il ne peut y avoir d’« intérêts communs » entre les exploités et les oligarques qui les exploitent, pas plus qu’il ne peut exister d’unité nationale entre les travailleurs massacrés lors des soulèvements de 2019 et 2022, d’une part, et d’autre part leurs bourreaux dans la police et l’armée. L’Etat bourgeois équatorien n’est pas une institution neutre : c’est un instrument au service de la classe dirigeante et de l’impérialisme. Il vise avant tout à défendre leurs intérêts. Toute nouvelle mesure répressive mise en place sous prétexte de lutter contre les gangs sera utilisée, à l’avenir, contre des mobilisations de travailleurs.

Retour à l’ordre ?

L’Etat équatorien disposant d’un appareil militaire bien plus puissant que celui des gangs, il est probable qu’il finira par reprendre un contrôle relatif de la situation. Mais cela passera forcément par une sorte de compromis avec les trafiquants de drogue – à l’image de ce qui existe au Brésil, au Mexique et au Salvador. L’appareil d’Etat de ces pays coexiste d’une manière ou d’une autre avec les cartels, qui ont même des députés élus et contrôlent les quartiers les plus pauvres des grandes villes. Cela n’empêche pas certains démagogues de mettre en scène leur prétendue « lutte contre le crime ». Le président salvadorien Nayib Bukele noue des accords avec certains parrains des cartels – tout en se présentant comme le défenseur de « l’ordre » !

L’« ordre » que défendent Bukele, Noboa et leurs semblables est le capitalisme pourrissant. Le crime organisé en est une maladie endémique qui prospère sur la misère et la corruption. La seule solution pour en finir avec ce fléau est la conquête du pouvoir par la classe ouvrière et le renversement de ce système inégalitaire et corrompu. Seule la construction d’une économie socialiste et planifiée, capable de satisfaire les besoins du plus grand nombre, fera disparaître les bases économiques et sociales de la criminalité.  

Cet article a été écrit le 26 juin.


Le 13 juin, une grève a été lancée en Equateur par la Confédération des nationalités indigènes de l’Equateur (CONAIE). Celle-ci réclame notamment le blocage des prix du carburant, des biens de première nécessité, et la fin des politiques de privatisations. Ces demandes sont en contradiction directe avec les « recommandations » du Fonds Monétaire International, comme avec la politique du gouvernement de Guillermo Lasso.

Le Gouvernement Lasso

Lasso a été élu président il y a à peine plus d’un an, mais la situation politique du pays a déjà atteint un point de rupture. Dans un premier temps, Lasso s’est appuyé sur une majorité parlementaire de bric et de broc, grâce à une alliance avec le parti social-chrétien (droite) et à des accords avec les partisans de l’ancien président Rafael Correa (centre-gauche). Il a récemment renversé cet équilibre et tenté de former une alliance avec les centristes du Parti de la gauche démocratique et avec le parti indigène Pachakutik, qui est en quelque sorte l’aile parlementaire de la CONAIE. Ces deux organisations ont été soumises à de fortes tensions internes après que leurs directions aient accepté cette proposition de Lasso. Malgré ces manœuvres parlementaires confuses, le gouvernement n’a pu faire passer qu’un seul projet de loi et le parlement est resté largement paralysé.

Dévasté par la pandémie et la crise économique, l’Equateur connaît un chômage très élevé, alors que Lasso avait promis que ses réformes libérales allaient multiplier les créations d’emplois. Malgré l’augmentation du salaire minimum durant la pandémie, la majorité des citoyens sont toujours en « situation d’insécurité économique ». De même, alors que la sécurité avait été un des axes principaux de la campagne électorale de Lasso, son bilan sur ce point n’est pas brillant : les chiffres de la criminalité sont toujours aussi effrayants, et le pays a été le théâtre de mutineries de prisonniers d’une violence sans précédent. Plusieurs centaines de prisonniers ont été massacrés par la police et les gardiens de prison depuis décembre 2020.

La seule réaction du président Lasso face à tous ces échecs fut d’en rejeter la responsabilité sur ses opposants politiques, mais aussi sur ses alliés ou anciens alliés, notamment le parti social-chrétien. En dehors de l’Assemblée nationale, le comportement de Lasso est identique : il accuse les dirigeants syndicaux et associatifs d’être des « conspirateurs » et les menace d’emprisonnement, tout en affirmant pourtant être partisan du « dialogue » !

Une mobilisation de masse

Le mouvement de grève lancé par la CONAIE s’articule autour d’une série de revendications économiques et politiques, parmi lesquelles figurent la réduction du prix du carburant, l’annulation des dettes des paysans auprès des banques publiques, le respect des libertés collectives, la fin des privatisations ou encore le contrôle des prix des biens de première nécessité.

Les cinq organisations indigènes à l’origine du mouvement ont voulu que celui-ci monte progressivement en puissance. Il a donc d’abord commencé en province, sous une forme très limitée, avant de s’étendre ces dernières semaines à l’ensemble du pays. Comme l’explique le président de la CONAIE, Leonidas Iza : « Après un an de dialogue durant lequel nous n’avons pas été écoutés, nous avons appelé à la mobilisation dans la rue non pas seulement des organisations, mais aussi des simples citoyens ».

L’appel à la grève générale a eu un grand écho parmi les indigènes, la jeunesse et les travailleurs, du fait des nombreuses attaques qu’ils ont subies ces dernières années. Dès son déclenchement, la grève a paralysé de larges parties du pays : de la côte jusqu’à l’Amazonie, en passant par les montagnes de la Cordillère. Dans plusieurs villes, notamment la capitale Quito, les étudiants ont aussi rejoint le mouvement en masse.

En réaction, le ministre de l’Intérieur, Patricio Carrillo, a lancé une campagne de calomnies pour réduire le mouvement à des « routes barrées, des puits de pétrole bloqués, des kidnappings de militaires et policiers, ainsi que des pillages ». De son côté, le président Lasso a traité les manifestants de « hooligans » qui voudraient provoquer le chaos. Ces mensonges avaient pour but de justifier la répression que le gouvernement a déclenchée contre la mobilisation.

Répression

Tôt dans la matinée du 14 juin, le lendemain de cette première journée de grève, la police équatorienne a annoncé sur Twitter avoir arrêté Leonidas Iza, le président de la CONAIE, car elle le soupçonnait d’avoir « commis des crimes », sans plus de précisions... L’avocat de Iza, Lenin Sarzosa, a affirmé que l’arrestation de son client était parfaitement illégale, car elle n’a été demandée par aucun juge, et n’a fait l’objet d’aucun rapport formel de la part de la police.

Loin d’affaiblir le mouvement, cette arrestation l’a au contraire poussé en avant. La CONAIE a immédiatement déclaré qu’elle « appelait les membres de notre organisation à radicaliser leurs méthodes, pour la liberté de notre dirigeant et la dignité de notre lutte ». Alors que l’on était toujours sans nouvelles d’Iza, des indigènes membres de l’organisation Jatarishum ont même fait prisonniers cinq policiers et les ont emmenés dans leur village !

Léonidas Iza a finalement été libéré sous caution le 15 juin, mais il reste sous le coup d’une menace d’arrestation immédiate s’il venait à nouveau à « enfreindre la loi ». Parallèlement, Lasso a lâché la bride aux forces de répression : six manifestants ont d’ores et déjà été tués et des centaines d’autres blessés. Le gouvernement espérait qu’en réprimant les manifestations et en faisant pression sur la direction de la CONAIE, il pourrait reprendre le contrôle de la situation.

Les choses ne sont pas si simples. Le déclenchement d’un nouveau soulèvement populaire en Equateur n’est pas le fruit de la seule volonté des dirigeants de la CONAIE, quand bien même celle-ci a joué un rôle important dans le mouvement. Ces manifestations sont une réponse à la dégradation continue des conditions de vie des masses. Elles expriment un rejet de la politique capitaliste du gouvernement Lasso et du FMI. Dans ces conditions, le gouvernement joue avec le feu, car la répression peut encore radicaliser davantage le mouvement, alors que celui-ci a déjà pris un caractère clairement insurrectionnel dans certaines régions.

Le 22 juin, dixième jour de la grève, des colonnes de manifestants venus de province ont atteint la capitale, après avoir défié l’état d’urgence instauré par Lasso et balayé les barrages de police qui se trouvaient sur leur chemin. A Ambato, capitale de la province de Tungurahua au sud de Quito, les manifestants ont repoussé la police et pris le contrôle des bâtiments gouvernementaux. Ils ont renommé le gouvernorat « maison du peuple ».

Plus le mouvement avance, plus la question du pouvoir semble se poser avec clarté. Cette situation a plongé le gouvernement et la classe dirigeante dans une profonde panique. Les partis d’opposition, bourgeois comme réformistes, sont terrifiés face à ce mouvement qui pourrait tout à fait les balayer en même temps que Lasso. Ils se sont donc lancés dans une tentative pour détourner le mouvement et le canaliser vers la voie plus sûre (pour eux) d’une destitution de Lasso par le parlement, sans succès pour l’instant. De son côté, Lasso a tenté de faire reculer le mouvement en faisant des concessions symboliques. Le 27 juin, il a ainsi annoncé une baisse du prix du carburant. Il n’est pas du tout certain que ces mesures réussissent à faire revenir la situation à la normale.

Perspectives pour le mouvement

La situation est aujourd’hui particulièrement favorable au mouvement : le gouvernement est placé sur la défensive et des divisions apparaissent au sein de la classe dirigeante. Pour autant, la victoire de la mobilisation n’est pas acquise. En 2019, un précédent mouvement contre l’austérité avait placé le gouvernement de Lenin Moreno le dos au mur. Mais ses dirigeants avaient accepté un accord de sortie de crise, qui avait permis à Moreno et la classe dirigeante de reprendre le contrôle de la situation. La CONAIE avait même ensuite conclu un « pacte » avec le gouvernement de Moreno, sans que celui ne tienne aucun de ses engagements. En 2021, lors des élections, des dirigeants de la CONAIE (parmi lesquels Leonidas Iza) ont commis une autre erreur en appelant à l’abstention plutôt que d’apporter un soutien critique au candidat du parti de centre-gauche de Correa. Cela avait facilité l’arrivée au pouvoir de Guillermo Lasso sur un programme encore plus réactionnaire que celui de Moreno.

Pour que le mouvement actuel soit victorieux, il est nécessaire de tirer les leçons de ces erreurs. La CONAIE appelle à un mouvement reconductible illimité. C’est tout à fait correct, mais cela ne suffira pas. Par ailleurs, les paysans indigènes jouent un rôle crucial dans la mobilisation, mais pour gagner, ils ont besoin de l’appui des travailleurs et de la jeunesse des centres urbains. La mobilisation doit donc se structurer de la façon la plus large et la plus démocratique possible, pour pouvoir intégrer dans la lutte tous les secteurs du salariat et de la paysannerie. En 2019, les « assemblées du peuple » ont été un pas dans cette direction. Il est nécessaire de les récréer partout où c’est possible, et de les structurer au niveau national pour doter le mouvement d’une direction démocratique et centralisée, qui n’hésitera pas à mener la mobilisation jusqu’à la victoire.

Face à la répression policière, il est nécessaire de défendre le mouvement. En 2019, une « Garde indigène » s’était constituée. Il faut la prendre pour modèle en l’élargissant pour constituer une véritable autodéfense ouvrière et paysanne. Des appels à la désobéissance doivent aussi être adressés aux soldats et aux policiers, pour tenter de diviser, voire de paralyser les forces de répression.

Enfin, le mouvement doit se doter d’un programme cohérent. Dans le contexte actuel de crise mondiale du capitalisme, encore plus intense dans un pays dominé par l’impérialisme comme l’est l’Equateur, il est exclu que le gouvernement fasse des concessions importantes et durables. Par contre, si le mouvement se développe et se renforce, il peut prendre un caractère révolutionnaire et faire tomber le gouvernement Lasso. La mobilisation doit se fixer comme objectif immédiat de renverser ce gouvernement au service des capitalistes et des impérialistes, pour placer les travailleurs au pouvoir et ainsi pouvoir mettre en place de véritables mesures de lutte contre la pauvreté et le chômage.

Depuis le 13 juin, l’Equateur est balayé par une mobilisation révolutionnaire. Des dizaines de milliers de personnes se mobilisent à travers tout le pays, de la région côtière à l’Amazonie en passant par les Andes, à l’appel de la Confédération des Nationalités Indigènes de l’Equateur (CONAIE). Alors que des grèves ont éclaté dans les transports ou encore dans l’industrie pétrolière, des masses d’Equatoriens, indigènes ou non, ont répondu à l’appel de la CONAIE et ont marché sur la capitale Quito.

Le gouvernement du millionnaire Guillermo Lasso a refusé toute discussion sur les revendications de la CONAIE. Celle-ci demande notamment que les prix soient régulés ou encore que les dettes privées soient soumises à un moratoire. Alors que l’Equateur a été durement frappé par la crise économique et par la pandémie, Lasso applique au contraire fidèlement les recommandations du FMI et multiplie les mesures d’austérité et les privatisations. En septembre dernier, il a par exemple annoncé une « Loi de création d’opportunités » qui prévoit la réduction des impôts sur la succession, l’« assouplissement » du code du travail et des zones franches pour les investissements étrangers.

En 2019, une mobilisation de masse avait abouti au retrait d’un précédent décret d’austérité que le gouvernement de l’époque voulait imposer. Malheureusement, la mobilisation s’était arrêtée là. Un nouveau gouvernement de droite est ensuite arrivé au pouvoir et tente d’appliquer la même politique que son prédécesseur, la seule qui convienne aux intérêts de la bourgeoisie et des impérialistes.

Une mobilisation fulgurante

Dès le 14 juin, les premiers groupes d’indigènes sont arrivés à Quito, où ils ont été confrontés à une répression féroce. Le principal dirigeant de la CONAIE, Leonidas Iza a été arrêté dès son arrivée dans la capitale, en même temps que de nombreux autres militants. Lasso a affirmé vouloir interpeller tous les « auteurs intellectuels et matériels d’actes violents », une définition si large qu’elle légitime toute répression. Et ce d’autant plus que le gouvernement a assimilé les manifestations à du « terrorisme ».

L’armée a été mobilisée et déployée dans le centre historique de la capitale. Des locaux associatifs et militants, mais aussi des lieux publics ont été occupés par les soldats pour empêcher qu’ils ne servent de lieux de rassemblement pour le mouvement. C’est le cas par exemple du parc Arbolito ou de la Maison de la culture. Le 17 juin, le gouvernement a proclamé l’état d’urgence et a instauré un couvre-feu ainsi que la censure des médias.

Le mouvement n’a malgré tout pas reculé. Puisque le centre-ville était militarisé, les étudiants ont occupé l’université pour y accueillir les rassemblements. Des blocages ont été mis en place sur les routes pour empêcher l’arrivée de renforts de l’armée et certaines vidéos montrent même la police reculer face à des manifestants dans les rues de Quito. Le 15 juin, la mobilisation a finalement réussi à obtenir la libération de Leonidas Iza. Celui-ci a immédiatement appelé à continuer la lutte.

Les dirigeants de la CONAIE ont par ailleurs affirmé qu’ils refusaient toute discussion avec le gouvernement tant que la répression continuerait. Loin de se limiter aux seuls indigènes (qui représentent tout de même entre 25 et 40 % de la population du pays), le mouvement a été rejoint par les étudiants et les syndicats de travailleurs. Un appel à la grève générale a été lancé pour le mercredi 22 juin. Ce jour-là, les manifestants ont tenté d’occuper le parlement pour contraindre le gouvernement à reculer. La répression policière a été violente et un manifestant a été tué. C’est le quatrième depuis le début du mouvement, sans compter des centaines de blessés.

Quelles perspectives ?

La mobilisation en Equateur se trouve à la croisée des chemins : d’un côté, le gouvernement de Lasso, qui défend les intérêts de la bourgeoisie et ne semble pas prêt à reculer ; de l’autre, le mouvement de masse, qui commence à s’organiser. Une « Assemblée du peuple » s’est tenue à Quito ce jeudi et a pris la décision de continuer la mobilisation jusqu’à la victoire. C’est un pas dans la bonne direction. Des assemblées de ce type doivent s’organiser dans tout le pays, pour structurer le mouvement à l’échelle nationale et représenter fidèlement la volonté des masses et des travailleurs. Pour faire face à la répression, il faut aussi renouer avec l’expérience du mouvement de 2019. Une « garde indigène » avait alors été organisée pour protéger les manifestants. Il faut la remettre sur pied pour pouvoir repousser les attaques de l’armée et de la police.

Enfin, l’expérience accumulée depuis le mouvement de 2019 montre qu’aucun gouvernement bourgeois ne mettra en place une autre politique que celle de Lasso. Dans la situation actuelle de crise économique mondiale, le capitalisme ne peut plus offrir de concessions durables aux travailleurs, surtout dans un pays soumis à l’impérialisme comme l’Equateur. Si le mouvement actuel se contente d’obtenir des promesses du gouvernement, celui-ci tentera de gagner du temps pour revenir à la charge une fois la mobilisation retombée. Pour pouvoir véritablement satisfaire leurs revendications et obtenir une vie décente, les travailleurs et les indigènes d’Equateur doivent se préparer à prendre le pouvoir entre leurs mains.

En votant massivement en faveur de la convocation d’une Assemblée Constituante, le 15 avril dernier, les paysans et les travailleurs équatoriens ont porté un coup sévère à l’oligarchie du pays. Les résultats du référendum sont sans appel : le « oui » l’emporte avec 5 300 000 voix (81,7 %) contre à peine 824 000 voix pour le « non » (12,4%).

L’ampleur de cette victoire a surpris tout le monde. Le « oui » n’a réuni moins de 80 % des voix que dans 3 des 22 provinces du pays. La campagne qui a précédé ce référendum était extrêmement polarisée. Tous les partis traditionnels du pays militaient contre la proposition du président Rafael Correa, élu en novembre 2006 avec 58 % des voix, de convoquer une Assemblée Constituante. Comme on l’a déjà vu au Venezuela, les médias privés équatoriens ont lancé une campagne très virulente contre Correa, l’accusant d’être « un communiste et un autoritaire », et cherchant à salir sa personne et sa famille en fouillant dans son passé. Mais comme au Venezuela, cette campagne hystérique n’a eu aucun effet sur les masses du pays, qui en votant « oui » ont massivement marqué leur opposition à l’ensemble du système politique « traditionnel ».

Le résultat de ce référendum ne peut être compris qu’à la lumière des mouvements sociaux et révolutionnaires qui, depuis dix ans, secouent l’Equateur. En 1996, Abdalah Buccaram – rapidement surnommé « Abdalah le fou » – a été élu président du pays sur un programme très « populiste », promettant tout à tout le monde. Mais très vite, Buccaram a mis en œuvre le programme économique du FMI, ce qui a provoqué une grève générale, en février 1997. Buccaram a tenté, en vain, de réprimer le mouvement, et a du finalement fuir le pays.

Le président qui a pris la relève, Jamil Mahuad, a suivi la même politique réactionnaire que son prédécesseur. En janvier 2000, sa décision de dollariser l’économie du pays a provoqué un mouvement révolutionnaire qui a culminé dans un soulèvement national et dans l’établissement d’un « Parlement des peuples ». Ce organe a brièvement pris le pouvoir – pendant deux jours – avec l’appui de quelques officiers de rang inférieur.

Bien que ce mouvement ait été détourné dans les canaux du parlementarisme bourgeois, il a permis à l’un des officiers « rebelles », Lucio Gutierrez, d’accéder à la présidence du pays en novembre 2002. Du fait de son implication dans le soulèvement de janvier 2002, Gutierrez est arrivé au pouvoir avec le soutien des organisations des travailleurs et des paysans, qui plaçaient beaucoup d’espoirs en lui. Mais Guiterrez ne tarda pas à doucher ces espoirs. Il s’attaqua directement au mouvement syndical et poursuivit le désastreux programme d’« ajustement structurel » préconisé par le FMI. Une nouvelle fois, les masses équatoriennes se mobilisèrent et réussirent à le destituer, en avril 2005. Un gouvernement provisoire fut constitué, dirigée par Alfredo Palacios, avec Rafael Correa comme ministre des finances. Mais la décision de Palacios de signer l’Accord de Libre Echange (ZLEA) avec les Etats-Unis provoqua d’énormes manifestations, en mars 2006. Pour protester contre la politique économique de son gouvernement, Rafael Correa démissionna, puis fut élu à la présidence de la République, en novembre 2006.

Ainsi, en l’espace d’une décennie, la jeunesse, les travailleurs et les paysans équatoriens ont renversé pas moins de 4 gouvernements ! Cela montre les vastes réserves d’énergie révolutionnaire dont dispose ce peuple en pleine ébullition. Il ne fait aucun doute que l’exemple de la révolution vénézuélienne a joué un rôle de premier plan dans ces mobilisations successives. Elle est une source d’inspiration pour tous les peuples d’Amérique latine.

Le gouvernement Correa

Correa a été élu sur un programme qui comprenait le refus de signer l’Accord de Libre Echange avec les Etats-Unis, l’évacuation de la base militaire américaine, à Manta, et l’organisation d’un referendum sur la convocation d’une Assemblée Constituante – que les masses équatoriennes ont considéré comme un moyen de se débarrasser d’un système politique dominé par les 200 familles qui constituent l’oligarchie équatorienne. Les travailleurs et les paysans équatoriens voient aussi dans l’Assemblée Constituante un moyen de transformer radicalement leurs vies.

Même si le programme de Correa n’est pas un programme socialiste de nationalisation de l’économie et de gestion démocratique de celle-ci par les paysans et les travailleurs, son intention d’introduire des réformes progressistes, appuyées par des mobilisations populaires, constitue une menace directe pour les « capitaines de l’industrie », les grands propriétaires terriens, les banquiers et les gérants des plantations bananières. Si Correa reste fidèle à son programme, il est inévitable que les « 200 familles » organiseront un soulèvement militaire contre lui – comme elles l’ont fait au Venezuela, en avril 2002.

Immédiatement après le résultat du référendum, Correa a annoncé que l’Equateur allait solder sa dette auprès du FMI, puis rompre tous ses liens avec cette institution et expulser du pays les représentants de la Banque Mondiale. Cette décision – que le gouvernement vénézuélien vient de prendre, à son tour – est certes moins radicale qu’un refus pur et simple de payer la dette extérieure. Mais elle a de toute évidence une grande portée symbolique, dans l’esprit des masses – mais aussi dans celui des représentants de l’oligarchie et de l’impérialisme, qui y voient à juste titre un acte de défi à leur encontre.

Tout comme son homologue Hugo Chavez, le président Rafael Correa s’est prononcé en faveur du socialisme. Mais l’expérience vénézuélienne nous montre que, pour mettre en œuvre un changement radical et révolutionnaire de la société, les masses ne peuvent compter que sur leur propre force, leurs organisations et leur mobilisation. L’Assemblée Constituante peut être utilisée par les masses comme un moyen de porter des coups à l’oligarchie. Ainsi, Luis Macas, le dirigeant de la CONAIE, la puissante confédération paysanne indigène, a déclaré : « Nous allons gouverner à travers l’Assemblée Constituante. Nous allons balayer le vieil Etat et mettre un terme aux vieux privilèges d’une poignée de riches. » Cependant, en elle-même, l’Assemblée Constituante ne pourra pas résoudre tous les problèmes. Dans sa lutte passionnée pour améliorer ses conditions de vie, le peuple équatorien a élu et renversé plusieurs gouvernements, au cours des dix dernières années. Mais il n’atteindra son but, au final, que lorsqu’il aura directement pris le contrôle des principaux leviers de l’économie.

La période à venir verra une intensification de la lutte des classes, en Equateur. Les éléments les plus conscients de la classe ouvrière et de la paysannerie doivent tirer toutes les conclusions qui s’imposent de l’expérience de ces dernières années, et offrir une direction claire, reposant sur un programme socialiste, à la magnifique énergie révolutionnaire du peuple équatorien.

L’année 2006 fut riche en développements dans la lutte opposant les travailleurs latino-américains aux différentes oligarchies qui les exploitent – ainsi qu’aux impérialismes occidentaux. La profonde volonté de mettre un terme aux misères engendrées par le capitalisme s’est exprimée, du Chili au Mexique, à travers des mouvements révolutionnaires ou par l’élection de candidats de gauche. Au cours des derniers mois de l’année 2006, trois élections ont été remportées par les candidats des classes populaires : en Equateur, au Venezuela et au Nicaragua.

Equateur : le retour de la gauche

Avec 58 % des voix, Rafael Correa a largement remporté les élections présidentielles du 26 novembre 2006, en Equayeur, face au candidat de droite Alvaro Noboa, qui n’est autre que l’homme le plus riche du pays. Ces élections se tenaient au terme d’une décennie de grande instabilité politique et sociale, dans le pays. Crises gouvernementales, grèves générales et crises révolutionnaires se sont succédées, reflétant la faillite du capitalisme équatorien.

Dans ses déclarations, Correa a affirmé son attachement aux traditions révolutionnaires latino-américaines, ainsi que son amitié avec le président Hugo Chavez. Néanmoins, la droite conserve la majorité au Congrès, levier au moyen duquel elle entend faire échec au programme de Correa. Pour mener à bien une politique sociale, Correa devra donc s’appuyer sur les masses et briser la résistance du Congrès. En retour, Correa ne bénéficiera du soutien des masses que s’il est fidèle à ses promesses de changer radicalement la situation économique et sociale, dans le pays. Les travailleurs équatoriens ont encore en mémoire les promesses non tenues de Lucio Gutierriez, entre 2002 et 2005, et sa capitulation face à l’impérialisme américain, qui avait permis à la droite de revenir au pouvoir. Mais cela n’aura été qu’un intermède, l’oligarchie équatorienne étant incapable d’apporter une quelconque amélioration aux conditions de vie de la grande majorité des Equatoriens. Le taux de chômage se situe officiellement à 40% de la population active.

En Equateur, comme au Venezuela et en Bolivie, les hydrocarbures sont un des axes principaux de la lutte contre l’impérialisme et l’oligarchie locale. Correa s’est engagé à renégocier les contrats des sociétés pétrolières étrangères et à réintégrer l’Equateur dans l’OPEP. Il s’est également engagé à ne pas signer le traité de libre-échange avec les Etats-Unis. Enfin, il a promis de chasser l’armée américaine de la base de Manta.

En dernière analyse, si Correa se range du côté des travailleurs et des paysans, il se heurtera aux capitalistes et au FMI, et une situation semblable à celle du Venezuela pourrait se développer. Par contre, s’il plie sous les pressions impérialistes et se range du côté de la classe dirigeante et de Washington, il se heurtera rapidement aux travailleurs et aux paysans qui l’ont élu, et connaîtra finalement le même sort que Lucio Gutierrez. Il n’y a pas de marge de manœuvre pour une « troisième voie ».

Chavez en appelle au socialisme

Avec plus de 60 % des suffrages, Hugo Chavez a remporté, le 3 décembre 2006, une écrasante victoire. La participation massive – 70% des inscrits – atteste de la popularité d’Hugo Chavez et de la conscience qu’avaient les masses des enjeux de cette élection. Dans un discours suivant l’annonce de sa victoire, Chavez l’a présentée comme « le point de départ d’une nouvelle ère, d’un élargissement et d’une expansion de la révolution bolivarienne, de la démocratie révolutionnaire, de la voie vénézuélienne vers le socialisme ».

Plus tard, le 15 décembre, au cours d’un meeting, Chavez a fustigé l’aile droite du mouvement bolivarien, qui en appelle à la conciliation avec l’opposition de droite. Dans son discours, Chavez a de nouveau soulevé la question du socialisme, et appelé les Vénézuéliens à construire leur propre modèle de socialisme. Il a expliqué la nécessité de socialiser l’ensemble des terres et de l’appareil productif. Par ailleurs, Chavez en appelle à la fondation d’un nouveau parti, le Parti Socialiste Unifié du Venezuela. Cette initiative vise à donner un souffle nouveau à la révolution bolivarienne, dont les sommets sont rongés par la bureaucratie, la corruption et le carriérisme. C’est un appel direct aux militants de base pour qu’ils interviennent plus activement dans le processus révolutionnaire – à l’image des soviets des premières heures de la révolution russe. Chavez a dit que ce nouveau parti devrait être fondamentalement démocratique, sa direction émanant de la base. En définitive, Chavez a révélé la profonde contradiction entre, d’un côté, la direction réformiste des diverses organisations et partis « bolivariens », et, de l’autre, la masse des militants qui aspire à un changement radical.

Nicaragua : Ortega malgré tout

Daniel Ortega a remporté les élections présidentielles du 5 novembre dernier, au Nicaragua, avec 38% des voix. Chavez et Castro ont immédiatement salué la victoire de celui qui a dirigé le Nicaragua de 1979 à 1990, après avoir renversé la dictature pro-américaine de Somoza. Ortega a bénéficié de la division de la droite, qui reflète la profonde crise du capitalisme, dans ce pays.

Le Nicaragua est le second pays le plus pauvre du continent, après Haïti. 80% de la population vit avec moins de 2 dollars par jour. Le chômage ou le sous-emploi frappent 50% de la population. Sur 5,7 millions d’habitants, un million est analphabète. Le poids de la dette extérieure – 463 dollars par habitant – sape toute possibilité d’amélioration des conditions de vie de la majorité sur la base du capitalisme. Les diktats du FMI et de la banque mondiale, qui imposent des coupes dans les dépenses sociales, ont été scrupuleusement appliqués par les prédécesseurs d’Ortega.

L’explication du score relativement faible d’Ortega – qui a obtenu moins de voix que les partis de droite réunis – est à rechercher dans son programme. Le leader sandiniste qui, jusqu’à son échec aux élections de 1990, fut la bête noire des Etats-Unis, a largement viré à droite. Aucune nationalisation n’est envisagée. Peu après sa victoire du 5 novembre, Ortega s’est empressé de déclarer qu’il respecterait la libre-entreprise et le traité de libre-échange avec les Etats-Unis. La Vice-présidence du pays a été confiée à un affairiste, qui est aussi un ancien dirigeant des « contras », ces milices contre-révolutionnaires financées par les Etats Unis qui, dans les années 80, luttaient contre les sandinistes. Ortega a promis de laisser les investisseurs étrangers agir librement dans le pays.

Pourtant, Ortega continue d’incarner la révolution qui a mis fin à la dictature de Somoza, en 79. Et c’est à ce titre que la masse des déshérités place en lui ses espoirs, malgré le vide de son programme. Ortega sera sous la pression de ces millions de pauvres nicaraguayens qui attendent de lui qu’il agisse « comme Chavez ». Ainsi, ce n’est pas tellement Ortega qui effraye les impérialistes américains, mais les masses qui l’ont porté au pouvoir et qui feront pression pour qu’il prenne des mesures décisives contre l’oligarchie.

La contradiction entre les aspirations révolutionnaires des travailleurs et le caractère réformiste de leur direction est une réalité qui s’observe, à des degrés divers, dans tous les pays latino-américains où la gauche a pris le pouvoir, ces dernières années. Au Venezuela, Chavez s’efforce de résoudre cette contradiction et en appelle à la mobilisation du peuple révolutionnaire contre la bureaucratie réformiste. Il vient également d’annoncer de nouvelles nationalisations. De fait, le maintien du capitalisme est, dans tout le continent, un obstacle à l’amélioration des conditions de vie des travailleurs.

Extrait de nos Perspectives mondiales 2004

Ces dernières années, de grandes grèves et manifestations se sont déroulées au Pérou. Le gouvernement Toledo est faible et pourrait ne pas faire long feu. Les travailleurs demandent des augmentations de salaire, alors que le gouvernement augmente les impôts. La dette du secteur public s’élève à 47% du PIB. Un effondrement économique semblable à ce qu’a connu l’Argentine n’est pas du tout exclu.

La défaite du régime bonapartiste de Fujimori était la conséquence du mouvement de la masse de la population, et l’élection du politicien pro-capitaliste Toledo n’était qu’une expression déformée de ce mouvement. Lors des élections, Toledo s’est présenté comme un opposant au « néolibéralisme » et a joué sur ses origines modestes et indiennes. Mais dès qu’il a tenté de privatiser l’électricité dans le sud du pays, il s’est heurté, en juin 2002, à une grève générale qui a pris des formes insurrectionnelles, en particulier à Arequipa, où la police et l’armée n’ont pas été capable d’entrer dans la ville pendant plus d’une semaine. Dans ce mouvement, la classe ouvrière, à travers ses organisations, a joué un rôle central. A travers les Comités Civiques, d’autres sections de la population ont participé à la lutte. Le mouvement est sorti victorieux, et a montré au peuple à la fois la faiblesse du régime de Toledo et le fait que seule la lutte de masse permet de le mettre en échec.

Cet état d’esprit a débouché sur le mouvement autour de la grève des enseignants, en mai-juin 2003. Il ne s’agissait pas d’une grève ordinaire, mais plutôt d’un mouvement reflétant la profonde crise de légitimité de l’ensemble du système politique bourgeois. Le soutien dont bénéficient le président, le Congrès et le système judiciaire est extrêmement bas : 13% de la population dit avoir confiance dans ces institutions. Lorsque le gouvernement a tenté de déclarer l’état d’urgence pour écraser la grève, les syndicats ont répondu par une grève générale, et des manifestations de masse ont éclaté dans tout le pays. Le mouvement s’est soldé par une victoire partielle des enseignants et par un nouvel affaiblissement du gouvernement de Toledo, qui pourrait bien ne pas tenir plus de quelques mois. L’état d’esprit des masses était bien résumé par l’un des slogans, sur les manifestations des enseignants : « Toledo, on t’a mis au pouvoir avec des manifestations et on te renversera avec des manifestations. »

En Equateur, après les évènements révolutionnaires de janvier 2000 et de janvier-février 2001, on a vu l’élection de Lucio Gutierrez au début de l’année 2003. Il ne s’agissait pas d’une simple victoire électorale, mais plutôt de l’expression électorale du mouvement révolutionnaire des masses au cours des années précédentes, lequel mouvement a été dévié du fait de l’absence d’une direction marxiste. Lucio était le leader des sous-officiers qui étaient du côté du peuple lors de la révolution de janvier 2000. Il est arrivé au pouvoir à la suite d’une campagne électorale extrêmement polarisée, au cours de laquelle tous les autres partis bourgeois ont uni leurs forces contre lui et l’on accusé d’être un athée et un communiste. Bien sûr, il n’est ni l’un ni l’autre, mais le fait que les masses aient voté pour lui en dépit de cette campagne est très significatif.

A l’époque, nous disions : si Lucio se range du côté des travailleurs et des paysans, il se heurtera aux capitalistes et au FMI, et une situation semblable à celle du Venezuela pourrait se développer. Par contre, s’il se range du côté de la classe dirigeante et de Washington, il se heurtera rapidement aux travailleurs et aux paysans qui l’ont élu. C’est la deuxième alternative qui s’est produite.

Six mois après son accession à la présidence du pays, Toledo signait un accord avec le FMI, sans avoir ne serait-ce que commencé à se préoccuper des besoins urgents des travailleurs et des paysans. Dans un premier temps, le MPD (parti de gauche) et la CONAIE (la puissante organisation paysanne qui a joué un rôle clé dans la révolution de janvier 2000), sont sortis du gouvernement de Lucio et ont annoncé un programme de mobilisation de masse. Si la lune de miel du gouvernement a été aussi courte, c’est parce que la crise du capitalisme équatorien est telle que la classe dirigeante ne peut pas maintenir ses profits sans accroître encore l’exploitation des travailleurs et des paysans. La marge de manœuvre permettant de faire des concessions est quasiment inexistante. Mais il y a un autre facteur important : la victoire électorale de Toledo, loin d’être la première étape d’un mouvement vers la gauche (comme c’est le cas au Brésil), vient après une série de mouvements révolutionnaires des masses, qui ne veulent plus attendre. D’ailleurs, dans les premières lignes de la déclaration du Congrès du Peuple, convoqué en août 2003 par la CONAIE et d’autres organisations syndicales, il est écrit : « On en a assez ! On a attendu 6 mois ! » Un nouveau mouvement de masse ne tardera pas à renverser Toledo.

Vendredi 21 janvier 2000 ; le peuple équatorien prend d’assaut le congrès de la Cour Suprême et destitue le président Mahuad au pouvoir depuis 1999. Une révolution sociale est en route, la classe dirigeante vacille et perd la maîtrise des institutions et du pays...

Pour mieux comprendre comment ce peuple d’Amérique Latine est parvenu à un telle volonté de mobilisation et de changement, il convient de regarder les dernières années de l’histoire de ce pays.

L’Équateur, pays riche en ressources naturelles, a toujours suscité les convoitises du capital international. Depuis les années d’après guerre, son sous-sol riche en pétrole et ses terres propices à la culture de la banane ont été exploitées à grands flots pour l’exportation. Aujourd’hui, les ressources en pétrole menacent de se tarir d’ici à 5 ans et cette absence de perspective de bénéfices conduit les industriels étrangers à se détourner de l’Équateur.

A cette situation s’ajoute la crise de la banane dont les cours ont chuté de façon fulgurante ces derniers mois. Or, comme tant d’autres pays dits en voie de développement, l’Équateur comptait déjà en 1999 plus de 60% de ses 12 millions d’habitants vivant en dessous du seuil de pauvreté, situation qui n’a fait que s’aggraver depuis la dernière décennie. Avec ce climat économique, le travail et les revenus du travail se font encore plus rares, le chômage explose pour dépasser les 50% en 1999 !!

Comment la classe dirigeante pouvait-elle imaginer ne rien avoir à craindre d’un peuple asservi aux diktats du FMI et sans espoir ? Déjà pourtant, à deux reprises, en 1990 et 1994, le peuple s’était soulevé vigoureusement, organisant des marches et des manifestations. Le pouvoir avait été contraint de renouveler le gouvernement, afin de "lâcher du leste".

Depuis 1996, les événements ne font que s’enchaîner les uns après les autres, à chaque fois un peu plus violents et rapprochés. En août 1996, Abdala Bucaram gagne les élections présidentielles sur un programme populiste. Il voulait "gouverner pour les pauvres" ! Oubliant sa campagne démagogique, il prend comme conseiller principal Domingo Cavallo, ancien ministre ultra-libéral argentin. Six mois plus tard, afin de s’aligner sur la politique du FMI, il décide d’augmenter les tarifs publics et de supprimer les subventions publiques jusqu’alors versées pour les denrées de première nécessité.

Le coût de l’abonnement au téléphone est multiplié par 7 du jour au lendemain ! Celui de l’électricité par 5... Par ailleurs, le gouvernement n’a même plus la décence de dissimuler ses pratiques de corruption qui alimentent l’enrichissement personnel de ses membres !

Le 5 février 1997, à l’appel des organisations syndicales, une grève générale éclate et paralyse le pays en 48 heures. Avec les syndicats, les étudiants et le peuple indigène accompagné d’une partie de l’Église sont dans la rue. La classe dirigeante prend peur et réagit en destituant le président Bucaram qualifié officiellement de "dégénéré mental". L’armée, derrière le général Moncayo a largement participé à ce renversement du pouvoir. Mais, la junte militaire ne veut pas apparaître en plein jour et prendre directement le pouvoir. Elle préfère imposer le candidat de son choix à la présidence du pays en le faisant désigner par un congrès affaibli et contraint. Fabian Alarcon est proclamé président. Il le restera jusqu’aux élections de 1998, "par intérim" !

Les présidentielles de 98 vont mettre au pouvoir Jamil Mahuad, "Harvard boy", maire social-démocrate de Quito qui ne fera que prolonger l’action du gouvernement précédent. La déréglementation de l’économie va se poursuivre. Dans un pays où plusieurs grandes entreprises étaient nationalisées et dont le secteur public était relativement fort pour l’Amérique du sud, le gouvernement va privatiser et faire peser de plus en plus le poids de la crise sur les épaules du plus démunis. Les 4,5 millions et demi d’indiens voient leur conditions de vie sombrer à un niveau encore jamais atteint. Ils connaissent des conditions pour certains plus inhumaines et dégradantes que ce qu’ont pu connaître leurs aïeux à l’époque où ces différents peuples indigènes étaient sous le joug colonialiste de leurs frères Incas, puis des Espagnols.

"Il arrive un moment où les conditions imposées par la classe dominante à la majorité du peuple va jusqu’à toucher l’armée qui pour une partie d’entre elle a de la famille, des liens ou des origines dans la masse populaire."

En juillet 1999, après un an avec Jamil Mahuad au pouvoir, le pays a essuyé les conséquences de la crise du cours du pétrole et les assauts climatiques du "El Nino". Sous le poids de la dette extérieure et du fait de la faiblesse des rentrées fiscales, le déficit public atteint l’équivalent de 7 milliards de francs. Et, dans une parfaite logique capitaliste libérale, Mahuad propose de nouvelles restructurations et de nouvelles mesures d’austérité : suppression de subventions pour les énergies, les transports...

Le 5 juillet 1999, une grève éclate dans les transports pour manifester contre l’augmentation du prix des carburants, mouvement social qui paralyse le pays pendant 15 jours. Suit un soulèvement populaire des indigènes. Des milliers d’Indiens manifestent "pour la vie, contre la faim", à l’appel de la CONAIE, une alliance entre le Front Patriotique qui avait participé aux révoltes de 1997 et les organisations représentant les Indiens. Une occupation symbolique de la capitale est orchestrée à l’issue d’une "marche du sacrifice " pour réclamer le retrait de la politique de réajustement de Mahuad. La répression sera violente : 17 blessés par balles, 561 arrestations. Le pouvoir a failli basculer dans un coup d’État militaire, mais Mendoza en appelle au calme, "pour le biens de ceux qui souffrent de ces affrontements, les pauvres, les forces armées et la police".

Le 7 juillet, le ton monte de nouveau. Les opposants politiques demandent toute la lumière sur les financements occultes de la dernière campagne présidentielle de Mahuad en menaçant de le renverser d’une manière ou d’une autre. La CONAIE fixe un ultimatum au 31décembre pour un changement radical de politique, menaçant d’en appeler à un nouveau soulèvement populaire qui cette fois irait plus loin.

Pendant l’automne 1999, les dénonciations et mises en examen de politiques corrompus vont se multiplier. Financièrement, le gouvernement ne peut plus, fin 99, continuer de rembourser sa dette extérieure.

Dans ce climat électrique, le Sucre s’effondre dès les premiers jours de Janvier 2000. Le président décide de tenter le tout pour le tout, décrète l’état d’urgence et fixe de façon définitive l’alignement du Sucre sur le dollar américain au taux fixe de 25 000 sucres pour 1 dollar.

Lorsque Mahuad arriva au pouvoir, un dollar s’échangeait contre 5700 sucres ! Voilà qui devait sauver les banques et favoriser les investisseur étrangers. Mais c’était sans compter avec la réaction du peuple et des plus démunis qui eux pâtissaient de cette politique monétaire. Le 9 janvier 2000, un appel à la grève générale est lancé pour exiger la démission de Mahuad, la dissolution du Congrès et de la Cour Suprême, et l’instauration d’un gouvernement patriotique d’unité nationale. Ce gouvernement est mis en place à partir du 11 janvier et en appelle au ralliement de toutes les composantes populaires du pays, sans exclure les forces armées. Le 21 janvier, à l’issue d’une marche massive sur Quito, les révolutionnaires observent le ralliement d’une partie de l’armée à leur côté.

C’est bien ce ralliement qui a contribué au succès de ce soulèvement des masses paysannes, ouvrières et indigènes pendant les jours qui ont suivi. On se souvient du processus de la révolution bolchevique dans la Russie de 1917. Il arrive un moment où les conditions imposées par la classe dominante à la majorité du peuple va jusqu’à toucher l’armée qui pour une partie d’entre elle a des liens dans la masse populaire. Une poignée de généraux ont fait le pas, suivis et soutenus par un bon nombre de soldats. Ce ralliement du vendredi 21 janvier 2000 a donné de l’envergure et de la force à cette révolution naissante.

Les autorités étrangères et leurs représentants locaux se sont alors inquiétés de l’évolution possible de ce soulèvement. Mais c’est aussi par l’armée, et en particulier pour un de ces généraux rallié au départ, que la trahison est arrivée. En effet, après 5 jours de révolte, et malgré la désignation par le peuple rebelle d’un gouvernement révolutionnaire, le général Mendoza, ancien ministre des Forces Armées a proposé et su imposer un autre homme de la classe dirigeante à la présidence, Gustavo Noboa. C’est pourtant ce même Mendoza qui, la veille, réclamait la démission du Président Mahuad. Mais c’était bien joué ! Il a présenté Noboa comme l’homme de la situation, capable de sortir le pays de " l’impasse " et de la crise. L’ancien président Mahuad se faisant passer pour la victime des militaires, apporta dès le lendemain son soutien à son successeur désigné. En fin de compte, le peuple équatorien s’est vu confisquer par quelques membres influents et médiatisés de la classe dirigeante un soulèvement révolutionnaire qui l’avait conduit au seuil du pouvoir !