Algérie

Le Conseil d’Etat algérien a interdit le Parti Socialiste des Travailleurs (PST) et fermé ses locaux. Cet acte scandaleux de répression politique fait partie d’une offensive générale menée en ce moment contre les militants de gauche, les libertés démocratiques et le mouvement révolutionnaire du Hirak. La Tendance Marxiste Internationale (TMI) condamne totalement cette manœuvre révoltante, et affirme sa solidarité avec le PST.

Depuis des mois, le gouvernement d’Abdelmadjid Tebboune mène une répression intense contre les partis de gauche, les groupes d’opposition et les organisations syndicales. On arrête presque tous les jours des militants, des étudiants, des journalistes et des universitaires, comme Fethi Ghares, porte-parole du « Mouvement Démocratique et Social » (MDS), et Kaddour Chouicha, dirigeant du syndicat « Confédération générale autonome des travailleurs en Algérie » (CGATA).

Rien qu’en 2021, les prisons algériennes – déjà surpeuplées – ont dû accueillir 300 nouveaux prisonniers politiques. Des milliers de personnes ont fait les frais de procédures judiciaires et de mesures de détention préventive, et des procédures de dissolution ont été ouvertes contre plusieurs groupes de gauche, dont le PST, l’« Union pour le Changement et le Progrès » (UCP) et le « Rassemblement Actions Jeunesse » (RAJ).

Le PST avait déjà été menacé de dissolution, suite à une plainte déposée le 26 avril 2021 par le Ministre de l’Intérieur. Le PST appelait alors au boycott des élections du 12 juin, qui ont été massivement rejetées par les masses qui refusaient de légitimer un régime corrompu.

Le parti a subi un harcèlement constant de la part du gouvernement. Celui-ci est confronté à une opposition massive à ses politiques d’austérité et de répression. Le régime tente de reprendre les droits démocratiques, qu’ont conquises les masses algériennes après qu’elles aient renversé le régime détesté de Bouteflika, et tente de faire peser le poids de la crise économique sur les épaules des masses. Le PST est attaqué précisément parce qu’il s’oppose à ces politiques réactionnaires.

Dans un communiqué [1] sur leur interdiction et sur la fermeture de leurs locaux, la direction nationale du PST déclare :

« Il s’agit pour nous d’une décision qui conforte l’accentuation de la répression. En effet, plus de 300 détenuEs politiques et d’opinion croupissent dans les prisons et des centaines d’autres sont poursuivis. Ce sont de jeunes militantEs du Hirak et des activistes des réseaux sociaux, des journalistes et des avocats, des universitaires et des militantEs associatifs, des dirigeants politiques de l’opposition comme Fethi Ghares et des syndicalistes comme Kaddour Chouicha, et bien d’autres. Il s’agit aussi de faire payer à notre parti ses positions politiques et ses engagements résolus dans le Hirak, contre la répression et aux côtés des luttes sociales des travailleurs et des masses populaires. [...]

« Pour notre parti, le combat pour les libertés démocratiques, l’égalité et la justice sociale, [...] est un combat historique que plusieurs générations de militantEs de notre courant ont incarné et payé parfois de leur vie. Aujourd’hui aussi notre combat continue au sein des travailleurs et au sein de notre peuple contre la répression, pour la libération des détenuEs politiques et d’opinion et pour le respect et la consécration des libertés démocratiques. Un combat pour l’exercice effectif de la souveraineté populaire, y compris sur les choix économiques et sociaux. Un combat contre les politiques économiques libérales et contre la mainmise de l’impérialisme et des puissances étrangères sur nos richesses et notre indépendance nationales. »

Nous soutenons pleinement la lutte pour les droits démocratiques, pour la justice sociale et contre l’impérialisme. En dernière analyse, ces combats ne peuvent être gagnés que par l’expropriation des capitalistes, qu’ils soient algériens ou impérialistes, et par la construction du socialisme en Algérie et à travers le monde.

Solidarité avec le PST !

Solidarité avec le Hirak !

A bas la répression !

Menons la Révolution algérienne jusqu’à son terme !


[1] : Notre lutte parmi les travailleurs et notre peuple pour les libertés et la justice sociale continuera ! (communiqué du PST)

Depuis près de dix mois, la mobilisation révolutionnaire du peuple algérien, le Hirak (« mouvement »), ne désarme pas. Preuve en a été donnée par le boycott massif de l’élection présidentielle du 12 décembre dernier.

Démocratie de façade

Ces élections visaient à donner un vernis de légitimité « démocratique » au règne des généraux. Ceux-ci espéraient que le scrutin ouvrirait une phase de reflux de la mobilisation dans les rues. Le 12 décembre était donc important pour le Hirak lui-même. Après dix mois de luttes et de répression, il n’était pas garanti que la mobilisation soit massive.

D’emblée, la grève générale qui a commencé le 8 décembre a rappelé la puissance du mouvement. Plusieurs villes de Kabylie étaient complètement à l’arrêt – usines et commerces compris. Il y a eu des manifestations massives à Oran, Constantine et, bien sûr, Alger. Les étudiants et les lycéens y ont joué un rôle clé. Dans certaines villes, le mouvement était si fort que des comités de grèves ont pu établir une sorte de « service minimum », pour permettre l’approvisionnement de la population, en autorisant par exemple la vente de produits alimentaires à certaines conditions.

L’élection elle-même était une farce, depuis le début. Après avoir essayé de l’organiser cet été et s’être heurté à l’opposition des masses, ce scrutin devait prouver la « démocratisation » du régime. Mais la sélection des candidats par les généraux démontrait précisément le contraire. Tous étaient des cadres hauts placés du régime de Bouteflika, souvent d’anciens ministres – et l’un d’entre eux avait même dirigé une vague de répression en 2001 ! Loin de marquer un quelconque renouveau, ils incarnaient tout ce que le peuple déteste dans ce régime.

La Plate-forme pour l’Action Démocratique (PAD) – une coalition de partis de gauche et libéraux – a publié un communiqué, le 8 décembre, pour dénoncer une « farce électorale », mais sans proposer d’autres formes d’action, ni d’autres revendications que celles déjà avancées par la base du mouvement. Cette coalition, qui comprend notamment les deux partis « trotskistes » algériens (le PT et le PST), ne dirige pas le mouvement. Elle s’y adapte d’une façon qui nous paraît très opportuniste : elle répète des phrases creuses sur « l’Etat de droit » et « l’indépendance de la justice », sans développer systématiquement un programme révolutionnaire – c’est-à-dire, de rupture avec le capitalisme – sur les questions économiques et sociales.

Boycott massif

Le 12 décembre, il y a eu non seulement un boycott massif, mais aussi des manifestations immenses, malgré leur interdiction officielle. A Tizi Ouzou, les manifestants ont mené un véritable blocus des bureaux de vote. A Alger, les manifestations ont été tellement importantes qu’elles ont réussi, en plusieurs endroits, à repousser les cordons de police qui voulaient empêcher différents cortèges de se rejoindre.

Toute la journée, la propagande officielle a tenté de faire croire que l’élection se déroulait normalement. Des soldats ont même été habillés en civil pour organiser de fausses files d’attente devant des bureaux de vote. La réalité était si évidente que le régime lui-même a dû publier des chiffres de participation historiquement bas : 39,3 %. C’est 10 % de moins que lors de la dernière élection, en 2014. Et encore, il s’agit des chiffres officiels. La participation réelle était sans doute beaucoup plus basse (sans parler de tous ceux qui ont été contraints de voter).

Et maintenant ?

Le 12 décembre, c’est donc le Hirak qui l’a emporté. Le vainqueur officiel, le vieux Abdelmadjid Tebboune, plusieurs fois ministre ou Premier ministre de Bouteflika, n’a aucune légitimité aux yeux des masses révolutionnaires.

Cette mobilisation a posé, une fois de plus, la question du pouvoir. La clique des généraux ne peut plus diriger le pays comme avant, et s’est même retrouvée privée de sa tête historique avec la mort du vieux chef d’Etat-major Gaïd Salah, fin décembre. Elle n’en contrôle pas moins tous les leviers du pouvoir d’Etat. De son côté, le Hirak est soutenu par la majorité de la population, mais n’a pas pu renverser le régime, pour l’instant.

A l’origine, le mouvement était spontané, mais il tend de plus en plus à s’organiser, ces dernières semaines. Des comités sont apparus de façon durable dans des usines, des universités et des quartiers. Il faut poursuivre dans cette voie pour chasser les généraux. Il faut coordonner les comités à l’échelle des localités, des wilayas et, enfin, au niveau national, avec l’élection de délégués révocables et responsables.

En combinant cette forme d’organisation à une nouvelle grève générale, non seulement le mouvement pourrait paralyser le pays, mais il pourrait aussi opposer au règne des généraux son propre pouvoir, fermement appuyé sur les travailleurs et les pauvres. Seul un tel pouvoir pourrait satisfaire les revendications démocratiques du mouvement, mais aussi mettre fin à la pauvreté grandissante et au pillage du pays par les puissances impérialistes.

La révolution algérienne ne s’est pas arrêtée avec la chute de Bouteflika. Le régime veut détourner la colère des masses vers un canal plus sûr pour lui : les élections présidentielles prévues pour le 4 juillet. Mais la masse des travailleurs et des jeunes d’Algérie voit clair dans cette manœuvre du régime, qui cherche à se redonner une « légitimité démocratique » à travers des élections qu’il contrôle de bout en bout.

Division du régime et répression

La clique dirigeante algérienne est divisée depuis le début de la mobilisation. Groupée autour du président par intérim Abdelkader Bensalah, une partie a bien retenu la vérité historique suivante : un régime dictatorial n’est jamais aussi vulnérable que lorsqu’il commence à se réformer. Cette fraction du régime est hostile à toute concession, de peur que cela n’encourage les manifestants à intensifier leur mobilisation – au lieu de les calmer. C’est pour cette raison que Bensalah a tenté de repousser l’élection présidentielle.

Cependant, il s’est heurté au cœur de l’appareil d’Etat algérien : l’armée. Le chef d’état-major Gaïd Abdel Salah a explicitement condamné tout report des élections. Il représente ceux qui, au sein du régime, essaient de manœuvrer en détournant à leur profit la colère des masses et en jouant l’équilibre entre les classes en lutte. D’une façon typiquement bonapartiste, l’armée et les services de sécurité frappent à la fois la classe dirigeante et les opposants. Des oligarques proches de Bouteflika, mais aussi des grands patrons, ont été arrêtés et mis en examen pour corruption ou détournements de fonds. Ainsi, l’armée exhibe sa condamnation des éléments les plus corrompus du clan Bouteflika – et tente de se placer en position d’arbitre de la crise algérienne. Ces manœuvres ont un côté risible, car tout le monde sait, en Algérie, que les généraux ne sont pas les éléments les moins corrompus de la clique dirigeante.

La répression s’est aussi abattue de l’autre côté. Arrêté et condamné en janvier pour avoir protesté contre un cinquième mandat de Bouteflika, le militant Hadj Ghermoud est toujours en prison, alors que les dirigeants actuels se sont eux-mêmes opposés, depuis, au maintien de Bouteflika au pouvoir ! D’autres militants et dirigeants de gauche ont été frappés. Louisa Hanoune, la dirigeante la plus connue du Parti des Travailleurs, a été arrêtée le 9 mai. Elle est emprisonnée, depuis, sous l’accusation de « conspiration » et de « rébellion ». Il va sans dire que, malgré nos divergences avec Hanoune et son parti, nous exigeons sa libération, comme celle de tous ceux qui luttent contre la dictature. Les accusations portées contre Hanoune sont ridicules, car d’innombrables Algériens se sont rendus « coupables » du même « délit » : descendre chaque semaine dans la rue pour contester le pouvoir en place.

La mobilisation continue

Chaque vendredi, des centaines de milliers de personnes descendent dans les rues. Dans leur immense majorité, les manifestants sont hostiles au maintien du régime et à la parodie que seront les élections présidentielles du 4 juillet, contrôlées de bout en bout par des fidèles de l’ancien régime. Ils sont bien conscients qu’aucun changement cosmétique ne permettra de régler les problèmes du pays. Ils réclament donc le départ de l’ensemble du régime corrompu, tous clans confondus. Dans son numéro du 25 mai, le journal El Watan décrit l’état d’esprit des manifestants de la veille : « […] le principal fait saillant demeure une sourde colère exprimée contre le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah, [...] ainsi [que contre] un gouvernement qualifié d’illégitime. C’est ce que les manifestants ont exprimé hier à Jijel, où on retiendra le slogan "Y’en a marre de ce pouvoir, y’en a marre des généraux !", chanté par la foule, qui a réitéré son rejet des élections du 4 juillet avec le chant : "Ma nvotich, ya ma nvotich (je ne voterai pas)." »

Les conditions de la victoire

Aucun changement de tête ne peut apporter aux travailleurs algériens le contrôle de leur vie, ni la satisfaction de leurs besoins. Il faut pousser la révolution jusqu’au bout, contre la clique dirigeante, mais aussi contre le capitalisme algérien et ses maîtres impérialistes, au premier rang desquels les impérialistes français.

Cela ne peut pas être accompli par les seules manifestations du vendredi. Comme on le voit en France avec le reflux du mouvement des Gilets jaunes, des rassemblements, aussi importants soient-ils, ne peuvent pas faire tomber un régime menacé. Il faut que la classe ouvrière entre en action par une grève générale, comme celles qui ont fait tomber Bouteflika au printemps. A cette occasion, il faut coordonner à l’échelle nationale les comités de grève issus des précédentes mobilisations et opposer ce pouvoir révolutionnaire à celui des oligarques et des généraux. C’est la seule voie pour la victoire de la révolution algérienne !

L’Algérie vit des heures historiques. La mobilisation révolutionnaire de la population – et en particulier des jeunes – a fait tomber le président Abdelaziz Bouteflika, que l’armée avait hissé au pouvoir après la sanglante décennie de guerre civile des années 90. A l’heure où nous écrivons ces lignes, les manifestations de masse continuent et visent désormais l’ensemble du régime, qui jusqu’alors se cachait derrière le vieux président infirme.

Commencé mi-février après l’annonce de la candidature de Bouteflika à sa propre succession, le mouvement a pris très vite des proportions colossales. Au cours du seul mois de mars, il y a eu quatre gigantesques journées d’action, avec des millions de personnes dans les rues et deux mouvements de grève très suivis, dont le dernier a paralysé une grande partie du secteur privé et des entreprises nationalisées. L’esprit révolutionnaire a balayé tous les garde-fous que le régime utilisait habituellement, face aux mouvements sociaux. Les menaces de l’armée et les références à la guerre civile des années 90 n’ont eu aucun effet.

En maint endroit, le puissant syndicat UGTA a échappé au contrôle de sa direction, qui est un soutien notoire du régime. Dans de nombreuses villes, ce sont les sections locales de l’UGTA qui ont organisé la grève générale. A Tizi-Ouzou, l’UGTA locale a même désavoué sa direction nationale, incarnée par son secrétaire général, Sidi Saïd, un indéfectible partisan de Bouteflika. A la fin du mois de mars, le slogan « A bas Sidi Saïd ! » est devenu presque aussi populaire que les slogans visant Bouteflika.

Les grèves ont frappé de terreur les piliers du régime, qui ont commencé à se détourner du président agonisant et de sa clique. De la fédération patronale à la direction de l’UGTA, en passant par l’association des moudjahidin (anciens combattants de la guerre d’indépendance), tous ont désavoué le régime et appelé à la démission de Bouteflika. Le 2 avril, privé de tout appui, Bouteflika a dû jeter l’éponge et annoncer sa démission. Abdelkader Bensalah, le président du Conseil constitutionnel, a été désigné pour assurer l’intérim jusqu’aux élections présidentielles, annoncées pour le 4 juillet.

Dans sa déclaration de démission, Bouteflika a dénoncé la pression qu’il avait subie de la part de l’armée. Elle a effectivement joué un rôle dans sa chute. Au début de la mobilisation, ses déclarations publiques, et notamment celles du chef d’Etat-major Ahmed Gaïd Salah, étaient très hostiles aux manifestants. L’armée agitait le spectre d’une nouvelle guerre civile et du terrorisme islamiste, si les manifestations devaient continuer. Mais à partir de la fin du mois de mars, face à la puissance de la vague révolutionnaire, le ton a changé. Gaïd Salah a soudainement découvert que Bouteflika était inapte à gouverner. Le 1er avril, il exigeait que ce dernier démissionne « immédiatement ».

L’armée tente de gérer la transition

Ce changement d’attitude de l’armée reflète les divisions au sein de la classe dirigeante. Une fraction, groupée derrière Bouteflika et aujourd’hui derrière le président par intérim Bensalah, est hostile à l’idée de faire la moindre concession aux masses révolutionnaires. Ils craignent – non sans raison – que de telles concessions encouragent le mouvement et le radicalisent davantage. C’est pour cela qu’ils ont momentanément essayé de repousser les élections du 4 juillet, avant d’être rappelés à l’ordre par l’armée. Celle-ci est bien consciente que si rien n’est fait, c’est l’ensemble du régime qui risque d’être balayé. Le ralliement de nombreux policiers aux manifestants, en février et mars, a montré que les forces de répression elles-mêmes étaient peu « fiables ». Au lieu de laisser traîner les choses et risquer un effondrement complet du système, les généraux tentent de détourner le mouvement vers une voie plus sûre, avec des élections le plus tôt possible, de façon à redonner un semblant de légitimité au régime.

Dans sa tentative de sortie « contrôlée » de la crise, l’armée peut compter sur le soutien discret – mais réel – de l’impérialisme français. Macron a d’abord été silencieux face aux manifestations. Puis, après l’annonce par Bouteflika du report (indéfini) des élections et de son renoncement à un nouveau mandat, le gouvernement français a apporté son soutien à cette « transition » de façade. Enfin, face à la poursuite des manifestations, Paris a décidé de soutenir l’intervention des sommets de l’armée.

Le gouvernement français n’a aucun intérêt à la démocratie pour le peuple algérien. Il ne cherche qu’à défendre les intérêts du capitalisme français. Les entreprises hexagonales sont très présentes en Algérie. Elles pillent copieusement ses richesses, avec la complicité de la classe dirigeante algérienne. Une remise en cause de cette domination impérialiste ferait perdre des milliards aux capitalistes français.

Arrestations d’oligarques

Depuis la chute de Bouteflika, l’armée multiplie les déclarations de fidélité au peuple et les gestes symboliques pour tenter de démontrer son ralliement à la révolution. Les généraux essaient de saper la confiance des masses en leur propre pouvoir, en se posant eux-mêmes en garants de la démocratie et en héros de la lutte anti-corruption.

Ainsi, l’oligarque Ali Haddad, président du Forum des Chefs d’Entreprises et proche de Bouteflika, a été arrêté alors qu’il tentait de fuir le pays avec un passeport britannique et de l’argent. Le 22 avril, c’était au tour d’Issad Rebrab, PDG du plus grand groupe privé du pays et première fortune d’Algérie, d’être arrêté pour fraude fiscale.

Ces arrestations ont pour objectif de prouver au peuple – pour le démobiliser – que le nouveau pouvoir veut purger le régime de la corruption. Dans le même temps, elles reflètent les luttes de fraction qui se déroulent, en coulisses, entre les différentes cliques qui se partagent les revenus de l’Etat et les subsides de l’impérialisme. Les généraux eux-mêmes sont corrompus et sont donc mal placés pour jouer aujourd’hui aux pourfendeurs de la corruption.

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La mobilisation continue

En réalité, la démission de Bouteflika n’a rien changé de fondamental au système. Cette « transition » est une manœuvre du régime pour créer l’illusion d’un changement, sans toucher à la véritable organisation du pouvoir. Le président par intérim Abdelkader Bensalah et le chef d’Etat-major Gaïd Salah ont été des alliés fidèles de Bouteflika – jusqu’aux jours précédant sa chute. Les manifestants qui continuent de descendre dans les rues ont donc bien raison de dénoncer le fait que ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir l’étaient en réalité déjà avant la chute de Bouteflika. Comment pourrait-on leur faire confiance pour mettre en place des élections démocratiques ?

Les élections du 4 juillet, entièrement organisées par des cadres de « l’ancien régime », ne seront qu’une mascarade organisée avec la complicité de l’opposition « modérée », qui espère glaner quelques miettes en récompense de ses services.

Les manifestations ont donc continué durant tout le mois d’avril contre le « système Bouteflika sans Bouteflika ». L’accroissement de la répression n’y a rien changé. L’envoi de la police antiémeute contre la manifestation des étudiants à Alger, le 16 avril, n’a pas entamé leur détermination. Le vendredi suivant, les masses sont descendues dans les rues de la plupart des grandes villes pour clamer leur opposition à la soi-disant « transition » organisée par le régime. A tel point que la police a dû se faire beaucoup plus discrète contre les étudiants, le mardi suivant.

De son côté, la direction de l’UGTA est plongée dans une crise profonde. Alors que son secrétaire national, Sidi Saïd, est de plus en plus contesté, la direction a dû avancer à fin juin son prochain congrès, qui était prévu pour 2020. Là aussi, il s’agit de jeter du lest, en la personne de Sidi Saïd, pour éviter que l’ensemble de la direction ne soit balayée par sa base.

Organiser les comités de grève

S’il veut vaincre, le mouvement doit s’organiser. C’est la leçon qui doit être tirée des révolutions de 2011 en Tunisie et en Egypte : des manifestations de masse peuvent faire tomber tel ou tel dirigeant ou gouvernement, mais elles ne peuvent pas – à elles seules – mettre en place un nouveau pouvoir défendant les intérêts du peuple. La place laissée vacante ne le reste jamais longtemps. En Egypte, c’est l’armée qui a fini par prendre le pouvoir sur le dos des manifestants qui ont renversé Moubarak, puis Morsi.

En Algérie, des comités de grève sont apparus au mois de mars. Dans des villes comme Tizi Ouzou et Bejaia, ils ont même eu brièvement le pouvoir en mains. Cette expérience doit être généralisée et ces comités liés entre eux à l’échelle régionale et nationale. C’est ainsi que la révolution peut faire jaillir les éléments embryonnaires d’un nouveau type de pouvoir, basé sur la classe ouvrière, la jeunesse et la population pauvre. Il va sans dire qu’ils seront bien plus compétents, pour administrer la société, que les parasites qui la dirigent actuellement.

Alors que le pays est riche en ressources naturelles, seule une minorité s’enrichit aujourd’hui en se vendant aux impérialistes. A l’autre pôle de la société, des dizaines de milliers de jeunes sont forcés de quitter le pays tous les ans. Ceux qui restent sont, pour la plupart, forcés de vivre dans des conditions précaires, sautant d’un emploi temporaire à l’autre, s’ils ont de la chance. La jeunesse, qui forme la majorité de la population, est confrontée à un taux de chômage de 30 %. Au moins 24 % de la population vit dans la pauvreté. Le pouvoir d’achat moyen a chuté de 60 % depuis 2014.

Seuls les travailleurs d’Algérie ont intérêt à véritablement développer le pays et mettre fin à la misère. Pour cela, il leur faudra s’attaquer, non seulement au régime pourrissant du capitalisme algérien, mais aussi aux rapaces impérialistes.

Leur lutte est la nôtre !
Vive la révolution algérienne !

Traduction d'un article publié le 3 avril 2019 sur In Defence of Marxism.


Les Algériens en liesse sont descendus dans la rue hier soir, après que le président Abdelaziz Bouteflika a annoncé sa démission. Cette nouvelle fait suite à un mois et demi de manifestations de masse contre son règne. Mais cette démission seule ne résoudra rien, et les masses appellent maintenant à la chute de tout le régime.

Mardi 2, en fin de soirée, Bouteflika est apparu à la télévision remettant sa démission, aux côtés d’Abdelkader Bensalah, le président du Conseil constitutionnel, qui a été formellement désigné pour assurer la présidence jusqu’à ce que de nouvelles élections soient organisées dans une période de 90 jours. Toujours défiante, la déclaration, rédigée par la clique derrière Bouteflika, taclait aussi l’armée qui avait fait pression sur Bouteflika pour qu’il démissionne la nuit dernière :

« Cette décision, que je prends en mon âme et conscience, a pour but de contribuer à l’apaisement des cœurs et des esprits de mes compatriotes, pour leur permettre d’emmener l’Algérie vers un meilleur futur auquel ils aspirent légitimement (...) »

Euphorie et rébellion dans les rues

À la suite de l’annonce, des dizaines de milliers d’Algériens sont descendus dans les rues d’Alger, la capitale, pour célébrer la chute du dictateur invalide. L’état d’esprit était euphorique, mais aussi rebelle, avec des slogans tels que : « Félicitations, ce n’est que le début » ; « Une manifestation chaque jour, nous n’abandonnerons pas » ; « Le peuple décide » ; « Ils seront tous jugés » et « Le peuple veut tous les mettre dehors ! » Beaucoup de gens disent qu’au lieu de faire appel à l’article 102 (qui place le pouvoir dans les mains du Conseil constitutionnel), ils veulent l’article 7, qui proclame que « le peuple est la source du pouvoir ».

Une journaliste d’Alger a fait un juste compte-rendu de cet état d’esprit pour France 24, lorsqu’elle évoque la « joie extrême » et le « sentiment de triomphe » des manifestants, pour qui ce n’est qu’un début, le début d’une lutte contre tout le régime et pas seulement d’un président trop malade pour diriger.

Ces dernières semaines, il est devenu de plus en plus clair que le régime est incapable de résister à ce mouvement révolutionnaire, qui s’élance un peu plus de jour en jour. Au cours du seul mois de mars, il y a eu quatre gigantesques journées d’action, avec des millions de personnes dans les rues et deux mouvements de grève très suivis, dont le dernier a paralysé la semaine dernière de grandes parties du secteur privé et des entreprises nationalisées. Les manifestations étaient les plus fortes dans des villes comme Bejaia et Tizi Ouzou, où les sections locales de l’UGTA (Union générale des travailleurs algériens) ont organisé des grèves générales totales et, dans les faits, ont pris le pouvoir. Ce sont des zones kabyles, qui ont une récente histoire révolutionnaire. Néanmoins, la pression en faveur d’une grève générale s’est ressentie à travers la classe ouvrière, qui a fait de « À bas Sidi Said [le secrétaire général de l’UGTA] ! » un de ses principaux slogans pour les manifestations de ces dernières semaines. Sans le moindre doute, ces grèves ont frappé de terreur la classe dirigeante, qui ne veut pas voir se développer un mouvement ouvrier indépendant.

Dans le même temps, les buts du mouvement ont changé au cours de cette période. La première revendication était que Bouteflika ne se présente pas aux élections, et maintenant, sans équivoque, le mouvement exige la chute de l’ensemble du régime.

Algerie jubilation

 

Divisions au sommet

La force et la confiance montantes de ce mouvement révolutionnaire ont provoqué toute une série de divisions et de désertions à l’intérieur du régime. Craignant pour leur propre position, les membres de l’élite dirigeante ont commencé à se détacher couche après couche de Bouteflika et de son entourage immédiat. Les grands hommes d’affaires, les officiels de l’État, la fédération des grands patrons, la direction de la fédération syndicale UGTA, et une coalition du Front de Libération Nationale (FLN) et du Rassemblement National Démocratique (RND) ont tous été vus en train d’appeler à la démission de Bouteflika.

La semaine dernière, Ahmed Gaïd Salah, le chef d’état-major des armées, qui jusqu’à présent était résolument du côté de Bouteflika, a publiquement déclaré le président incapable de gouverner et a invité à ce que le Conseil constitutionnel reçoive le pouvoir. Un appel réitéré hier, quand Salah a exigé la démission « immédiate » du président. Indiquant clairement une division nette au sein du plus haut sommet du régime, comme un coup de force menaçant, Salah a convoqué une réunion des dirigeants de l’armée.

L’entrée en scène de l’armée de cette manière reflète les divisions au sein de la classe dirigeante. Un camp, derrière Bouteflika, est résolument opposé à la moindre concession en faveur des masses révolutionnaires. Cette faction est à l’aise à la tête du régime et est prête à perdre la plupart des factions de la classe dirigeante. Elle redoute qu’accorder des concessions aux masses ne fasse que renforcer le mouvement et le radicalise davantage.

L’armée, à l’inverse, représente une autre aile – qui a aussi l’impérialisme français de son côté – et peut voir que ce mouvement ne disparaîtra pas. Au lieu de faire traîner la procédure et de risquer un effondrement complet du système, elle essaie de détourner le mouvement vers une voie plus sûre. Elle parle du « peuple » avec l’armée, comme si elle oubliait que l’armée a été un pilier central de la dictature jusqu’à présent. En plus de cela, Salah, qui a menacé le mouvement depuis ses débuts le 22 février, serait soudain au service du peuple ?

Autre geste symbolique, le magnat des affaires Ali Haddad, qui était aussi à la tête de la principale organisation patronale, a été arrêté en train d’essayer de quitter le pays avec de grandes quantités d’argent. L’arrestation de personnes fuyant le pays avec du capital a été une très grande revendication de certaines couches du mouvement, particulièrement les éléments de la classe moyenne. Et par cet acte, il est clair que l’armée essaie de calmer les velléités révolutionnaires.

Aucune confiance dans l’armée

Mais il est certain qu’à cette étape, avec la démission forcée de Bouteflika et l’arrestation de gens comme Hadad, l’armée n’a pour but que de sauver le système dans son ensemble. Il est certes très probable que les généraux permettent la tenue des élections dans un futur proche. Mais ces élections seront aménagées de sorte qu’elles n’interfèrent pas avec les intérêts vitaux de la classe dirigeante. En accordant des concessions superficielles depuis le sommet, celle-ci essaie de maintenir en place tous les piliers principaux du capitalisme algérien, tout en démobilisant les masses révolutionnaires. Dans le même temps, les généraux manœuvrent pour concentrer plus de pouvoir entre leurs mains pour la suite.

Bien sûr, si l’armée avait essayé ouvertement de détruire ce mouvement au cours des six dernières semaines, cela aurait vraisemblablement conduit à la rupture des couches inférieures de l’armée (principalement composée de soldats issus de la classe ouvrière et de la paysannerie), laissant l’appareil militaire suspendu en l’air. L’effondrement de l’armée aurait été précurseur de l’effondrement de tout le régime. C’est pour cela que les généraux essaient pathétiquement de diriger ce mouvement de masse au lieu de s’y opposer franchement.

Cependant, après avoir vu l’instabilité en Egypte après que l’armée ait écarté Mubarak en 2011, les généraux ne sont pour l’instant pas nécessairement intéressés dans la prise directe du pouvoir. À la place, ils essaient de jouer la carte du mythe du constitutionnalisme bourgeois et du légalisme (sur lequel certains éléments libéraux et de la classe moyenne au sein du mouvement ont aussi mis l’accent) en appelant à l’exécution de l’article 102 de la constitution. En cela, en « suivant la loi » et avec l’intervention de l’armée en tant que force organisée, ils essaient aussi de saper la confiance des masses en leur propre pouvoir.

Mais la démission de Bouteflika ne change fondamentalement rien. La façon amicale dont le pouvoir a été remis à Abdelkader Bensalah hier soir a montré ce qui se passe vraiment : une manœuvre du régime pour créer l’illusion d’un changement, sans toucher à tout le reste. Abdelkader Bensalah, le nouveau président en charge, a été un allié sans faille pour Bouteflika, jusqu’à la fin. À l’exception de Bouteflika, toutes les personnes occupant le pouvoir restent en place. Comme l’ont indiqué de nombreux manifestants, ceux au pouvoir maintenant sont les mêmes qui ont dirigé pendant des années au nom d’un Bouteflika dans un état végétatif.

La rue n’a pas du tout été dupe. Si le moindre véritable changement doit être accompli, tous ces gens doivent partir. En fait, tout le régime doit être renversé. Mais qu’est-ce qui devrait le remplacer ? Il y a déjà beaucoup de témoignages sur la mise en place de comités pour coordonner les luttes dans les quartiers, les écoles, les lieux de travail. Certains d’entre eux ont organisé les manifestations, coordonné leur encadrement, et ont même mis en place des équipes pour nettoyer derrière – avec bien plus d’application que ce que l’on pourrait attendre de l’État.

Dans des villes comme Tizi Ouzou et Bejaia, les comités de grève ont bel et bien eu le pouvoir en mains, garantissant que la grève ne cause aucun tort aux gens (en rendant disponible le gaz pour la cuisine, par exemple). Ces comités doivent être généralisés et connectés à l’échelle régionale et nationale. En cela, la révolution peut faire jaillir les éléments embryonnaires d’un nouveau type de pouvoir, basé sur la classe ouvrière, la jeunesse et la population pauvre. Cela va sans dire, ils sont bien plus compétents pour administrer la société que ne le sont les parasites actuellement au sommet.

Qu’ils dégagent tous !

Pendant des années, ces vampires ont vécu sur le dos des Algériens. Sur le papier, les Algériens bénéficient d’un gigantesque secteur public, avec des sommes énormes dépensées dans la santé, l’éducation, etc. Mais ces services s’effondrent jour après jour. Où va l’argent ? Pendant que les riches vivent dans un luxe indécent, des dizaines de milliers de jeunes sont forcés de quitter le pays tous les ans. Ceux qui restent sont, pour la plupart, forcés de vivre dans des conditions précaires, sautant d’un emploi précaire à l’autre, s’ils ont de la chance. La jeunesse, qui forme la majorité de la population, est confrontée à un taux de chômage de 30 %. Au moins 24 % de la population vit dans la pauvreté, et d’après les rapports, le pouvoir d’achat moyen a chuté de 60 % depuis 2014.
La seule façon de résoudre ces problèmes est non seulement de changer la tête de l’appareil d’État, mais aussi d’exproprier la classe dirigeante en son ensemble. Toutes les propriétés des oligarques doivent être expropriées et, de même que les entreprises détenues en majorité par l’État comme Sonatrach, doivent fonctionner sous le contrôle et la gestion de la classe ouvrière. Au lieu de faire ruisseler les profits de ces entités dans les poches des agents corrompus du régime, il faut les utiliser pour élever le niveau de vie et développer la société algérienne. Aujourd’hui, cette société s’effondre, mais sur la base d’une économie démocratiquement planifiée, elle pourrait s’épanouir jusqu’à un niveau encore jamais vu.

Les masses algériennes ont montré une force et une détermination énormes. Sans aucune organisation ni plan préparé antérieurement, elles ont fait s’agenouiller devant elles la classe dirigeante, l’État et l’armée. Désormais, il leur faut finir le travail et démettre ces personnes de toutes les positions d’autorité, et s’emparer du pouvoir.

Aucune confiance dans l’armée !
Non à l’article 102 !
À bas le système dans son ensemble !
Des comités partout – et une convention nationale des délégués !
Expropriation de la classe capitaliste !
Nationalisation de toutes les entreprises algériennes ou multinationales !
Pour une Assemblée constituante souveraine pour répondre aux exigences économiques et sociales des travailleurs !

Depuis la fin du mois de février, des foules immenses de manifestants occupent les rues des villes d’Algérie pour réclamer le départ du président Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis 1999. Sous la pression de la rue et après un début de grève générale, Bouteflika, ou plutôt la clique qui se cache derrière sa personne agonisante, a dû faire un semblant de recul en retirant sa candidature aux prochaines élections présidentielles – tout en repoussant celles-ci à une date inconnue.

Cette annonce n’a pas réussi à démobiliser le mouvement. La grève générale des 25 et 26 mars a renforcé la division de l’appareil d’Etat. A l’heure où nous écrivons ces lignes (27 mars), le général Salah, chef d’Etat-major de l’armée, a annoncé qu’il était désormais favorable au départ de Bouteflika. C’est une tentative du régime de contrôler la « transition ».

Le début d’une révolution

Le mouvement est né le 22 février, après l’annonce officielle de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à sa propre succession. Au pouvoir depuis près de vingt ans, Bouteflika est dans un état quasi végétatif depuis un AVC, en 2013, ce qui ne l’a pourtant pas empêché d’être réélu en 2014. Mais tout le monde comprend que Bouteflika est le paravent derrière lequel se cache la clique de généraux corrompus, de bureaucrates affairistes et de grands patrons qui se partagent – avec les impérialistes – les richesses du pays.

Tous ces pillards ont peur que le remplacement de Bouteflika ne remette en cause les équilibres précaires qu’ils ont tissés entre eux. C’est pour cela qu’ils voulaient un cinquième mandat de leur marionnette. Mais cette nouvelle candidature était la goutte de trop pour la jeunesse et les travailleurs d’Algérie. Ils ont balayé d’un revers de main les menaces d’une nouvelle guerre civile, menaces qui sont brandies par les militaires à l’occasion de chaque mouvement social.

Après plusieurs semaines de manifestations, la grève du 10 mars a bien montré toute la profondeur du mouvement. Elle a touché les transports, l’enseignement, mais aussi le secteur pétrolier, vital pour l’économie algérienne. La mobilisation a aussi brisé l’apparente unité du régime et de ses partisans déclarés. Dès le 5 mars, l’association des anciens combattants de la guerre d’indépendance a annoncé qu’elle passait dans l’opposition. Des juges ont déclaré qu’ils ne valideraient pas une élection à laquelle Bouteflika serait candidat. Des Imams ont refusé de prendre la parole pour soutenir le gouvernement. Dans certaines villes, on a assisté à des scènes de fraternisation entre des policiers et des manifestants. A ce stade, les généraux ne peuvent pas recourir à la force : si l’armée était mobilisée pour écraser le mouvement, ses rangs se diviseraient suivant une ligne de classe. Autrement dit, l’appareil d’Etat serait en miettes, ce que le régime veut à tout prix éviter.

L’Algérie et le « printemps arabe »

Pour obtenir un premier recul du régime, le facteur décisif a été l’entrée en action de la classe ouvrière, sous la forme d’une grève générale. En Tunisie et en Egypte, en 2011, ce sont aussi des grèves générales qui ont contraint les dictateurs à abandonner le pouvoir. Les bourgeoisies de ces deux pays étaient alors terrifiées à l’idée que ces révolutions renversent non seulement les vieux gouvernements corrompus, mais tout l’édifice pourrissant des capitalismes égyptien et tunisien.

On entend souvent que l’Algérie aurait échappé, comme par magie, à la vague du « printemps arabe » de 2010-2011. Mais, en réalité, l’Algérie a été l’un des premiers pays arabes à entrer en mouvement à la fin de 2010. Des milliers de jeunes sont alors descendus dans les rues pour protester contre leurs conditions de vie misérables. Mais le régime avait réussi à regagner le contrôle de la situation en s’appuyant sur l’autorité qu’il conservait dans certaines couches de la population, en agitant le souvenir des années terribles de la guerre civile des années 1990 – et, surtout, en faisant d’importantes concessions économiques.

Manœuvres et radicalisations

A l’époque, les prix élevés du pétrole lui donnaient une certaine marge de manœuvre pour faire des concessions. Mais la chute brutale du prix du baril, en 2014, l’a forcé à remettre l’austérité au premier plan de sa politique. Par exemple, l’âge de la retraite a été repoussé de 55 à 60 ans. Près de 90 % des Algériens ont vu leur niveau de vie baisser depuis 2014. Cette crise profonde a débouché sur une vague de grèves et de manifestations, ces deux dernières années. C’est dans ce contexte que l’annonce de la nouvelle candidature de Bouteflika a mis le feu aux poudres.

La « concession » de Bouteflika (prolonger son quatrième mandat à défaut d’un cinquième) n’a pas affaibli le mouvement. Au contraire, le mouvement révolutionnaire a gagné en confiance ; il a vu qu’il avait contraint le régime à reculer. Au-delà de Bouteflika, les manifestants visent désormais l’ensemble du système. Dans le puissant syndicat ouvrier du pays, l’UGTA, les appels au départ de son secrétaire national Sidi Saïd, partisan inconditionnel de Bouteflika, se multiplient en même temps que les appels à la grève générale.

Cela terrifie la classe dirigeante, qui ne sait pas comment se sortir de cette situation. D’une part, tout remplacement de Bouteflika risque de bouleverser les arrangements fragiles passés entre les cliques rivales de la classe dirigeante. D’autre part, tout recul face à la pression des masses ne fera que renforcer leur confiance et leur détermination.

Inquiétudes impérialistes

Comme lors des révolutions de 2011, les puissances impérialistes sont très inquiètes. Elles redoutent la chute du régime du FLN (Front de Libération Nationale). L’impérialisme français est particulièrement concerné. Alors qu’il exige le départ immédiat du « dictateur » Maduro, au Venezuela, Macron apporte son soutien à la « transition » annoncée – c’est-à-dire contrôlée – par la clique de Bouteflika. Il faut dire que l’impérialisme français a d’énormes intérêts économiques en Algérie. Ainsi, le géant pétrolier Total a signé il y a quelques mois un contrat de 400 millions d’euros pour exploiter un gisement de gaz algérien. Et ce n’est qu’un exemple parmi bien d’autres. De champion de la lutte anticoloniale, le FLN s’est transformé en agent local et serviteur de l’impérialisme, notamment français.

Le rôle des travailleurs

La grève générale commencée le 25 mars est un succès. Elle a déjà poussé le général Salah à « lâcher » Bouteflika. Mais c’est aussi une tentative de gagner du temps. Faute de pouvoir écraser le mouvement dans l’immédiat, les généraux sont prêts à écarter Bouteflika – dans le but de préserver l’unité de l’appareil d’Etat. Ils espèrent que l’annonce de Salah mettra fin aux manifestations et orientera la révolution algérienne vers le canal d’une élection dont ils garderont le contrôle, quitte à écraser la contestation plus tard.

Mais Bouteflika n’est que la partie la plus visible du régime. Or celui-ci n’a plus aucune légitimité. Il se réduit aujourd’hui à une bande de parasites vivant du pillage de l’économie algérienne et des subsides que lui versent les impérialistes. La soi-disant « opposition légale » ne vaut pas mieux ; elle n’est qu’un modèle réduit de la clique dirigeante. Elle reflète l’état lamentable de la bourgeoisie algérienne, qui est complètement dominée par l’impérialisme et incapable de faire avancer le pays.

Pour contrer les manœuvres des candidats du régime à la succession de Bouteflika, les travailleurs doivent passer à l’offensive et leur opposer leur propre organisation révolutionnaire. Des comités de grève avec des délégués élus doivent être constitués dans chaque usine, chaque entreprise, chaque quartier et chaque université. Ils doivent être organisés à l’échelle nationale pour porter un coup décisif au régime. Seuls les ouvriers et les paysans d’Algérie font tourner sa société et son économie. C’est à eux de prendre le pouvoir entre leurs mains pour renverser le capitalisme et construire une société libérée de la misère, de l’exploitation et de la corruption.

La joie a envahi les rues des villes d’Algérie, lundi, après l’annonce tant attendue : Bouteflika renonce à briguer un cinquième mandat. C’est une grande victoire pour le mouvement de masse qui s’est développé depuis le milieu du mois de février.

Le 8 mars, la participation aux manifestations a battu tous les records. Des millions d’Algériens sont descendus dans les rues : du jamais vu depuis 1962. Ceci, combiné aux appels à la grève générale, a fini de convaincre le régime qu’il devait reculer sur un point – au risque, sinon, de tout perdre.

Les manifestants savent qu’ils ont remporté une victoire, mais la plupart ne veulent pas s’en contenter. L’élection présidentielle étant reportée, Bouteflika reste président jusqu’à nouvel ordre. Or, aucun agenda n’a été annoncé. On sait seulement qu’une « Conférence nationale » – de qui ? – doit d’abord se tenir, élaborer une nouvelle Constitution et la soumettre à référendum. L’élection présidentielle se tiendrait ensuite. Et pendant tout ce temps, le clan de Bouteflika serait toujours aux manettes, bien que très affaibli.

De telles manœuvres ne pourront pas tromper les masses algériennes, qui ont beaucoup appris au cours de plusieurs semaines de mobilisations. Leur première victoire renforcera leur détermination. Elles en voudront davantage. La jeunesse en particulier (et plus de la moitié de la population a moins de 30 ans) demandera le départ des bureaucrates, des généraux et des hommes d’affaires qui constituent la mafia gouvernante. D’ores et déjà, une nouvelle journée de mobilisation est annoncée pour le 15 mars. La lutte ne fait que commencer !

Vaines manœuvres

En 2011, le régime algérien a échappé à la vague révolutionnaire qui balayait l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Il y est parvenu en octroyant des concessions matérielles à certaines couches de la population – et en agitant le spectre de la guerre civile qui a ravagé le pays dans les années 90. Lors de cette « décennie noire », les islamistes et l’armée ont fait plus de 200 000 victimes.

Lorsque les manifestations ont commencé, en février dernier, le régime a de nouveau agité cette menace. L’ex-Premier ministre Ahmed Ouyahia a publiquement accusé les manifestants d’exposer l’Algérie au sort que connait la Syrie depuis 2011. A quoi les manifestants, dans la rue, ont répondu : « Ouyahia, l’Algérie n’est pas la Syrie ! »

Dans la foulée des premières manifestations, le régime a tenté plusieurs « concessions ». D’abord, le chef de campagne de Bouteflika a été écarté. Puis, le 3 mars, le clan de Bouteflika a annoncé que ce dernier organiserait des élections présidentielles anticipées dans la foulée de son élection, le 18 avril, et qu’il ne serait pas candidat à un sixième mandat. Cette manœuvre grossière, insultante, soulignait au passage que la victoire de Bouteflika, le 18 avril, était programmée. Les masses algériennes ont balayé ces « concessions » absurdes avec mépris – et ont intensifié leur mobilisation.

Accident et nécessité

Le rejet massif d’un cinquième mandat de Bouteflika n’est que la cause immédiate de ce mouvement. C’est un accident qui exprime une nécessité plus profonde. Pendant de longues années, une énorme quantité de colère et d’indignation s’est accumulée dans la société algérienne. Il ne manquait plus qu’une étincelle pour provoquer une explosion sociale. C’est chose faite.

Algerie 2019 2L’Algérie est le plus grand pays d’Afrique : quatre fois la superficie de la France. 46 % de sa population a moins de 25 ans. Le taux de chômage officiel est passé de 10,5 % en 2016 à 11,1 % en 2018. Le chômage frappe 26,4 % des jeunes et 20 % des femmes.

Ce pays est aussi le 5e producteur mondial de gaz naturel et le 13e producteur mondial de pétrole. Entre 1999 et 2014, ces richesses naturelles ont rapporté 750 milliards de dollars au budget de l’Etat. Et pourtant, lorsque Bouteflika doit recevoir des soins, il part en Suisse. Autrement dit, 57 ans après l’indépendance formelle de l’Algérie, son président ne fait toujours pas confiance à un seul hôpital algérien !

La classe dirigeante et la clique au pouvoir dépendent entièrement du gaz et du pétrole. Aucun investissement sérieux n’est réalisé dans l’éducation, la santé, l’industrie et les infrastructures. En conséquence, l’économie algérienne est exposée aux fluctuations des cours du gaz et du pétrole. Depuis que ces cours ont chuté, en 2014, les recettes de l’Etat ont suivi la même pente. Les réserves en devises étrangères sont tombées de 114 milliards de dollars en 2016 à 93 milliards de dollars en 2019. Elles pourraient tomber à 76 milliards en 2020, soit l’équivalent de 17 mois d’importations. La dette du pays a bondi de 20,4 % du PIB en 2016 à 32,9 % du PIB en 2018. Enfin, pour la première fois en 25 ans, le pays accuse un déficit commercial (13,7 milliards en 2018).

Dans ce contexte économique, le régime a engagé des politiques d’austérité brutales, et notamment des licenciements massifs. Les subventions de plusieurs produits de première nécessité (dont l’essence) ont été supprimées. La monnaie nationale – le dinar – a été dévaluée. Depuis 2014, elle a perdu 48 % de sa valeur par rapport au dollar. En 2018, l’inflation a atteint 7,5 %. Bref, tout le poids de la crise économique a été placé sur les épaules des plus pauvres. A cela s’ajoute l’absence de démocratie après 20 ans de règne de Bouteflika. Par exemple, le pays occupe la 134e position (sur 180) en matière de « liberté de la presse. »

La panique du régime

Complètement déconnectée du monde réel, la clique dirigeante n’a rien vu venir. Elle pensait avoir la situation « bien en main ». Mais non. Les masses ont fait irruption sur la scène politique. Et désormais, le régime n’a pas beaucoup de marges de manœuvre. Il ne peut plus éteindre l’incendie social en débloquant des milliards de dinars en concessions et subventions diverses.

Les discours du régime sur sa « légitimité historique » – en référence à la guerre d’indépendance contre l’impérialisme français – ne trompent plus personne. Tout le monde sait que le pouvoir a été confisqué par une clique corrompue qui pille le pays – tout en le livrant aux multinationales étrangères (françaises, américaines, etc.). Par ailleurs, le chantage au « retour de la guerre civile » ne convainc pas la jeunesse, qui n’a pas connu les violences des années 90.

On ne peut exclure que, pris de panique, le régime ait recours à des attentats terroristes (ou laisse des attentats avoir lieu), dans l’espoir de faire dérailler le mouvement révolutionnaire. Mais il est très improbable qu’il prenne le risque d’engager le pays dans un cycle de violences semblable aux années 90.

L’impérialisme français suit les événements avec une grande inquiétude, pour d’évidentes raisons politiques et économiques. La France compte plus de 2 millions d’habitants d’origine algérienne, dont un certain nombre jouent un rôle de premier plan dans le mouvement ouvrier français. Par ailleurs, plusieurs multinationales françaises ont d’importants intérêts en Algérie. Par exemple, l’Algérie fournit 10 % du gaz consommé en France.

En outre, le développement de la révolution algérienne aura d’importantes répercussions au Maroc et en Tunisie, deux autres pays clés du point de vue de l’impérialisme français.

La révolution algérienne ne fait que commencer. Inévitablement, le sentiment « d’unité » domine le mouvement, à ce stade. Mais la différenciation de classe ne tardera pas à s’accentuer. La classe ouvrière algérienne est l’une des plus puissantes du continent africain. Lorsqu’elle commencera à faire valoir ses propres revendications, elle donnera une puissante impulsion au mouvement – en Algérie et à l’échelle régionale.

Le Maghreb est riche en ressources naturelles. Sur la base d’une planification socialiste et démocratique de l’économie, cette région pourrait en finir rapidement avec la misère et l’oppression qui accablent ses peuples. Mais cela suppose de renverser le capitalisme. La classe ouvrière maghrébine doit prendre le pouvoir.

Le problème immédiat, c’est l’absence de partis révolutionnaires capables de diriger le mouvement dans cette direction. La construction de tels partis est donc une tâche urgente. Les dirigeants réformistes ont tous fait faillite. La plupart ont été achetés par les régimes dictatoriaux. Les nouveaux partis révolutionnaires seront construits dans et par la jeunesse, qui au Maghreb comme ailleurs n’a pas connu les défaites et compromissions du passé. Elle est ouverte aux idées et au programme du marxisme – les seules idées et le seul programme qui puissent garantir la victoire de la révolution en Algérie et dans toute la région.

Les événements qui se sont déroulés en Algérie ont ébranlé de fond en comble le régime dictatorial en place. A Paris, à Washington, et dans le monde entier, les gouvernements et les multinationales impliquées dans le Maghreb ont été stupéfiés devant l’ampleur, la puissance et l’élan de ce qui est incontestablement la plus forte mobilisation du peuple algérien depuis la guerre d’indépendance. Les médias n’osent pas dire le nom de ce mouvement. On prétend qu’il s’agit d’émeutes, ou d’une protestation passagère, un "cri de désespoir". Or, l’irruption sur la scène de l’histoire de centaines de milliers, voire de millions de personnes, qui, à la façon de cette magnifique jeunesse algérienne, bravent balles et matraques, ne comptent plus leurs morts, et menacent, par la force élémentaire de leur mouvement, de faire chuter tout l’édifice de la dictature - et, avec elle, tous les profiteurs qui ont saigné l’Algérie depuis des décennies - cela s’appelle une révolution ! Cette révolution, comme toutes les révolutions jusqu’à ce jour, n’est pas, ne peut pas être un acte instantané, atteignant d’un coup ses objectifs. Il s’agit d’un processus qui sera plus ou moins long et qui connaîtra, au cours de son développement, des pauses, voire des reculs. Mais, pour peu que les éléments les plus courageux et perspicaces de ce mouvement prennent pleinement conscience de ses tâches essentielles, nul ne peut douter de sa victoire ultime.

Cette nouvelle révolution découle nécessairement du fait que la guerre d’indépendance n’a pas abouti à la victoire du socialisme. Après la défaite de la France, l’absence, en Algérie, d’une direction authentiquement révolutionnaire, ainsi que la trahison du peuple algérien par le Parti Communiste Français, dont les dirigeants ont voté, en 1956, les pouvoirs spéciaux accordés aux généraux français chargés d’écraser la révolution, ont fait que celle-ci s’est arrêtée à mi-chemin. La caste militaire à la tête de l’armée dite "de l’extérieur" a comblé le vide laissé par l’effondrement de la puissance coloniale, concentrant peu à peu tous les leviers du pouvoir économique politique entre ses mains.

La rupture avec le capitalisme n’étant pas consommée, l’Algérie ne pouvait se soustraire à l’écrasante supériorité économique des pays impérialistes, et en particulier de celui dont elle venait d’expulser les forces d’occupation directe. Elle a dû subir le même sort que tous les autres pays ex-coloniaux qui forment aujourd’hui autant de "zones d’influence" des grandes puissances mondiales. Malgré une indépendance nominale, l’Algérie, comme le Maroc, comme tous les pays africains, sont aujourd’hui encore plus complètement sous le joug économique des grandes puissances qu’à l’époque du colonialisme "direct". A travers les banques, les "institutions internationales" et les entreprises multinationales, qui arment et soutiennent les cliques corrompues au pouvoir, la mainmise étrangère sur les ressources naturelles, les terres et l’appareil productif de ces régions du monde est plus forte et plus dévastatrice que jamais. Pudiquement nommés "pays en voie de développement", ils régressent tous en matière de revenus moyens, d’emploi ou de santé publique, sans parler des conséquences effroyables de guerres et de conflits qui sont souvent l’expression, par intervention directe ou en sous-main, de la rivalité sur le terrain entre les pays industrialisés, et notamment entre les États-Unis et la France.

Ainsi, au Soudan, la France "démocratique" arme et finance la dictature fondamentaliste installée à Khartoum, alors que les États-Unis appuient les milices toutes aussi meurtrières du sud du pays, l’enjeu étant le contrôle et l’exploitation des gisements pétroliers situés dans la région centrale. En Algérie, suivant un schéma comparable, la CIA a fourni bon nombre des "cadres" des organisations intégristes. Dans les années 90, le FIS avait tout loisir d’organiser des conférences et collecter des fonds aux États-Unis et en Grande-Bretagne. En retour, le FIS s’est engagé à transférer, dès son arrivée au pouvoir, les contrats pétroliers aux compagnies américaines, au détriment des exploitants français. La France, quant à elle, a fourni l’essentiel de l’impressionnant arsenal répressif de la dictature algérienne, arsenal qui vise à défendre les privilèges et le pouvoir de la caste parasitaire au pouvoir contre toute tentative de "déstabilisation" - surtout celle venant du peuple algérien.

En 1994, les accords signés avec le FMI, venu "aider" l’Algérie en lui pressant un couteau sous la gorge, ont marqué une accélération de la mise à sac du pays au profit des banques et des multinationales étrangères. L’endettement de l’Algérie dépasse 30 milliards de dollars. Les revenus en exportation proviennent à hauteur de 95% des hydrocarbures. Au lieu d’être utilisées rationnellement pour développer l’ensemble de l’infrastructure économique et répondre aux besoins les plus élémentaires de la population, ces immenses ressources sont soit mises à contribution pour financer l’appareil répressif, rempart ultime du régime, soit détournées dans les "affaires" des escrocs en uniforme qui dirigent l’État. Qu’une partie non négligeable des richesses créées par le travail du peuple algérien se trouve dans des comptes en Suisse, en France ou aux États-Unis, ne devrait être un secret pour personne. Sous la pression du FMI, un vaste programme de privatisations a été mis en œuvre en Algérie, avec des conséquences particulièrement graves pour l’emploi et les conditions de travail. Les unes après les autres, les différentes branches du secteur public ont été bradées au profit d’acquéreurs, le plus souvent étrangers, qui n’oublient pas d’arroser au passage les "décideurs" politiques.

Alors qu’une minorité s’enrichit, la vaste majorité des Algériens sombrent progressivement dans la misère et la précarité. La population urbaine représente 53% de la population totale. Chaque année, quelque 170000 personnes en provenance des régions rurales viennent gonfler la masse des "déshérités" des zones urbaines. Le taux de chômage le plus souvent cité tourne autour de 30% de la population active. La réalité pourrait être plus grave encore. 70% de la population a moins de 30 ans. La majorité d’entre eux ne trouve pas de travail à la fin de ses études. Quarante ans après l’indépendance, le taux d’analphabétisme est officiellement de 26%. Un enfant sur trois ne finit même pas la période scolaire obligatoire. Il n’y a qu’un médecin pour 1000 habitants, un dentiste pour 3600 habitants, et un pharmacien pour 7400 habitants. Les hôpitaux, les écoles et toute l’infrastructure sociale connaît une grande pénurie de moyens techniques et logistiques. Des médicaments manquent, et les soins font l’objet, depuis 1997, d’une surtaxe de 14%. De nombreuses maladies et épidémies associées à la misère et à de mauvaises conditions sanitaires, comme la tuberculose, le typhus et le choléra, reprennent du terrain. Des fléaux sociaux tels que la toxicomanie, la prostitution et la criminalité se développent.

A la débâcle sociale et économique s’ajoute le comportement d’un régime ultra-réactionnaire. Les militaires se sont comportés comme un homme qui arrose un terrain de peur qu’il ne prenne feu. Avec les dispositions rétrogrades et oppressives du Code de la famille, adopté en 1984, il a cherché à entraver la participation des femmes à la vie sociale et politique par des restrictions, des interdictions et des obligations discriminatoires. Les chefs militaires ont vu à juste titre dans les femmes une force potentiellement révolutionnaire qu’il fallait étouffer avant qu’il ne soit trop tard.

De même, animé par la crainte de la jeunesse amazighe, les régions amazighophones ont fait l’objet d’un quadrillage policier renforcé, surtout depuis le mouvement du printemps 1980. Ces régions souffrent de l’appauvrissement économique et du chômage massif que connaît l’ensemble du pays. La tentative, de la part de la presse algérienne et française de présenter le mouvement comme un phénomène uniquement "kabyle" est proprement scandaleux et vise à "diviser pour mieux régner". Les revendications ont avant tout un caractère social et politique.

Certes, la question linguistique fait partie des préoccupations des amazighophones. La loi du 5 juillet 1998, sous prétexte de lutter contre l’utilisation excessive de la langue française, stipule l’obligation d’utiliser la langue arabe pour toutes les démarches administratives, dans les entreprises, dans les associations et à l’école. Chez les amazighophones, cette loi ne pouvait être ressentie que comme ce qu’elle était, à savoir une provocation flagrante à l’égard des communautés amazighes, portant directement atteinte à leur langue. Or, du point de vue du peuple, quelle est la justification ou le besoin d’une quelconque "langue officielle" ? Toute personne algérienne, qu’elle soit amazighophone ou arabophone, devrait avoir le droit de recevoir son éducation ou de faire ses démarches administratives dans la langue de son choix. Aucune langue ne doit être imposée par la loi. Aucune langue ne doit bénéficier d’une priorité administrative sur une autre. L’usage d’une langue donnée doit relever d’un choix libre et individuel. Tel est le programme que doit défendre le mouvement social en Algérie.

Depuis le 18 avril dernier, date à laquelle l’assassinat d’un lycéen à Beni Douala a provoqué l’explosion révolutionnaire, après une tentative aussi vaine que meurtrière de noyer le mouvement dans le sang, le régime a été jeté sur la défensive. La répression, plutôt que d’intimider la jeunesse, l’a chauffée à blanc. Aucun parti, aucune organisation n’a pu "encadrer" ce soulèvement. Les jeunes ont spontanément fourni leurs propres dirigeants, forgés et éprouvés dans le feu de l’action. Le FFS et le RCD, qui font mine, du moins à l’étranger, de figurer parmi les acteurs de la révolte, n’ont en réalité joué aucun rôle significatif. Ces deux partis ont bien au contraire leur part de responsabilité dans le marasme économique et social algérien. Sous couvert d’une politique dite "d’ouverture et de démocratie" ils ont appuyé les privatisations et le démantèlement des services publics. Rien dans leur programme ne va au-delà d’une bien timide négociation avec les despotes militaires au pouvoir. Le RCD était jusqu’à récemment au gouvernement, en pleine collaboration avec l’ennemi. Quant à Aït Ahmed et les dirigeants du FFS, ils n’ont de socialiste que le nom. Ils se proclament en faveur d’une "économie mixte", cet euphémisme pour "capitalisme", qui revient dans la pratique à promouvoir l’installation à un degré sans précédant des multinationales européennes et américaines dans tous les secteurs de l’économie. Du temps de Zéroual, le FFS prônait la "réconciliation" entre le peuple et le régime, ainsi qu’un "dialogue" avec les intégristes.

En France comme en Algérie, bon nombre d’intellectuels algériens ont pris l’habitude d’observer les événements qui se déroulent dans leur pays, de hausser leurs épaules et de déclarer finalement que, malheureusement, "il n’y pas d’alternative". Ceci est faux. L’alternative, ou, pour parler plus précisément, le programme de la révolution, est implicite, et même, pour ceux qui ouvrent bien leurs yeux, explicite dans la réalité concrète que vit l’Algérie à l’heure actuelle. Au fond, le pouvoir consiste en deux choses : le monopole des armes et le contrôle de l’économie. Les prémisses essentielles du programme nécessaire à la réussite du mouvement actuel, qui ne font que résumer les tâches concrètes qui se posent à lui, découlent de ce constat. Pour en finir avec l’oppression en Algérie, ses ressources économiques et ses moyens productifs les plus importants doivent être placés sous le contrôle des travailleurs et de la jeunesse. La réalisation cet objectif va de pair avec la nécessité de soustraire les forces armées à l’autorité de la clique corrompue qui les dirigent actuellement. Ce qui manque, en effet, c’est l’existence d’une organisation conséquente capable d’unir le mouvement social autour de ce programme. C’est précisément cette carence qui confèrera au processus révolutionnaire en cours un caractère particulièrement convulsif, pénible, inégal, marqué de toutes sortes d’égarements et échecs épisodiques, jusqu’à ce que cette organisation finisse par émerger sur la base de l’expérience acquise au cours de la lutte.

L’expérience récente nous a montré que Boutéflika et les généraux ne reculeront devant rien pour sauvegarder leur pouvoir. Le régime dispose, en effet, d’importants effectifs militaires. Cependant, paradoxalement, c’est justement là son talon d’Achille. Parmi les soldats et les policiers de base, un nombre très important - et sans doute la majorité - éprouvent de la sympathie pour le mouvement de la jeunesse algérienne. S’ils portent l’uniforme, c’est aussi pour échapper à la précarité et au chômage. Beaucoup d’entre eux, pour ne pas dire presque tous, ont dans leur famille des gens qui souffrent, à un degré ou à un autre, de la faillite économique et sociale du pays. La décadence et la corruption du régime ont porté un coup sérieux au moral des soldats, et même de bon nombre d’officiers, qui n’ont que du mépris pour les "profiteurs" de l’État-major. Il y a là une réserve de soutien et d’aide décisive que ceux qui veulent sérieusement en finir avec la dictature ne sauraient négliger.

Le soldat a son sens de la discipline, sa crainte de la hiérarchie, ses habitudes et sa "routine" psychologique. Mais il a aussi son jugement. Lorsque la manifestation est terminée, lorsque la foule, aussi immense soit-elle, est rentrée dans ses foyers, le militaire doit rendre compte de ses actes devant ses supérieurs. Tout acte de fraternisation ou de désobéissance est sévèrement puni. Une armée ne "craque" pas facilement. Pour cela, il est nécessaire que le soldat soit convaincu que ce mouvement, à la différence de tous ceux qui l’ont précédé, est tellement important, tellement puissant, tellement sûr d’aller jusqu’au bout, qu’il n’aura pas à faire face à sa hiérarchie le lendemain. Une fois que le mouvement atteint une ampleur susceptible de la mettre en pratique, seule une politique audacieuse de révolution sociale, en rupture complète avec le régime actuel, habillement et fraternellement expliquée, peut ouvrir la possibilité de faire basculer la base de l’armée. A défaut de ce ralliement, le renversement du régime s’avérera impossible, et les éléments "modérés" qui, leurs plaidoyers et pétitions à la main, veulent limiter les objectifs du mouvement sous prétexte de ne pas "provoquer" le régime, ne font, consciemment ou inconsciemment, que renforcer l’assise fondamentale de son pouvoir, à savoir son emprise sur les forces armées.

A vrai dire, en dehors de la question du programme du mouvement, si l’armée n’a pas encore été sérieusement secouée par des désordres internes, cela tient aussi et surtout au fait que, à ce stade, les bataillons décisifs de la révolution qui approche ne se sont pas encore lancés dans la lutte. Les étudiants et les jeunes n’ont pas les moyens, à eux seuls, de porter atteinte aux fondements même de l’ordre établi en Algérie. Par contre, les travailleurs, en raison de leur fonction économique, disposent d’un pouvoir potentiel colossal. La grève des travailleurs du secteur pétrolier du 28 mars 2001 a été largement soutenue dans d’autres secteurs, notamment dans la métallurgie. Ce développement indique ce qui se produira prochainement à une plus grande échelle. Seuls les travailleurs algériens, dans le secteur pétrolier, dans l’industrie, dans les communications et les transports, entre autres, peuvent y parvenir. Ce n’est qu’à partir du moment où les salariés s’engageront massivement dans la contestation sociale que la dictature sera réellement en danger. Cet engagement se produira tôt ou tard, mais viendra d’autant plus vite que les jeunes solliciteront directement leur aide dans la lutte contre le régime.

La direction de l’UGTA, pourrie par des décennies de collusion avec le régime, craint par-dessus de tout une telle perspective. Une grève générale en Algérie poserait directement la question du pouvoir. Si les travailleurs bloquaient les rouages de l’industrie et de toute la vie économique du pays, ils se trouveraient, par la logique même des événements, en train d’assumer directement le contrôle et la direction des affaires, car rien ne pourrait se produire ni se déplacer sans leur assentiment. Ce serait une situation classique de "double pouvoir", dans laquelle l’ancien État se trouverait, pour ainsi dire, suspendu en l’air, pratiquement dépourvu de moyens d’action, cependant que, en dessous de lui, prendraient forme les contours d’un nouvel État, reposant sur la mobilisation des travailleurs et de la jeunesse. A ce stade, le renversement du régime et la mise en place d’un régime socialiste se poserait comme une tâche pratique immédiate. Pour se garantir la maîtrise des grands moyens de production et d’échange, le nouveau pouvoir devrait procéder à la socialisation de ceux-ci, non pas à la manière des anciennes nationalisations, mais sous le contrôle et la gestion démocratique des travailleurs eux-mêmes, en concertation avec les représentants directs du peuple, élus, révocables, et dépourvus de tout privilège personnel. Ce serait alors l’avènement d’une société socialiste et démocratique en Algérie.

Pour l’heure, le mouvement suivra son cours, passant, comme nous l’avons dit, par des périodes de flux et de reflux. Si les travailleurs n’entrent pas massivement en scène dans les semaines à venir, il se peut que la mobilisation de la jeunesse s’épuise et marque le pas temporairement. Quoiqu’il en soit, le régime se trouve dans une situation extrêmement difficile. Jeté sur la défensive par le mouvement, il n’est parvenu, au bout de la première phase de son épreuve de force avec la population, qu’à tirer un trait de sang entre elle et lui. Boutéflika et la caste parasitaire qui l’entoure en sortent affaiblis et divisés au sujet la ligne de conduite à adopter. L’Algérie se trouve ainsi dans une situation très particulière. D’une part, le régime, faute de réserves sociales, et doutant de la fiabilité des forces armées, n’est pas en mesure de porter un coup décisif au mouvement qui le menace. D’autre part, le mouvement lui-même, de par son ampleur trop restreinte, et notamment du fait que le salariat algérien n’est pas encore entré massivement en action, ne peut non plus porter un coup mortel à son adversaire. La perspective qui en résulte pour les mois à venir est celle d’une grande instabilité sociale et politique, les deux camps se tenant mutuellement en échec - et ce sur fond de dégradation continue des conditions sociales et économiques.

L’avantage de cette situation est qu’elle donne du temps - chose précieuse, dans une telle lutte - pour jeter les bases d’une organisation porteuse d’une démarche authentiquement révolutionnaire. Sur la base du programme dont les grandes lignes ont été ébauchées ici, il sera possible, au cours des grands événements qui s’annoncent en Algérie, et surtout dès lors que les salariés interviendront dans le processus, d’en finir une fois pour toutes avec la clique réactionnaire qui détient le pouvoir, et d’ouvrir à l’Algérie un avenir digne de sa jeunesse, digne de son peuple. Une Algérie socialiste ne resterait pas isolée. Le capitalisme enfonce chaque jour un peu plus tous les peuples du Maghreb dans une misère insupportable. Dans ce contexte particulièrement explosif, la victoire du socialisme en Algérie sonnerait le glas pour tous les régimes despotiques dans les pays voisins et au-delà.

Le Monde du mercredi 20 juin 2000 relate en première page le témoignage d’une Algérienne. Il s’agit deLila Ighilariz qui fut torturée par l’armée française en 1957 après avoir été capturée par la 10ème division parachutiste stationnée à Paradou Hydra. Cette division était commandée par le Général Massu, et Bigeard était également présent.

Citons Lila : "Massu était brutal, infect. Bigeard n’était pas mieux, mais le pire c’était Graziani. Lui était innommable, c’était un pervers qui prenait plaisir à torturer. Ce n’était pas des êtres humains". Lila a souvent hurlé à Bigeard : "Vous n’êtes pas un homme si vous ne m’achevez pas". Et lui répondait : "Pas encore, pas encore !".

L’ex-dictateur chilien Augusto Pinochet n’a pas été poursuivi pour son coup d’Etat, mais pour avoir ordonné et peut-être pratiqué la torture. Des magistrats espagnols et français ont lancé des mandats d’arrêt suite à des plaintes de Chiliens qui avaient été torturés sous le régime de Pinochet. Non seulement Massu et Bigeard n’ont pas été poursuivis, mais ils ont obtenu des honneurs. Bigeard a même été parlementaire ! Salan, Jouhaud, Challes et Zeller ont connu la prison pour tentative de coup d’Etat. Peut être n’avaient-ils jamais torturé, bien que cela ne soit pas sîr !

Bigeard est l’auteur d’un livre intitulé : "Le manuel de l’officier de renseignement". Ce document officiel a été publié par l’armée française et imprimé chez Lavauzelle, Boulevard Saint-Germain, à Paris. J’ai eu personnellement ce livre entre les mains durant mon séjour sous les drapeaux en Algérie. Sur la couverture était portée la mention "Écrit au camp Jeanne d’Arc par le colonel Bigeard". Ce livre décrit avec autant de précision que de sadisme les méthodes de torture préconisées : la magnéto dite "gégène" qui produit du courant continu haute tension que l’on envoie par les parties génitales ou les mamelons des seins quand il s’agit de femmes. Lila a dû connaître ce supplice ! Y sont décrits également le masque à gaz dans lequel on introduit de l’eau, la baignoire, etc.

La baignoire, Lila en parle. Sa mère a subi ce supplice. On a également fait devant elle un simulacre de pendaison de son enfant âgé de trois ans.

A l’époque, les officiels prétendaient que la torture en Algérie était le fait de "cas isolés". Ce n’est pas vrai ! La publication du livre de Bigeard en témoigne, prouvant qu’il s’agissait bien d’une pratique généralisée et organisée en haut lieu dans l’armée.

Dans chaque place du territoire algérien, il y avait un "officier de renseignement", tortionnaire officiel entouré de son équipe de "Paras". Dans le Constantinois, où j’ai passé seize mois en 1959 et 1960, j’ai personnellement observé les faits suivants. A Telergma sévissait le lieutenant Durudaud, officier sadique qui "questionnait" en moyenne cinq personnes par jour. L’état dans lequel il les laissait scandalisait les gendarmes chargés de les interner ! Durudaud trouva la mort dans une opération de renseignement qu’il avait montée. Il a eu la légion d’honneur à titre posthume ! Dans la place d’Ain M’lila, le renseignement était l’affaire du Comte de Clermont, fils de Henri, Comte de Paris. Son "officine" était à un niveau supérieur à celle de Telergma quant aux nombre d’interrogatoires quotidiens. Enfin, à Constantine, la ferme dite Ameziane, de sinistre mémoire, était un véritable camp de la mort où la torture était pratiquée de façon industrielle.

La guerre d’Algérie a fait environ un million de morts du côté algérien, à comparer à 32 000 du côté français. Combien d’Algériens ont subi la torture ? Le silence est fait sur cette question, mais il y a fort à parier qu’une forte proportion du million de morts l’a subie, car une exécution sommaire et sans jugement suivait souvent la séance de torture.

On compte environ 40 000 morts et disparus après le 11 septembre 1973, date du coup d’Etat de Pinochet, de la mort de Salvador Allende et de l’incendie du palais de la Moneda.

Pinochet porte la responsabilité de ces événements. Quand déposera-t-on une plainte contre Bigeard et Massu afin qu’ils puissent être jugés pour leurs crimes ?

Pinochet, Milosevic, Mavlic, Massu, Bigeard... même combat ! Les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles. Mais qui enverra Bigeard devant le Tribunal International de La Haye ? La Fédération Internationale des Droits de l’Homme pourrait y penser.

L’auteur est membre du PS et Maire Adjoint à Orly (94)

Comment voyez-vous la situation en Algérie aujourd’hui 
 ?

La situation actuelle est très inquiétante, aussi bien sur le plan politique que sécuritaire. Sur le plan sécuritaire, il y a un recul du terrorisme mais aussi un redéploiement de la stratégie islamiste. Ce qu’ils n’ont pas eu par la violence, ils vont chercher à l’avoir par la stratégie politique. Au fond, la situation n’a pas fondamentalement changé, ce qui a changé depuis l’élection de M. Boutéflika ce sont les formes de lutte qui sont menées.

La problématique posée par la loi sur la concorde civile, qu’on appelle la "grâce amnistiante " est la suivante : au départ, il s’agissait de gracier des gens qui n’étaient pas mêlés aux assassinats, alors qu’en fait parmi les islamistes graciés se trouvent des personnes directement impliquées dans les assassinats. 

Je l’ai observé lorsqu’il y avait des assassinats dans mon quartier : un assassinat ne se produisait pas à l’improviste, il était préparé à l’avance par des gens, des islamistes membres du FIS - qu’on essaye de présenter comme un parti modéré. Ils préparaient le terrain, préparaient la cible, indiquaient les habitudes de celui qui allait être descendu. La date était fixée, l’heure était fixée, et puis venait le tueur qui n’était pas du quartier, et il suffisait alors de lui indiquer la cible. Ils l’abattent, ils ne veulent même pas savoir s’il est contre eux ou pas ; ils le tuent.

On nous dit que les gens arrêtés dans ce cadre n’ont pas les mains tachées, alors qu’ils ont participé à l’élaboration du crime, ils ont assassiné, et pourtant ils ont été libérés, ce qui est de mon point de vue très grave. Je ne suis pas pour la peine de mort comme beaucoup, mais il y a quand même une justice ! Ils ont tué des femmes, des intellectuels, des enfants. Une réduction de peine pourrait être envisagée, mais de là à ce qu’ils se retrouvent libres du jour au lendemain, comme si de rien n’était, je trouve ça grave.

Derrière cette amnistie, il doit y avoir quelque chose. C’est une loi entourée de beaucoup d’opacité. Boutéflika a joué sur l’aspiration à la paix civile des gens, il leur a fait croire qu’une fois qu’ils voteraient ce texte, tout s’arrêterait, et que tout le monde serait frère. Mais cela n’a pu se faire sans une contrepartie, qui ne se limite pas uniquement à une grâce, à une libération des détenus, mais une contrepartie en termes politiques, qui concerne sans doute le statut des femmes, le statut de la langue arabe, l’ouverture sur la modernité et d’autres choses, pour lesquelles les islamistes ne sont pas d’accord. Il y a dû y avoir un compromis ou contrepartie de cette paix civile signée avec l’Armée Islamique du Salut, qui de mon point de vue n’est pas la plus importante des organisations islamistes armées. Les plus nombreux sont toujours dans le maquis, le GIA continue la guerre avec peut-être un peu moins d’intensité.

"Les assassinats dans mon quartier ne se produisait pas à l’improviste, il était préparé à l’avance par des membres du FIS qu’on essaye de présenter comme un parti modéré."

La situation économique est grave, la poursuite du terrorisme compromet toute politique économique et décourage tout investisseur étranger qui voudrait venir s’installer ou investir dans les secteurs industriels d’Alger ou d’Oran. Pour Boutéflika, il faut installer une stabilité politique et civile, ou y faire croire, de façon à relancer l’économie. Les marchés financiers lui demandent de rétablir la paix civile. Si vous voulez que l’on vienne, disent-ils en substance, il ne suffit pas seulement de libéraliser l’économie, de mettre 400 000 travailleurs au chômage en appliquant le plan d’ajustement du FMI. Il faut aller plus loin, quitte à remettre sur la scène politique les islamistes. L’essentiel est que le marché algérien apparaisse comme un marché sans risque. N’oublions pas que lorsque le GIA a donné l’ordre à tous les ressortissants étrangers de quitter le pays, tous ceux qui sont restés se sont fait tuer.

Contrairement à d’autres organisations dans le monde qui font de la prise d’otage, celui qui tombe entre les mains de cette organisation n’en ressort pas vivant, même si de l’argent est offert. Ils sont capables de prendre l’argent et de rendre le corps après. Les prises d’otage à la libanaise, ça n’existe pas en Algérie, et c’est ce qui a fait fuir les étrangers. On se retrouve dans une situation où l’argent ne rentre pas : l’Algérie ne vit que de son pétrole.

"Le plan d’ajustement du FMI a été scrupuleusement appliqué par le gouvernement entre 1994 et 1998, et ce dans une période de violence terrible."

Quelle est la réaction contre la politique du FMI ?

Les conflits sociaux sont une donnée presque permanente en Algérie. Le plan d’ajustement du FMI a été scrupuleusement appliqué par le gouvernement entre 1994 et 1998, et ce dans une période de violence terrible. Les syndicalistes ont eu peur d’être exploités par les islamistes qui étaient alors en position de force, y compris sur le terrain. Les arrêts de travail n’ont donc pas été suffisamment relayés par les syndicats pour que cela puisse influer sur la politique d’ajustement structurelle.

Le plan du FMI a été appliqué, 1010 entreprises publiques ont été fermées et 460 000 salariés mis au chômage : ils se sont ajoutés aux 2 millions de personnes déjà sans emploi. La situation sociale est aujourd’hui explosive. Avec le recul du terrorisme, le social va prendre le relais dans les années à venir. Même si des directions syndicales sont contrôlées par le pouvoir, ce n’est pas le cas des structures intermédiaires.

Des grandes zones de concentration ouvrière échappent en partie à la direction nationale, comme la zone industrielle de Ruiba ou la zone sidérurgique d’Annaba à l’extrême Est du pays. C’est un peu l’équivalent de Renault en France : le conflit social qui démarre à Annaba fait tache d’huile au niveau national. Les salariés de la sidérurgie d’Annaba sont les plus combatifs, ils font peur au pouvoir, et obtiennent plus facilement que d’autres une réponse à leurs revendications. L’essentiel pour l’État, c’est qu’ils ne bougent pas, de façon à éviter l’élargissement du mouvement.

En ce qui concerne les enseignants et les étudiant, les grèves dans le milieu universitaire se font dans la durée (près de six mois en 1998 et un an en 1999, et la situation est mûre pour un redémarrage chez les enseignants. 

La multitude des organisations chez les étudiants fait que les mouvements de grève sont plus compliqués à organiser. Le syndicat étudiant le plus dynamique est lié à un parti islamique, le Hamas. Leur action se fait en finesse, sans mot d’ordre purement islamique, ils prennent en main les réels problèmes sociaux des étudiants. Mais il s’agit d’un monde un peu à part, leurs grèves ont peu d’influence sur le pouvoir ou sur l’homme de la rue.

A l’opposé, l’année passée, les PTT ont paralysé les postes à la veille de l’élection présidentielle, ils ont occupé les rues, et les centres postaux, et ce pour se battre contre la privatisation. L’écho a été tel que le gouvernement a été obligé de faire marche arrière et d’entamer des négociations.

Vous disiez que les islamistes avaient décidé de rentrer à nouveaux par la voie politique, pouvez-vous nous expliquer plus en détail ?

D’abord, lorsqu’on dit "les islamistes ", il faut savoir qu’il y a deux partis légaux. Le Hamas n’a jamais prôné la violence, il a choisi le combat politique, il se dit pluraliste et il est le deuxième parti à l’Assemblée Nationale avec 89 députés sur 380 au total. Ils sont très bien implantés, ils ont des organisations caritatives qui font du travail dans le domaine social. Le Hamas est au pouvoir avec trois ministres. A côté il y a un autre parti légal, Al Nadha, un peu plus radical que le Hamas.

Mais les " islamistes " dont on parle généralement, c’est le FIS, c’est lui qui est le plus radical et c’est lui qui est interdit. Le FIS a pour objectif l’instauration d’une république islamiste, que cela se fasse par la violence ou par la voie politique, et cette république devra être exportée ensuite en Tunisie et au Maroc car pour eux il n’y a pas de nation, mais seulement la ouma.

Dans l’immeuble où j’habitais, nous n’étions plus que deux à ne pas aller à la mosquée et les autres nous montraient du doigt.

Le GIA n’hésite pas à mener des actions au Maroc, leur ennemi est partout, ce sont les taghout. Ils combattent pour une terre d’Islam, et partout où ce combat doit être mené, ils iront. Ces islamistes-là sont en perte de vitesse. Ils ont perdu une bonne partie de leur assise populaire qui a été récupérée par les autres partis. Une bonne partie de leurs militants de base n’a pas voulu les suivre dans leur folie meurtrière. Je ne dirais pas qu’il ont tout perdu, ils gardent quand même des noyaux durs dans certaines villes d’Algérie. Actuellement, ils sont dans une stratégie d’attente. La guerre doit utiliser la ruse et quand l’ennemi est fort, ils faut savoir reculer pour mieux repartir. Ils ne sont pas capables de gagner les élections et c’était déjà le cas en 1991, mais le système électoral était fait de tel manière qu’avec 20% des voix ils ont emporté près de la moitié des sièges de députés. Trois millions d’électeurs qui décident du sort de 25 millions d’Algériens : nous ne sommes pas pour cette démocratie là, nous la refusons.

Vous avez parlé de marchandage entre M. Boutéflika et les islamistes. 
Quels en sont les termes ?

Boutéflika est un homme qui joue beaucoup et on ne sait pas vraiment ce qu’il a promis aux islamistes. Concernant le statut des femmes, Boutéflika cherche à contourner la question. Par exemple, il veut soumettre à un référendum la question de la polygamie, sachant bien qu’une majorité votera contre. Il pourra ensuite dire aux islamistes que c’est le peuple qui a décidé.

Le courant démocrate auquel j’appartiens se bat pour la séparation du religieux et du politique et refuse les compromis sur cette question : nous voulons un État laïque. Il faut revoir la constitution, l’ancienne loi Islam-religion d’État a mené à cette situation, et aujourd’hui les gens ont tiré des leçons, ils sont prêts. Nous sommes passés à travers un phénomène de masse de type fasciste comparable à ce qui s’est passé en Allemagne dans les années 30 ; une espèce de grande folie s’est emparée de la population, du jour au lendemain la grande masse de la population a basculé dans le religieux. Dans l’immeuble où j’habitais, nous n’étions plus que deux à ne pas aller à la mosquée et les autres nous montraient du doigt. Mais cela se passait dans les années 80, aujourd’hui c’est fini. Cela évolue très vite, l’Algérie est un pays qui avance par ruptures.

Pouvez-vous nous expliquer comment se pose la question de l’arabisation 
en Algérie ?

Le vrai problème est un problème identitaire. Les pouvoirs qui se sont succédés ont instrumentalisé la langue arabe à des fins politico-idéologiques. Leur calcul politique était le suivant : puisque tout ceux qui pensaient à gauche étaient contre l’arabisation et représentaient un certain danger, le meilleur moyen de les éliminer était d’arabiser complètement la société. Mais ce n’est pas avec la langue que l’on efface le mouvement des idées, et à travers cela, ils ont confondu arabisation et islamisation. Les plus conservateurs se sont servis de la langue pour islamiser la société, et il est arrivé un moment où l’école était devenue une usine à fabriquer des tueurs. L’enseignement du français était interdit, l’essentiel étant que les jeunes n’accèdent pas à la connaissance du monde. C’était une décision fasciste d’enfermement et de repli sur soi qui aurait pu avoir des conséquences catastrophiques.

Aujourd’hui, il y a une certaine prise de conscience et une volonté de moderniser l’enseignement de la langue. Mais se greffe à cela un 
autre problème, lié à l’existence d’une deuxième langue, le berbère. Son existence est maintenant un acquis inscrit dans la constitution. Le berbère commence à être enseigné Le journal télévisé est donné dans les deux langues. Ce problème d’identité n’en est plus au stade de la cristallisation passionnelle comme dans le passé. On est arrivé à ce résultat grâce à la lutte menée par les mouvements associatifs berbères.

Propos recueillis par Cécile Schley et Laïla Bennani.