Afrique

Le massacre des Palestiniens de Gaza par la puissante machine de guerre de l’Etat israélien provoque dans la jeunesse et la classe ouvrière une vague de profonde répulsion. Beaucoup de gens cherchent un moyen de mettre fin à ce carnage et de pouvoir aider « concrètement » la lutte des Palestiniens. C’est précisément ainsi que la campagne internationale « BDS » (pour « Boycott, Désinvestissement, Sanctions ») est présentée par ses animateurs. D’après eux, cette combinaison d’une campagne massive de boycott des produits israéliens par les consommateurs et d’appels lancés aux entreprises et aux gouvernements d’Occident pour qu’ils mettent fin à toute coopération avec l’Etat sioniste et retirent leurs investissements en Israël, permettrait d’isoler le gouvernement israélien pour le contraindre à arrêter d’opprimer les Palestiniens. Pour justifier cette stratégie, ses militants affirment souvent que c’est une mobilisation similaire, combinant des sanctions et la pression de la communauté internationale, qui aurait fait s’effondrer le régime raciste de l’Apartheid en Afrique du Sud.

Nous sommes solidaires de tous les travailleurs et les jeunes qui sont horrifiés par les souffrances des Palestiniens et veulent à tout prix « faire quelque chose ». Mais si nous voulons appuyer la lutte des Palestiniens, il faut le faire avec des méthodes efficaces, pour ne pas risquer de mener le mouvement dans une impasse. Il vaut donc la peine de s’intéresser à l’exemple de l’Afrique du Sud, pour vérifier si ce sont vraiment bien le boycott et les sanctions qui ont mené à la chute du régime d’Apartheid.

L’Apartheid et l’Occident

L’Apartheid a été mis en place à travers une série de lois adoptées suite à l’arrivée au pouvoir du Parti National en 1948. Ce régime était marqué par une ségrégation raciale extrême et par l’oppression violente de la majorité noire : les mariages et les relations sexuelles entre noirs et blancs étaient interdits. Les Noirs étaient privés de droits politiques, cantonnés à une éducation de second ordre, et cloîtrés la nuit dans des ghettos, les « townships », dont ils ne pouvaient pas sortir sans un passeport spécial. Ils n’étaient d’ailleurs même pas considérés comme des Sud-Africains, mais comme des citoyens des « Bantoustans », des micro-Etats noirs dirigés par des fantoches alliés du régime d’Apartheid. Ce régime a suscité très tôt la résistance d’une partie importante de la population noire, mais aussi des organisations du mouvement ouvrier sud-africain, et notamment du Parti Communiste Sud-Africain. (SACP). Dès les années 1950, le régime a déchaîné une répression féroce et meurtrière.

Il a pourtant fallu attendre plus d’une décennie pour que la « communauté internationale » ne réagisse à l’imposition de l’Apartheid. En 1962, après le massacre de 69 manifestants noirs désarmés par la police sud-africaine, l’Assemblée générale de l’ONU adopta un embargo contre l’Afrique du Sud, qui visait en particulier les ventes d’armes. Mais il s’agissait d’une résolution dite « non-contraignante » qui n’eut donc aucun effet concret. L’Afrique du Sud continua comme avant à acheter des armes à de nombreux pays, dont la France. Paris a été le premier fournisseur d’armes du régime d’Apartheid, avant comme après l’adoption par l’ONU des différentes mesures d’embargo. Les entreprises et le gouvernement français avaient mis au point tout un réseau de sociétés écrans et de couvertures administratives pour pouvoir violer l’embargo en toute discrétion. Cette coopération avec la France permit même à Pretoria de développer un programme nucléaire militaire clandestin !

Pendant la plus grande partie de son histoire, les relations entre l’Occident et le régime de l’Apartheid ont pris la forme d’une « coopération mutuelle », pour citer le Département d’Etat américain. Pour les pays occidentaux comme les Etats-Unis ou la France, le régime raciste sud-africain était un allié crucial dans le cadre de la guerre froide. De 1945 aux années 1980, alors que les révolutions coloniales balayaient le continent africain, de nombreux pays nouvellement indépendants ont adopté une position « non-alignée », tandis que d’autres se sont rangés du côté de l’Union Soviétique. L’Afrique du Sud est au contraire restée un point d’appui solide pour le capitalisme et pour l’impérialisme occidental dans la lutte contre le communisme. Pour les Occidentaux, l’Afrique du Sud était aussi un marché important, ainsi qu’une source de matières premières, comme l’or et le charbon.

Le Congrès National Africain (ANC), le parti qui dirigeait la lutte contre l’Apartheid, était par contre vu par les Occidentaux comme une organisation « terroriste ». Loin de l’icône pacifiste et consensuelle qu’il est devenu ensuite, Nelson Mandela a figuré pendant des décennies sur la « liste des terroristes à surveiller » du Département d’Etat américain. Il n’en a été retiré qu’en 2008 ! Il a d’ailleurs été arrêté par la police sud-africaine en 1962 grâce à des renseignements fournis par la CIA.

L’hypocrisie des sanctions

Ce n’est qu’à la fin de 1985 et surtout en 1986 que des sanctions économiques plus importantes finirent par être adoptées contre le régime d’Apartheid. Mais ce changement d’attitude n’avait rien à voir avec les « Droits de l’homme ». L’ONU n’avait alors pas subitement « découvert » la brutalité de l’Apartheid, qui était bien connue depuis plusieurs décennies. Ces sanctions visaient en fait essentiellement à neutraliser le mouvement révolutionnaire de masse qui se développait en Afrique du Sud et menaçait les fondements mêmes du capitalisme sud-africain. Leur but était de faire pression sur les éléments les plus radicaux du régime de Pretoria pour aboutir à un compromis négocié avec l’ANC et éviter le renversement révolutionnaire du système par les masses. Mais, même au regard de cet objectif, ces sanctions n’ont eu que peu d’effet.

Un grand nombre d’entre elles étaient en effet très limitées. En septembre-octobre 1985, la Communauté Economique Européenne (CEE, l’ancêtre de l’Union européenne) et le Commonwealth adoptèrent un embargo commercial qui interdisait de contracter de nouveaux investissements en Afrique du Sud ou d’en importer du fer, de l’acier et des pièces d’or. Mais cet embargo ne disait rien sur les investissements déjà en cours, ni sur les principales exportations sud-africaines : le charbon, les diamants ou l’or se présentant sous une forme autre que des pièces de monnaie n’étaient pas concernés !

Aux Etats-Unis, la classe dirigeante était profondément divisée à ce sujet : une partie souhaitait utiliser des sanctions limitées pour aboutir à un compromis entre le gouvernement sud-africain et l’ANC, mais une autre soutenait le régime d’Apartheid. En 1986, le président Ronald Reagan a par exemple opposé son veto présidentiel à un programme d’embargo. Le congrès a réussi à contourner ce veto pour faire adopter un embargo, mais la Maison-Blanche a répliqué en fondant le « Conseil des entreprises américaines sur l’Afrique du Sud », qui visait à soutenir ces entreprises qui continuaient à investir en Afrique du Sud. De toute façon, les sanctions adoptées par le congrès étaient si limitées qu’elles n’eurent que peu d’effets. Comme l’embargo de la CEE, les sanctions américaines ne touchèrent par exemple jamais les diamants ou l’or (à part les pièces de monnaie).

Si l’économie sud-africaine a connu des difficultés dans les années 1980, elles étaient bien antérieures aux sanctions et étaient avant tout une conséquence de la crise économique mondiale des années 1970. Alors que l’Afrique du Sud était très endettée, nombre de ses créanciers avaient demandé le remboursement de leurs créances pour pouvoir compenser les pertes causées par la récession de 1973-1974. A court de liquidités, le gouvernement de Pretoria avait dû annoncer en août 1985 un moratoire sur le paiement des dettes extérieures à courte échéance. Un grand nombre de banques réagirent en ne renouvelant pas leurs prêts à l’Afrique du Sud ou en quittant le pays – et cela avant que les sanctions soient adoptées. Comme l’expliquait un cadre de la Chase Manhattan Bank : « il n’a jamais été dans nos objectifs de favoriser le changement en Afrique du Sud, la décision [de nous retirer] a été prise uniquement sur la base des intérêts de la Chase et de ses investissements ». D’ailleurs, les capitalistes blancs sud-africains ont parfois profité de ces départs, en rachetant à bas prix les avoirs bradés par les entreprises qui partaient, tandis que de nombreux salariés noirs ont perdu leur emploi.

Enfin, les sanctions ont eu d’autant moins d’effets que nombre d’entreprises les ont contournées, en passant par des pays tiers ou en créant des filiales sud-africaines. Les chiffres de l’économie sud-africaine sont éloquents à ce sujet. Dans les décennies qui ont précédé la crise de 1974, le PIB réel sud-africain avait une croissance de 4,9 % chaque année. De 1974 à 1987, cette moyenne annuelle était tombée à 1,8 %, principalement du fait de la crise mondiale. Dans les années qui ont immédiatement suivi la principale vague de sanctions, la croissance du PIB sud-africain s’est accélérée. Elle est passée de 0,5 % en 1986, à 2,6 % en 1987 puis 3,2 % en 1988 ! Grâce aux mesures mises en place pour contourner l’embargo et les sanctions, les exportations de l’Afrique du Sud ont elles aussi augmenté, de 26 %, entre 1985 et 1989 !

Si les sanctions ont eu effectivement un effet, en poussant certaines entreprises occidentales à quitter l’Afrique du Sud, cela est resté marginal et elles n’ont jamais mis en danger le régime de l’Apartheid. La situation n’a changé que lorsque la classe ouvrière sud-africaine s’est mise en mouvement.

De la réforme à la révolution !

L’Afrique du Sud a connu dans les années 1960 le plus grand boom économique de son histoire, grâce à la flambée des prix des terres mais aussi à l’exploitation abominable de la classe ouvrière noire. A partir du début des années 1970, dans le sillage de la récession mondiale, un long déclin commença. Le chômage a augmenté alors que les salaires étaient minés par l’inflation. Cela provoqua une brusque vague de grèves et de mobilisations des travailleurs, qui mit en difficulté le régime d’Apartheid et le plongea dans une profonde crise. En juin 1976, le soulèvement des écoliers de Soweto eut une telle résonance qu’il ébranla le mythe de la toute puissance du régime. Malgré une répression intense qui fit près d’un millier de morts en 1976-1977, l’Etat sud-africain ne réussit pas à écraser la mobilisation comme il l’avait fait au début des années 1960.

Par ailleurs, les contraintes légales liées à la ségrégation entraient de plus en plus en contradiction avec les besoins de l’économie sud-africaine. Le développement du secteur manufacturier nécessitait par exemple qu’un plus grand nombre d’ouvriers noirs puissent travailler dans les villes, alors que les lois d’Apartheid visaient précisément à les maintenir à l’écart, dans les townships et les Bantoustans. Le développement économique du pays dans les années 1960 a aussi eu pour résultat que l’influence du nationalisme petit-bourgeois afrikaner (les descendants de colons néerlandais et français), qui avait représenté la base sociale du régime à ses débuts, avait décliné au profit de la grande bourgeoisie. Après les soulèvements de Soweto, il devint clair que l’opposition noire ne remettait pas en cause uniquement les lois racistes, mais qu’elle contestait aussi la structure même du système économique sud-africain, qui reposait sur l’exploitation acharnée de la classe ouvrière noire. Ces deux facteurs poussèrent une partie de la grande bourgeoisie à faire pression sur le gouvernement pour qu’il fasse des réformes.

Une nouvelle constitution fut donc adoptée en 1983. Elle prévoyait un système d’assemblée à trois chambres : une pour les Blancs, une pour les Indiens, et une pour les « Coloured », un terme qui désignait sous les lois d’Apartheid toutes les personnes non-blanches, mais qui n’étaient pour autant ni noirs, ni Indiens. Aucune représentation n’était prévue pour les Noirs. Loin de remettre en cause la domination blanche et la ségrégation, ces réformes visaient au contraire à la perpétuer et à diviser la majorité noire en différentes catégories pour tenter de la maintenir sous contrôle. Face à une manœuvre aussi flagrante, toutes les grandes organisations du mouvement ouvrier ainsi que les syndicats noirs appelèrent à boycotter les élections.

Pour une dictature, il est souvent très dangereux d’entamer des réformes et de relâcher son contrôle – ne serait-ce que très peu. Alors que le gouvernement préparait son projet de réforme constitutionnelle, une vague de mobilisation ouvrière déferlait sur le pays et les syndicats connaissaient une croissance rapide, qui culmina avec la création du « Congress of South African Trade Unions » (COSATU) en 1985. Des mobilisations de masse furent organisées contre la nouvelle constitution, qui fut largement boycottée. Seuls 18 % des électeurs indiens et 21 % des « Coloured » prirent part aux premières élections. C’était un échec flagrant pour le régime raciste.

Le 3 septembre 1984, alors même que le nouveau parlement était inauguré en grande pompe par le président Pieter Botha, des mobilisations de masse éclataient dans le « triangle du Vaal », le cœur industriel du pays. Une vague de soulèvements et de manifestations déferla alors sur le pays. Au début de 1985, la plupart des Townships étaient en état d’insurrection, tandis que des grèves éclataient dans des secteurs de plus en plus nombreux : des dockers aux travailleurs de l’industrie automobile.

Une situation de double pouvoir

Au milieu de l’année 1985, la mobilisation avait pris une telle ampleur que le gouvernement fut obligé de proclamer l’état d’urgence dans 36 districts. Loin de calmer le mouvement, cette mesure ne fit que jeter de l’huile sur le feu. Face à l’appareil de l’Etat raciste et capitaliste, un véritable pouvoir alternatif était en train d’émerger du mouvement de masse lui-même. Alister Sparks, un journaliste du London Observer, a apporté un témoignage frappant de cette situation :

« Le Congrès de la Jeunesse de Port Elizabeth (PEYCO) avait en pratique pris le contrôle des townships de la ville et les dirigeait comme ce qui s’approchait le plus de “zones libérées” en Afrique du Sud. Les élus locaux officiels élus sous le système d’Apartheid avaient démissionné ou s’étaient enfuis. Les policiers noirs avaient trouvé refuge dans des camps fortifiés hors des townships, les jeunes noirs avaient déserté les écoles pour protester contre leur “éducation au rabais”, et les comités de rues et de quartiers du PEYCO avaient pris le contrôle de la situation. Ils concédaient des licences et fixaient les prix dans les commerces tenus par des noirs, ils patrouillaient dans les rues et organisaient des “tribunaux populaires” pour juger les criminels et les informateurs de la police, et ils se préparaient à créer des “cours d’éducation populaire” dans les garages et les églises. »

Le mouvement révolutionnaire créait ainsi ses propres structures, qui prenaient la place de l’Etat officiel. A la fin de l’année 1985, ces comités avaient pris le contrôle d’une bonne partie des townships du pays. Malgré une répression extrêmement féroce et meurtrière, le gouvernement était incapable de reprendre la situation en main. Au contraire, la violence des forces répressives ne faisait que pousser la mobilisation en avant. Dans le Township d’Alexandra, 20 personnes furent tuées par la police en février 1986 mais leurs funérailles se transformèrent en un meeting rassemblant près de 40 000 personnes ! Quelque temps après, les habitants de ce township prenaient la décision de constituer des « forces d’auto-défense » pour se protéger de la police.

Incapable d’écraser la mobilisation, le régime tenta de l’amadouer : l’état d’urgence fut levé, et les lois qui restreignaient les déplacements de noirs furent abrogées. Ces concessions ne firent qu’encourager la mobilisation. Le premier mai 1986 fut marqué par la plus grande grève générale de l’histoire du pays. Une telle situation était une menace mortelle pour le gouvernement, mais aussi pour les fondements mêmes du capitalisme sud-africain.

De la révolution à la trahison

Face à cette situation, la classe dirigeante commença à se diviser profondément. Sa couche la plus intelligente réalisait que, si elle n’accordait pas des réformes et ne commençait pas à négocier avec les dirigeants de l’ANC, c’est tout son système qui risquait d’être balayé. C’est à ce moment-là que les puissances impérialistes imposèrent des sanctions contre l’Afrique du Sud. Il ne s’agissait pas d’aider le mouvement de masse des travailleurs à renverser l’Apartheid, mais d’isoler la fraction la plus extrémiste du régime d’Apartheid et de le pousser à négocier avec l’ANC. Mais même de ce point de vue, ces sanctions eurent moins d’effets que le mouvement des masses.

Le 26 juillet 1989, les organisations de lutte contre l’apartheid appelèrent à une campagne nationale de protestation. La réponse des masses fut inédite. Il y eut des mobilisations partout dans le pays, et des manifestants prirent même d’assaut des bâtiments officiels, tandis que des organisations illégales proclamaient elles-mêmes leur « légalisation ». Encore une fois, la répression de l’appareil d’Etat fut incapable d’écraser la mobilisation. Discrédité, le président Botha, qui incarnait l’aile dure du régime, fut remplacé par Frederik De Klerk. Celui-ci commença à libérer certains prisonniers, dont Nelson Mandela lui-même, et entama des négociations avec les dirigeants en exil de l’ANC. Ces négociations incluaient le gouvernement, les dirigeants de l’ANC, mais aussi des représentants du patronat et des milieux d’affaires. Pour autant, le régime d’Apartheid restait encore en vigueur. C’est à nouveau une mobilisation de masses qui acheva de le renverser.

Le 10 avril 1993, Chris Hani, un dirigeant très populaire du Parti Communiste Sud-Africain était assassiné par un anti-communiste d’origine polonaise. Cette provocation déclencha un mouvement de masse et une grève générale qui paralysa tout le pays. Cette mobilisation aurait pu balayer le régime tout entier et placer les masses sud-africaines au pouvoir, si les dirigeants de l’ANC l’avaient voulu. Mais, au lieu de cela, Nelson Mandela apparut à la télévision, pour appeler au calme :

« Ce soir, je tends la main à tout Sud-Africain, noir comme blanc, depuis mon for intérieur. Un blanc, plein de préjudices et de haine, est venu chez nous et a commis un fait si ignoble que toute notre nation vacille au bord du désastre. Une blanche, d’origine afrikaner, a risqué sa vie pour que nous puissions connaître l’assassin et l’amener en justice. Le meurtre de sang-froid de Chris Hani a envoyé des ondes de choc à travers notre pays et le monde. Il est maintenant temps pour les Sud-Africains de s’unir contre ceux qui, de toutes parts, veulent détruire ce pour quoi Chris Hani a donné sa vie : notre liberté à nous tous. »

Nelson Mandela utilisa toute son autorité politique pour contenir le mouvement et continuer les négociations avec le régime. Une autorité « de transition » fut alors nommée pour remplacer le gouvernement d’Apartheid et diriger le pays jusqu’aux premières élections libres, qui eurent lieu en avril 1994 et apportèrent une majorité absolue à l’ANC.

Alors que le capitalisme aurait pu être renversé en même temps que l’Apartheid, la classe dirigeante blanche a conservé le contrôle de la plus grande partie de l’économie, tandis que le pouvoir d’Etat a été transféré à une nouvelle élite dirigeante issue de l’ANC. La majorité des masses noires est restée aussi misérable qu’avant et elle continue à subir une exploitation brutale.

Que faire ?

Il y a de nombreuses leçons à tirer de l’histoire de la lutte contre l’Apartheid. La vérité est que ce régime haï ne fut pas mis à bas par des campagnes de boycott ou des sanctions. Celles-ci n’ont eu qu’un impact marginal et ne visaient qu’à pousser le gouvernement Botha à négocier avec l’ANC pour éviter une révolution. Le coup décisif fut porté au régime d’Apartheid par un mouvement révolutionnaire de masse mené par la classe ouvrière sud-africaine.

Par ailleurs, le régime qui a succédé à l’Apartheid est resté capitaliste. L’ANC est devenu le principal représentant des intérêts de la bourgeoisie sud-africaine et n’a rien fait pour améliorer le sort de la population noire « libérée ». C’est là une leçon importante pour la lutte de libération des Palestiniens. Dans une Palestine « libre », mais capitaliste, les travailleurs palestiniens seraient toujours exploités par les capitalistes de la région et par les impérialistes étrangers, tandis que les nouvelles élites palestiniennes s’enrichiraient en ramassant les miettes tombées de la table de leurs maîtres impérialistes.

Les communistes apportent un soutien inconditionnel à la lutte pour la libération des Palestiniens, mais une véritable libération ne peut être obtenue qu’à travers une lutte révolutionnaire pour le socialisme, menée en coopération avec les travailleurs et les jeunes de tout le Moyen-Orient. Une telle lutte n’obtiendra jamais le soutien de la « communauté internationale » des puissances impérialistes, car elle mettrait en danger les fondements mêmes du capitalisme dans la région.

Il ne s’agit pas pour autant d’affirmer que les Palestiniens doivent combattre seuls. A tous les travailleurs et les jeunes d’Occident, nous disons : ne placez aucun espoir dans l’ONU, qui est un jouet des impérialistes, pas plus que dans votre propre gouvernement, qui soutient le régime sioniste. Plutôt que de faire appel à la bonne volonté de la classe dirigeante, le mouvement ouvrier doit utiliser toute sa force collective et ses propres méthodes de lutte pour paralyser la machine de guerre de l’Etat israélien par des grèves et des boycotts. Pas un écrou ne doit par exemple pouvoir transiter dans les ports occidentaux s’il est destiné à des armes qui seront tournées contre les Palestiniens.

Enfin, en renversant notre classe dirigeante et en instaurant le socialisme dans notre propre pays, nous pourrons mettre en place un régime qui pourra effectivement soutenir les Palestiniens et tous les peuples opprimés du monde. C’est pourquoi nous disons aussi : rejoignez les communistes, et luttez à nos côtés pour mettre fin au système qui perpétue l’oppression de la Palestine. Intifada jusqu’à la victoire ! Révolution jusqu’à la victoire !

Cet article a été écrit avant le coup d'Etat au Gabon qui a eu lieu mercredi 30 août 2023.


Le 26 juillet, un coup d’Etat renversait le président nigérien Mohamed Bazoum. C’est le dernier en date d’une série de coups d’Etat dirigés contre des dirigeants pro-français – après le Mali, le Burkina Faso et la Guinée.

La Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) a immédiatement menacé le Niger d’une intervention militaire pour restaurer le président déchu. En retour, ces menaces ont provoqué des déclarations de solidarité avec le nouveau pouvoir de Niamey de la part des régimes putschistes du Burkina Faso et du Mali, qui bénéficient du soutien de la Russie. A l’heure où nous écrivons ces lignes, il est difficile de savoir si la menace brandie par la Cédéao va se concrétiser.

Une chose est certaine : l’impérialisme français est en train de perdre le contrôle de l’Afrique de l’Ouest. Le Niger était jusqu’alors un allié important de la France et des Etats-Unis dans la région. 1500 soldats français y sont stationnés, ainsi qu’une base aérienne américaine.

Oppression impérialiste

En mars 2008, l’ex-président français Jacques Chirac affirmait : « Sans l’Afrique, la France descendra au rang de puissance du tiers-monde ». En vertu de ce principe, la bourgeoisie française a maintenu un contrôle strict sur les pays d’Afrique francophone pour y défendre ses intérêts impérialistes. A cette fin, Paris a utilisé tous les moyens imaginables, depuis les pressions économiques jusqu’aux assassinats politiques en passant par les interventions militaires directes.

Les réserves monétaires de quatorze pays africains ont été placées sous le contrôle direct de la Banque de France. Si l’obligation légale de placer leurs réserves à Paris a été officiellement abrogée par l’Assemblée nationale française, en 2020, la situation n’a pas véritablement changé. On estime que près de 500 milliards de dollars appartenant à des Etats africains sont toujours entre les mains de la Banque de France. Si ces Etats ont besoin de liquidités, ils sont souvent contraints d’emprunter leur propre argent à Paris.

Le gouvernement français verse des larmes de crocodile sur la violation de la « démocratie » par les putschistes du Niger. Pour être élu en 2021, Mohamed Bazoum, auparavant ministre de l’Intérieur, a dû faire rejeter la candidature de son principal opposant. Puis il a tellement bourré les urnes en sa faveur que, dans certains bureaux de vote, le taux de participation a dépassé 103 % ! Mais alors, Paris n’y trouvait rien à redire.

Au Tchad, Paris soutient le régime du putschiste Mahamat Idriss Déby, qui règne par la terreur et la répression. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. L’impérialisme français n’a aucun problème avec les dictateurs et les putschistes – dès lors qu’ils acceptent de lui prêter allégeance. Tout ceci explique le profond et croissant rejet de l’impérialisme français dans cette région de l’Afrique.

Une situation explosive

Les révolutions arabes de 2010-2015 ont eu un puissant impact en Afrique de l’Ouest. Les masses de la région ont commencé à se radicaliser. Au Nigéria, on a assisté au mouvement « Occupy Nigeria », qui était directement inspiré de la révolution égyptienne de 2011. En 2014, au Burkina Faso, une mobilisation de masse a renversé le dictateur Blaise Compaoré. Il y eut aussi des mouvements révolutionnaires au Togo, au Sénégal et au Gabon.

En 2011, l’intervention militaire de l’OTAN en Libye a achevé de déstabiliser la région. Des nuées de djihadistes se répandirent depuis la Libye vers le Sahel et l’Afrique de l’Ouest. Ils y furent suivis par les troupes de l’impérialisme français et de l’OTAN.

Le chaos de la guerre a accentué la radicalisation révolutionnaire des masses. Au Burkina Faso, dans le sillage de la mobilisation révolutionnaire de 2014, les massacres commis par les djihadistes ont provoqué l’apparition de structures d’autodéfense à l’initiative des masses. Malheureusement, en l’absence d’une direction révolutionnaire, la colère des masses n’a pas réussi à se cristalliser. Les militaires ont alors pu la canaliser à leur profit pour tenter de reprendre le contrôle de la situation.

C’est peu ou prou le même processus qui a mené aux coups d’Etat au Mali en 2020-2021 et plus récemment au Niger. Chaque fois, les militaires ont pu profiter de l’absence d’une organisation révolutionnaire pour tirer profit de la colère du peuple et se hisser au pouvoir. Ils se sont ensuite tournés vers la Russie pour obtenir un soutien diplomatique et un appui militaire. Au grand dam de Paris, l’hostilité de l’impérialisme français à ces nouveaux régimes a eu pour seul effet tangible d’élargir l’appui populaire dont ils bénéficient – à ce stade.

La radicalisation politique qui s’exprime de façon déformée à travers ces coups d’Etat ne pourra pas être éternellement contenue par des militaires opportunistes et qui n’offrent aucune alternative réelle. Seuls des partis dotés d’un programme, d’une stratégie et d’une direction révolutionnaires seront capables d’orienter la révolte des masses vers le renversement de l’impérialisme et du capitalisme dans toute l’Afrique de l’Ouest.

L’instauration d’une dictature militaire au Niger est le dernier exemple d’une série de coups d’Etat anti-français dans le Sahel, une région instable et soumise aux conséquences de multiples interventions impérialistes. Tout en utilisant une rhétorique anti-coloniale, qui rencontre un large écho à travers le continent, les nouveaux régimes issus de coups d’Etat se tournent vers Moscou pour obtenir un appui. Un nouveau front de l’opposition entre les impérialistes occidentaux et la Russie s’est donc ouvert en Afrique.

Considéré jusqu’alors comme un bastion de stabilité par les puissances occidentales, le gouvernement pro-français de Mohamed Bazoum a été renversé le 26 juillet. Cela a immédiatement provoqué une montée des tensions dans la région. Après avoir subi de nombreux revers dans de précédents coups d’Etat, de la Guinée au Soudan en passant par le Burkina Faso ou le Mali, l’impérialisme occidental et ses alliés locaux tentent frénétiquement de défendre leurs positions dans la région.

La Communauté Economique des Etats d’Afrique Occidentale (CEDEAO), menée par le Nigeria et soutenue par l’Occident, a immédiatement annoncé la mise en place de sanctions contre le Niger, notamment en coupant l’approvisionnement du pays en électricité depuis le Nigeria. Elle a également menacé d’une intervention militaire si le président Bazoum n’était pas libéré et remis au pouvoir avant le 6 août.

En réaction, les gouvernements du Mali et du Burkina Faso ont déclaré qu’« une intervention militaire contre le Niger équivaudrait à une déclaration de guerre » contre ces deux pays, tandis que la Guinée a apporté son soutien aux putschistes de Niamey. Deux blocs régionaux se sont donc constitués.

Si le régime putschiste devait se consolider au Niger, c’est son ancien maître colonial, la France, qui y perdrait le plus. Depuis l’indépendance en 1960, la France a maintenu un contrôle serré sur l’économie du Niger, et près de 1500 militaires français y sont toujours stationnés.

Malgré les menaces d’Emmanuel Macron, qui a prévenu qu’il ne tolérerait pas « la moindre attaque contre la France et ses intérêts », la réaction de Paris et des pays de l’UE s’est pour l’instant limitée à l’arrêt de l’aide économique et à l’évacuation des ressortissants européens.

Hypocrisie impérialiste

Les médias occidentaux se sont lancés dans un concert de pleurs sur le triste sort de la démocratie en Afrique. En réalité, ce sont précisément les siècles d’exploitation et d’interventions impérialistes dans la région qui ont préparé la situation actuelle.

Depuis que le Niger est devenu une colonie française dans les années 1890, il a été maintenu dans un état de dépendance économique et de pauvreté extrêmes. Plus de 41 % de la population vit sous le « seuil de pauvreté absolue » défini par la Banque mondiale à 2,25 dollars par jour. D’après l’« Index de transformation Bertelsmann », seuls 11 % de la population a accès à des infrastructures sanitaires élémentaires.

La grande majorité des Nigériens vivent une existence extrêmement précaire, sur la base de pastoralisme nomade, d’une agriculture de subsistance à la campagne ou d’un emploi dans l’« économie informelle » des villes. L’esclavage existe encore dans certaines régions du pays ; on estime que près de 7 % de la population est soumise au travail forcé.

Pourtant, le Niger est le septième producteur d’uranium au monde, et exporte aussi du pétrole et de l’or. Pas un centime de ces richesses minérales ne revient à la masse de la population nigérienne. La plus grande part des mines d’uranium du Niger sont la propriété de firmes étrangères, notamment l’entreprise française Orano (ex-Areva). Dans le même temps, « l’aide au développement », qui se monte à près de deux milliards de dollars par an, est accaparée par la bureaucratie pléthorique et corrompue de la capitale, qui gouverne en servant les intérêts de ses maîtres impérialistes.

Instabilité

A cette pauvreté effroyable s’ajoutent la désertification causée par le réchauffement climatique et les ravages provoqués par les bandes islamistes. Ce dernier fléau est le fruit des interventions impérialistes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

L’intervention de l’OTAN en Libye, menée avant tout par la France – au nom de la « démocratie », bien sûr – a plongé le pays dans une barbarie marquée par la guerre civile entre seigneurs de guerre rivaux, ainsi que par des marchés d’esclaves en plein air.

Le chaos provoqué par cette intervention impérialiste ne s’est pas arrêté là. L’effondrement de l’Etat libyen a dispersé des masses d’armes et de combattants à travers le Sahara, jusque dans le Sahel. Le groupe terroriste Boko Haram a pu établir une présence permanente dans le nord-est du Nigeria, tandis que des groupes liés à l’Etat islamique et à Al-Qaeda se sont répandus au Mali, au Burkina Faso et au Niger.

En 2013, le gouvernement de François Hollande a envoyé près de 1700 soldats français au Mali, pour y défendre le régime issu d’un putsch militaire l’année précédente. Cette intervention s’est transformée en une occupation, avec près de 3000 militaires français opérant aux côtés de troupes américaines dans cinq pays du Sahel.

Malgré ce déploiement de force, l’impérialisme occidental a été incapable de contenir la menace islamiste et n’a fait qu’aggraver le problème. La pauvreté et l’instabilité de la région offrent un terrain favorable au recrutement des groupes terroristes, qui proposent aux jeunes hommes sans espoir « de l’argent, des femmes, de la viande et une moto », comme le résumait un ancien combattant islamiste, interviewé par The Economist. Parallèlement, les troupes françaises et américaines sont perçues – à juste titre – comme ne se préoccupant que de leurs propres intérêts impérialistes.

Colère des masses

Une colère profonde se développe dans toute la région, nourrie en partie par l’échec de l’intervention française contre les rebelles islamistes, mais avant tout par la haine profonde que suscite l’impérialisme français et sa présence militaire. La région a connu de multiples manifestations réclamant le départ des soldats français. Au Tchad, l’an dernier, des manifestants chantaient : « le Tchad est libre et la France est partie ! »

Ces manifestations ont été souvent réprimées par les régimes armés et financés par l’aide occidentale. Au Niger, par exemple, le gouvernement « démocratique » de Bazoum a régulièrement utilisé la force pour réprimer des manifestations anti-françaises.

Mais, comme l’expliquait Marx en son temps, lorsque les corps d’hommes en arme sont continuellement requis pour défendre l’ordre établi, ils en viennent naturellement à la conclusion qu’ils devraient diriger la société eux-mêmes.

Dans ce contexte, des troubles de masse, de l’instabilité politique et des coups d’Etat étaient inévitables. C’est la conséquence directe des tentatives de l’impérialisme français pour consolider ses positions dans le Sahel. Mais en l’absence d’une direction révolutionnaire qui pourrait canaliser la colère croissante contre l’impérialisme occidental, des chefs militaires ont agi par-dessus les masses, au nom de la lutte pour l’« ordre » et la « souveraineté », et se sont appuyé sur cette colère pour se hisser au pouvoir au Mali, en Guinée, puis au Burkina Faso et enfin au Niger.

Au Mali, au Burkina Faso et au Niger, les coups d’Etat ont été suivis de manifestations de soutien, qui brandissaient des slogans anti-français. Le Mali et le Burkina Faso ont expulsé les troupes françaises. Le Mali a même retiré au français son statut de langue officielle.

Le chef du gouvernement militaire burkinabé, le capitaine Ibrahim Traoré a délibérément mobilisé le souvenir du dirigeant de la lutte anti-impérialiste Thomas Sankara. Le Premier ministre de Traoré, Apollinaire Joachim Kyélem de Tambèla, est un « sankariste » connu, et tous les députés ont accepté de baisser leurs salaires de moitié – en référence aux mesures semblables mises en place par Sankara.

Aucun de ces régimes n’a rompu avec le capitalisme, ni exproprié les multinationales qui exploitent la région. Pourtant, leur rhétorique anti-impérialiste rencontre un écho du fait de l’humeur révolutionnaire et de la haine profonde envers l’impérialisme occidental qui existent dans de larges couches des masses africaines.

Le rôle de la Russie

Un élément nouveau est apparu dans l’équation : l’« alternative » offerte par la Russie, qui occupe l’espace laissé vacant par l’Occident dans certaines parties d’Afrique. Les gouvernements putschistes du Mali, du Burkina Faso et du Niger ont combiné leur rhétorique anti-impérialiste avec des déclarations pro-russes et les manifestations de soutien aux coups d’Etat brandissent souvent des drapeaux russes. Ce simple fait est en soi révélateur du bouleversement des relations internationales qui s’est accéléré depuis le début de la guerre en Ukraine, l’an dernier.

Le déclin relatif des impérialismes américain et européens est particulièrement visible sur le continent africain. La Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique tandis que la Russie y a graduellement établi des points d’appui dans une série de pays, notamment ceux qui étaient sous l’influence de l’impérialisme français.

Le niveau des investissements russes en Afrique reste bas en comparaison des investissements chinois, mais la fourniture d’armes et de combattants du groupe Wagner lui a apporté d’importants alliés. La Russie est d’ores et déjà le premier fournisseur d’armes de l’Afrique sub-saharienne, d’après le Stockholm International Peace Research Institute. En République Centrafricaine, les mercenaires du groupe Wagner ont permis au régime actuel de survivre, et en retour, le groupe a pris le contrôle d’une série de mines d’or et de plusieurs exploitations de bois. Le gouvernement malien a ensuite, à son tour, demandé l’aide de Wagner.

A peine sorti de sa propre tentative ratée de coup d’Etat en Russie, le chef de Wagner, Evgueni Prigojine, a salué le coup d’Etat au Niger, le qualifiant de « rien d’autre que la lutte du peuple du Niger contre ses colonisateurs ». Il a aussi offert les services (coûteux) de ses mercenaires pour lutter contre le terrorisme.

Le gouvernement de Poutine a aussi maintenu des rapports cordiaux avec Hemedti, le chef des « Forces de Soutien Rapides » (FSR) qui affrontent le gouvernement soudanais les armes à la main. Cela a permis au groupe Wagner d’utiliser les aéroports contrôlés par les FSR pour acheminer de l’or malgré les sanctions occidentales.

La guerre en Ukraine et la réaction de l’impérialisme américain ont été un point de bascule. Les tentatives des Etats-Unis et de l’OTAN pour isoler la Russie ont fait ricochet. Plutôt que regrouper les pays d’Afrique autour de l’Occident et contre la Russie, Washington a provoqué un bouleversement diplomatique sur le continent.

L’impérialisme russe a manœuvré pour tirer le maximum de cette situation. De façon très cynique, Poutine a su mettre en scène ses toutes nouvelles préoccupations « anti-coloniales ». Dans un discours de septembre dernier, il liait la guerre en Ukraine à la lutte contre l’impérialisme occidental, dont il soulignait le rôle dans « la traite négrière, le génocide des Indiens d’Amérique, le pillage de l’Inde et de l’Afrique... ».

Lors du récent sommet Russie-Afrique, qui s’est déroulé à Moscou alors même que le coup d’Etat prenait place au Niger, Poutine a cité Nelson Mandela et plusieurs dirigeants de la lutte pour la libération de l’Afrique, notamment Patrice Lumumba, le Premier ministre congolais assassiné en 1960 avec la complicité des services secrets belges et américains.

Les médias occidentaux ont tenté de minimiser ce sommet sous prétexte que moins de pays y ont participé qu’en 2019, lorsque la dernière édition s’était tenue. Il n’en reste pas moins que 19 chefs d’Etat africains ont décidé de se rendre à Moscou, alors même que les impérialistes occidentaux les soumettaient à une intense pression, et que plusieurs d’entre eux y ont prononcé des discours hostiles à l’Occident et favorables à la Russie.

Poutine a sans doute dû réprimer un sourire lorsque certains de ces dirigeants ont rendu hommage à la révolution bolchevique de 1917 et comparé son régime à l’Union soviétique. Au début de l’invasion de l’Ukraine, il avait en effet affirmé que l’existence même de l’Ukraine était une faute de Lénine et des Bolcheviks. Plus récemment, il a affirmé que la mutinerie de Prigojine était « un coup comparable à celui qui a été porté à la Russie en 1917 ».

Au-delà de la rhétorique, Poutine a aussi offert des armes, des céréales à bas prix et l’effacement de la dette aux pays africains confrontés à la hausse des prix et des taux d’intérêt. Le ministre russe de la défense, Sergueï Choïgou, a annoncé récemment que la Russie était prête « à aider à améliorer les capacités de combat des forces armées algériennes ».

Qu’est-ce que tout cela signifie ?

Le coup d’Etat au Niger représente une défaite humiliante pour l’impérialisme français et pour l’Occident. Le Niger était le « dernier domino » après que la France ait dû retirer ses troupes du Mali, puis du Burkina Faso. Il ne reste plus à la France comme base militaire stable dans la région que le Tchad. Et même cette position est fragile si l’on tient compte des manifestations anti-françaises qui y sont de plus en plus nombreuses et de la guerre qui fait rage au Soudan voisin.

La perte du Niger ne menacerait pas seulement l’accès des Européens à l’or et à l’uranium de la région, il mettrait aussi en péril la construction d’un gazoduc reliant l’Algérie au Nigeria et fragiliserait donc un peu plus la sécurité énergétique de l’UE.

De plus, la France et l’UE s’appuient sur des régimes comme ceux du Niger pour tenter d’enrayer le flot de migrants en provenance d’Afrique sub-saharienne. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que l’Occident fasse pression du mieux qu’il le peut pour faire restaurer le régime de Bazoum.

Néanmoins, leurs marges de manœuvre sont très limitées, du fait de la profonde hostilité à l’impérialisme qui existe dans la région, mais aussi de l’alternative offerte par la Russie.

Cela a des conséquences non seulement pour l’Afrique mais de façon plus générale vis-à-vis de la crise mondiale du capitalisme. Toute expression de la lutte des masses africaines pour secouer les siècles d’oppression occidentale doit être traitée sérieusement par les travailleurs de tous les pays. Nous ne devons accorder aucune pitié à la farce corrompue de la « démocratie » pro-occidentale.

Au-delà du Sahel et de l’Afrique, ce tournant marque une nouvelle étape de la crise de l’impérialisme occidental et de la division du monde entre différentes puissances rivales.

La montée en puissance de la Chine et de la Russie a été saluée par plusieurs dirigeants africains, mais aussi par des courants de la gauche, comme une solution pour la lutte contre l’impérialisme occidental et pour assurer une véritable indépendance et le développement économique des nations pauvres et exploitées de la planète. D’après eux, la Russie mènerait une lutte progressiste pour soutenir les mouvements de libération en Afrique et devrait donc être soutenue. Comme Traoré l’a déclaré durant sa rencontre avec Poutine, qui visait à nouer des relations économiques plus serrées entre le Burkina Faso et la Russie : « nous voulons un monde multipolaire et nous voulons la souveraineté ».

Cette question est de la plus haute importance pour la lutte révolutionnaire en Afrique, et sur toute la planète. Elle requiert donc qu’on y apporte une réponse sérieuse. La Russie actuelle est-elle de la même nature que l’URSS ? Absolument pas.

L’URSS, malgré tous les crimes et les défauts du stalinisme, était un Etat ouvrier déformé, qui reposait sur une économie nationalisée et planifiée. A contrario, le régime de Poutine est capitaliste, et défend les intérêts des oligarques qui ont bâti leur fortune en dépeçant la carcasse de l’URSS et en dépouillant la classe ouvrière russe. Ses intérêts en Afrique sont purement impérialistes : accès aux ressources naturelles, aux réserves énergétiques, conquêtes de marché, de débouchés pour ses investissements et de sphères d’influence.

De même que l’Occident dissimule sa domination derrière de beaux discours sur la « démocratie » et le « développement », la Russie camoufle ses ambitions derrière des déclarations sur l’« anti-colonialisme » et la « souveraineté ». Mais ni la Russie, ni la Chine, n’ont l’intention de transmettre les vastes richesses naturelles de l’Afrique aux travailleurs du continent.

La volonté des masses africaines d’expulser l’impérialisme français est parfaitement progressiste et sera une force motrice de la révolution africaine. Mais, pour gagner ce combat, elles ne doivent compter que sur leurs propres forces, et sur l’appui de la classe ouvrière internationale, pas sur des puissances impérialistes rivales.

Seul un mouvement internationaliste et indépendant de la classe ouvrière peut détruire les Etats réactionnaires qui ont été imposés aux peuples d’Afrique, prendre en main les richesses du continent et planifier l’économie démocratiquement pour servir un intérêt commun. En Afrique comme dans le reste du monde, le choix est simple : Socialisme ou barbarie !

Dans une indifférence médiatique quasi-générale, la Corne de l’Afrique (Somalie, Ethiopie et Kenya) est frappée par une crise humanitaire extrêmement sévère, où se mêlent réchauffement climatique, guerres civiles et extrême pauvreté. La bourgeoisie occidentale détourne son regard de cette catastrophe, comme s’il ne se passait rien – et comme si elle n’y était pour rien.

Les causes de la catastrophe

En 2020, en pleine crise sanitaire, le directeur exécutif du Programme Alimentaire Mondial prévenait que la baisse de l’aide internationale (sur fond de récession économique), combinée aux catastrophes naturelles, aux guerres et à la pauvreté croissante, allait provoquer la situation dans laquelle est désormais plongée la Corne de l’Afrique.

Cette région connaît sa plus longue et sa plus grave sécheresse depuis des décennies. Cela fait cinq années consécutives que les pluies sont très insuffisantes. Des millions de têtes de bétail sont mortes et de nombreuses récoltes ont été détruites. Des millions de personnes ont été forcées à l’exil. Plus de 36 millions de personnes sont confrontées à une « insécurité alimentaire grave », dont la moitié de la population somalienne.

La situation a été aggravée par des guerres civiles et des conflits dans toute la région. Pendant deux ans, le président éthiopien Abiy Ahmed a mené une guerre contre les provinces du Tigré, coupant leur accès à l’aide alimentaire. Selon les estimations, 600 000 civils sont morts, dont des centaines de milliers ont été délibérément affamés. Les bourgeoisies occidentales sont très embarrassées pour en parler, car elles ont couronné Abiy d’un prix Nobel de la Paix juste avant le début de la guerre.

Impérialisme

Cette situation est la conséquence de décennies de domination impérialiste de cette région. A la suite d’une série de privatisations, des multinationales se sont accaparé ses ressources naturelles. Elles ont réalisé des superprofits en ayant recours au travail des enfants et en payant des salaires de misère aux travailleurs locaux. Les eaux somaliennes, qui sont parmi les plus abondantes au monde, ont été exploitées illégalement par les entreprises européennes et asiatiques, au détriment des petits pêcheurs locaux. Nombre d’entre eux ont dû se tourner vers la piraterie pour survivre.

Afin de détourner l’attention, les puissances impérialistes exhibent les milliards de dollars qu’elles « donnent » à l’Afrique sous forme d’aide humanitaire. Mais cela ne trompe personne. Les multinationales engrangent des milliards de profits en pillant les ressources du continent, puis jettent quelques miettes sous la table sous forme d’« aide ».

L’année dernière, l’ONU s’était donné pour objectif de lever 3,7 milliards de dollars pour atténuer la famine dans la région. A la fin de l’année, elle n’en avait levé que la moitié. A titre de comparaison, les impérialistes ont déjà investi quelque 100 milliards de dollars dans la guerre en Ukraine. Selon le Programme Alimentaire Mondial, il en faudrait 10 fois moins pour nourrir tous ceux qui meurent de faim à travers le monde, cette année.

Sous le capitalisme, il y a toujours de l’argent pour la guerre, pour sauver les banques et subventionner les grandes entreprises. Mais il n’y a plus rien quand il s’agit de lutter contre la faim, l’extrême pauvreté et le changement climatique.

Changement climatique

Sous l’impact du changement climatique, la Corne de l’Afrique se trouve dans une situation inédite. Et le pire est encore à venir.

L’année dernière, la sécheresse a eu des effets dévastateurs aux quatre coins du monde : incendies, pénuries, inondations, etc. Un rapport de l’ONU estime que de vastes régions de l’Afrique et de l’Asie pourraient devenir inhabitables d’ici la fin du siècle.

Ceux qui sont responsables du changement climatique ne sont pas ceux qui en subissent les conséquences. Les millions de personnes qui sont frappés par la famine ne portent aucune responsabilité dans la catastrophe qui s’abat sur elles.

Si rien n’est fait, c’est parce que les investissements requis ne seraient pas « profitables ». A l’inverse, sur la base d’une économie socialiste, il serait possible de réduire considérablement les émissions de gaz à effet de serre et de mettre en place des mesures adéquates pour inverser le cours des choses.

Il faut une révolution !

Le Programme Alimentaire Mondial, comme toutes les autres formes d’aide humanitaire, ne vaut pas mieux qu’un pansement sur une blessure par balle. Pour la bourgeoisie internationale, ce n’est qu’une façon de faire bonne figure face à une situation dont elle est responsable.

L’humanité produit déjà de quoi nourrir la population mondiale et subvenir à ses besoins les plus élémentaires. Mais seule une économie planifiée à l’échelle mondiale serait en mesure d’acheminer les ressources là où elles sont nécessaires. Sur cette base, nous pourrions également réaliser les énormes investissements requis pour faire face au changement climatique.

Tant que les capitalistes resteront maîtres de la société, ils continueront à diriger le monde comme un immense casino, nous conduisant encore plus loin sur la voie de la famine et des catastrophes environnementales.

Depuis la mi-avril, le Soudan est plongé dans une guerre civile meurtrière, qui est la conséquence tragique de l’échec des masses à prendre le pouvoir lors de la révolution de 2018-2019. Cette guerre vise à trancher la rivalité entre les deux bouchers qui ont mené la contre-révolution soudanaise : le général Mohamed Hamdan Dagalo (plus connu sous le nom de Hemedti), qui dirige les « Forces de Soutien Rapide » (FSR), un groupe paramilitaire, et le général Abdel Fattah al-Burhan, qui commande l’armée régulière et gouverne de facto le pays depuis 2019.

Rivalités contre-révolutionnaires

Les FSR ont été à la pointe de la répression de la révolution soudanaise, depuis que les masses ont renversé le général Omar al-Bashir en 2018. C’est elles qui ont écrasé les manifestations de Khartoum en 2019, dans un véritable déchaînement de violence et de barbarie. Burhan et Hemedti ont ensuite organisé en 2021 un coup d’Etat contre le Premier ministre civil « de transition », le libéral Abdalla Hamdok, et restauré une dictature militaire. L’alliance temporaire de ces généraux avec les libéraux n’avait été qu’une feuille de vigne pour dissimuler leur propre pouvoir. Ils y ont mis fin dès qu’ils ont senti qu’ils pouvaient s’en passer.

Depuis, les deux généraux étaient en concurrence pour savoir lequel des deux détiendrait le pouvoir suprême. Tous deux essayaient de gagner le soutien de diverses puissances impérialistes. Ils ont notamment participé à des négociations organisées par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, les Emirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite, pour mettre sur pied une « transition » vers un gouvernement civil.

Ces négociations, auxquelles participaient aussi les « Forces du Changement et de la Liberté » (FCL – une coalition d’organisation « démocrates » bourgeoises), sont une escroquerie pure et simple. Un « gouvernement civil » auquel les généraux donneraient leur accord ne pourrait être qu’une nouvelle couverture pour dissimuler leur tyrannie.

Depuis le début du printemps, les tensions entre Hemedti et Burhan s’étaient aggravées. Les forces armées soudanaises, dirigées par Burhan, avaient déployé des troupes dans des postes clés de la capitale et avaient fortifié leur quartier général à Khartoum.

Les deux généraux avaient aussi multiplié les déclarations hostiles. Hemedti a ainsi affirmé que Burhan s’opposait à la « transition vers la démocratie ». Venant de l’homme qui commandait les milices qui ont noyé dans le sang la révolution de 2018-2019, cela confine à la mauvaise plaisanterie ! De son côté, Burhan avait annoncé son intention de réorganiser le gouvernement pour retirer à Hemedti son statut de numéro deux du régime.

Ces deux truands agitaient en fait la menace d’une confrontation armée pour faire monter les enchères et négocier de meilleures positions pour leurs cliques respectives au sein du régime. C’est ce qu’expliquait un analyste de Khartoum, Khlood Khaior, au journal Middle East Eye : « Ils laissent monter les tensions, et renforcent leurs forces et leurs arsenaux, pour utiliser la menace d’une possible confrontation armée pour obtenir des concessions des acteurs démocrates, et en particulier des FCL. »

Les concessions piteusement accordées par les FCL n’ont manifestement pas suffi à satisfaire les appétits rivaux des deux généraux. L’annonce d’un prochain accord visant à intégrer les FSR dans l’armée régulière a fourni le prétexte à l’éclatement de la guerre civile.

Une guerre de bandits

Le 15 avril, les FSR ont annoncé avoir pris le contrôle de plusieurs positions clés dans la capitale, notamment le palais présidentiel, la télévision d’Etat et l’aéroport, mais aussi dans le Darfour (dans l’ouest du pays) ainsi que de l’aéroport de Merowe (dans le nord). L’armée a immédiatement riposté. Elle a notamment profité de sa supériorité aérienne pour bombarder des bases des FSR, dont beaucoup sont situées dans des zones urbaines.

La population civile a été la première victime de cet affrontement entre deux de ses bourreaux. Les bombardements et les combats ont forcé nombre de personnes à rester cloîtrées chez elles, où elles sont privées d’accès aux soins et souvent de nourriture et d’eau. De nombreux civils ont été tués dans les combats ou les bombardements, et plusieurs rapports signalent des pillages, des viols et des meurtres commis par les soldats et les miliciens des deux camps.

La situation s’est encore aggravée après que des travailleurs humanitaires et des représentants de l’ONU aient été attaqués et plusieurs tués. En réaction, la plupart des organisations humanitaires ont interrompu toutes leurs activités au Soudan et ont quitté le pays. Ce n’est que le 1er mai, après plusieurs semaines d’interruption, qu’un premier envoi d’aide alimentaire a pu être envoyé à Khartoum par le Programme Alimentaire Mondial et il n’est pas sûr que d’autres puissent suivre

Cynisme impérialiste

Sans surprise, les impérialistes ont versé des larmes de crocodile sur cette situation désastreuse. Le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, a appelé à un cessez-le-feu immédiat et à la reprise de « négociations qui semblaient très prometteuses pour placer le Soudan sur la voie d’une transition totale vers un gouvernement dirigé par des civils ». Le gouvernement français a répété les mêmes absurdités en appelant notamment « les commandants de l’armée et des [FSR] à tout mettre en œuvre pour faire cesser les combats et prévenir toute escalade ». Le Quai d’Orsay ajoutait qu’il demandait « le retour à un processus politique inclusif, conduisant à la nomination d’un gouvernement de transition et à des élections générales ».

Ces déclarations sont hypocrites et mensongères. Il est évident que les marchandages entamés par les bourreaux de la révolution soudanaise avec les FCL, qui sont les représentants de la classe dirigeante soudanaise, ne pourront jamais déboucher sur un régime véritablement démocratique. Les puissances occidentales qui ont patronné ces négociations n’ont jamais fait mystère de leurs véritables priorités : garder le contrôle du Soudan, contenir le mouvement révolutionnaire et repousser au passage l’influence de leurs rivaux impérialistes.

L’Occident craint tout particulièrement l’influence de la Russie dans la région. Hemedti comme Burhan ont tous deux cherché à nouer des liens avec Moscou. Le groupe Wagner a par exemple été présent au Soudan, à travers lequel il a fait transiter du matériel de guerre vers la Centrafrique. Ses mercenaires auraient aussi participé à l’entraînement et à l’équipement de l’armée soudanaise. Enfin, les généraux de Khartoum ont affirmé qu’ils étaient disposés à accueillir une base navale russe dans leur pays.

L’impérialisme américain s’est inquiété de ce rapprochement entre Moscou et Khartoum et cherche donc à nouer des liens plus étroits avec les généraux réactionnaires du Soudan. Washington n’a aucun scrupule à coopérer avec des criminels de masse si ses intérêts l’exigent. Un article du journal National Interest l’affirmait sans ambages avant l’éclatement de la guerre civile :

« les enjeux sont élevés pour les intérêts américains. Les Etats-unis doivent donc coopérer avec les dirigeants soudanais qui ont soutenu l’accord-cadre pour créer une dynamique qui incite les élites soudanaises à appliquer cet accord et à adopter une orientation pro-américaine. Même si les acteurs militaires au Soudan et dans toute la région ont un lourd passif en ce qui concerne les droits de l’homme et la gouvernance, il est vital que les Etats-Unis reconnaissent lorsque ces acteurs s’alignent sur des politiques pro-américaines et que Washington accroisse sa coopération avec eux lorsque c’est le cas. » [1]

Les Emirats Arabes Unis et l’Egypte se sont eux aussi appuyés sur les cliques rivales des généraux de Karthoum pour étendre leur influence et mettre la main sur les ressources du Soudan, sur ses richesses agricoles, ses mines d’or et ses ports. Le régime d’Al-Sisi a particulièrement appuyé les efforts de Burhan pour écraser les masses soudanaises. Le dictateur égyptien craignait qu’une vague révolutionnaire victorieuse au Soudan ne provoque une résurgence des luttes des masses égyptiennes.

Le Soudan se trouve au centre d’une véritable cabale de prédateurs impérialistes, qui font de grands discours sur le retour d’un « pouvoir civil » et la « démocratie » tout en négociant avec les généraux contre-révolutionnaires qui se partagent le pays. Tous ont un commun intérêt à la « stabilité », c’est-à-dire à la préservation du système capitaliste et l’écrasement des luttes révolutionnaires des masses.

Trahisons des dirigeants

A chaque pas, la révolution soudanaise a été trahie par ses dirigeants. Ceux-ci ont systématiquement refusé d’appeler les masses à une confrontation armée décisive et ont préféré conclure des accords avec la classe dirigeante.

Les éléments les plus perfides, comme les FCL, ont négocié directement avec la contre-révolution, et ont ainsi non seulement ruiné leur autorité aux yeux des masses, mais aussi aidé à l’écrasement du mouvement dans le sang.

Après avoir joué un rôle positif dans les premiers jours de la révolution, l’Association des Professionnels Soudanais (APS) a elle aussi très vite dégénéré. Le 15 avril, elle a publié un communiqué qui apportait son soutien à l’« accord politique » pour établir un pouvoir civil, qui venait d’être marchandé avec les généraux. En semant des illusions sur la possibilité que Hemedti et Burhan défendent la « transition démocratique », l’APS trahit les masses, qui ont passé des années à combattre précisément ces mêmes généraux assassins.

Dans le même temps, le Parti Communiste Soudanais (PCS) a publié un communiqué par lequel il semble apporter son soutien à Burhan contre Hemedti ! Ce communiqué affirme en effet qu’il faut « dissoudre toutes les milices, collecter les armes disséminées dans le pays et reconstituer l’armée nationale professionnelle unifiée », ce qui revient à appeler au renforcement des forces que contrôle le général Burhan, et donc à soutenir une aile de la contre-révolution contre l’autre.

Le communiqué du PCS va plus loin et appelle à « l’unité du peuple, de toutes les forces nationales, de toutes les forces radicales et des comités de résistances autour des objectifs de la révolution : la restauration de la paix, de la sécurité et de la stabilité ». On se demande bien qui sont ces « forces nationales ». Les généraux ? Les parasites de la bourgeoisie soudanaise ? Ces « forces » sont hostiles à la révolution. Le PCS lance en fait des appels à l’« unité » entre les bourreaux et leurs victimes.

De son côté, la coordination des Comités de résistance (CCR), qui rassemble les éléments dirigeants les plus sérieux et les plus courageux de la révolution, a publié un communiqué qui appelle à une lutte « pacifique » contre les généraux. Ce communiqué déclare même qu’il faut s’opposer à « tout appel à armer [le peuple], car cela mènera à la guerre civile ». Cela alors même que les armées des généraux bombardent la capitale ! Cet appel équivaut à demander aux masses de tendre l’autre joue…

C’est une nouvelle preuve de la faillite du pacifisme des dirigeants de la révolution soudanaise. En 2019, les CCR et le PCS ont agité le spectre d’une guerre civile pour justifier leur refus d’armer les masses et de mener la lutte contre les généraux jusqu’au bout. Cela a mené à une véritable guerre civile unilatérale, durant laquelle le peuple a été écrasé par les généraux, et à la guerre civile que se livrent aujourd’hui deux cliques rivales de bourreaux contre-révolutionnaires.

Les tâches de la révolution soudanaise

La situation actuelle aurait tout à fait pu être évitée, si la révolution soudanaise avait été menée jusqu’à la victoire. Cela signifie qu’il aurait fallu mener une guerre de classe sans répit contre la contre-révolution.

De nombreuses opportunités se sont présentées d’armer les masses et de mener une insurrection pour arracher le pouvoir aux généraux réactionnaires. Toutes ces occasions ont été gâchées par les dirigeants du mouvement, qui ont refusé de prendre les mesures nécessaires.

S’il avait pris le pouvoir, le peuple soudanais aurait non seulement conquis la démocratie, mais aussi posé les bases pour des réformes touchant tous les aspects de la vie des travailleurs soudanais : la santé, l’éducation, les infrastructures, etc. en expropriant la classe dirigeante parasitaire et en dénonçant les dettes du pays envers les impérialistes. La voie aurait ainsi été ouverte pour la transformation socialiste de la société.

Un parti qui aurait défendu ce programme et ces perspectives aurait pu jouer un rôle déterminant dans ces événements, quelle que soit sa taille. Malheureusement, un tel parti n’existe pas au Soudan.

Peu importe quel bourreau réactionnaire sortira victorieux du conflit actuel, cela n’améliorera pas le sort des masses du Soudan. Les masses paient en ce moment un prix terrible pour la faillite politique de leurs dirigeants. Mais elles tiennent toujours la solution entre leurs mains. Aucune confiance ne doit être accordée à la soi-disant « communauté internationale » pour apporter une solution à la crise actuelle. Les impérialistes en sont précisément à l’origine.

Une issue hors de ce cauchemar ne pourra provenir que d’une résurgence de la révolution soudanaise. Celle-ci doit tirer les leçons de ses défaites passées, former ses propres organes de lutte pour se défendre contre les forces réactionnaires et se débarrasser de tous les éléments qui l’empêchent d’avancer.


[1] « Comment faire du Soudan un allié des Etats-Unis », National Interest, 1er février 2023

Entre 1955 et 1970, l’impérialisme français a mené une guerre impitoyable aux masses du Cameroun, dans le but de préserver sa domination sur ce territoire. Alors que les crimes de l’impérialisme français en Algérie, à la même époque, sont désormais reconnus (de mauvaise grâce) par la plupart des politiciens bourgeois, ceux-ci continuent de nier ou de minimiser jusqu’à l’absurde les crimes de la classe dirigeante française au Cameroun.

Au Cameroun comme en France, des voix s’élèvent régulièrement pour exiger que cette histoire soit reconnue et enseignée. Le mouvement ouvrier français doit répondre à ces appels. C’est son devoir élémentaire d’un point de vue internationaliste, mais c’est aussi l’occasion d’étudier les leçons – toujours d’une grande actualité – de ces événements tragiques.

Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa ont publié deux livres qui retracent l’histoire de cette guerre coloniale cachée [1]. Ils y racontent la lutte menée par les militants de l’Union des Populations du Cameroun (UPC) contre la domination française, ainsi que leur défaite finale. Si les conclusions politiques de ces deux livres sont trop limitées, ils montrent néanmoins de façon concrète les méthodes par lesquelles l’impérialisme français a maintenu sa domination sur le Cameroun, malgré son indépendance officielle en 1960. A l’insu de leurs auteurs, ces deux ouvrages sont aussi une démonstration de l’impasse du réformisme dans la lutte contre l’impérialisme.

La colonisation

Le Cameroun n’était pas une colonie française comme les autres. La France n’en fut pas le premier colonisateur. Dans le courant des années 1860, ce sont des entreprises allemandes qui implantèrent leurs comptoirs sur la côte du golfe de Guinée, dans le but d’écouler leurs marchandises vers l’intérieur du continent. En 1885, la Conférence de Berlin confirma la souveraineté allemande sur ce qui devient alors le « Kamerun ».

La grande vague de colonisation du XIXe siècle qui a partagé l’Asie et l’Afrique entre une poignée de puissances impérialistes n’était motivée ni par la soif de conquêtes de quelques militaires ou politiciens mégalomanes, ni par l’intention de « civiliser » ces continents. La colonisation visait essentiellement à garantir aux grandes puissances capitalistes des marchés sur lesquels écouler leurs marchandises et leurs capitaux. Placer les nouveaux marchés sous la domination directe de la métropole coloniale permettait de les protéger de la concurrence des autres puissances par un monopole légal – ou, a minima, par des tarifs douaniers exorbitants.

Dans cette course à la domination impérialiste, l’Allemagne est arrivée en retard. Le capitalisme allemand s’est développé plus tardivement que ses rivaux. Lorsqu’il se lance à la conquête de colonies, dans les années 1880, une bonne partie des territoires d’Afrique et d’Asie sont déjà occupés par la Grande-Bretagne, la France, l’Espagne et le Portugal.

La situation du capitalisme allemand est alors intenable. Au fur et à mesure que son économie se développe, l’Allemagne est de plus en plus à l’étroit, faute de débouchés pour écouler ses produits et ses capitaux. Berlin se lance alors dans une confrontation avec les puissances coloniales déjà bien établies, au premier rang desquelles la France et la Grande-Bretagne. C’est cette confrontation qui débouche sur la Première Guerre mondiale.

Après la défaite de l’Allemagne en 1918, ses quelques colonies sont partagées entre les vainqueurs. Pour donner une coloration « humaniste » à ce partage, la Société des Nations (SDN, ancêtre de l’ONU) donne à ces colonies un statut particulier : celui de territoires « sous mandat ». Officiellement, la puissance mandataire est chargée d’œuvrer au « développement » des indigènes jusqu’à ce qu’ils puissent devenir indépendants ou autonomes. Dans les faits, les territoires sous mandat sont gérés comme toutes les autres colonies par leurs nouveaux colonisateurs. Quant à la SDN – cette « cuisine des bandits impérialistes », selon la formule de Lénine –, elle n’y trouve rien à redire.

Le Kamerun ex-allemand est donc divisé en 1919 : au Nord-Ouest, deux petits territoires reviennent à la Grande-Bretagne, tandis que la majeure partie devient le Cameroun français. Privée de tout droit démocratique, la population indigène est soumise au travail forcé. Les entreprises françaises dominent complètement l’économie du territoire. L’huile de palme, les bananes, le caoutchouc, le cacao, etc. : toutes les ressources enrichissent la bourgeoisie française, qui y trouve aussi un marché d’autant plus indispensable, dans les années 30, que la crise économique vient en fermer beaucoup d’autres.

L’Union des Populations du Cameroun

La Deuxième Guerre mondiale ébranle l’empire colonial français. Son prestige est mis à mal par la défaite de 1940 et l’occupation de la métropole. Par ailleurs, pour obtenir le soutien des colonies, De Gaulle a promis de nouveaux droits aux indigènes.

A la fin de la guerre, le bilan de ces réformes est dérisoire. Les quelques droits concédés permettent à une poignée d’indigènes privilégiés de siéger à l’Assemblée nationale, à Paris. Mais dans l’ensemble, la situation reste la même. Le pouvoir colonial soumet la population à un contrôle et une répression féroces. En septembre 1945, par exemple, une grève des travailleurs des chemins de fer éclate à Douala et, très vite, prend le caractère d’un mouvement de masse. La répression fait près d’une centaine de morts. Un avion est utilisé par la police pour bombarder la foule.

C’est à cette époque que se constituent des Cercles d’Etudes Marxistes dans les colonies françaises d’Afrique de l’Ouest. Réunis autour de syndicalistes français membres du PCF, de jeunes travailleurs indigènes découvrent les idées du mouvement ouvrier européen et discutent des problèmes politiques qui se posent dans les colonies. Au Cameroun, l’instituteur Gaston Donnat organise un petit cercle auquel participent plusieurs fonctionnaires indigènes. Donnat sera finalement expulsé par la police, mais c’est de ce cercle que vont sortir les dirigeants du principal mouvement politique de la lutte pour l’indépendance : l’Union des Populations du Cameroun (UPC).

L’UPC est officiellement fondé en 1948 et grandit très vite, notamment grâce à ses liens serrés avec le mouvement ouvrier et les syndicats camerounais, d’où sont issus la plupart des cadres du parti, à commencer par son principal dirigeant : Ruben Um Nyobé. Alors qu’il réunit une centaine de militants en 1948, il en compte 7000 en 1949 et 14 000 en 1950. Dans la première moitié des années 1950, il regroupe près de 20 000 membres dont les activités couvrent la quasi-totalité du pays.

Les militants « upécistes » sont déterminés et n’hésitent pas à braver la répression coloniale, mais leur programme est relativement modéré. Leur objectif officiel est d’obliger la puissance coloniale à respecter les termes du mandat confié par la SDN et confirmé par l’ONU en 1946 : préparer le Cameroun à l’indépendance. Pour cela, l’UPC entend respecter strictement le cadre légal et se tenir au-dessus de toutes les « divisions idéologiques » – c’est-à-dire, en fait, les divisions de classe. L’idée est de regrouper « tous les Camerounais » dans la lutte contre le colonialisme. En 1953, Nyobé affirme que « les peuples coloniaux ne peuvent faire ni la politique d’un parti, ni celle d’un Etat, ni, à plus forte raison, celle d’un homme. Les peuples coloniaux font leur propre politique, qui est la politique de libération du joug colonial ». Cette absence d’un point de vue de classe nettement défini était l’une des failles majeures de la politique de l’UPC.

Révolution permanente

Le premier obstacle sur la voie de l’UPC est sa propre conviction – totalement infondée – que l’ONU peut aider les peuples colonisés. Comme la SDN en son temps, l’ONU n’est pas indépendante des classes sociales ou des grandes puissances impérialistes. Les plaintes de l’UPC adressées à cette institution n’y suscitent que de l’indifférence ou, aux mieux, des protestations purement verbales.

Les illusions des dirigeants de l’UPC dans le rôle de l’ONU sont un prolongement de leur refus d’adopter un point de vue de classe clairement défini. Ils cherchent à se tenir « au-dessus » des classes sociales. Il faut dire qu’à l’époque, cette grave erreur est conforme à ce que les militants staliniens du PCF enseignent dans les « Cercles marxistes » qu’ils organisent dans les colonies. L’idée qui sous-tend cette erreur est très bien résumée par un théoricien du PCF de l’époque, Yves Benot, en 1960 : « L’existence du fait colonial fait passer au premier plan l’unité dans la lutte nationale, au-delà des différenciations qui pourraient se manifester dans la nation colonisée. […] Tant que la domination coloniale existe, le processus de différenciation des classes se trouve nécessairement masqué et ralenti par les exigences de la lutte nationale, alors que ce processus ne peut que s’accélérer après l’indépendance » [2]. Autrement dit, au nom des « exigences de la lutte nationale », la classe ouvrière camerounaise ne doit pas chercher à diriger cette lutte et à lui donner un caractère socialiste.

Cette politique est en contradiction frontale avec la réalité objective. Contrairement à ce qu’affirme Yves Benot, la population indigène est bel et bien divisée suivant des lignes de classe. Par exemple, pour asseoir son pouvoir, la puissance coloniale s’appuie sur les chefs « traditionnels » : elle favorise ceux qui lui sont loyaux et remplace les autres. La division de classe entre chefs « traditionnels » et paysans pauvres est ainsi renforcée par la domination française. Du fait du petit nombre d’Européens (2400 pour 3 millions de Camerounais), il s’est aussi développé une petite classe ouvrière indigène qui comprend les salariés des quelques entreprises modernes implantées dans les grandes villes telles que Douala et Yaoundé, mais aussi les nombreux petits fonctionnaires de l’administration coloniale. Enfin, le développement du capitalisme au Cameroun a suscité l’éclosion d’une petite bourgeoisie commerçante – et même l’apparition d’un embryon de bourgeoisie indigène, qui sert d’intermédiaire à la grande bourgeoisie française.

Toutes ces classes sociales n’ont pas les mêmes intérêts. La minuscule bourgeoisie indigène est complètement dépendante de l’impérialisme français, avec lequel elle n’a aucune envie de rompre. De leur côté, les chefs traditionnels sont radicalement hostiles à toute idée de réforme agraire, sans laquelle il est pourtant impossible d’arracher la masse des paysans à la misère. La classe ouvrière et les paysans pauvres font face non seulement au régime colonial, mais à la fraction des indigènes qui en bénéficient.

Cette situation n’est pas propre au Cameroun. On la retrouve dans tous les pays où le capitalisme a commencé à être implanté de l’extérieur, par l’afflux de capitaux étrangers, sans qu’une révolution bourgeoise soit menée à son terme. C’est pour trouver une solution à un problème similaire, en Russie, que le marxiste Léon Trotsky a élaboré sa théorie de la « révolution permanente », dès 1905. Puisque la bourgeoisie russe était tout à la fois soumise aux intérêts des investisseurs impérialistes, liée aux grands propriétaires terriens et dépendante de l’Etat tsariste, elle ne pouvait combattre sérieusement aucun de ces trois maux qui maintenaient la Russie dans un état d’extrême arriération.

En conséquence, expliquait Trotsky, la direction de la révolution devait revenir à la classe ouvrière, qui devait entraîner la paysannerie pauvre et, sur cette base, prendre le pouvoir. Alors, la classe ouvrière pourrait mener à bien les tâches de la révolution bourgeoise (indépendance nationale, réforme agraire, droits démocratiques, etc.) et commencer à réaliser les tâches de la révolution socialiste – qui ne pourront être consolidées que si la révolution se développe à l’échelle internationale.

Adoptée par les bolcheviks en 1917, c’est cette politique qui a permis la victoire de la Révolution russe. Malheureusement, cette théorie fut ensuite abandonnée par la contre-révolution stalinienne, qui cherchait à justifier ses alliances avec la bourgeoisie soi-disant « progressiste » des pays colonisés. La théorie de la révolution permanente n’en est pas moins restée incontournable, depuis, dans tous les pays soumis au joug colonial ou à l’impérialisme : la lutte pour une véritable libération nationale y était – et y demeure – indissociable de la lutte des classes et de la lutte pour le socialisme. L’histoire du Cameroun en est une parfaite démonstration – mais une démonstration négative, malheureusement.

Répression féroce

Si les revendications comme les méthodes de l’UPC sont relativement « modérées », l’idée d’une égalité réelle entre indigènes et colons n’en représente pas moins une attaque directe contre l’ordre colonial. Dès sa création, l’UPC s’attire l’hostilité de l’administration et des colons français, mais aussi de la couche privilégiée de la population indigène qui bénéficie de la colonisation et aspire au statu quo.

L’UPC est soumise à un véritable harcèlement. Les locaux du parti sont régulièrement perquisitionnés, ses archives saisies et ses militants arrêtés ou tabassés à chaque fois qu’ils tentent d’organiser un événement public. Par ailleurs, le pouvoir colonial orchestre une campagne de propagande systématique contre ce parti. Même les prêtres catholiques prêtent leur concours à cette croisade contre le soi-disant péril « communiste et païen ».

Pour fragiliser le parti, l’administration française n’hésite pas à monter de toutes pièces des partis indigènes rivaux de l’UPC, qui reprennent ses mots d’ordre indépendantistes en leur donnant un contenu différent. Soutenus par le pouvoir colonial, ces partis fantoches remportent toutes les élections grâce au bourrage des urnes. Dans ses mémoires, le fonctionnaire colonial Guy Georgy se vantera d’avoir lancé la carrière politique du futur président camerounais Ahmadou Ahidjo : «Je l’avais fait élire délégué à l’Assemblée territoriale. On avait quasiment fait voter pour lui, en mettant des paquets de bulletins dans l’urne. » Ce simulacre de démocratie est d’autant plus utile au pouvoir colonial qu’il lui permet d’avoir à sa disposition des « représentants élus » du peuple camerounais, qu’il peut ensuite exhiber dans les assemblées de l’ONU.

Dans ces conditions, l’UPC se radicalise et, en 1955, revendique l’accession immédiate du Cameroun à l’indépendance. Fin mai 1955, après que des manifestations de l’UPC ont à nouveau été interdites par le pouvoir colonial, des émeutes éclatent dans de nombreuses villes et sont férocement réprimées. L’administration coloniale saisit ce prétexte pour déclencher une véritable campagne de terreur contre l’UPC. Dans tout le pays, ses locaux sont saccagés et incendiés. Le pouvoir mobilise aussi les chefs traditionnels pro-français, qui mettent sur pied des milices pour massacrer les upécistes. En juillet 1955, l’UPC est officiellement interdite. Ses militants et ses cadres qui ont échappé aux arrestations et aux assassinats prennent le maquis. C’est le début d’une véritable guerre coloniale qui va se dérouler dans l’ombre.

Guerre coloniale

Pendant que la guerre d’Algérie, qui a éclaté fin 1954, fait les gros titres de l’actualité, la répression de la rébellion upéciste est largement passée sous silence. Elle est pourtant de grande ampleur. Dénués de soutien matériel, privés de toute arme moderne, mais bénéficiant dans de nombreuses régions d’un solide appui populaire, les maquis de l’UPC sont traqués par l’armée et la gendarmerie françaises, ainsi que par leurs supplétifs camerounais.

Comme en Indochine et en Algérie, les forces de répression ciblent la population civile pour priver la rébellion de sa base de soutien. Des villages entiers sont « déplacés », c’est-à-dire déportés. Au passage, les intérêts économiques directs des impérialistes ne sont pas négligés : les populations déplacées sont parfois contraintes au travail forcé pour des entreprises françaises.

La torture et les exécutions sommaires, souvent suivies de l’exposition publique des corps, deviennent monnaie courante. Après sa mort en 1958, le corps de Ruben Um Nyobé est exhibé dans son village natal par les forces françaises. Dans certaines régions, notamment dans l’Ouest du pays, ce sont des villages entiers qui sont massacrés par l’armée française et ses supplétifs. La répression dépasse même les frontières du Cameroun : un des dirigeants de l’UPC, Felix Moumié, est assassiné par les services secrets français à Genève. Au total, la répression fera plusieurs dizaines de milliers de morts, peut-être même jusqu’à 200 000, et d’innombrables blessés.

Malgré cette répression acharnée, la rébellion de l’UPC fait preuve d’une résilience héroïque et tient bon jusqu’au début des années 1960. Les derniers maquis ne sont « liquidés » qu’en 1970, soit une décennie après l’accession officielle du Cameroun à son « indépendance ».

Indépendance de façade

Sur la question de l’indépendance, l’impérialisme français a changé son fusil d’épaule à partir de 1958. Face à la multiplication des mouvements de libération nationale, il choisit de remplacer le contrôle direct, colonial, par une domination indirecte. L’idée est simple : il s’agit de transformer les colonies africaines en petits Etats formellement indépendants, mais en réalité dirigés par des despotes pro-français. Leur économie, leur défense et leur politique étrangère seront soumises au contrôle direct de la France, sous couvert de « coopération » et d’« assistance ».

Envisagée dès 1956 sous le nom d’« autonomie territoriale », cette politique prend plusieurs formes successives avant de déboucher, en 1960, sur la vague des indépendances africaines. Quatorze territoires français d’Afrique deviennent alors des pays officiellement indépendants. Mais dans leur immense majorité, ils restent complètement dépendants de l’impérialisme français.

Des « coopérants » français organisent leur budget, dirigent leur armée et encadrent leurs administrations. Leur monnaie est imprimée à Paris par la Banque de France. Des accords de défense secrets autorisent la France à intervenir militairement quand elle le souhaite. Elle ne s’en privera pas : entre 1960 et 1990, les troupes françaises interviennent près de 20 fois en Afrique subsaharienne. Bien sûr, les entreprises françaises sont choyées par les nouveaux régimes, qui reçoivent en retour des pots-de-vin – dont une partie finit dans les poches de politiciens français. C’est le début de la « Françafrique ».

Le Cameroun fait partie de ces quatorze pays formellement indépendants. Le politicien pro-français Ahidjo y instaure dès 1960 une dictature féroce. Encadrées par des conseillers français, la police et l’armée traquent les opposants, et d’abord les upécistes survivants. L’UPC est alors dans une situation d’autant plus difficile que son principal objectif, l’indépendance, a été formellement obtenu. Privé de toute perspective, le mouvement va progressivement disparaître sous les coups de la répression.

En 1961, l’impérialisme français réussit à mettre la main sur des parcelles d’ex-colonies britanniques. Au nom de l’« unité nationale », la moitié du Cameroun britannique est annexée. Moins d’une décennie plus tard, la plus grande partie des droits démocratiques de la minorité anglophone sont abolis.

Perspectives

Aujourd’hui, la domination de l’impérialisme français sur ses anciennes colonies est contestée par de nouveaux rivaux, notamment la Chine et la Russie. Mais la France est toujours omniprésente au Cameroun. Les entreprises françaises représentent près de 10 % des importations du Cameroun et continuent de piller les richesses du pays.

Les conséquences de cette domination impérialiste sont évidentes. Alors que le Cameroun regorge de richesses naturelles (cacao, bananes, pétrole, cobalt, fer, uranium…), 40 % de sa population vit sous le seuil de pauvreté, 34 % n’a pas accès à l’eau potable et près de 65 % est en situation de sous-emploi (chômage ou travail partiel subis).

Le régime de terreur mis en place par Ahidjo, en 1960, n’a pas disparu avec son départ en 1982. Son remplaçant, Paul Biya, en a maintenu l’esprit, sinon la forme. Au pouvoir depuis plus de 40 ans, il a été réélu en 2018 après avoir obtenu plus de 70 % des voix dans des élections largement truquées. Cela n’a pas empêché le ministre français des Affaires étrangères de l’époque, Jean-Yves Le Drian, d’adresser à Biya tous ses « vœux de réussite [...] pour ce nouveau mandat». Quelques mois avant ce message bienveillant, le régime de Biya avait déclenché une guerre civile – qui fait toujours rage – contre les populations des régions anglophones du pays.

La question reste donc entière : comment libérer le Cameroun de la domination impérialiste ? La bourgeoisie camerounaise – faible et complètement corrompue – est incapable de la contester, sans même parler de la renverser. Elle vit essentiellement des subsides que lui versent les entreprises étrangères et du pillage des budgets publics. Elle n’est capable de s’opposer sérieusement ni au régime de Biya, ni à ses protecteurs impérialistes.

En fait, les partis d’opposition bourgeois ou réformistes sont incapables d’imaginer un avenir pour le Cameroun hors de la domination impérialiste. Démoralisés par la longue et féroce dictature de Paul Biya, des intellectuels « progressistes » camerounais débattent la question de savoir s’il ne serait pas préférable que le Cameroun, s’émancipant de Paris, passe sous la domination des impérialismes chinois ou russe ! C’est ce qui s’appelle tomber de Charybde en Scylla.

Aujourd’hui comme avant l’indépendance, la seule issue pour le peuple camerounais reste la révolution socialiste. Certes, la classe ouvrière du Cameroun est bien plus petite que la classe ouvrière française, par exemple. Mais elle reste la seule force sociale capable de s’organiser de façon indépendante et d’entraîner dans une révolution victorieuse toutes les autres couches exploitées et opprimées du pays.

Les révolutionnaires camerounais doivent s’inspirer des meilleures traditions de l’UPC et des Cercles d’Etudes Marxistes de l’époque d’Um Nyobé – sans les scories du réformisme et du stalinisme. Sur la base de la théorie et des méthodes révolutionnaires du marxisme authentique, il sera possible de construire une organisation plongeant ses racines dans la jeunesse et la classe ouvrière du pays, une organisation capable de renverser la dictature de Biya ou de son successeur, d’expulser l’impérialisme et d’engager la transformation socialiste du Cameroun.

Il va sans dire que cette perspective est indissociable du développement de la révolution dans l’ensemble du golfe de Guinée, et en particulier au Nigeria, dont la classe ouvrière est la plus puissante de la région. Armés des idées du marxisme et de cette perspective internationaliste, les révolutionnaires camerounais peuvent jouer un rôle de premier plan dans la lutte pour la victoire du socialisme à l’échelle du continent africain.


[1] Kamerun ! (2011) et La guerre du Cameroun – l’invention de la Françafrique (2016), tous deux publiés aux éditions La Découverte.

[2] L’Afrique en mouvement – La Guinée à l’heure du plan, La pensée, n° 94, Novembre 1960.

200 000 barils de pétrole par jour : voilà ce que TotalEnergie attend de ses deux nouveaux projets d’exploitation pétrolière en Afrique centrale, baptisés TILENGA et EACOP. Pour les justifier, l’entreprise prétend qu’ils auront un « impact positif net sur la biodiversité ». En réalité, leur « impact net » sera surtout de remplir les poches des actionnaires de Total – et de chasser de chez eux des dizaines de milliers de personnes.

Zones « protégées »

Le projet TILENGA prévoit d’implanter environ 400 forages pétroliers dans le lac Albert, en Ouganda. Des millions de personnes vivent à proximité de ce grand lac, dont ils pêchent les poissons et utilisent l’eau pour boire, mais aussi pour irriguer leurs champs et nourrir leurs bêtes. En outre, contrairement aux racontars « écoresponsables » de Total, au moins un tiers des forages seront implantés dans la réserve naturelle de Murchinson Falls.

Le second projet, EACOP, est complémentaire du premier. Il s’agit d’un oléoduc de 1443 kilomètres qui longera le lac Victoria (la plus grande source d’eau douce d’Afrique), puis traversera la Tanzanie et, au passage, 16 zones naturelles protégées, pour acheminer le pétrole de TILENGA jusqu’au port de Tanga, dans l’océan Indien. Comme si cela ne suffisait pas, l’oléoduc traversera une zone de forte activité sismique, ce qui augmentera la probabilité d’une marée noire sur le lac Albert ou le lac Victoria.

Outre l’impact environnemental, le bilan humain de ces projets est loin d’être « nettement positif », puisque 100 000 personnes vont être expropriées et chassées de leurs foyers pour laisser la place aux chantiers de construction. Total se défend en affirmant qu’un plan est prévu pour reloger tous ces gens. C’est vrai, mais ce plan ne tient pas compte de l’augmentation du prix de la terre, suite à la spéculation engendrée par TILENGA et EACOP. Faute de pouvoir racheter des terres cultivables, une grande partie des paysans chassés de leurs foyers par Total n’auront d’autre choix que rejoindre les bidonvilles de Kampala.

La « souveraineté » de l’Ouganda

Critiquée sur tous ces aspects, la direction de Total affirme que « l’exploitation de ce pétrole est la décision souveraine de l’Ouganda, dont un quart de la population vit avec deux dollars par jour ». Mais comme souvent dans ces cas-là, le problème est que la majorité de la population ougandaise ne touchera pas un sou de l’exploitation du pétrole. Ce sont en premier lieu les actionnaires de Total, mais aussi la classe dirigeante ougandaise, et tout particulièrement les proches du président Yoweri Museveni, qui vont gagner beaucoup d’argent.

Par ailleurs, la population ougandaise n’a pas vraiment eu son mot à dire. Au pouvoir depuis 1986, le président Museveni ne refuse rien à Total et à son premier actionnaire, l’Etat français, qui a soutenu sa réélection dans des conditions scandaleuses, en 2021. Lors du scrutin, l’accès à Internet a été coupé, des opposants ont été arrêtés préventivement et le principal candidat d’opposition a été assigné à résidence. Ce qui n’a pas empêché Emmanuel Macron d’envoyer ensuite un courrier personnel à Museveni pour le féliciter de cette victoire obtenue sans coup férir.

De son côté, l’ambassade de France en Ouganda, dirigée par un ancien camarade d’Emmanuel Macron à l’ENA, Jules-Armand Aniambossou, affiche son solide soutien à Total. En 2020, l’ambassadeur déclarait en effet « être très fier que Total, une compagnie française, fasse partie du secteur pétrolier et minier en Ouganda », et réaffirmait l’engagement de la France dans ces projets.

Loin des salons de l’ambassade, cet engagement prend une forme très concrète : ce sont des soldats ougandais entraînés par des « coopérants militaires » français qui menacent et chassent de chez elles les populations locales vivant dans les zones où vont être implantées TILENGA et EACOP.

Solidarité internationale !

Après la révélation du scandale écologique et humain que représentent ces projets africains de Total, le Parlement européen a voté, le 15 septembre dernier, une résolution réclamant leur arrêt d’urgence… Sans aucun effet, puisque cette résolution est non-contraignante.

Cet automne, la députée insoumise Manon Aubry déclarait : « il faut en finir avec l’impunité des multinationales ». Très bien ! Que proposait-elle ? De mener une bataille juridique devant le tribunal de Paris et de faire voter une nouvelle résolution au Parlement européen. Hélas, Total se moque autant des jugements des tribunaux que des résolutions « non-contraignantes » du Parlement européen.

En 2021 et 2022, Total a réalisé des profits records sur les dos des travailleurs et des populations de tous les pays où sévit cette multinationale. Dans le cas de ses projets en Ouganda, le mouvement ouvrier français doit manifester sa solidarité dans l’action. De manière générale, seule une lutte commune des travailleurs d’Ouganda, de France et d’ailleurs, pour la nationalisation de Total sous le contrôle des travailleurs, permettra d’en finir avec l’exploitation et la destruction de l’environnement auxquelles se livre le mastodonte du CAC 40.

Le 29 juin dernier, le Parquet national antiterroriste de Paris (PNAT) ouvrait une enquête contre la multinationale Castel pour « complicité de crimes contre l’humanité » et « complicité de crimes de guerre » en Centrafrique. Le groupe, qui tire 80 à 90 % de ses revenus de la vente de bières et boissons gazeuses en Afrique, est accusé d’avoir alimenté la guerre civile qui ravage ce pays depuis 2013. En échange de la protection de ses brasseries, il aurait soutenu logistiquement et financièrement, pendant plus de six ans, les rebelles de l’Unité pour la Paix en Centrafrique (UPC), connus pour leurs massacres de masse, viols, enlèvements, actes de torture et recrutements d’enfants soldats.

La dernière multinationale française à s’être retrouvée dans le collimateur du PNAT pour « complicité de crimes contre l’humanité » était le cimentier Lafarge, accusé d’avoir versé près de 13 millions d’euros à l’Etat Islamique en Syrie, entre 2013 et 2014.

Pierre Castel – dixième fortune française et PDG de la multinationale éponyme – est plus discret que deux autres piliers historiques des investissements français en Afrique, Martin Bouygues et Vincent Bolloré. Son influence sur le continent africain n’en est pas moins considérable. Il serait même personnellement intervenu dans le coup d’Etat ayant porté le dictateur François Bozizé au pouvoir en Centrafrique, en 2003[1]. Cependant, Castel n’est pas le seul brasseur européen à être accusé de collaboration avec des criminels de guerre en Afrique. Au début des années 1990, Heineken, en situation de monopole au Burundi et au Rwanda, soutenait directement les gouvernements dictatoriaux de ces deux pays, où les Hutus étaient majoritaires et les Tutsis minoritaires. Au Burundi, le groupe était de loin le plus grand soutien financier du régime dictatorial de Pierre Nkurunziza. Au Rwanda, le président du conseil d’administration de Bralirwa, filiale d’Heineken et société la plus importante du pays, était un conseiller personnel du président Juvénal Habyarimana. Il mourut d’ailleurs à ses côtés dans l’attentat qui marqua le coup d’envoi du génocide rwandais, entre avril et juillet 1994, lequel fit 800 000 victimes, dont 90 % de Tutsis.

Au Rwanda, jusqu’à l’introduction du multipartisme en 1991, la brasserie Bralirwa hébergeait une cellule de propagande spéciale du parti unique dirigé par les Hutus. Durant le génocide, la brasserie fut autorisée à produire et commercialiser sa bière Primus alors que des massacres de masse étaient perpétrés dans tout le pays. L’ivresse a joué un rôle notable dans le degré de violence auquel se livraient les meurtriers : « Il ressort de multiples déclarations de témoins que les atrocités commencèrent sous l’effet de l’alcool et de la drogue, avec de grandes bouteilles de Primus et de bière de banane comme principaux adjuvants. Des témoins oculaires parlent de "SS tropicaux, ivres d’alcool et de fureur purificatrice", ou de génocidaires qui buvaient de la Primus "entre deux meurtres", ce qui les rendait encore plus cruels (…) Au début, certains avaient du mal à tuer, et la bière les aidait à accepter les atrocités ».[2]

Le soutien indéfectible de Heineken au régime rwandais lui valut même d’être qualifié de « grand frère du gouvernement », ce à quoi un cadre du groupe répondait : « Les affaires sont les affaires. Pour nous, le volume venait en premier lieu ». Un ancien directeur de la filiale renchérissait : « Bralirwa n’est pas la Croix-Rouge. Si tu as des matières premières, des bouteilles vides, des machines, assez de personnel, et qu’il y a de la demande, tu dois produire. »[3]

Un marché très concentré et profitable

Au fil du temps, le marché brassicole africain est devenu l’un des plus dynamiques et concentrés au monde. Si, au niveau mondial, 40 industries brassicoles se partagent 90 % de la production de bière, un oligopole de quatre brasseurs européens se partage 90 % du marché de la bière en Afrique : le belge AB Inbev, le français Castel, le néerlandais Heineken et le britannique Diageo. Ces quatre multinationales européennes dominent un marché estimé à 13 milliards de dollars en 2018, et qui offre des perspectives de croissance bien plus élevées qu’ailleurs : le volume de bière vendu en Afrique croît de 5 % par an, contre 3 % en Asie et 1 % en Europe et en Amérique du Nord. D’ici 2025, l’Afrique pourrait représenter 37 % du volume mondial de bière[4].

Cette croissance s’explique notamment par une donnée démographique : si plus d’un cinquième de la population du « vieux continent » est âgée de 65 ans et plus, l’Afrique a la population la plus jeune au monde, avec plus de 400 millions de personnes âgées de 15 à 35 ans. Mais surtout, du fait de leur souveraine domination du marché, ces multinationales engrangent des profits bien plus élevés que sur tout autre continent : « Grâce à l’extrême concentration du marché, les monopoles peuvent imposer des prix élevés sur les bières : une bouteille de bière est dans beaucoup de pays africains à peine moins chère, voire plus chère qu’en Europe, alors que les coûts de production y sont bien inférieurs. De fait, la bière rapporte en Afrique près de 50 % de plus qu’ailleurs, et certains marchés, comme le Nigeria, sont parmi les plus lucratifs au monde »[5]. Résultat : le marché brassicole européen est moitié moins profitable que son homologue africain, et on estime que 42 % de la croissance du bénéfice des entreprises brassicoles mondiales auront lieu en Afrique d’ici 2025.

Le rôle de l’impérialisme européen

Si c’est en Afrique qu’est née la recette de la bière, c’est dans l’Europe du XIXe siècle que s’est développée sa production industrielle. La première bière européenne à toucher les côtes africaines fut la Guinness, expédiée en 1827 en Sierra Leone. Dès le départ, ces exportations furent marquées du sceau du colonialisme. Seule l’élite coloniale était autorisée à boire les boissons alcoolisées : « En Afrique orientale britannique, les Africains durent attendre le milieu du XXe siècle pour être autorisés à boire de la bière d’importation ; quant à la population noire d’Afrique du Sud, elle dut se contenter jusqu’au début des années soixante de "bière cafre", une bière trouble disponible uniquement dans ce qu’on appelait les beer halls – des bars à bières installés dans les townships. Le paternalisme jouait ici un rôle notable : l’Africain devait être protégé contre lui-même et contre les commerçants malhonnêtes, et ne pas dépenser tout son argent en alcool. Mais ce n’était pas là une motivation désintéressée : l’ivresse risquait d’engendrer des nuisances et d’inciter à la révolte des esprits colonisés »[6].

Ces interdictions furent levées dans la seconde moitié du XXsiècle. Alors que le marché brassicole européen arrivait à saturation, les industriels, à la recherche de nouveaux débouchés, partirent à l’assaut du continent africain. Heineken, qui dès 1930 possédait des brasseries au Maroc et en Egypte, s’implanta par la suite au Nigeria, au Ghana, en Sierra Leone, au Tchad, au Congo français et en Angola. Le Belge Interbrew, présent en République Démocratique du Congo (RDC) depuis 1925, s’installa après la Seconde Guerre mondiale au Sénégal et en Centrafrique. Une brasserie Guinness vit le jour au Nigeria en 1962, tandis que d’autres suivirent au Ghana et au Cameroun. Castel s’établit au Gabon en 1967, avant de se tourner vers la RDC, la Centrafrique et le Mali.

Suite à la décolonisation des années 60, des brasseries locales ou nationales furent fondées dans plusieurs pays, et des gouvernements procédèrent même à des expropriations, comme l’Egypte de Nasser qui nationalisa la société Pyramid Brewery en 1963, devenue Al Ahram Beverages Company. Dans la RDC de Mobutu, la brasserie Bralima fut nationalisée en 1975. Ces deux filiales étaient des propriétés du néerlandais Heineken. Produire sa propre marque de bière était un enjeu politique : il s’agissait de se démarquer de la tutelle des anciennes puissances coloniales. Cependant, les anciennes colonies n’en avaient pas fini avec l’impérialisme ; celui-ci avait simplement changé de forme. A la domination bureaucratico-militaire directe succéda une domination « indirecte », à travers les mécanismes du marché mondial, l’inégalité des échanges, l’« aide » étrangère, la dette extérieure, etc.

Au cours des années 80 et 90, les « politiques d’ajustements structurels » dictées par Washington, l’OMC et le FMI imposèrent une vague de privatisations sans précédent sur le continent : c’en était fini des projets de production de bières africaines. L’ouverture forcée des marchés permit à Castel de racheter des brasseries locales ou nationales au Bénin, en Algérie, au Maroc, en Guinée, à Madagascar, en RDC et ailleurs. En 2000, le britannique Diageo renforça durablement sa présence en Afrique de l’Est à travers l’acquisition du groupe East African Brexeries LT, alors premier brasseur de la région. Dès 2005, Heineken put s’établir pour la première fois en Algérie, en Tunisie, en Ethiopie et en Côte d’Ivoire. Devenu AB Inbev, Interbrew étendit son empire en acquérant en 2016, pour 110 milliards de dollars, les 40 marques et les 28 brasseries du sud-africain SAB Miller. Numéro deux mondial du marché brassicole à l’époque de l’opération, ce dernier contrôlait 90 % du marché sud-africain et était présent en Tanzanie, au Mozambique, en Ouganda et au Nigeria. Il s’agissait de la troisième fusion-acquisition la plus importante jamais réalisée, tous secteurs confondus. Bientôt, la nouvelle entité brassait près du tiers des bières produites dans le monde.        

Si cette fusion-acquisition est la plus emblématique, elle n’est que la face émergée de l’iceberg. Entre 2000 et 2015, le montant des investissements réalisés par fusions-acquisitions en Afrique a triplé. A elles seules, la France et la Grande-Bretagne représentaient le tiers de ces opérations. Des sociétés américaines de capital-investissement telles que Carlyle, Kohlberg Kravis Roberts et Blackstone participaient également à cette ruée. Cela corroborait les analyses de Lénine, d’après lequel la fusion du capital industriel et du capital bancaire est l’une des principales caractéristiques de l’impérialisme. Comme il l’expliquait dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme : « Quant à la liaison étroite qui existe entre les banques et l’industrie, c’est dans ce domaine que se manifeste peut-être avec le plus d’évidence le nouveau rôle des banques. (…) En même temps se développe, pour ainsi dire, l’union personnelle des banques et des grosses entreprises industrielles et commerciales, la fusion des unes et des autres par l’acquisition d’actions, par l’entrée des directeurs de banque dans les conseils de surveillance (ou d’administration) des entreprises industrielles et commerciales, et inversement (…) Le capital financier jette ainsi ses filets au sens littéral du mot, pourrait-on dire, sur tous les pays du monde ».

Tous ces rachats et fusions furent facilités par les relations privilégiées entre les brasseurs européens et les gouvernements – plus ou moins dictatoriaux – de ces pays. Interrogé au sujet de ses relations avec les chefs d’Etats africains, Pierre Castel confessait : « L’Afrique, c’est toute ma vie. (…) Je les connais tous, ça aide »[7]. Il dit avoir noué une « solide amitié » avec Omar Bongo, dictateur du Gabon de 1967 à sa mort, en 2009[8]. José Emmanuel Dos Santos, dictateur de l’Angola de 1979 à 2017, nomma le PDG français consul honoraire de l’Angola à Genève. En 2011, il fut l’un des invités d’honneur de la cérémonie d’investiture d’Alassane Ouattara, qui est toujours à la tête de la Côte d’Ivoire. En décembre 2019, il était reçu au Palais de l’Unité par Paul Biya, qui fêtera en novembre ses 40 ans de règne au Cameroun, un record de longévité sur le continent.

La ruine des artisans

L’Afrique est progressivement devenue le nouveau paradis de l’industrie brassicole, étant entendu que le paradis des uns repose sur l’enfer des autres. Au Burkina Faso, par exemple, la population pouvait consommer, chaque année, jusqu’à 60 millions de litres de dolo, une bière artisanale obtenue à partir de la fermentation des graines de sorgho produit par les paysans. On évaluait alors à près de 420 000 le nombre de personnes – essentiellement des femmes – qui travaillaient à plein temps ou à temps partiel dans l’activité de production artisanale de dolo. En 1960, sous l’impulsion de capitaux français, la société Bravolta fut créée, qui prit le nom de Brakina après son rachat par Castel. La production artisanale de dolo chuta alors au même rythme que la production industrielle de bière augmentait : de 30 millions de litres en 1977, celle-ci passa à un peu plus de 65 millions de litres en 1980.

Dans Le Monde Diplomatique de mars 1984, Bonaventure Traoré expliquait : « Les grandes industries, installées avec des capitaux massifs, se maintiennent, concurrencent les activités artisanales similaires et les ruinent grâce aux conditions avantageuses accordées par l’Etat. Elles exploitent ainsi une main-d’œuvre bon marché en mettant au chômage un nombre infiniment plus important d’artisans, tandis que les bénéfices de l’opération sont accaparés par les sociétés multinationales. »[9]

Exploitation et oppression

Au chômage de masse généré par les brasseurs européens s’ajoute la surexploitation des travailleurs du secteur. Au Cameroun, la filiale du groupe Castel – qui contrôle 90 % du marché brassicole national – emploie 3000 personnes et génère environ 100 000 emplois indirects liés à la production de bière (fournisseurs, transport, nettoyage, etc.). Dans la seule ville de Douala, près de 70 % de l’activité est sous-traitée. Or le niveau des salaires peut être de 3 à 10 fois plus faible chez les sous-traitants, où les organisations syndicales sont pratiquement inexistantes. Et lorsque les travailleurs tentent de se mobiliser, ils sont sévèrement réprimés.

En mai 2021, une grève a été organisée par les organisations syndicales de la société Bramali, filiale du groupe Castel au Mali, pour exiger la libération de deux responsables syndicaux détenus à la Maison Centrale d’Arrêt de Bamako. 84 travailleurs temporaires ayant soutenu le mouvement de grève ont été licenciés, ainsi que trois membres du comité syndical. En avril 2016, 42 travailleurs de la filiale de Castel au Congo ont été licenciés suite à plusieurs semaines de grève. En 2019, une dizaine de travailleurs ont également été licenciés de manière abusive au sein de la brasserie du groupe en Côte d’Ivoire, provoquant une grève de protestation le 2 décembre 2020.

Heineken n’est pas en reste. Fin 2017, en Afrique du Sud, près de 300 intérimaires ont porté plainte contre la multinationale, car elle violait systématiquement la loi stipulant que les intérimaires devaient travailler dans les mêmes conditions que les autres salariés et obtenir un contrat après trois mois d’intérim. En outre, certaines agences d’intérim ne paient pas à l’heure, mais à la tâche. Des travailleurs disent gagner à peine 1,50 euro par jour, tout juste de quoi couvrir leurs frais de transport : « C’est tout bonnement la continuation du système de travail sous-payé des Noirs sous l’apartheid, mais d’une autre manière ».[10] Au Congo, un balayeur travaillant pour Heineken ne gagne en général que 40 à 50 dollars par mois.

Entre 2005 et 2014, les statistiques de Heineken ont recensé près de 150 décès liés au travail parmi le personnel et les fournisseurs. La manipulation de produits chimiques et l’utilisation de palettiseurs constituent généralement les plus grands risques : « Dans une brasserie, on emploie de la soude caustique comme nettoyant. On l’importe en flocons qu’il faut dissoudre dans de l’eau. Si tu t’y prends mal, beaucoup de chaleur s’en dégage et elle submerge la citerne. Si tu te trouves à côté, tu peux estimer que tu es cuit. On peut dire que ça arrive chaque année. J’ai signalé en interne qu’il était possible d’y remédier moyennant un investissement minime, mais ce n’est pas une priorité ».

L’enfer des « promotrices »

L’un des aspects de cette exploitation concerne le travail de « promotrice » : il s’agit de jeunes femmes en tenues légères censées stimuler la vente de bière dans les lieux de consommation. En 2007, cela concernait plus de 15 000 femmes dans plus de 100 pays. Mal payées, elles sont exposées à des abus sexuels et à la consommation forcée d’alcool. Au Nigeria, elles gagnent souvent moins de 7 euros par jour. A Lagos, plus de 1000 promotrices seraient déployées par Heineken. A Kinshasa (Congo), le salaire des promotrices s’élève à 120 dollars par mois, ce qui les contraint souvent, pour survivre, à accepter des relations sexuelles considérées comme des « extras ».

De nombreux témoignages soulignent la fréquence des agressions. Une promotrice explique : « Pendant mon travail, je suis toujours l’objet de gestes déplacés, tous les soirs, tant dans les cafés chics que dans les bars populaires (…) Notre employeur trouve que si on ne permet pas les attouchements, on doit se chercher un autre travail. Je ne les remarque même plus. Je m’y prépare ». Une autre promotrice ajoute : « Pendant la formation, on nous dit que nous rencontrerons des hommes désagréables, mais qu’il faut les tolérer parce qu’on essaie d’augmenter les ventes et de renforcer la marque ».

Marketing agressif

Sur le continent africain, la consommation d’alcool est devenue un enjeu de santé publique majeur. En Afrique du Sud, l’alcool est la troisième cause de décès. En 2016, en Côte d’Ivoire, 68 % des décès des hommes causés par une crise de foie étaient directement imputables à l’alcool, de même que 33 % des accidents de la route[11]. Dès 2011, l’Organisation Mondiale de la Santé alertait : « Le continent africain fait face à un risque croissant d’une consommation nocive d’alcool et de ses effets désastreux. Il n’y a pas d’autre produit de consommation aussi largement disponible qui entraîne autant de morts prématurées et de problèmes de santé ».[12]

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : tandis qu’en Europe la production de bière industrielle diminuait de 4,8 % entre 2012 à 2014, elle augmentait de 5,9 % en Afrique. Et la consommation, logiquement, a suivi une courbe équivalente, notamment sous l’effet de campagnes publicitaires extrêmement agressives. Profitant des faibles législations relatives aux stratégies marketing de vente d’alcool, les brasseurs européens sont considérés – avec les compagnies de téléphone – comme les annonceurs les plus fanatiques du continent : « Ils sont à tous les coins de rue et vantent ouvertement les bienfaits de l’alcool. Récemment, j’ai vu un spot publicitaire qui affirmait : "Celui qui ne boit pas de bière n’est pas un homme." Rendez-vous compte, c’est catastrophique comme message. Les clients sont poussés à la consommation sans modération. Du coup, partout dans le pays, on assiste à des dérives d’alcoolémie très graves, en particulier chez les plus jeunes qui sont les plus influençables »[13].

En Côte d’Ivoire, Castel a même institué une « Fête de la bière », à laquelle participent des dizaines de milliers de personnes. L’entrée est gratuite et les bières sont vendues à prix cassés : 250 francs CFA la bouteille (environ 40 centimes d’euros), soit deux fois moins qu’en temps normal. Une générosité que le chef marketing de la filiale du groupe explique en ces termes : « Le but, c’est de nous rapprocher de nos consommateurs. On part les rencontrer chez eux, dans leur contrée et non pas à Abidjan, afin de les remercier de leur fidélité ».[14] Pour se « rapprocher de ses consommateurs », Castel s’est même offert Didier Drogba, star planétaire du football, considérée comme l’une des personnalités les plus influentes du pays. En un véritable « mercato brassicole »[15], les brasseurs européens se disputent les artistes ou sportifs à la mode pour accroître leur influence dans la jeunesse.

Entre 1999 et 2006, le britannique Diageo réalisait la campagne « Michael Power », une série de films publicitaires mettant en scène un personnage censé incarner les prétendues qualités de la Guinness : « la force et la virilité ». La multinationale a même transporté son héros au cinéma via la production du film d’action Engagement Critique, sorti dans les salles africaines en 2003. Tourné au Nigeria, en Afrique du Sud, au Ghana, au Cameroun et au Kenya avec un budget de près de 3 millions d’euros, le film est rempli de références à la marque britannique, et raconte comment Michael Power décide de s’engager dans la lutte pour l’accès des peuples africains à l’eau.

Surconsommation et gaspillage d’eau

Cette hypocrisie est d’autant plus obscène que l’industrie brassicole consomme énormément d’eau. Constituant 80 à 95 % des ingrédients de la bière, l’eau est aussi utilisée à chaque étape de la production : dans l’irrigation des champs agricoles qui vont fournir les matières premières ; dans le processus de maltage qui consiste à humidifier les grains ; dans la production et le recyclage des contenants ; dans le processus de brassage. La production d’une bouteille de 25 cl nécessite environ 75 litres d’eau, en moyenne. Or le processus de production de bière est tout autant caractérisé par sa surconsommation d’eau que par son gaspillage : lors de l’étape qui consiste à chauffer le liquide pour activer les enzymes contenues dans le malt (brassage), les trois quarts du volume d’eau s’évaporent. Dans la seule année 2020, plus de 14 milliards de litres d’eau se sont évaporés lors du brassage des bières produites par le groupe Castel. Dans le même temps, selon l’ONU, le continent africain devrait compter 460 millions de personnes vivant dans des zones en proie à des stress hydriques, d’ici 2025.

Chômage de masse, soutien aux régimes dictatoriaux, exploitation, oppression, agressions sexuelles et prostitution, alcoolisme, pillage des ressources en eau : tel est le bilan économique, politique et social des quatre multinationales européennes qui se partagent le marché brassicole, en Afrique. C’est l’une des facettes – parmi tant d’autres – des ravages de l’impérialisme sur ce continent.


[1] Arrogant comme un Français en Afrique, Antoine Glaser, Fayard, Paris, 2016

[2] Heineken en Afrique, Une multinationale décomplexée, Olivier van Beemen, Rue de l’échiquier, 2018

[3] Ibid

[4] F.I.T.T. for investissors, The rising star of Africa, Deutsche Bank, 2015.

[5] Heineken en Afrique, Une multinationale décomplexée, Olivier van Beemen, Rue de l’échiquier, 2018

[6] Ibid

[7] Comment Pierre Castel a fait fortune en Afrique, Challenges, Thierry Fabre, Juillet 2014

[8] Castel, l’empire qui fait trinquer l’Afrique, Le Monde Diplomatique, Olivier Blamangin, Octobre 2018

[9] Canette de bière ou calebasse de dolo, Bonaventure Traoré, Le monde Diplomatique, mars 1984

[10] Cité dans « Sarah Smit, « Heineken issue ferments: Labour-broking shows few signs of disappearing », Mail & Guardian, 1er novembre 2017 »

[11] Source : Global Satus report on alcohol and health, World Health Organization, 2018.

[12] Monitoring Alcohol Marketing in Africa, World Health Organization, Juillet 2011

[13] Guerre de la bière à Bouaké, Julien Douez et Christophe Gleizes, 2018

[14] Ibid

[15] « Mercato brassicole : le groupe VDA et DJ Kérozen s’engagent avec la bière Bock ! », In'Prouv Africa, août 2021

Le mois de février aura été riche en déconvenues pour l’impérialisme français. Outre la parodie de négociation avec Poutine sur l’Ukraine, qui s’est soldée par l’humiliation de Macron, on a assisté à l’effondrement de l’opération Barkhane et à une véritable débâcle militaire et diplomatique pour l’impérialisme français dans le Sahel. Après avoir appelé à l’aide les mercenaires russes de « Wagner », la junte militaire de Bamako a multiplié les signes d’hostilité à l’égard de Paris. Après plusieurs semaines d’hésitation, Macron a dû jeter l’éponge et annoncer le retrait des troupes françaises du Mali.

Déclin

Ce nouvel épisode est une confirmation du net déclin de l’impérialisme français en Afrique. Engagée en 2013, l’intervention militaire française visait à repousser les djihadistes qui avaient profité de l’intervention impérialiste en Libye, en 2011, pour se renforcer et prendre le contrôle du nord du Mali. Il s’agissait aussi de rassurer les régimes pro-français de la région. Malheureusement pour Paris, la guérilla islamiste n’a pas été réduite au silence. Au contraire, elle a prospéré sur le terreau de la misère et de la crise sociale. En l’absence de résultats, et du fait des nombreuses victimes civiles causées par la guerre et l’intervention impérialiste, la colère n’a fait que monter contre les troupes françaises, aussi bien dans la population que dans l’armée malienne.

Une succession de coups d’Etat militaires a pris de court la diplomatie française et placé les militaires au pouvoir à Bamako. Faute d’alternative, Paris a essayé de composer avec un régime qu’il ne contrôlait pas complètement. Le gouffre entre les gouvernements malien et français n’a fait que se creuser, jusqu’à ce que le nouveau régime malien imite son homologue centrafricain et fasse appel à des « conseillers » russes. C’était une claque pour Macron, qui a multiplié les remontrances et les menaces envers le régime militaire malien, sans succès.

Mi-février, Macron a donc dû annoncer la fin de l’opération Barkhane et l’évacuation des troupes françaises en direction des autres bases tricolores de la région. Cette humiliation est d’autant plus grande que Macron avait bataillé pendant des mois pour convaincre plusieurs pays de l’UE d’envoyer des troupes au Mali, dans une sorte d’anticipation de son projet de défense européenne. Cette « Task Force Takuba » a été abandonnée en même temps que Barkhane et va devoir quitter le Mali, elle aussi.

Après avoir dominé ses anciennes colonies pendant des décennies, l’impérialisme français y est concurrencé – économiquement ou militairement – par les Etats-Unis, la Russie et la Chine. Si l’influence russe reste largement diplomatique et militaire (ce qui reflète la faiblesse de l’économie russe), les entreprises chinoises entament de plus en plus les marchés détenus jusque-là par leurs rivales françaises. A l’automne dernier, des rumeurs faisaient même état d’une possible vente, par Bolloré, de ses entreprises de logistiques en Afrique de l’Ouest, celles-ci étant incapables de soutenir la concurrence. On assiste à une accélération du déclin de l’impérialisme français.

Les réformistes et l’impérialisme

En France, l’aile droite des réformistes est très discrète sur cette question. Les dirigeants du PS et des Verts composaient le gouvernement qui a décidé du lancement des opérations militaires au Mali. Face à la fin piteuse de Barkhane, ils observent aujourd’hui un silence gêné.

A l’inverse, Jean-Luc Mélenchon en a abondamment parlé, ces dernières années, et a commenté la fin de Barkhane, sur son blog. Après avoir répété qu’il était en désaccord avec l’intervention au Mali, il écrit : « Dans l’immédiat je crois qu’il faut revenir dans les bases françaises existantes sur le continent africain, avoir un sérieux débat d’ensemble au Parlement avant de décider quoi que ce soit de nouveau. […] nous devons refonder entièrement notre politique d’accords de défense en Afrique. Il ne peut plus être question de se voir convoqué puis renvoyé comme nous l’avons été au Mali. »

Cette position n’est pas sérieuse. A lire Mélenchon, on a l’impression que le gouvernement français a été la victime naïve de dirigeants maliens inconstants. En réalité, l’intervention au Sahel n’avait rien à voir avec une « convocation » par le gouvernement malien – lequel, en l’occurrence, est arrivé dans les fourgons de l’armée française, en 2013. Il s’agissait pour Paris de défendre les intérêts de la classe dirigeante française, notamment d’AREVA et du groupe Bolloré. Le même problème se pose dans d’autres pays. Les troupes françaises soutiennent des dictatures infâmes, comme au Tchad, et servent de moyens de pression contre des gouvernements qui voudraient s’émanciper de la tutelle de Paris.

Tant que la France sera une puissance capitaliste, sa politique militaire servira les intérêts de sa classe dirigeante, sur le dos des travailleurs d’Afrique et de France. La gauche ne doit pas se fixer comme objectif de « refonder » cette politique impérialiste. Elle doit viser sa destruction et, pour commencer, exiger le retrait immédiat de toutes les troupes françaises positionnées hors de France.

Le 23 janvier dernier, des soldats dirigés par le lieutenant-colonel Paul-Henri Damiba ont pris le contrôle d’une base militaire à Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso. Quelques heures plus tard, le président Roch Kaboré était aux mains des putschistes. Le lendemain, l’armée annonçait à la télévision que Kaboré avait été démis de ses fonctions, que le Parlement était dissous et que la constitution était suspendue.

Le lieutenant-colonel Damiba a justifié son coup d’Etat par l’impuissance de Kaboré face à l’insurrection islamiste qui ravage le nord-est du pays. Mais les militaires voulaient aussi – et surtout – enrayer la fermentation révolutionnaire qui se développe dans la société.

En octobre 2014, un mouvement révolutionnaire de masse a renversé le dictateur Blaise Compaoré, qui était au pouvoir depuis 1987. Puis, en 2015, les masses se sont de nouveau mobilisées pour faire échec à une tentative de coup d’Etat contre-révolutionnaire organisée par des partisans de Compaoré. Après ces épisodes, la situation sociale est restée explosive.

Au cours des mois qui ont précédé son renversement, le gouvernement de Kaboré a été confronté à des manifestations de plus en plus importantes. Celles-ci ne visaient pas seulement l’impuissance du pouvoir face aux attaques terroristes, mais aussi la corruption du régime et une situation économique désastreuse. La possibilité d’un renversement révolutionnaire du régime était réelle. L’armée est donc intervenue pour couper l’herbe sous le pied des manifestants – et tenter de reprendre le contrôle de la situation.

Chaos impérialiste

Pour comprendre la situation actuelle, dans le pays, il faut remonter à l’intervention de l’OTAN en Libye, en 2011. Sous prétexte de renverser la dictature de Kadhafi, cette agression impérialiste visait à enrayer la vague révolutionnaire du « Printemps arabe » de 2010-2011. Loin de stabiliser la région, elle y a semé le chaos. La Libye est aujourd’hui aux mains de milices islamistes qui se livrent à d’innombrables atrocités, y compris la traite d’esclaves.

Dans le même temps, la chute de Kadhafi a nourri l’insurrection islamiste dans le Sahel, en lui fournissant une base arrière, des armes et des combattants endurcis dans la guerre civile libyenne. A partir de 2013, les djihadistes ont étendu leur zone d’influence depuis le nord du Mali vers le sud et l’ouest du Niger, mais aussi le nord et l’est du Burkina Faso. Ils ont profité de la crise économique et des tensions qu’elle suscitait, entre les communautés rurales de ces régions, pour recruter des centaines de combattants.

En 2013, la France est intervenue pour tenter de reprendre le contrôle de la situation en déployant des milliers de soldats et en appuyant les armées de la région. Sans succès : différentes sources estiment que, dans trois pays du Sahel (Burkina Faso, Mali et Niger), le nombre d’attaques terroristes a quintuplé entre 2016 et aujourd’hui.

Cette crise a aussi généré une catastrophe humanitaire : sur les 20 millions d’habitants que compte le Burkina Faso, 1,5 million ont été déplacés à cause de l’insurrection islamiste. Pour toutes ces raisons, mais aussi à cause des nombreux crimes commis par les troupes impérialistes et leurs séides locaux, l’intervention française est largement impopulaire dans la région.

Le coup d’Etat du 23 janvier dernier, au Burkina Faso, est similaire à celui d’août 2020 au Mali – et à celui de septembre 2021 en Guinée. Dans les trois cas, l’armée est intervenue pour éviter que la colère des masses ne fasse chuter un gouvernement impopulaire. L’intervention des militaires a été facilitée par l’absence d’opposition cohérente au gouvernement, capable de proposer aux masses un programme et une politique réellement différents de ceux menés par ces régimes en crise.

Au Mali et au Burkina, les coups d’Etat visaient aussi à sauver l’armée elle-même. En effet, les soldats doivent combattre l’insurrection islamiste sans équipements adéquats ni stratégie pertinente. Ils subissent des offensives meurtrières sans pouvoir riposter efficacement. Au Burkina Faso, en novembre, une attaque djihadiste contre une garnison isolée a fait 32 morts. La colère grondait dans les rangs et menaçait de faire imploser l’armée elle-même.

Potentiel révolutionnaire

Le soulèvement d’octobre 2014 a été un tournant dans l’histoire du Burkina Faso. Après avoir vécu sous la botte de Compaoré pendant 27 ans, les masses sont entrées en action et ont renversé sa dictature. Par leur lutte, elles ont obtenu d’importantes concessions économiques, gagné un certain nombre de droits démocratiques et renoué avec l’histoire révolutionnaire du pays, notamment autour de la figure de Thomas Sankara.

Cependant, contrairement à Sankara en son temps, les militaires rebelles du Burkina d’aujourd’hui ne s’opposent ni à l’impérialisme, ni au capitalisme. Ils n’ont par conséquent aucune solution à offrir contre la misère, la corruption – ou contre l’insurrection islamiste, qui se nourrit précisément de ces maux.

Le potentiel révolutionnaire des masses de la région est immense. Ce n’est qu’en s’appuyant sur leurs propres forces qu’elles pourront balayer les régimes corrompus, les groupes terroristes et les impérialistes qui ravagent la région.