Amérique latine

Le 9 janvier dernier, les journaux télévisés du monde entier ont diffusé des scènes d’une violence inouïe en Equateur. Elles se déroulaient principalement dans la ville de Guayaquil, mais aussi à Quito, la capitale. Cette crise sans précédent a été déclenchée le 7 janvier par l’évasion de Fito Macías, le chef du gang criminel « Los Choneros ». Le lendemain, le président Daniel Noboa proclamait l’état d’urgence et ordonnait à l’armée d’entrer dans les prisons pour y « rétablir l’ordre ».

En représailles, les gangs ont lancé une série d’offensives dans tout le pays : prises d’otages à l’université de Guayaquil, barrages routiers et attaque d’un plateau de télévision en plein direct. Dans la soirée du 9 janvier, Noboa annonçait le passage à un niveau supérieur de l’état d’urgence et imposait un couvre-feu. A l’heure où nous écrivons ces lignes, les affrontements n’ont pas cessé.

Crise sociale

Cette explosion de violence ne tombe pas du ciel. Le crime organisé se développe sur le terreau de la crise du capitalisme, qui jette des centaines de milliers de personnes dans la misère et pose ainsi les bases d’une explosion de la délinquance. En outre, du fait de la dollarisation de l’économie équatorienne, les ports de la côte sont devenus d’importants nœuds du trafic mondial de drogues.

Résultat : entre 2018 et 2023, le nombre d’homicides a augmenté de 800 %, passant de 6 à 46 pour 100 000 habitants. L’Equateur est désormais l’un des pays les plus violents d’Amérique latine, devant le Brésil et le Mexique. En août dernier, un candidat à l’élection présidentielle, Fernando Villavicencio, a été assassiné dix jours avant le premier tour.

Le mouvement ouvrier peut offrir une issue à cette crise en s’attaquant au capitalisme équatorien et à son appareil d’Etat corrompu. Ces dernières années, les jeunes et les Equatoriens se sont massivement mobilisés à plusieurs reprises, notamment en octobre 2019 et en juin 2022. Mais chaque fois, les dirigeants réformistes ont renoncé à renverser le régime et ont préféré négocier des accords de « sortie de crise », en échange de vagues promesses de réformes progressistes qui ne se sont jamais concrétisées.

« Unité nationale » ?

Face aux attaques des gangs, les dirigeants des organisations de gauche tels que l’ancien président, Rafael Correa, ou Leonidas Iza, de la Confédération des nationalités indigènes de l’Equateur (CONAIE), ont apporté leur soutien à Noboa et ont approuvé l’état d’urgence au nom de « l’unité nationale ». Ils présentent la crise actuelle comme un affrontement entre le crime organisé et «l’Etat démocratique». C’est une grave erreur.

D’une part, les gangs et le trafic de drogue font partie intégrante du capitalisme équatorien. Leur énorme activité, qui se chiffre en millions de dollars, ne pourrait exister sans la complicité active des banques et d’importantes fractions de l’appareil d’Etat. L’évasion de Fito Macías, par exemple, n’aurait pas été possible sans de profondes complicités dans la police et le système pénitentiaire.

Surtout, il ne peut y avoir d’« intérêts communs » entre les exploités et les oligarques qui les exploitent, pas plus qu’il ne peut exister d’unité nationale entre les travailleurs massacrés lors des soulèvements de 2019 et 2022, d’une part, et d’autre part leurs bourreaux dans la police et l’armée. L’Etat bourgeois équatorien n’est pas une institution neutre : c’est un instrument au service de la classe dirigeante et de l’impérialisme. Il vise avant tout à défendre leurs intérêts. Toute nouvelle mesure répressive mise en place sous prétexte de lutter contre les gangs sera utilisée, à l’avenir, contre des mobilisations de travailleurs.

Retour à l’ordre ?

L’Etat équatorien disposant d’un appareil militaire bien plus puissant que celui des gangs, il est probable qu’il finira par reprendre un contrôle relatif de la situation. Mais cela passera forcément par une sorte de compromis avec les trafiquants de drogue – à l’image de ce qui existe au Brésil, au Mexique et au Salvador. L’appareil d’Etat de ces pays coexiste d’une manière ou d’une autre avec les cartels, qui ont même des députés élus et contrôlent les quartiers les plus pauvres des grandes villes. Cela n’empêche pas certains démagogues de mettre en scène leur prétendue « lutte contre le crime ». Le président salvadorien Nayib Bukele noue des accords avec certains parrains des cartels – tout en se présentant comme le défenseur de « l’ordre » !

L’« ordre » que défendent Bukele, Noboa et leurs semblables est le capitalisme pourrissant. Le crime organisé en est une maladie endémique qui prospère sur la misère et la corruption. La seule solution pour en finir avec ce fléau est la conquête du pouvoir par la classe ouvrière et le renversement de ce système inégalitaire et corrompu. Seule la construction d’une économie socialiste et planifiée, capable de satisfaire les besoins du plus grand nombre, fera disparaître les bases économiques et sociales de la criminalité.  

Le 19 novembre dernier, en Argentine, le « libertarien » Javier Milei (extrême droite) a remporté l’élection présidentielle sur fond de grave crise économique (160 % d’inflation) et d’un discrédit frappant tous les partis qui se sont succédé au pouvoir ces dernières décennies.

Son adversaire, l’ex-ministre de l’Economie Sergio Massa, avait beau être soutenu par une vaste coalition de partis allant de la droite à la gauche réformiste, il était miné par son « bilan » anti-social au sein du gouvernement sortant. Face à lui, Milei a eu beau jeu de fustiger systématiquement la vieille « caste politique ».

Offensive brutale – et premières mobilisations

Investi le 10 décembre, Milei est passé à l’offensive trois jours plus tard : il a annoncé une dévaluation de 50 % du peso argentin (ce qui augmente les prix des marchandises importées) et la suppression des subventions sur les énergies et les transports. Ces mesures ont eu un impact immédiat et violent sur le pouvoir d’achat des travailleurs argentins. Alors qu’il avait promis de mettre fin à la crise inflationniste, le nouveau Président a fait passer en quelques jours le prix du carburant de 310 à 600 pesos le litre.

Il a aussi annoncé le licenciement de tous les fonctionnaires ayant moins d’un an d’ancienneté et la suspension de tous les projets de travaux publics. Dans le même temps, il s’est engagé à emprunter 30 milliards de dollars pour renflouer les entreprises importatrices dont les profits sont menacés par la dévaluation du peso. Ainsi, tout le poids des mesures d’austérité est placé sur les épaules des travailleurs et des pauvres.

Face à ces attaques sans précédent, les premières manifestations massives ont eu lieu dans tout le pays le 20 décembre, malgré la répression. Cependant, le soir même, Milei promulguait un décret comprenant plus de 300 mesures applicables immédiatement, sans passer par un vote du Parlement. Au programme, entre autres : la suppression de l’encadrement des prix et des loyers, la privatisation de plus de 40 entreprises publiques, la fin de l’indexation des retraites sur l’inflation et la limitation du droit de grève par l’imposition d’un « service minimum » dans un grand nombre de secteurs économiques.

Dès la fin de son discours, des milliers d’habitants de Buenos Aires sont à nouveau descendus dans les rues, spontanément, pour protester et appeler à la grève générale. Les gens criaient « que se vayan todos ! » (« qu’ils s’en aillent tous ! »), c’est-à-dire le mot d’ordre historique de l’« Argentinazo », ce mouvement de masse des travailleurs argentins qui a débuté exactement 22 ans plus tôt, le 20 décembre 2001, sur fond de crise économique et de répression policière. La classe ouvrière avait alors renversé trois présidents en l’espace d’une semaine.

Une situation explosive

Milei cherche à profiter de sa large victoire électorale (56 %) pour frapper vite et fort, dans l’espoir de sidérer et paralyser la classe ouvrière. La ministre de la Sécurité, Patricia Bullrich, a d’ailleurs mis en place un nouveau « protocole » de maintien de l’ordre. La police est désormais autorisée à relever l’identité des participants à un piquet de grève ou un rassemblement, à confisquer les véhicules permettant de l’organiser et à disperser les travailleurs mobilisés par la force sans avoir à passer par un juge. Le gouvernement a également promis de faire payer le coût de la répression des manifestations à leurs organisateurs et de suspendre les aides sociales des manifestants.

Ce faisant, Milei suscite une réaction de rejet dans une large fraction de son électorat le plus populaire, qui veut certes en finir avec la « caste politique » que le Président a fustigé démagogiquement, pendant la campagne électorale, mais ne soutient pas son programme de contre-réformes drastiques et de répression brutale des mouvements sociaux. D’après un sondage publié le 30 décembre par l’institut Zuban Còrdoba, la popularité de Milei est déjà en « chute libre » : 54 % des Argentins s’opposent au décret du 20 décembre ; 60 % estiment – à juste titre – qu’il fait payer le peuple au profit des grandes entreprises.

Seule une mobilisation massive de la jeunesse et de la classe ouvrière, qui renoue avec les traditions de l’« Argentinazo », pourra mettre un coup d’arrêt à l’offensive brutale de la classe dirigeante. La Confédération Générale du Travail, qui est la plus puissante organisation syndicale du pays, a déjà lancé un appel à la grève générale pour le 24 janvier. Nos camarades argentins de la Tendance Marxiste Internationale y interviendront pour défendre un programme communiste, qui lie étroitement le combat contre l’offensive de Milei à la nécessité de porter la classe ouvrière au pouvoir et d’en finir avec le capitalisme argentin, dont la profonde crise condamne les masses à la misère et une régression sociale permanente.

Javier Milei, le candidat « libertarien » d’extrême droite, a remporté le second tour de l’élection présidentielle en Argentine avec presque 56 % des voix. Son rival, le candidat péroniste Sergio Massa (qui a recueilli 44 % des voix), était aussi le ministre des finances sortant, le maître d’œuvre du renouvellement d’un accord avec le FMI et avait promis un gouvernement d’unité nationale s’il était élu.

Alors que plusieurs sondages prédisaient un résultat beaucoup plus serré, voire une victoire de Massa, l’élection de Milei, et surtout sa nette avance sur son adversaire, ont été une véritable surprise. La victoire d’un candidat aussi réactionnaire (sa colistière Victoria Villaruel a même ouvertement défendu les officiers impliqués dans des crimes contre l’humanité pendant la dictature militaire) a choqué et plongé dans le désarroi de nombreux militants ouvriers et de gauche, en Argentine et à travers le monde. Néanmoins, notre devoir de communistes est de comprendre les raisons de la victoire de Milei.

L’échec du péronisme et du kirchnérisme

En 2014, le candidat de droite Mauricio Macri était élu après plusieurs années d’un gouvernement kirchnériste (une forme de péronisme de gauche), qui avait bénéficié d’une période de stabilité économique et du prix élevé des matières premières. Macri a lancé une offensive d’ampleur contre les droits et les pensions de retraite des travailleurs qui a suscité une opposition de masse de la classe ouvrière. Il y eut d’énormes manifestations contre la réforme des retraites en décembre 2017 et une grève générale en septembre 2018. La mobilisation de la classe ouvrière aurait alors pu vaincre Macri, mais la bureaucratie syndicale et les politiciens péronistes ont réussi à détourner la colère des masses sur le terrain électoral.

En 2019, Macri était largement battu aux élections et Alberto Fernández (péroniste) et Cristina Kirchner (kirchnériste) sont arrivés au pouvoir. Le taux de participation a atteint les 82 %. Des millions de travailleurs et de pauvres ont voté pour mettre fin aux politiques anti-ouvrières de Macri, mais le nouveau gouvernement n’a résolu aucun des problèmes fondamentaux de l’économie argentine. Au contraire, la situation s’est progressivement aggravée. Sous l’effet de la dévaluation constante de la monnaie nationale, l’inflation a augmenté jusqu’à atteindre son chiffre actuel de 140 %. Le pourcentage de la population vivant sous le seuil de pauvreté a presque doublé et dépasse maintenant les 40 %, dont un grand nombre de travailleurs en activité.

Massa, qui était alors ministre des Finances, a négocié le renouvellement d’un prêt du FMI qui avait été conclu sous Macri. Pour cela, il a accepté de mettre de drastiques mesures austéritaires. La profonde crise économique et le sentiment que « tous les hommes politiques sont les mêmes » ont conduit à un rejet massif des institutions et des partis traditionnels. Cela a pavé la voie à la démagogie d’extrême droite « libertarienne » de Milei.

Des manœuvres judiciaires ont été utilisées pour écarter la vice-présidente Cristina Kirchner des élections (sans qu’elle s’y oppose). Massa (sous le mandat duquel les conditions de vie des masses se sont considérablement détériorées) est alors devenu le nouveau candidat péroniste.

C’est dans ce contexte que Javier Milei est apparu. Ce franc-tireur d’extrême droite s’est présenté comme un candidat anti-establishment, et s’est approprié le slogan « que se vayan todos » (« qu’ils s’en aillent tous ») du soulèvement de 2001, l’Argentinazo. Sur cette base, il a réussi à sortir premier des primaires ouvertes obligatoires (PASO) du mois d’août. La montée en puissance de Milei (qui incarne une combinaison des pires aspects de Trump et de Bolsonaro) est le reflet de la crise des partis bourgeois traditionnels argentins (aussi bien des partis de droite que péronistes), ainsi que de la perte du contrôle de la bourgeoisie sur les dirigeants politiques élus.

Avant sa défaite, Massa avait promis de mettre en place un gouvernement d’unité nationale avec la droite et se présentait comme l’homme qu’il fallait pour mettre en œuvre la thérapie de choc monétariste dont la classe dirigeante a besoin. Sa défaite démontre, une fois de plus, qu’on ne peut pas battre un candidat anti-establishment de droite (comme Trump ou Bolsonaro) en lui opposant un candidat centriste représentant l’establishment (Clinton aux États-Unis, Haddad au Brésil, etc.).

Massa et les péronistes ont également tenté de jouer la carte de la « démocratie contre le fascisme », afin de mobiliser le vote des travailleurs et des pauvres contre Milei. Cela a fonctionné dans une certaine mesure au premier tour, mais cela ne suffisait pas à compenser le profond discrédit que connaissent toutes les institutions démocratiques capitalistes.

Bien sûr, malgré toutes ses insultes contre la « caste » dirigeante (« la casta »), Milei n’est pas vraiment un candidat anti-establishment. Il a remporté les élections grâce au soutien d’importants politiciens de la droite. Les principaux dirigeants de la droite bourgeoise traditionnelle, l’ancien président Macri et Patricia Bullrich, la candidate vaincue à la présidentielle, l’ont soutenu pour le second tour, dans l’espoir de pouvoir jouer un rôle décisif dans un futur gouvernement Milei.

Pendant ce temps, les capitalistes les plus clairvoyants, ainsi que le capital international, ont soutenu Massa, qu’ils considéraient comme bien plus à même de mener à bien la politique dont ils ont besoin (à savoir un violent choc monétariste dirigé contre la classe ouvrière). Ils pensaient en effet que son gouvernement pourrait utiliser ses liens avec les bureaucraties syndicales pour tenter de garder les masses sous contrôle et craignent que l’approche provocatrice de Milei ne déclenche au contraire une explosion sociale. Ils n’ont pas tort.

Milei est un politicien d’extrême droite auquel nous nous opposons résolument. Mais il nous faut comprendre comment il a pu accéder au pouvoir. La responsabilité principale en incombe au péronisme, et tout particulièrement au kirchnérisme. Les travailleurs ont voté pour eux afin de se débarrasser de Macri, mais ils n’ont fait que poursuivre la politique de celui-ci.

Une part de responsabilité incombe également au Front de gauche des travailleurs - Unité (FIT-U), que sa stratégie électoraliste a empêché de profiter du rejet du gouvernement Fernandez. Ses dirigeants se sont focalisés sur l’obtention de quelques voix et quelques députés supplémentaires, au lieu de défendre la seule perspective qui aurait pu entrer en résonance avec la colère accumulée dans la classe ouvrière : le renversement du système dans son ensemble.

Le fascisme ?

Milei est un politicien extrêmement réactionnaire mais il ne représente pas l’arrivée au pouvoir du fascisme, contrairement à ce que certains ont proclamé. Les groupes fascistes seront encouragés par sa victoire, mais ils ne constituent pas un mouvement armé de masse capable d’écraser les organisations ouvrières. La classe ouvrière argentine n’a pas été vaincue. En fait, elle n’est pas encore entrée en scène. Elle dispose d’organisations potentiellement très puissantes et d’une longue tradition insurrectionnelle avec laquelle elle finira certainement par renouer.

La classe dirigeante va tenter de contenir les aspects les plus extravagants de Milei en utilisant le fait qu’il n’a aucun contrôle sur aucune des chambres et qu’il aura donc besoin du soutien des députés de droite du groupe de Macri et Bullrich.

Milei a promis une réduction drastique des dépenses sociales, équivalente à 15 % du PIB (notamment en supprimant 10 des 18 ministères actuels) ; la levée des mesures de contrôles des prix et d’échange des devises ; la suppression de toutes les subventions ; la privatisation des systèmes de santé, d’éducation et de retraites ainsi que des entreprises publiques, etc. La classe dirigeante est entièrement d’accord avec ce programme, même si une partie craint que sa mise en œuvre à marche forcée par Milei puisse se retourner contre elle.

Dans le même temps, il s’est engagé à « abolir la Banque centrale » pour faire du dollar la monnaie officielle du pays, et il a critiqué le Brésil et la Chine, qu’il décrit comme des « gouvernements communistes ». Ces éléments-là n’enthousiasment pas tellement les capitalistes : le Brésil et la Chine sont les deux principaux partenaires commerciaux du pays, et l’Argentine ne possède actuellement pas les réserves monétaires nécessaires pour faire du dollar sa monnaie officielle, pas plus qu’elle n’a accès à des financements internationaux.

Le gouvernement de Milei va être déchiré par des contradictions internes et fera face à une classe ouvrière invaincue, qui va très certainement lutter pour défendre ce qui reste de ses droits et de ses conditions de vie, acquis au cours de décennies de lutte. La période qui s’ouvre devant nous sera marquée par un approfondissement de la lutte des classes.

La situation actuelle est par certains aspects comparable à la crise qu’a connue le capitalisme argentin à la fin des années 1990. Cette crise s’était achevée par l’Argentinazo, qui a vu le renversement de plusieurs présidents en l’espace de quelques semaines.

La principale tâche à l’heure actuelle est donc de construire une direction révolutionnaire qui soit capable de mener la classe ouvrière à la victoire lorsque l’inévitable prochaine explosion sociale aura lieu en Argentine.

En décembre 2021, le candidat de la gauche réformiste, Gabriel Boric, remportait les élections présidentielles au Chili face au candidat d’extrême-droite José Antonio Kast. Cette victoire faisait suite au soulèvement massif de la jeunesse et d’une partie de la classe ouvrière contre les politiques d’austérité, à l’automne 2019. Cependant, au lieu de se donner pour objectif de satisfaire les revendications du mouvement et de la population qui l’avait élu, Boric a annoncé, d’emblée, sa volonté de « bâtir des ponts vers Kast » et la droite chilienne en général.

Nos camarades chiliens avaient alors mis en garde : « Aucun compromis favorable aux masses ne pourra être conclu avec la classe dirigeante chilienne. La crise économique mondiale offre très peu de marges de manœuvre pour des réformes progressistes significatives dans le cadre du capitalisme. »

La « loi de la gâchette facile »

A la recherche de compromis avec la droite chilienne, Boric finit par appliquer le programme de celle-ci. En avril dernier, il a fait adopter la loi Nain-Retamal, qui porte le nom de deux officiers de police morts en service, mais que la jeunesse chilienne a rebaptisée « loi de la gâchette facile ». Elle accroît les peines judiciaires pour quiconque s’en prend à des policiers. Dans le même temps, elle instaure une « présomption de légitime défense » : l’utilisation de son arme de service par un policier sera dorénavant considérée comme justifiée – jusqu’à ce qu’on puisse prouver le contraire, ce qui sera évidemment très difficile.

Cette réforme est d’autant plus choquante que, pendant le mouvement de 2019, près d’une trentaine de personnes ont été tuées par la police ou l’armée. Plusieurs milliers d’autres ont été blessées. Des dizaines de viols et d’actes de torture ont également été commis par les « forces de l’ordre ». Or, à ce jour, aucun policier ou militaire n’a été condamné pour ces crimes. La loi Nain-Retamal ne peut que renforcer cette impunité.

La pilule n’était pas facile à avaler pour la direction du Parti Communiste chilien, qui compte deux ministres au gouvernement. Mais elle l’a tout de même avalée : après avoir menacé de déposer un recours devant le Tribunal constitutionnel, elle a reculé – pour ne pas mettre en difficulté le gouvernement.

Cette réforme est dans la droite ligne de la politique sécuritaire menée par Boric depuis son arrivée au pouvoir. Alors qu’il avait promis de mettre fin à la « loi anti-terroriste » et à l’occupation militaire du territoire Mapuche, au sud du Chili, rien de tout cela n’a été fait. Au contraire : l’état d’urgence qui avait été imposé dans les provinces du sud a été étendu au nord du pays.

De « compromis » en renoncements

Lorsque Boric a été élu, nous expliquions que dans la mesure où « il ne dispose pas d’une majorité absolue au Parlement, il sera poussé à y faire des compromis avec la droite. » C’est précisément ce qui se passe. Le gouvernement s’appuie de plus en plus sur les partis du centre-droit et ne cesse de donner des gages à la bourgeoisie chilienne.

Dès sa prise de fonction, en mars 2022, Boric a choisi Mario Marcel comme ministre des Finances. Ce politicien bourgeois présidait la Banque Centrale du Chili entre 2016 et 2022. Il soutenait alors pleinement les politiques d’austérité qui ont provoqué le soulèvement de 2019. Sans surprise, la politique économique du gouvernement Boric est dans le prolongement de son prédécesseur.

Promise pendant la campagne électorale, la réduction de la semaine de travail à 40 heures a été mise en place après de longues négociations avec le patronat. Mais ce dernier a obtenu, en échange, la « flexibilisation du travail ». En clair, cela signifie la possibilité de licencier les travailleurs beaucoup plus facilement.

Nombre d’autres réformes progressistes annoncées pendant la campagne électorale, dont celles du système des retraites ou de l’éducation, ont été abandonnées au nom de la « responsabilité fiscale ». Le gouvernement les avait conditionnées à l’adoption d’une réforme fiscale qui a été rejetée par le Parlement.

En modérant son programme, Boric espère apaiser la classe dirigeante chilienne. Mais celle-ci soutient le gouvernement comme la corde soutient le pendu. La bourgeoisie chilienne utilise Boric – et son autorité d’homme « de gauche » – pour imposer toute une série de mesures réactionnaires. Dans le même temps, elle sait qu’une telle politique discréditera Boric aux yeux de ses électeurs et, ainsi, favorisera le retour de la droite au pouvoir.

Cependant, cette stratégie n’est pas sans risques. Une fraction croissante de la jeunesse commence à se retourner contre le gouvernement et à dénoncer ses mesures réactionnaires et répressives.

Aucun des problèmes économiques qui se posaient en 2019 n’a été réglé. Au contraire, l’inflation les a aggravés. Une nouvelle explosion révolutionnaire est donc, à terme, inévitable. Pour triompher, le mouvement devra tirer les leçons du soulèvement de 2019, lier les mobilisations de la jeunesse à la classe ouvrière – et bâtir une organisation révolutionnaire dotée d’un programme de rupture avec le capitalisme chilien.

Des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées le 19 janvier à Lima, la capitale du Pérou, pour tenter de renverser la présidente Dina Boluarte. Celle-ci est arrivée au pouvoir lors du coup d’Etat qui, le 7 décembre, a destitué et incarcéré le président démocratiquement élu, Pedro Castillo. Malgré les barrages routiers de la police et l’état d’urgence proclamé par le gouvernement, des colonnes de manifestants ont déferlé sur la capitale, tandis que des manifestations se déroulaient dans de nombreuses autres villes du pays.

Répression sanglante

Au Pérou, le mouvement des masses en est arrivé au stade que redoute toute classe dirigeante : la répression ne fait plus reculer le peuple. Près de 50 personnes ont déjà été tuées par la police et l’armée, sans que la lutte ne reflue.

Un épisode symptomatique de ce processus s’est produit le 18 janvier à Macusani, dans la province de Carabaya. Après une manifestation contre le régime, des policiers embusqués ont ouvert le feu sur les membres d’un collectif de paysans qui se préparaient à retourner dans leurs villages. Sonia Aguilar, une militante paysanne de 35 ans, est morte sur le coup. Un autre militant, Salomón Valenzuela Chua, est mort de ses blessures le lendemain.

Loin d’effrayer les masses, cette attaque a attisé leur colère. Des manifestants ont résisté avec des lance-pierres contre les fusils d’assaut des policiers. Malgré cette inégalité de moyens, les manifestations ont chassé la police de la ville, puis ont incendié son tribunal et son commissariat.

A Lima, les manifestants venus de la province, le 19 janvier, ont pu compter sur l’accueil des travailleurs et des étudiants de la capitale, qui ont manifesté en très grand nombre. La manifestation s’est ébranlée le matin pour marcher vers le Congrès (l’Assemblée nationale) et le Palais présidentiel.

Le gouvernement avait mobilisé 12 000 policiers et des blindés. La police s’est livrée à une véritable orgie de violences contre les manifestants. L’une des grenades lacrymogènes a même déclenché un incendie dans le centre-ville.

La répression a fait éclater la marche en cinq grands cortèges, mais n’est pas parvenue à disperser les manifestants. Des groupes d’auto-défense équipés de boucliers improvisés ont été organisés par de jeunes manifestants, avec l’aide de soldats réservistes ayant rejoint le mouvement.

En fin de journée, Dina Boluarte a pris la parole lors d’une allocution télévisée. Elle a qualifié les manifestants de « mauvais citoyens » et a proclamé qu’elle n’avait aucune intention de quitter le pouvoir. Elle en a profité pour annoncer l’extension de l’état d’urgence à plusieurs nouvelles régions – ce qui confirmait, au passage, que le mouvement continue de s’étendre à travers le pays.

La classe dirigeante s’inquiète

Malgré la fermeté et la confiance qu’affiche Boluarte, la classe dirigeante péruvienne est inquiète. La répression sanglante n’entame pas la détermination du mouvement, et tous les sondages soulignent le rejet massif du Congrès et de la présidente. Une partie de la classe dirigeante se demande ouvertement s’il ne vaudrait pas mieux que Boluarte se retire pour gagner du temps et tenter de désamorcer la contestation.

Cependant, du point de vue de la bourgeoisie, une telle solution pose un sérieux problème : elle marquerait une victoire du mouvement, qui pourrait l’encourager à aller plus loin. La démission de Boluarte poserait la question d’une Assemblée constituante et de la libération de Castillo : autant de choses qui effrayent la bourgeoisie.

L’oligarchie capitaliste et les multinationales minières redoutent qu’une Assemblée constituante prenne des mesures économiques « radicales ». La nationalisation du gaz et de l’industrie minière était l’une des promesses de campagne de Castillo. Or les mêmes sondages qui signalent le rejet massif de Boluarte soulignent aussi la popularité d’un programme d’extension du secteur public.

Ceci étant dit, face à la puissance du mouvement, la classe dirigeante pourrait quand même tenter de détourner la colère des masses vers la voie plus tranquille du parlementarisme constitutionnel. Une Assemblée constituante pourrait jouer ce rôle si elle était convoquée dans de nombreux mois, conditionnée à un référendum et à d’autres finasseries parlementaires, dans le but de maintenir ce processus sous le contrôle de l’oligarchie.

Lutter jusqu’au bout !

La résilience des masses péruviennes est impressionnante. Elles ont montré qu’elles étaient prêtes à lutter jusqu’au bout. Cependant, rien n’est encore gagné. Pour aller de l’avant, le mouvement doit se doter d’une direction centralisée et démocratique.

Jusqu’ici, le syndicat CGTP et l’Assemblée Nationale du Peuple (ANP) ont donné au mouvement un certain degré de coordination, en lien avec les nombreuses organisations populaires qui existent dans le pays. Une Assemblée Générale révolutionnaire doit être convoquée sur la base de délégués élus et révocables, pour diriger le mouvement et balayer les institutions corrompues de la bourgeoisie.

Qui doit diriger la société ? A cette question, les travailleurs du Pérou doivent répondre en menant la lutte jusqu’au bout, jusqu’à la conquête du pouvoir.

Nous publions ci-dessous un appel à solidarité urgent partagé par nos camarades de la TMI au Pérou.


Le gouvernement illégitime de Dina Boluarte a proclamé l’état d’urgence dans plusieurs régions et a imposé un couvre-feu à Puno pour faire face aux mobilisations contre le coup d’Etat.

Durant les dernières heures, son gouvernement a aussi fait arrêter 14 militants syndicaux et politiques de premier plan, notamment Henry Mena, qui est le secrétaire général du Syndicat CGTP dans la région de San Martin, ainsi que le président et 7 membres dirigeants du Front de Défense Populaire d’Ayacucho. Il tente aussi de présenter le mouvement des masses comme une association criminelle, en répandant des calomnies l’accusant de « terrorisme », de « liens avec les trafiquants de drogue » et d’ « avoir reçu des armes en provenance de Bolivie ».

Depuis le coup d’Etat du 7 décembre contre le président Castillo, la brutale répression des forces de l’Etat a d’ores-et-déjà causé 48 morts, tués par l’armée et la police aux ordres de l’illégitime « présidente » Boluarte.

La principale confédération syndicale du pays, la CGTP, de concert avec de nombreuses autres organisations, a appelé à une grève générale pour le 19 janvier, et des manifestants de tout le pays se rassemblent à Lima, la capitale, pour une nouvelle « marche des 4 suyos », comme celle qui a renversé le dictateur Fujimori en 2000.

Nous appelons les syndicats, les organisations étudiantes et de jeunesse du monde entier à adopter des résolutions, organiser des rassemblements et des meetings pour condamner cette attaque contre les droits démocratiques, exiger la libération immédiate des dirigeants syndicaux et politiques arrêtés, et dénoncer le gouvernement putschiste de Dina Boluarte.

 

Le 8 janvier, des partisans du président sortant Jair Bolsonaro ont envahi et saccagé plusieurs bâtiments publics dans la capitale du Brésil. Nous publions ci-dessous une déclaration de nos camarades de la section brésilienne de la TMI. L’original en portugais est disponible sur leur site.


L’invasion du Congrès National, du Palais Planalto [le palais présidentiel] et de la Cour Suprême hier par des groupes « bolsonaristes » – qui contestent le résultat des élections et réclament une intervention de l’armée – doit être condamnée fermement et combattue par le mouvement ouvrier et les organisations populaires et étudiantes.

Il ne s’agit pas ici de dire que la classe ouvrière aurait un quelconque intérêt à défendre les institutions de l’Etat bourgeois. Notre position est déterminée par le fait que cette attaque vient de l’extrême-droite, qui veut remplacer ces institutions par quelque chose d’encore pire. Ces extrémistes de droite démoralisés, cette poussière humaine, se comportent de façon complètement aventuriste, en pillant et en saccageant. Ces méthodes sont complètement étrangères à celles des luttes de la classe ouvrière.

Il est évident que l’invasion de ces bâtiments n’a été possible que grâce à la complicité des forces de répression de l’Etat. La foule réactionnaire, qui a été transportée à Brasilia par près d’une centaine de bus, a même été escortée jusqu’à la Praça dos Três Poderes [Place des trois pouvoirs] par la police militaire du district fédéral de la capitale.

Des vidéos montrent des policiers fraterniser avec les bolsonaristes et les regarder piller et saccager sans réagir. Ces événements ont été annoncés et organisés au vu et au su de tous, et ce, de nombreux jours à l’avance. Les forces de l’Etat ne peuvent pas prétendre avoir été prises par surprise.

Le comportement de la police à cette occasion contraste de façon frappante avec celui qu’elle adopte face aux mobilisations populaires dans la capitale fédérale. Pour prendre un exemple récent, en 2017, les mobilisations des travailleurs et des jeunes contre les contre-réformes du gouvernement Temer ont été la cible d’une répression féroce. Brasilia a été soumise à une occupation policière et les manifestations ont été attaquées au moyen de gaz lacrymogènes et de balles en caoutchouc – des hélicoptères avaient même survolé les manifestations en les bombardant de gaz et en braquant leurs mitrailleuses !

La classe ouvrière ne doit pas compter sur les forces de l’Etat pour résoudre la situation actuelle. Il s’agit d’institutions de l’Etat capitaliste, dont leur comportement a favorisé le développement et les manœuvres de ces conspirateurs d’extrême-droite. La classe ouvrière et la jeunesse ne peuvent compter que sur leurs propres forces, leurs propres organisations, leur propre unité et leur indépendance de classe.

Le gouvernement Lula-Alckmin, d’unité nationale avec la bourgeoisie, a proposé aux représentants de la droite et même de l’extrême-droite de participer au gouvernement. Le ministre de la Défense, José Múcio, qui est théoriquement chargé de défendre le gouvernement face à une menace de coup d’Etat, a affirmé que les rassemblements de bolsonaristes devant les casernes militaires, pour appeler à un coup d’Etat, étaient une « expression démocratique ».

Comment pourrait-il en être autrement ? Múcio est membre du parti pro-Bolsonaro PTB. Lorsqu’il fut nommé au gouvernement de Lula, il déclara même avoir voté pour Bolsonaro. Dans le même temps, la ministre du Tourisme, Daniela Carneira, est liée à des milices d’extrême-droite organisées par d’anciens policiers de Rio de Janeiro. Elle est par-dessus le marché membre du parti de l’ex-juge Sergio Moro, l’ancien ministre de la Justice de Bolsonaro ! Cette voie mène à la défaite ! Lula devrait saisir cette opportunité pour réorienter tout le gouvernement, en commençant tout d’abord par en expulser les ministres bolsonaristes.

Il faut mobiliser dans les entreprises, les écoles, les quartiers et les usines pour écraser la droite putschiste et permettre de satisfaire les revendications du peuple, en commençant par abroger toutes les attaques des précédents gouvernements contre les droits et les conquêtes de la classe ouvrière.

La confédération des syndicats (CUT) et les organisations syndicales et populaires doivent mobiliser pour vaincre l’extrême-droite et écraser Bolsonaro et ses partisans. Ces organisations devraient, par exemple, coordonner la résistance contre les tentatives des bolsonaristes d’occuper les raffineries de pétrole et de remettre en place des barrages routiers.

L’UNE, l’UBES, l’ANPG [les trois principaux syndicats étudiants du Brésil] et toutes les organisations étudiantes doivent organiser des assemblées générales dans les écoles et les universités, et mobiliser pour la lutte contre la droite et pour les revendications de la jeunesse.

Une mobilisation unitaire des travailleurs peut ouvrir la voie à des victoires de notre classe, à des avancées dans la lutte pour le socialisme, et ainsi défendre les droits et les libertés démocratiques des jeunes et des travailleurs contre ceux qui voudraient restaurer un régime de terreur dans le pays.

  • Il faut démasquer et punir les organisateurs et les financiers des actions putschistes de Brasilia ! Confisquer les entreprises et les richesses de ceux qui les ont financés !
  • Il faut dissoudre la Police Militaire !
  • Pour l’unité, l’organisation et une mobilisation indépendante de la classe ouvrière ! Pour vaincre la droite putschiste, et défendre nos libertés démocratiques !
  • Toutes les forces dans les mobilisations des syndicats et du mouvement social contre les attaques de l’extrême-droite ! Tous au rassemblement du 11 janvier à Brasilia !

Le 7 décembre dernier, l’oligarchie péruvienne obtenait la destitution et l’arrestation du président élu en juillet 2021 : l’ex-syndicaliste enseignant Pedro Castillo. Ce dernier avait pourtant multiplié les concessions à la bourgeoisie, depuis son élection, mais celle-ci ne voulait pas s’en satisfaire : elle exigeait le contrôle direct de la présidence du pays.

En réponse à la destitution de Castillo, les masses péruviennes sont immédiatement descendues dans les rues. Dans toutes les régions pauvres, des manifestations ont réclamé la fermeture du congrès (le parlement) et le départ de celle qui a remplacé Castillo à la tête du Pérou : Dina Boluarte.

A l’heure où nous écrivons ces lignes (fin décembre), le mouvement faiblit mais se poursuit, malgré la répression et les manœuvres parlementaires de la classe dirigeante.

Un régime discrédité

Le 20 décembre, sous la pression de la rue, le congrès a dû rediscuter de l’opportunité d’organiser des élections anticipées. L’idée était de détourner le flot de la colère vers la voie électorale.

Le 7 décembre, lorsque Dina Boluarte a pris le pouvoir, elle a d’abord annoncé qu’elle entendait rester en place jusqu’en 2026, c’est-à-dire jusqu’à la fin du mandat pour lequel Castillo avait été élu. Mais cette position est rapidement devenue intenable.

Ni la répression brutale, qui a déjà fait au moins 30 morts, ni l’état d’urgence et le couvre-feu ne peuvent donner au régime la stabilité dont il a besoin. Une partie de la classe dirigeante péruvienne a compris qu’elle allait devoir réformer son système politique pour tenter de redorer son image et de donner un semblant de légitimité démocratique au nouveau régime. D’où l’idée, avancée par plusieurs parlementaires, d’organiser des élections anticipées dès l’année 2023.

Le 11 décembre, un éditorial du Financial Times – l’organe officieux de l’impérialisme britannique – affirmait qu’il faudrait au Pérou des réformes politiques d’ampleur, y compris une réforme constitutionnelle, pour restaurer la stabilité du capitalisme dans le pays, et donc la protection des intérêts des multinationales minières. Du point de vue des intérêts bien compris des grands capitalistes et de l’impérialisme, c’est la voix de la raison. Mais il semble que les représentants de la bourgeoisie péruvienne, au congrès, soient incapables de l’écouter et d’agir en conséquence. Le 20 décembre, après des heures de discussion, une majorité de parlementaires a voté en faveur d’élections anticipées en… avril 2024 ! Et encore : cette décision devra être confirmée par un amendement constitutionnel qui doit être discuté en février 2023. Ce qui devait être une manœuvre parlementaire visant à dissoudre le mouvement des masses, dans la rue, s’est donc transformé en une mauvaise farce qui ne satisfera personne.

Toutes les institutions de la démocratie bourgeoise péruvienne sont profondément discréditées. D’après un sondage commandé par le journal La República, 83 % des Péruviens veulent des élections anticipées à très court terme, 71 % désapprouvent l’arrivée au pouvoir de Dina Boluarte et 80 % sont insatisfaits du « fonctionnement de la démocratie » péruvienne en général.

Une chose est sûre : lorsque les travailleurs, les paysans et les étudiants qui manifestent aux quatre coins du pays réclament la « fermeture du congrès », ils ne veulent pas dire : « fermez le congrès dans 16 mois pour que nous puissions réélire les mêmes députés qu’avant ». La farce parlementaire du 20 décembre, qui propose des élections pour le mois d’avril 2024, ne pourra pas durablement ramener le calme dans les rues d’Arequipa, d’Ayacucho, d’Apurímac, de La Libertad et d’ailleurs.

Le mouvement doit s’organiser

Sous les coups de la répression, et en l’absence d’une direction dotée d’un programme et d’une stratégie à la hauteur de la situation, le mouvement de protestation s’est affaibli au cours des derniers jours. Mais il n’est pas fini pour autant. Dans certaines régions, les blocages de routes continuent. Les ouvriers de l’industrie gazière de Camisea menacent de prendre « les mesures les plus radicales». Des milliers de personnes marchent sur Cuzco depuis les campagnes. Ni le congrès, ni l’usurpatrice Dina Boluarte n’ont regagné une once de légitimité.

Pour que le mouvement soit victorieux, il doit se donner une forme organisée capable d’unir tous les travailleurs et toutes les organisations participant à la lutte, aussi bien celles qui existaient déjà que celles qui ont émergé depuis le coup d’Etat parlementaire du 7 décembre. Il faut coordonner et unir le mouvement dans une Assemblée nationale révolutionnaire des travailleurs et des paysans, qui pourra donner une direction à la lutte et poser devant les travailleurs la tâche de prendre le pouvoir.

Qu’ils s’en aillent tous ! Les travailleurs doivent gouverner !

Depuis le 7 décembre et la destitution par le congrès du président péruvien, Pedro Castillo, les travailleurs et les paysans se mobilisent en nombre toujours plus grand. Dans certaines régions du pays, cela a pris des proportions insurrectionnelles. Les masses ont clairement perçu qu’il s’agissait d’un coup d’Etat, derrière lequel se trouvait la main de l’oligarchie capitaliste et de l’impérialisme américain. Nous publions ci-dessous le texte d’un tract qui est diffusé en ce moment même par nos camarades de la Tendance Marxiste Internationale (TMI) au Pérou.


Chaque heure et chaque jour écoulé voit grandir la résistance au coup d’Etat de l’oligarchie et du congrès, à travers tout le Pérou. Les régions les plus appauvries du nord au sud se sont insurgées contre les putschistes, contre le parlement, pour réclamer de nouvelles élections.

L’oligarchie, l’Organisation des Etats Américains (OEA) et la droite parlementaire se sont trompées dans leurs calculs. Elles pensaient que le comportement de Pedro Castillo avait démoralisé sa base de soutien au point qu’elles pourraient le renverser sans risques. Au lieu de cela, elles doivent faire face à une mobilisation d’ampleur nationale, qui trouve son point culminant dans certaines zones, comme à Andahuaylas dans la région d’Apurímac. La population a déclenché une grève générale et s’y est proclamée en état d’insurrection.

Dans la capitale, Lima, les mobilisations n’ont pas encore atteint les proportions qu’elles avaient prises lors du renversement de Vizcarra en 2020. C’est compréhensible. Les masses de petits-bourgeois qui avaient alors pris part au mouvement, ne sont pas encore entrées dans la lutte aujourd’hui. Les étudiants et les habitants des quartiers ouvriers des faubourgs de la capitale se sont néanmoins mobilisés – même s’ils manquent pour l’instant d’organisation et de force. Cela peut changer. L’arrivée des cortèges de la province pour la mobilisation nationale du 15 décembre peut secouer les masses de Lima et les tirer de leur passivité.

Pour l’instant, neuf régions ont rejoint la lutte. A Apurímac, les organisations sociales ont déclaré une « insurrection populaire ». Dans la province d’Andahuaylas, l’insurrection a été confrontée à la répression et a répliqué en prenant des policiers en otage.

Le 10 décembre, une assemblée nationale extraordinaire des Fronts de défense et des Organisations sociales du Pérou, forte de près de 200 délégués, a approuvé les revendications suivantes : la libération de Castillo, la fermeture du congrès et la convocation d’une assemblée constituante. Elle a aussi appelé à une grève nationale le 15 décembre.

L’assemblée de la Fédération des Etudiants du Pérou a accepté d’appeler à une grève étudiante et à des manifestations étudiantes le même jour. Le syndicat enseignant FENATEPERU a lancé un appel identique. A Junin, un Comité régional unitaire de lutte a appelé à des mobilisations de masse à partir du lundi 12 décembre. Le Front Rural et Agraire du Pérou a appelé à une grève illimitée à partir du 13 décembre et a lancé un appel à rejoindre les mobilisations du 15 décembre.

Le peuple répond à ces appels et la journée du 15 décembre devrait être un point de convergence pour les luttes des masses. La lutte ne fait que commencer.

Les mots d’ordre

Jusqu’à présent, les mobilisations se sont concentrées sur la revendication de la fermeture du congrès corrompu et comploteur, sur la destitution de l’illégitime nouvelle présidente, sur la libération de Castillo, sur de nouvelles élections et la convocation d’une assemblée constituante.

Ces slogans sont corrects. Ils représentent un coup porté au putsch et aux institutions contrôlées par l’oligarchie péruvienne : le congrès et la constitution fujimoriste [mise en place sous la dictature de Fujimori]. Le point le plus important est que ces revendications posent la question du pouvoir ainsi que la nécessité de mettre en place de nouvelles institutions pour les mener à bien. Comment pourrait-on faire confiance aux institutions bourgeoises actuelles pour chasser les putschistes ? Qui peut donc accomplir ces tâches ?

Les seuls capables de mettre ces mots d’ordre en pratique sont les travailleurs, organisés dans une assemblée nationale unitaire représentant toutes les forces de la lutte.

La question qui doit être posée est : « qui dirige le pays ? » Est-ce que ce sera la volonté démocratique de la majorité du peuple ? Ou la confédération patronale CONFIEP, l’ambassade des Etats-Unis et les multinationales minières ?

Nous tenons à prévenir le mouvement : même une nouvelle constitution ne réglera pas les problèmes des ouvriers et des paysans, tant que le pouvoir économique restera entre les mains d’une poignée d’oligarques capitalistes. L’Equateur et la Bolivie se sont ainsi récemment tous deux dotés de nouvelles constitutions, mais le pouvoir de la classe dirigeante est resté intact.

Une assemblée révolutionnaire nationale de représentants élus doit prendre la tête de cette lutte. Pour vaincre, le mouvement doit affaiblir ses principaux ennemis : l’oligarchie capitaliste péruvienne et l’impérialisme américain. Ce sont eux qui tiennent les députés sous leur contrôle, ce sont eux qui financent les mensonges des médias, ce sont eux qui paient des voyous pour assassiner des dirigeants paysans.

Pour frapper l’oligarchie et l’impérialisme, il faut leur arracher le contrôle de leurs outils économiques. Il ne s’agit que d’une petite minorité, dépendante de son argent et de sa puissance économique (les usines, les banques, les mines, la terre, les médias, etc). Si tout cela lui est arraché, si les travailleurs prennent le contrôle de ces entreprises, des banques et des institutions médiatiques, le pouvoir de la classe dirigeante sera brisé.

Une assemblée générale représentant tous ceux qui participent à la lutte peut et doit organiser un nouveau pouvoir. En renversant les institutions en place, la classe ouvrière organisée pourra mener à bien l’adoption d’une nouvelle constitution qui reflète les aspirations des masses ouvrières et paysannes.

Un appel aux forces des ouvriers et des paysans révolutionnaires

L’unité d’action la plus large est nécessaire pour abattre l’oligarchie détestée et le congrès corrompu et usurpateur. Ce 15 décembre doit marquer le début d’une offensive des travailleurs, des paysans et de la jeunesse. Dans le sillage de la grève générale et des barrages routiers, il faut convoquer une assemblée révolutionnaire pour permettre au mouvement de continuer à avancer.

Nous devons continuer à étendre la lutte dans tous les recoins du pays. Dans les régions où l’organisation populaire est puissante, il faut prendre le contrôle des médias pour tenir la communauté informée des événements, désarmer la police pour enrayer la répression et lancer un appel aux soldats du rang pour qu’ils rejoignent la lutte.

Le 15 décembre doit être suivi de nouveaux jours de lutte, avec la fermeture des banques et des grandes entreprises, et l’occupation des routes et des centres commerciaux. La lutte doit s’intensifier. Si nous sommes organisés et déterminés, nous pourrons repousser la répression.

Pas un pas en arrière tant que nous n’aurons pas renversé le congrès corrompu, les putschistes et l’oligarchie capitaliste réactionnaire.

  • Construisons des comités de lutte et des Assemblées populaires !
  • Que les travailleurs décident et pas l’oligarchie !
  • Dispersons le congrès bourgeois et parasitaire !
  • Chassons les putschistes !
  • Liberté pour Castillo ! Des élections maintenant !
  • Pour une Assemblée Nationale Révolutionnaire des ouvriers et des paysans !
  • Exproprions l’oligarchie capitaliste et les multinationales !

La crise politique au Pérou s’est brutalement accélérée ces dernières heures. Le Président Castillo a décrété la suspension du Parlement, avant d’être arrêté par la police. Le parlement a voté sa destitution et a proclamé la vice-présidente nouvelle présidente du pays.

Que signifient ces événements ?

Pour le comprendre, nous devons laisser de côté les aspects constitutionnels et nous concentrer sur le cœur de ce qui vient de se produire : la CONFIEP (la confédération patronale), l’armée, la police, les médias capitalistes, l’ambassade américaine et les multinationales du secteur minier ont, via leurs agents au parlement, destitué le président Castillo du poste auquel il avait été démocratiquement élu par le peuple. Il s’agit par conséquent d’un coup d’Etat réactionnaire.

Castillo, un dirigeant syndical enseignant disposant de fortes bases dans les zones rurales, a été élu en juillet 2021, défiant tous les pronostics. C’était l’expression de la colère des masses exploitées du Pérou, des paysans pauvres, des ouvriers et des populations indigènes. Toutes les couches opprimées de la société espéraient un changement fondamental dans l’équilibre de la société, ce qu’ils ont exprimé par la revendication d’une assemblée constituante. Ils se sont ralliés au slogan de Castillo : « il ne devrait pas y avoir de pauvres dans un pays riche ». Les capitalistes qui possèdent le pays ne pouvaient pas accepter une telle situation.

Castillo, et le parti qu’il représentait – Peru Libre, avaient deux sérieuses faiblesses.

La première tenait à leur programme politique de réformes sociales sans rupture avec le capitalisme. Cette approche était purement utopique et toute tentative de l’appliquer ne pouvait avoir que deux issues : soit les réformes étaient appliquées en rompant avec le capitalisme, soit le capitalisme était préservé et les réformes étaient abandonnées.

La seconde tenait au fait que l’arithmétique parlementaire était défavorable à Castillo. La volonté démocratique des masses ne pouvait donc s’exercer que par une pression directe dans les rues. Mais jamais Castillo ou Peru Libre n’ont sérieusement appelé à une telle mobilisation, sans même parler de l’organiser.

A partir du moment où Castillo s’est résigné à n’agir que dans le cadre étroit des institutions bourgeoises, il a du faire des concessions de plus en plus importantes aux « pouvoirs en place » capitalistes. Il a renvoyé des ministres qui déplaisaient aux multinationales minières. Il a renvoyé le Chancelier contre lequel l’armée avait protesté. Il a remplacé tous ceux que n’aimait pas la confédération patronale. C’était une erreur fatale, parce ces concessions n’étaient pas suffisantes pour satisfaire l’oligarchie, qui en réclamait toujours davantage, tandis que chaque pas dans cette direction sapait la base populaire de Castillo.

Une alternative était-elle possible ? Oui. Il aurait été possible d’appeler les masses à descendre dans les rues, de dissoudre le parlement et de convoquer une assemblée révolutionnaire nationale, et de combiner ces actions avec des coups portés à la puissance économique et politique de l’oligarchie capitaliste (nationalisation du gaz, annulation des accords miniers, etc). Cette stratégie risquée aurait-elle pu échouer ? Bien sûr. Il n’y a pas de garantie de victoire dans la lutte des classes. Mais la politique de conciliation de classe, elle, ne peut mener qu’à la défaite.

Des erreurs ont aussi été commises par le parti Peru Libre (qui avait rompu avec Castillo) et son dirigeant Cerron. Au parlement, ils ont flirté avec les députés Fujimoristes (les députés de droite partisans de l’ancien dictateur Fujimori) par pure hostilité envers Castillo. AU lieu de ces manœuvres parlementaires sans principe, Peru Libre aurait dû chercher à bâtir une base de soutien parmi les masses pour exercer une pression sur la gauche de Castillo et, au cas où il y ait résisté, se préparer à le renverser.

Il y a environ un mois, Castillo avait épuisé presque tout son capital politique et ne jouissait plus que de la sympathie des couches les plus opprimées de la population, mais sans aucune organisation ni mobilisation de masse. Privé de tout soutien parlementaire, Castillo fit alors appel… à l’Organisation des Etats Américains (OEA) ! C’était déjà l’erreur commise par Evo Morales il y a quelques années en Bolivie, et elle a mené au même résultat : le renversement d’Evo ! Il semble qu’aucune leçon n’ait été retenue.

Et finalement, dans un dernier geste de désespoir, pour éviter d’être destitué par le parlement, il a tenté de dissoudre le parlement. Mais plutôt que de s’appuyer sur les masses, il semblait espérer le soutien… de l’armée !

La classe dirigeante a immédiatement réagi comme la machine bien huilée qu’elle est, et a appliqué un plan préparé d’avance. Castillo a été arrêté. Un arrangement politique est conclu entre les Fujimoristes, la droite traditionnelle et la « gauche caviar ». La destitution a été approuvée par le parlement, avec l’appui de la majorité des députés de Peru Libre et du « bloc des instituteurs », les partisans de Castillo. La vice-présidente de Castillo a été nommée présidente avec le soutien de la majorité du parlement et a appelé à un gouvernement d’« unité nationale », c’est-à-dire à un gouvernement d’unité de tous les partis contre les aspirations des travailleurs. L’OEA et les Etats-Unis ont immédiatement reconnu le nouveau gouvernement non élu. Le coup d’Etat est accompli.

Il reste à voir quelle sera la réaction des masses dans les prochaines heures. Il faut s’attendre à ce qu’elles sortent dans les rues, en particulier en dehors de la capitale Lima, dans le sud du pays et les provinces rurales. On ne peut prévoir quelles seront la force et la détermination de cette réaction populaire. Castillo a certes sapé sa propre base de soutien, mais la haine de l’oligarchie reste néanmoins profonde.

A l’étranger, il nous faut organiser la condamnation internationale du coup d’Etat, et aider à tirer les conclusions politiques nécessaires pour le Pérou et l’Amérique latine. Car même si le nouveau régime devait se consolider (et cela n’est pas du tout certain), la lutte n’est pas terminée.