Je suis rentré dans la marine marchande avec des romans pleins la tête, quelques rêves d’aventure et une sacrée envie de fiche le camp. Evidement, entre ce romantisme et la réalité du métier, il y a bien plus qu’un océan. En 10 ans, je n’ai jamais rencontré Corto Maltese. Par contre, j’ai croisé plus d’un capitaine Haddock.

Le plus étonnant, dans ce métier, c’est le sentiment d’être à la fois loin de tout et au centre du monde : au cœur du système. C’est d’ailleurs bien plus qu’un sentiment : 80 % des marchandises transitent par voie maritime. Avec toutes les richesses du monde dans nos cales, on ne va pas nous laisser livrés à nous-mêmes. La généralisation des communications par satellites a fini de ruiner l’aventureuse liberté de mouvement des marins. Il est loin le temps de ce navire parti pour une longue campagne dans le Grand Nord, et dont l’équipage n’apprit qu’en 1916 — et par hasard — que la guerre faisait rage en Europe. Aujourd’hui, l’armateur (le propriétaire et exploitant du navire) et l’affréteur (qui loue le navire) demandent des comptes-rendus quotidiens. Le rôle du capitaine se réduit de plus en plus à celui de secrétaire (que de paperasse, sur un cargo !) et de simple exécutant. Les contrats de transport — et, de fait, les escales — sont du ressort de la compagnie, à terre. L’affréteur s’adjoint souvent les services d’un routeur météo dont les avis sont plus des ordres que des conseils. Nous allons où l’on nous dit d’aller, quand on nous le dit, par la route convenue.

Il ne suffit malheureusement pas de pisser en pleine mer pour être libre, disait le poète. Et très vite le monde nous rattrape, car nous en sommes ses témoins privilégiés. Lorsque, du jour au lendemain, on cesse de charger le charbon en Chine et qu’au contraire, on y décharge 170 000 tonnes toutes les trois semaines, il n’est pas nécessaire de lire les journaux pour savoir que quelque chose est en train de se passer. Lorsqu’en 2003, en pleine guerre du Golfe, ont est interpellé aux environs du golfe d’Aden par un navire militaire français qui se présente comme un navire de la coalition (« coalition warship »), on se sent mieux informé qu’à terre. On réalise qu’à bord on est bien plus au cœur du monde qu’à sa périphérie – dans l’œil du cyclone…

Délocaliser en changeant de boîte aux lettres !

La marine et les marins sont un maillon essentiel du capitalisme mondial : en retour, il nous frappe de plein fouet. Les compagnies proposent des prix de transport presque insignifiants (le transit d’un conteneur de Shanghai à Marseille est meilleur marché que le transport de ce même conteneur de Marseille à Paris). En contrepartie, les heures sont longues sur un cargo, et les escales sont courtes. La paie compense rarement le prix de l’absence. Ainsi, la plupart des marins viennent du tiers-monde. Les grandes compagnies jouent à fond la concurrence internationale des travailleurs. Délocaliser une entreprise revient simplement à changer de bureau d’embauche. Lorsque la législation du travail devient trop « restrictive », il suffit de changer de boite aux lettres et d’immatriculer son navire dans un pays moins regardant. Certes, il y a les « minimas internationaux » : pas plus de 14 heures de travail par jour, et jamais moins de 6 heures de repos consécutifs… La bonne blague ! Les équipages se réduisent de plus en plus (entre et 15 et 20 personnes pour un pétrolier de 300 mètres).

Il n’est pas rare de trouver trois ou quatre nationalités à bord. Ainsi, on s’embarque avec un soudeur roumain qui ponctue ses soûlographies en chantant à pleins poumons tous les grands opéras français ; un graisseur philippin, champion de karaoké et éleveur de coqs de combat ; un lieutenant croate qui passe son temps à tirer les oiseaux de mer à la carabine. Tout le monde semble un peu fou sur un cargo. Et je n’arrive toujours pas à savoir si les dingues sont attirés par la marine, ou si c’est la marine qui nous rend dingues.

Evidement, ce n’est pas toujours la fête à bord. Certains travailleurs sont aigris et dépressifs. Mais comment reprocher à un paysan d’avoir le vague à l’âme, lorsque, pour donner une chance à ses gamins, il n’a d’autre choix que de quitter ses terres et de partir en mer 10 mois par an ?

Dealers et maquereaux

Les escales sont de plus en plus courtes, forcement : les compagnies tirent les coûts vers le bas en minimisant les temps au port, en limitant les frais d’escale et en augmentant les rotations de navire sur la ligne. Alors, il faut vivre le peu de temps que l’on a dans l’urgence. C’est un sentiment excitant. Mais là aussi, on est loin des cartes postales. Les terminaux portuaires sont éloignés des centre-villes, et, bien souvent, une seule compagnie de taxi est autorisée à venir sur les quais. Lorsqu’il nous amène en ville, le taxi s’arrête immanquablement au « petit village de la mafia », comme on surnomme parfois ces baraquements où l’on propose aux marins un taux de change imbattable pour leurs devises, toutes les drogues du monde et les faveurs tarifées de prostituées de 12 à 60 ans. Un chauffeur de taxi embauché par un groupe de dealers et de maquereaux : voilà bien souvent la première rencontre que l’on fait en descendant à terre. Pauvre rêveur qui croyait vraiment que l’herbe était plus verte de l’autre côté !

Clandestins et pirates

Dans les jours qui suivent le départ, il n’est pas rare de trouver des clandestins à bord. C’est un problème compliqué, car les différentes législations nationales et internationales tendent à faire des marins les alliés de la police – ce qui n’est pas vraiment dans la culture maritime. Certains marins, parmi les plus pauvres, ne voient dans ces clandestins qu’une source de problèmes supplémentaires : ils ont peur de devoir payer une amende de leur poche. Ceci-dit, en général, une forme de solidarité prend le dessus. Mais elle ne fait que souligner le paradoxe de ce métier : une bande de miséreux transportent les richesses du monde — pour rencontrer, de temps à autre, des plus pauvres et plus exploités qu’eux.

Le problème est le même avec les pirates – car oui, les pirates existent toujours. Aujourd’hui, ils s’apparentent plutôt à des voleurs de diligences. En général, ils ne volent que la caisse de bord et les effets personnels des marins. Parfois, ce sont de simples pêcheurs qui pratiquent la piraterie pendant leur temps libre, et parfois ce sont des guérilleros mafieux lourdement armés. Dans tous les cas, il faut être sacrément culotté et bien désespéré pour aborder un navire de plusieurs centaines de mètres avec une barcasse, certes parfois moderne, mais en tout état de cause ridiculement petite. Il faut vraiment ne pas avoir grand chose à perdre pour prendre tant de risque pour quelque dollars et une ou deux montres.

Je suis entré dans la carrière pour mettre un peu de distance entre le monde, son système absurde, et moi. Mais ce métier me confronte tous les jours aux conséquences les plus ignominieuses et révoltantes de la dictature des capitalistes. Et nous, les marins, sommes l’un des rouages essentiels de ce système. Ainsi, quelle force potentielle nous avons ! J’ai rêvé par exemple d’un boycott général des escales et des déchargements, aux Etats-Unis, pour protester contre l’invasion de l’Irak. Malheureusement, le syndicalisme maritime est faible et perverti. La seule organisation internationale, l’ITF, a trahi toutes les grandes grèves, et notamment celle des dockers de Liverpool. Les marins viennent du monde entier, mais se rencontrent peu. Il est difficile de s’organiser. Cependant, on y travaille – pendant nos fameuses « 6 heures de repos ininterrompu », entre autres. On nous a laissé l’intendance ; il est temps de prendre les rênes !

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