Un débat s’est ouvert, à tous les niveaux de la France insoumise (FI), sur sa contre-performance aux élections européennes. En lui-même, ce débat est une très bonne chose. S’il est correctement mené, il ne fragilisera pas la FI ; au contraire, il la renforcera. Il faut comprendre pourquoi elle est passée de 7 millions de voix, en avril 2017, à 1,4 million le 26 mai dernier. Une analyse correcte de ce revers permettra d’indiquer les principaux changements à opérer pour que, dans la période à venir, la FI constitue une alternative crédible au gouvernement Macron.

Les conditions du succès de 2017

En premier lieu, il faut rappeler ce qui a déterminé le succès de la FI en avril 2017. C’est très clair : le facteur le plus fondamental, auquel tous les autres sont subordonnés, c’est la crise organique du capitalisme qui a éclaté en 2008 – et qui, depuis, se traduit par une dégradation constante des conditions de vie des masses. Aux effets « spontanés » de la crise (flambée du chômage, etc.) s’ajoutent les politiques d’austérité et les attaques à répétition contre les conquêtes sociales du mouvement ouvrier : Code du travail, services publics, retraites, éducation, santé publique, logement social...

Cette situation devait nécessairement trouver, à terme, une expression politique sur la gauche de l’échiquier politique. En France, le PS a lui-même appliqué une sévère politique d’austérité et de contre-réformes (gouvernement Hollande). En conséquence, l’hostilité de millions de jeunes et de travailleurs à cette politique réactionnaire s’est exprimée à l’extérieur du PS, sous la forme d’un soutien massif à la candidature de Mélenchon.

Une telle cristallisation politique n’avait rien d’automatique : elle supposait que Mélenchon défende une alternative de gauche suffisamment radicale. Certes, d’un point de vue marxiste, la radicalité de Mélenchon était toute relative [1]. Mais du point de vue des masses, le programme officiel de la FI – L’Avenir en commun – tranchait nettement avec les politiques réactionnaires de ces dix dernières années (et au-delà). Les appels de Mélenchon à une « révolution citoyenne » et à une VIe République – aussi vagues soient-ils, au fond – ont permis de lier le programme de réformes progressistes de la FI à la perspective générale d’une rupture avec le vieux système politique. Ce fut l’une des clés du succès de cette campagne, en particulier dans la jeunesse.

Le même processus général s’est développé dans de nombreux pays, sous des formes et à des rythmes divers. En Grèce, après avoir remporté une éclatante victoire aux élections de 2009, le parti socialiste (PASOK) a mené une politique d’austérité draconienne, ce qui a ouvert la voie à l’émergence de Syriza, sur sa gauche. En Espagne, l’ascension fulgurante de Podemos, en 2014 et 2015, était une conséquence des compromissions du Parti Socialiste espagnol (le PSOE). En Grande-Bretagne, par contre, c’est à travers la social-démocratie – le Labour – que la radicalisation politique des masses s’est exprimée : elle a porté Jeremy Corbyn à la tête du parti en 2015. Depuis, il n’a cessé d’y conforter sa position, au grand désespoir de l’aile droite du Labour. Aux Etats-Unis, c’est à travers la figure de Bernie Sanders que se sont exprimées les aspirations sociales de millions d’Américains. On pourrait citer d’autres exemples, mais ces derniers suffisent à indiquer le caractère international de ce processus, qui découle précisément d’une crise mondiale du capitalisme.

Un défaut de radicalité

Que s’est-il passé, depuis 2017, qui permettrait d’expliquer le revers de la FI aux élections européennes ? Qu’est-ce qui a changé – soit dans les conditions objectives, soit dans la politique de la FI ?

Les conditions objectives n’ont pas changé, fondamentalement. La crise du capitalisme se poursuit ; les contre-réformes se multiplient. Dans les masses, une profonde colère monte de jour en jour, comme l’a très bien signalé le mouvement des Gilets jaunes. De ce point de vue, les conditions objectives sont aujourd’hui au moins aussi favorables à la FI qu’elles ne l’étaient en 2017.

Bien sûr, on peut invoquer des conditions objectives plus conjoncturelles et, cette fois-ci, défavorables à la FI : l’abstention massive aux élections européennes, l’impact des perquisitions d’octobre dernier, un contexte favorable aux Verts, etc. On ne prétend pas que ces facteurs n’ont pas pesé. Mais ils ne permettent pas d’expliquer que la FI passe de 7 à 1,4 million de voix entre 2017 et 2019, quand le RN, lui, passe de 7,6 à 5,2 millions de voix. Pourquoi le RN a-t-il beaucoup moins pâti que la FI de l’abstention massive ?

Pour répondre à cette question, il faut analyser les conditions « subjectives » : la politique de la FI. Dans le débat qui s’est engagé à tous les niveaux de la FI, depuis le 26 mai dernier, c’est souvent sa stratégie qui est remise en cause. Nous y reviendrons plus loin, mais nous pensons que ce n’est pas la bonne façon de poser le problème. La valeur d’une stratégie politique est toujours relative à la ligne politique générale, c’est-à-dire au programme et aux idées. Et c’est dans ce domaine, précisément, qu’il y a eu un recul sensible depuis la campagne de 2017.

On nous répondra : « Mais le programme officiel de la FI n’a pas changé : c’est toujours L’Avenir en commun. » C’est exact. Mais la force de la campagne de 2017 ne résidait pas seulement – et pas principalement – dans les très nombreuses propositions programmatiques contenues dans L’Avenir en commun. Elle résidait surtout dans la perspective, formulée de façon combative, d’une rupture avec les politiques d’austérité et avec « le système » en général. Elle résidait dans une radicalité globale de la campagne, qui faisait écho à la radicalité croissante de millions de jeunes et de salariés.

Dans la campagne des élections européennes, cette radicalité s’est perdue, au moins en partie, dans les méandres confus du programme européen de la FI (avec, notamment, ses « plans A et B »). De manière générale, la remise en cause de l’ordre établi a été noyée dans un ensemble de mesures programmatiques plus ou moins cohérentes. En 2017, Mélenchon était parvenu à développer la perspective d’une rupture nette avec les politiques menées depuis des décennies. Et c’est cette perspective qui, sans totalement disparaître, a perdu de sa vigueur lors de la campagne des européennes – et même au cours de ces deux dernières années.

Comme souvent lorsque la « gauche radicale » ne l’est pas suffisamment, c’est l’extrême droite qui l’emporte. Pendant la campagne des européennes, Marine Le Pen a déployé toutes les gammes de sa démagogie réactionnaire. Elle a fait campagne sous le mot d’ordre : « Donnons le pouvoir au peuple ! » Au plus fort du mouvement des Gilets jaunes, elle a repris ses appels à la démission de Macron et à la dissolution de l’Assemblée nationale. Bref, pendant que le FI s’enlisait dans les subtilités métaphysiques des « plans A et B », le RN occupait le terrain de l’opposition frontale à Macron. Opposition factice, bien sûr, mais d’autant plus efficace que la voix de l’opposition de gauche était hésitante.

L’exemple de Podemos

Au fond, la FI est confrontée à des difficultés semblables à celles que connaît Podemos en Espagne. Après une ascension spectaculaire en 2014 et 2015, ce mouvement a marqué le pas, puis a commencé à décliner. Aux élections législatives d’avril dernier, Unidos Podemos (coalition avec le PC) a subi un nouveau revers : 3,7 millions de voix contre 5 millions en 2016. Ce revers est la conséquence évidente d’un virage à droite de la direction de Podemos. Ces deux dernières années, elle ne cesse de moduler et modérer son discours dans l’espoir de trouver un accord avec le PSOE et, ainsi, de participer à son gouvernement. Sa position lamentable sur la question catalane est l’une des expressions de ce virage à droite.

Bien sûr, il y a des différences concrètes entre les dynamiques actuelles de la FI et de Podemos. Le contexte et les erreurs ne sont pas exactement les mêmes. Par exemple, le virage à droite de Podemos est lié à son attitude à l’égard du PSOE – question qui se pose moins pour la FI, compte tenu de l’état du PS français. Mais le processus fondamental est le même : en perdant en radicalité – autrement dit, en virant à droite –, Podemos et la FI ont démobilisé une partie significative de leurs bases.

Encore une fois, nous ne disons pas que c’est le seul facteur. Mais c’est un facteur important, qui n’a rien d’accidentel ou de conjoncturel. Et si cet obstacle n’est pas levé, il continuera de peser lourdement sur l’avenir de la FI.

La direction de la FI

Notre conclusion est simple : la FI doit virer à gauche. Elle doit renouer avec la radicalité qui avait fait son succès en 2017. Mieux : elle doit développer cette radicalité, car ces deux dernières années la radicalisation politique des masses s’est elle-même développée. Le mouvement des Gilets jaunes, en particulier, fut une immense école politique où des millions de jeunes et de travailleurs ont aiguisé leur critique du capitalisme et de son Etat.

Qu’en pense la direction de la FI ? Plusieurs cadres dirigeants ont livré leur analyse des élections européennes. L’ensemble n’est pas homogène : il y a des différences d’appréciation plus ou moins marquées. Ici, nous n’analyserons pas ces différences. Nous nous limiterons au point de vue de Jean-Luc Mélenchon et du nouveau coordinateur de la FI, Adrien Quatennens, qui vont dans le même sens.

Adrien Quatennens Dans un texte publié au lendemain de la dernière Assemblée représentative de la FI, Quatennens écrit : « Ce week-end, il nous fallait achever d’absorber, de comprendre, d’analyser et de tirer ensemble des conclusions de la situation politique un mois seulement après le choc des européennes. Traditionnellement sans doute, il y a chez le militant de notre courant politique un réflexe rarement partagé avec autant d’ardeur dans les autres formations, qui consiste à chercher les circonstances d’un accident uniquement dans sa conduite personnelle. Bien sûr, il fallait en dresser le bilan. Mais comment ne pas voir que la situation politique au sortir de l’élection européenne dépasse largement le sort particulier réservé à cette occasion à La France Insoumise ? Oui, peut-être aurions-nous pu mieux dire ou mieux faire ceci ou cela. Il n’empêche, le revers pour nous n’est pas français, mais européen. Partout sur le continent, les formations amies reculent et l’extrême droite progresse ».

Ces quelques lignes formulent trois fois la même erreur. Premièrement : non, le résultat de la FI n’est pas un « accident » ; c’est au contraire un sérieux avertissement, qui appelle donc des modifications dans la politique de la FI. Deuxièmement : si la plupart des « formations amies » de la FI en Europe (Podemos, Die Linke, etc.) ont reculé, elles aussi, c’est précisément une conséquence de ce même défaut de radicalité dont la FI a pâti (on l’a vu plus haut dans le cas de Podemos) [2]. Troisièmement : déclarer que, « peut-être », la direction de la FI aurait « pu mieux dire ou mieux faire ceci ou cela », c’est minimiser la responsabilité de la FI dans ses propres difficultés – et faire la part trop belle aux conditions objectives. D’ailleurs, tout au long de son texte, Quatennens n’explicite ni le « ceci », ni le « cela », comme si c’était sans importance, au fond.

La dynamique de classe

Ce faisant, le nouveau coordinateur de la FI prolonge l’analyse de Mélenchon, qui l’a formulée dans son discours de clôture de l'Assemblée représentative de la FI le 23 juin.

Un passage de ce discours nous paraît très significatif, car il révèle sinon la cause, du moins la justification théorique de la modération programmatique de la FI. Dans ce passage, Mélenchon lie le résultat électoral de la FI à l’état d’esprit des différentes couches sociales qui constituent « le peuple » : « une de ses fractions est saoulée de misère. Son seul projet consiste à vivre le lendemain et la semaine d’après, à remplir le frigo pour la fin de la semaine (…). Et puis l’autre fraction, un peu mieux installée, est folle de peur de perdre le peu qu’elle a. Et encore à l’autre bout, il y a ces classes sachantes qui, dans le moment, jouissent de revenus suffisants pour vivre, et qui se figurent que tout pourrait s’arranger sans qu’on ne change rien. Et le gouffre s’est ouvert parmi ces 90 % qui font face à l’oligarchie. (…) Voilà la racine de notre difficulté : nous avons le plus grand mal à construire une transversale, une cause commune, entre des catégories sociales aussi éclatées et qui se font une représentation de leur futur aussi diverse. Voilà où est notre difficulté. Dans la campagne des élections présidentielles, nous avons réussi à tracer ce projet qui fédérait. Nous n’y sommes pas parvenus dans l’élection européenne ». Dans son texte, Quatennens reprend cette idée en soulignant la nécessité, pour la FI, de « chercher le point de jonction entre les classes populaires et les classes moyennes ».

Il n’y a rien de nouveau dans ce raisonnement. Il est vieux comme le réformisme et peut se résumer ainsi : « pour gagner les classes moyennes, il faut avancer un programme modéré, qu’elles peuvent accepter. Un programme trop radical les effrayerait ». Voilà toute la sagesse que recouvrent les termes de « jonction » et de « transversale ». Or, dans la pratique, cela ne fonctionne pas – du moins pas aux époques de crise du capitalisme. Et pour cause : en essayant de gagner les classes moyennes au moyen d’un programme modéré, on perd une partie des couches les plus radicalisées du salariat, comme le score de la FI aux européennes suffit à le montrer. Quant aux classes moyennes, elles ne sont pas homogènes : ses couches supérieures se tournent vers la droite, en général, cependant que ses couches inférieures sont de plus en plus disposées, sous l’impact de la crise, à soutenir un programme radical.

Mélenchon évoque les diverses « représentations de leur futur » que se font les différentes classes sociales. Mais dans un contexte de profonde crise économique, politique et sociale, ces « représentations » sont sujettes à de brusques et violentes oscillations. A vrai dire, la fraction la plus précaire et la plus opprimée des classes moyennes ne sait plus très bien comment se représenter son avenir, car la crise du capitalisme balaye ses certitudes. Elle se tourne alors successivement vers la droite et vers la gauche, à la recherche frénétique d’une solution à ses problèmes croissants. Elle se méfie de plus en plus des programmes modérés et pondérés, car ce sont de tels programmes qui l’ont menée au bord du gouffre.

Bien sûr, une importante fraction des classes moyennes reste encore accrochée à ses vieilles illusions. Mais à ce compte, on peut en dire tout autant de larges sections du salariat. Les masses ne se radicalisent pas en bloc et en 24 heures. Ce qui importe, c’est de comprendre le caractère inéluctable du processus de radicalisation qui se développe dans le salariat et dans la masse des classes moyennes (comme l’a bien signalé le mouvement des Gilets jaunes). C’est sur cette perspective que la FI doit fonder sa politique. Mieux : elle peut et doit jouer un rôle actif dans ce processus, au moyen d’un programme offensif et anti-capitaliste. A défaut, c’est l’extrême droite – spécialisée dans la démagogie « anti-système » – qui en profitera.

Prenons un exemple concret. La campagne contre la privatisation d’ADP est l’occasion de dénoncer toutes les privatisations de ces 30 dernières années – et leurs conséquences catastrophiques sur les plans social, industriel et environnemental. La lutte contre la privatisation d’ADP pourrait être le point de départ d’une campagne de la FI pour la renationalisation de grandes entreprises partiellement ou entièrement privatisées : Air France, EDF, GDF, Total, Airbus, Thalès, France Télécom, les autoroutes, les banques, etc.

Cette campagne rencontrerait un puissant écho dans le mouvement ouvrier (et renforcerait les liens – beaucoup trop faibles – entre la FI et les bases syndicales). Mais elle gagnerait aussi le soutien d’une fraction significative des classes moyennes, où la colère contre les mastodontes du CAC 40 n’est pas moins vive que dans le salariat. Bien sûr, une partie des classes moyennes – surtout dans ses couches supérieures – hurlerait à « l’extrémisme », de concert avec la bourgeoisie et ses médias. Mais reculer devant les préjugés et les hurlements du petit-bourgeois, sous prétexte de chercher une « cause commune » avec lui, ce serait se condamner à l’impuissance.

Le programme et la stratégie

D’après tout ce qui précède, il est clair que la stratégie de la FI doit être subordonnée à son programme. Sur la base d’un mauvais programme (d’un programme trop modéré), il ne peut pas y avoir de bonne stratégie. Aussi est-il vain, par exemple, de débattre sans fin sur le thème : « doit-on encore se réclamer de la gauche – ou doit-on seulement se réclamer du peuple ? »

Les masses ne nourrissent aucun fétichisme à l’égard des mots, que l’expérience leur a appris à bien distinguer des choses. En l’occurrence, elles ont appris, ces 35 dernières années, que des dirigeants « de gauche » peuvent mener une politique de droite, une fois au pouvoir. Le problème n’est donc pas « la gauche » en général, mais ces dirigeants de gauche, qui ont capitulé, trahi, renoncé à transformer la société. En conséquence, il ne suffira pas de changer d’étiquette et d’y inscrire le mot « peuple », au lieu du mot « gauche », pour convaincre les masses que, cette fois-ci, elles ne seront pas trahies. Elles jugeront, comme toujours, non d’après les étiquettes, mais d’après les programmes et, surtout, d’après les actes.

Moins le débat stratégique est lié à la question du programme, plus il sombre dans l’abstraction. De la « fédération populaire » de Mélenchon au « big-bang de la gauche » de Clémentine Autain, toutes sortes d’usines à gaz nous sont proposées. Nous n’allons pas ici rentrer dans le détail de ces abstractions. Relevons juste qu’avec son « big-bang de la gauche », Clémentine Autain a poussé le concept d’usine à gaz jusqu’à son terme logique : l’explosion totale.

Sur la base d’un programme radical, anti-austéritaire et anti-capitaliste, la question stratégique se résout assez simplement. Donnons-en la formule générale : la FI doit rejeter toute alliance électorale avec des forces politiques qui sont ou ont été associées avec les politiques d’austérité, directement ou indirectement. C’est le cas du PS, bien sûr. Mais c’est aussi le cas des Verts. Enfin, il ne peut être question de faire des alliances avec le PCF tant que celui-ci continue de s’allier avec le PS (et les Verts). Il faut rompre la chaîne infernale des alliances avec des forces qui, sans cesse, regardent vers la droite (le PCF regarde vers le PS, qui regarde vers le « centre », qui regarde vers la « droite dure », etc.).

La structuration de la FI

La récente Assemblée représentative de la FI a décidé d’un certain nombre de modifications dans la structuration interne du mouvement. Elles vont peut-être dans le bon sens, mais sont à coup sûr très insuffisantes au regard de ce qui est nécessaire – et attendu par beaucoup de militants de la FI, qui déplorent la désorganisation du mouvement, sur le terrain.

Dès le lendemain de la présidentielle d’avril 2017, nous avons insisté sur la nécessité d’aller vers la transformation de la FI en un parti, avec son système de cotisations, ses Congrès, ses directions locales et nationales élues, responsables et révocables. Une fois de plus, cette perspective a été fermement écartée par la direction de la FI – et notamment par Mélenchon et Quatennens. Ce dernier écrit : « L’essentiel des insoumis qui nous rejoignent chaque mois fuiraient en l’espace d’un instant si nous appuyions sur le bouton qui consisterait à transformer La France Insoumise en parti avec ses tendances, ses perdants, ses gagnants et toute l’énergie qu’il faut employer à l’intérieur et non pas à l’extérieur comme les enjeux du moment l’exigent. » Dans son discours, Mélenchon va dans le même sens : « Ce mouvement restera un mouvement. Il ne peut pas être un parti politique. Ceux qui aspirent au retour des délices de la bataille pour les virgules, des plateformes où les meilleurs amis s’entre-égorgent dans les couloirs, se sont trompés d’adresse. »

On le voit, Mélenchon et Quatennens réduisent les partis à leurs luttes internes. Or des luttes internes – « pour des virgules », mais pas seulement – éclatent aussi dans les mouvements, y compris dans la FI. Dans un parti, cependant, des mécanismes démocratiques permettent de trancher les débats, alors que dans un mouvement ces luttes se développent à l’abri du contrôle démocratique des militants. Ce n’est pas mieux.

Il est vrai que dans un parti tel que le PS, l’appareil bureaucratique neutralise les mécanismes démocratiques et impose d’étroites limites au contrôle de l’organisation par sa base militante. Mais cette bureaucratisation n’est pas une conséquence fatale de la structuration en parti ; elle est une conséquence de la pression du capitalisme sur les sommets du parti. Est-ce qu’un mouvement est moins exposé à cette pression ? Pas du tout. Il l’est même davantage, en un sens, puisqu’aucun mécanisme démocratique formel ne permet à la base militante de contrecarrer les pressions (idéologiques et matérielles) du capitalisme. [3]

Le fait est que trois ans après la création de la FI, l’absence de structures solides et de mécanismes démocratiques formels – ceux d’un parti – a un impact négatif sur son développement comme force militante et agissante. Quatennens redoute que la plupart des insoumis quittent la FI si elle se transforme en parti. Nous ne voyons pas pourquoi il en irait ainsi. Par contre, ce que nous voyons depuis deux ans, sur le terrain, c’est un gâchis de forces militantes, des camarades qui jettent l’éponge face à la désorganisation du mouvement, à l’isolement des groupes d’action et à l’absence de mécanismes de contrôle de la direction par la base.

Quatennens se félicite du fait que la FI compte « un demi-million de signataires et des milliers de groupes d’action ». Combien de milliers, précisément ? Combien sont actifs ? Combien ne le sont pas ? Sur quels effectifs de militants actifs la FI peut-elle compter ? On ne le sait pas. Les dirigeants eux-mêmes le savent-ils ? Pour cela, il faut des structures qui font régulièrement remonter les informations du local au national. De manière générale, l’amateurisme organisationnel de la FI a un effet démoralisant sur bien des militants qui s’efforcent de construire le mouvement.

Enfin, au-delà des militants, les masses elles-mêmes ne sont pas indifférentes à cette question. Elles jugent une organisation sur son programme, ses idées et ses actes, mais aussi sur sa démocratie interne et ses forces militantes. On ne trouve aucun enthousiasme, dans les masses, pour la « forme mouvement ».

Cette question n’est donc pas purement organisationnelle. Elle est d’abord politique. Il est impossible de développer une force militante massive et efficace sur la base des structures lâches, informelles, d’un mouvement. Or, dans les années qui viennent, la FI aura besoin d’une force militante massive et efficace. Ce sera un avantage décisif dans sa lutte pour la conquête du pouvoir. A défaut, ce sera un obstacle de taille.


[1] Lire notre critique marxiste du programme de la FI.

[2] A noter que parmi les rares exceptions figure le Parti des Travailleurs de Belgique (PTB), qui est justement perçu comme très radical. Aux élections européennes, le PTB est passé de 3,5 % en 2014 à 5,7 % cette année. Aux élections fédérales, qui se tenaient en même temps, sa progression est encore plus nette : de 3,7 % à 8,6 %.

[3] Sur cette question, lire notre article publié dans la foulée de la Convention nationale de décembre 2017.