Ces dernières semaines, la question de l’immigration a donné lieu à de vifs échanges entre les directions respectives de la France insoumise (FI), du PCF et du NPA. Plus précisément, les dirigeants du PCF et du NPA accusent Mélenchon de faire des concessions au discours anti-migrant de la droite et de l’extrême droite.

Ce débat vire parfois à l’invective et n’est pas exempt d’arrière-pensées électoralistes, en particulier du côté de la direction du PCF, qui redoute une débâcle aux prochaines élections européennes – et voit dans la FI son principal concurrent, à gauche. Par ailleurs, même si les travailleurs les plus conscients s’intéressent à la question de l’immigration, ils attendent surtout de la « gauche radicale » qu’elle offre des perspectives et des solutions pour en finir avec Macron et sa politique réactionnaire. Or le débat sur l’immigration, tel qu’il est mené à ce jour, est beaucoup trop déconnecté de cette aspiration.

Cela étant dit, ce débat a au moins le mérite d’obliger les militants à réfléchir à la façon dont le mouvement ouvrier doit répondre – en parole et en actes – à la politique et à la propagande nationalistes des politiciens bourgeois. Dans notre lutte contre le capitalisme, une position correcte sur cette question est indispensable. Il faut défendre un point de vue de classe, internationaliste et révolutionnaire.

L’hypocrisie des capitalistes

Mélenchon affirme que « le patronat utilise la main-d’œuvre sans-papier pour la maltraiter et la sous-payer », ce qui lui permet, au passage, « de peser sur le salariat organisé ». C’est un fait connu de longue date. Et ce n’est qu’un élément de l’équation. La bourgeoisie française joue sur plusieurs tableaux en même temps. Dans le contexte économique et politique actuel, elle n’a pas intérêt – de son point de vue – à ouvrir largement les frontières du pays aux migrants. Mais elle veut bien, quand même, de la main-d’œuvre étrangère hautement qualifiée dont la formation ne lui a rien coûté. Surtout, elle n’a aucun scrupule à exploiter brutalement les sans-papiers – tout en stigmatisant les mêmes sans-papiers à des fins de diversion politique.

Il faut donc dénoncer l’hypocrisie, le double jeu permanent des politiciens de droite. Par ailleurs, il faut sans cesse rappeler la responsabilité des interventions impérialistes – notamment françaises – dans la crise des réfugiés, qui voit des millions de familles fuir leur pays en guerre ou en ruine. Les impérialistes sont les véritables responsables de cette situation.

« Libre installation »

Jusque-là, les dirigeants de la FI, du PCF et du NPA sont plus ou moins d’accord. La principale divergence porte sur les mots d’ordre que la gauche doit défendre – et singulièrement sur le mot d’ordre de « libre installation » (ou « libre circulation »), qui rejette toute restriction légale à l’immigration. Mélenchon n’accepte pas ce mot d’ordre – que défendent, par contre, les directions du NPA et du PCF.

Nous pensons que ce mot d’ordre est juste (même s’il est en lui-même insuffisant). En aucun cas le mouvement ouvrier ne doit soutenir des mesures qui sélectionnent les migrants suivant tels ou tels critères, quels qu’ils soient. Ce n’est pas une question de principe moral ; c’est une question de classe : nous ne devons pas accepter que les capitalistes décident quels travailleurs restent ou ne restent pas en France. Tout recul dans ce domaine ne peut que faire le jeu politique de la classe dirigeante. Il faut expliquer que la France est assez riche pour donner du travail, un logement et des conditions de vie dignes aux migrants et à l’ensemble des travailleurs du pays. Le vrai problème, ce n’est pas les migrants qui veulent s’installer en France ; c’est le chaos du capitalisme en crise et les politiques d’austérité des gouvernements successifs.

La droite et l’extrême droite cherchent à tromper les travailleurs et les chômeurs en leur disant : « Il n’y a déjà pas assez de travail et de bons logements pour vous ; on ne va pas en donner aux étrangers ! » A cela, le mouvement ouvrier doit répondre avec fermeté : « Mensonge ! En France, des grands groupes capitalistes possèdent des centaines de milliers de logements et de bureaux laissés vacants à des fins spéculatives. Il faut les réquisitionner. Et on peut créer des millions d’emplois, à condition de s’en prendre au pouvoir économique de la classe dirigeante. »

Lénine expliquait que « la question nationale est une question de pain », en dernière analyse. C’est le cœur du problème. La propagande nationaliste prospère sur le manque de pain. C’est pourquoi le mot d’ordre de « libre circulation » est juste mais insuffisant, en lui-même. Il est abstrait et peu convaincant, aux yeux de beaucoup de travailleurs, s’il n’est pas fermement lié à la lutte pour régler la question « sociale ». Dans le contexte actuel, celui d’une profonde crise économique, cela signifie une lutte pour l’expropriation des capitalistes et la transformation socialiste de la société. S’ils ne remettent pas en cause le pouvoir économique et politique de la classe dirigeante, les appels abstraits à « ouvrir nos frontières » n’auront pas beaucoup d’impact sur la conscience des couches les plus exploitées et opprimées de la population.

La direction de la FI a tort de ne pas défendre le mot d’ordre de « libre installation ». Mais les dirigeants du NPA, et surtout ceux du PCF, défendent mal ce mot d’ordre, car ils ne le lient pas à la lutte pour la transformation socialiste de la société. Et pour cause : ils ne défendent pas un programme révolutionnaire. Ils n’expliquent pas la nécessité de rompre avec le capitalisme et de réorganiser la société sur des bases socialistes [1]. Dès lors, le mot d’ordre de « libre installation » apparaît comme une position de principe abstraite. Or les victimes du capitalisme ne veulent pas des principes ; ils veulent des solutions.

Solidarité de classe

Le mot d’ordre de « libre installation » doit prendre place dans un programme offensif qui vise à éliminer l’exploitation, le chômage, la précarité et tous les fléaux du capitalisme. Mais il doit aussi se décliner, sur le terrain, dans des mobilisations concrètes pour unir tous les travailleurs. On ne doit pas permettre au patronat de sous-payer et surexploiter la main-d’œuvre immigrée. Tous les travailleurs, quelle que soit leur origine, doivent bénéficier des mêmes droits. Les nombreuses luttes qui ont été menées, ces dernières décennies, pour la régularisation des sans-papiers, sont emblématiques de ce combat. Elles sont une excellente illustration de l’internationalisme ouvrier en acte.

Le mouvement ouvrier – et d’abord les organisations syndicales – ont la responsabilité de lutter contre toute tentative de diviser notre classe suivant des lignes nationales. Les syndicats doivent s’efforcer d’intégrer les travailleurs immigrés dans leurs rangs. Il faut unir les salariés français et étrangers par de puissants liens de solidarité de classe. Cela vaut pour les salaires et les conditions de travail, mais aussi pour l’accès au logement, à l’éducation et à la santé. Aucune forme de discrimination ne doit être tolérée.

« Traiter les causes de l’immigration » ?

C’est l’un des principaux arguments de Mélenchon : « il faut traiter les causes de l’immigration ». Les dirigeants de la FI soulignent – à juste titre – que les migrants qui se pressent aux frontières de l’UE ont été chassés de leurs pays par les guerres et la pauvreté. Pour résoudre la crise migratoire, explique Mélenchon, il faut donc en finir avec les guerres et la pauvreté qui ravagent ces pays.

Cet argument pose deux problèmes. Premièrement, la crise migratoire est une réalité immédiate qui appelle des réponses immédiates du mouvement ouvrier. C’est une question concrète : que doit faire le mouvement ouvrier, en France, tant qu’il y aura des guerres et de la pauvreté en Afrique et au Moyen-Orient ? Si elle refuse le mot d’ordre de « libre installation », la FI peut bien lutter contre les lois racistes et pour la régularisation des travailleurs sans-papiers (ce qu’elle fait, à juste titre), elle n’en laisse pas moins la porte ouverte à l’acceptation d’une certaine forme de sélection des immigrés.

Dans une interview à L’Obs, début septembre, Djordje Kuzmanovic (FI) a mis les deux pieds dans le plat : « On ne peut pas laisser mourir les gens en Méditerranée, mais si une personne n’est pas éligible au droit d’asile, il faut la renvoyer dans son pays. Et rapidement. » Cette position est inacceptable. Mélenchon a formellement pris ses distances avec cette interview. Mais au fond, les propos de Kuzmanovic poussent jusqu’à sa conclusion logique le rejet du mot d’ordre de « libre installation ».

Deuxièmement, pour « en finir avec les guerres et la pauvreté » qui ravagent de nombreux pays d’Afrique et du Moyen-Orient (entre autres), il faudra une révolution socialiste en Europe et dans les pays en question (entre autres). Car enfin, jusqu’à preuve du contraire, les guerres impérialistes et la pauvreté sont des conséquences inévitables du système capitaliste. Or le programme officiel de la France insoumise, L’Avenir en commun, propose d’en finir avec les guerres en s’appuyant essentiellement sur... l’ONU et le « droit international ». C’est illusoire. L’ONU a toujours été et restera une officine dominée par les puissances impérialistes. Elle est « la cuisine des brigands impérialistes », comme le disait Lénine au sujet de la SDN, l’ancêtre de l’ONU. Cette institution n’a jamais empêché la moindre guerre impérialiste. Par contre, elle en a soutenu beaucoup (première guerre du Golfe, intervention Libye, etc., etc.). Soit dit en passant, la direction du PCF ne dit pas autre chose que la FI, sur ce thème. Tous deux réclament une « démocratisation » de l’ONU, ce qui est aussi réaliste que de réclamer une « démocratisation » du FMI, de la Banque Mondiale ou du Pentagone.

Au fond, les erreurs de la FI sur la question de l’immigration sont directement liées au caractère réformiste de son programme. Or le programme général du PCF et du NPA est également réformiste, ce qui donne un caractère souvent abstrait à leur position sur l’immigration. Sur cette question comme sur toutes les autres, il n’y aura pas de solution durable sur la base du capitalisme. L’internationalisme ouvrier ne prend tout son sens que dans la perspective d’une révolution socialiste se développant à l’échelle mondiale. Cela peut ne pas sembler « pratique », mais c’est la seule voie. Toutes les autres sont des impasses.


[1] Sur les idées et le programme du NPA, lire notre article : L’extrême gauche et Mélenchon : une caricature de sectarisme.