La France est toujours sous le joug de l’état d’urgence, suite aux attentats du 13 novembre 2015. Initialement décrété par le gouvernement pour douze jours, l’état d’urgence a été prolongé de trois mois fin novembre, avec l’accord de l’Assemblée nationale et du Sénat. Puis il a été prolongé une seconde fois en février. La France aura donc vécu au moins six mois dans cette situation politique exceptionnelle, sous prétexte d’un « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » (loi du 3 avril 1955, art. 1). Le gouvernement veut par ailleurs prolonger l’état d’urgence au moins jusqu’à l’été, arguant de la nécessité de protéger l’Euro de football et le Tour de France.

Dès le lendemain de son application, en novembre, cette situation spéciale avait permis aux préfectures d’annuler unilatéralement de nombreux événements culturels et politiques, au motif qu’il était difficile de garantir la sécurité des rassemblements en raison de la menace terroriste. En outre, sous l’état d’urgence, toute manifestation peut théoriquement être considérée comme une « atteinte à l’ordre public ».

Le discours alarmiste du gouvernement, relayé en boucle par les médias, a présenté l’état d’urgence comme une mesure indispensable pour garantir la sécurité des personnes et pour lutter contre le terrorisme. Cet état d’exception renforce les prérogatives de l’appareil répressif de l’Etat au détriment du pouvoir judiciaire et des libertés individuelles, à l’inverse de ce qui est généralement considéré comme acceptable dans un régime démocratique. Ces prérogatives exceptionnelles peuvent se résumer au droit de perquisitionner (à toute heure), d’assigner à résidence, de dissoudre des associations et d’interdire des rassemblements ou manifestations – le tout sans contrôle judiciaire préalable.

Le bilan de la « lutte contre le terrorisme »

Profitant de la fébrilité de l’opinion, le gouvernement a obtenu carte blanche pour, prétendument, « éradiquer la menace terroriste ». Une partie des mesures de l’état d’urgence ont ainsi été constitutionnalisées, tandis que la BAC était dotée d’armes de guerre. Les premiers mois d’état d’urgence ont donné l’occasion à l’Etat d’assumer au grand jour et sans honte des pratiques liberticides et racistes. Les perquisitions n’ayant plus besoin d’être justifiées par la police auprès d’un juge, elles ont été nombreuses et agressives, en particulier à l’encontre des minorités. Tout cela a débouché sur peu de résultats en matière de démantèlement de réseaux terroristes. Amnesty International a dénombré 3210 perquisitions entre le 14 novembre et le 4 février – et une seule mise en examen pour terrorisme.

Les objectifs réels de l’état d’urgence

Plus l’état d’urgence se prolonge, plus le contraste est flagrant entre le discours résolument alarmiste et les éléments objectifs justifiant ces mesures. Le nombre de perquisitions et d’assignations est en très nette baisse depuis la deuxième prolongation. Les dissolutions de manifestations ne sont pour l’heure presque pas appliquées, même si cela pourrait changer à l’avenir. La raison en est que la promulgation de l’état d’urgence, en novembre, avait surtout un caractère de propagande, visant à rassurer l’opinion sur la réactivité du gouvernement – et, surtout, à créer un climat politique favorable à des attaques contre le mouvement ouvrier (la loi Travail, par exemple).

C’est que l’état d’urgence n’a pas été spécifiquement conçu pour éviter les attaques terroristes, mais pour réprimer les « troubles à l’ordre public » en général. Maintenir l’état d’urgence sur une longue période, c’est donc donner à l’Etat le droit formel d’empêcher l’expression des contestations sociales qui couvent à l’intérieur du pays. C’est le rôle historique véritable de cette loi, décrétée dans des contextes bien spécifiques : durant la guerre d’Algérie (en 1955, 1958 et 1961) et la révolte des banlieues de 2005.

Pourquoi les manifestations ne sont-elles pas interdites ?

Depuis le début du mouvement contre la loi Travail, des centaines de milliers de personnes ont pourtant manifesté dans les rues de nos villes, de jour comme de nuit. François Fillon est d’ailleurs monté au créneau en déclarant, à propos des Nuits Debout, qu’il était « profondément choqué qu’on ait d’un côté l’état d’urgence, et que de l’autre on tolère ce type de rassemblement ». De fait, pourquoi le gouvernement n’interdit-il pas les rassemblements et manifestations, comme il aurait la possibilité « légale » de le faire ?

D’une part, l’Etat réprime le mouvement social sans avoir besoin de recourir aux prérogatives exceptionnelles de l’état d’urgence. La jeunesse mobilisée est la cible d’une répression policière systématique, délibérée et commanditée au plus haut niveau de l’Etat. Des provocateurs infiltrent les cortèges. De nombreuses vidéos ont circulé qui attestent de cette violente répression des lycéens et étudiants. Cela n’a rien de nouveau, bien sûr. En 2010, déjà, lors des manifestations contre la réforme des retraites, la violence policière avait été dénoncée. Même si une partie des représentants des forces de l’ordre voient dans l’état d’urgence une forme de légitimation de leurs pratiques agressives, ils ne l’ont pas pour autant attendu pour se sentir au-dessus des lois.

D’autre part, le gouvernement dispose d’un outil encore plus efficace que la répression pour limiter les mouvements de contestation sociale : la complicité des dirigeants réformistes du mouvement syndical. Ceux-ci redoutent – au moins autant que le gouvernement et les capitalistes – que la contestation débouche sur un mouvement d’ampleur et qui échapperait à leur contrôle. Aussi s’efforcent-ils de réduire le mouvement à une série de grandes « journées d’action » sans danger pour le pouvoir.

Enfin, le gouvernement connaît les risques d’une répression trop brutale du mouvement. La classe politique a toujours en mémoire qu’en mai 68, c’est une intervention policière dans l’université de la Sorbonne, alors occupée par quelques centaines d’étudiants, qui a fait naître une vague de mobilisation de solidarité, aboutissant à un mouvement de masse et à une situation révolutionnaire. Même si l’Etat, dans son rôle premier, est un appareil de contrainte, ce serait un très mauvais calcul de le montrer trop ouvertement aujourd’hui. Surtout, l’interdiction de manifester au motif de « l’état d’urgence », aujourd’hui, serait perçue comme une provocation et ne serait pas suivie d’effets : les manifestations auraient tout de même lieu. Et l’autorité de l’Etat en sortirait très affaiblie.

Levée de l’état d’urgence !

Tout cela ne veut pas dire que l’état d’urgence ne sera jamais utilisé contre des mouvements sociaux. Le gouvernement pourrait y recourir si un mouvement de contestation dépassait ce qui peut être réduit ou domestiqué par les moyens habituels. C’est pour cette raison que le mouvement ouvrier doit combattre l’état d’urgence et toutes les lois répressives, et dénoncer les violences policières, quelles qu’elles soient.

Aujourd’hui, « l’esprit Charlie » et les hommages rendus aux policiers au lendemain des attentats ont laissé place, pour une bonne partie de la population, à une contestation du gouvernement et du système. L’état d’urgence et la violence policière sont largement critiqués. Alors que l’Etat réduit tous ses budgets, l’appareil répressif engloutit des sommes astronomiques, sous prétexte d’urgence sécuritaire. Mais ces arguments ne fonctionnent plus. Au sein même des forces de l’ordre, des tensions liées au surmenage se font sentir. Les mesures d’exception ne seront plus tenables très longtemps sur le terrain. Le gouvernement Valls est parvenu à changer la Constitution, mais son projet de réforme de la procédure pénale, qui visait à inclure dans la loi plusieurs dispositions qui sont seulement prévues dans l’état d’urgence, s’est soldé par un échec.

Le gouvernement s’est engagé lui-même dans une impasse. La levée de l’état d’urgence lui posera plus de problèmes qu’elle n’en résoudra, car le risque de menace terroriste n’est pas moins élevé aujourd’hui qu’en novembre. Lever l’état d’urgence reviendrait à admettre qu’il ne sert en rien la lutte contre le terrorisme, mais qu’il est une arme contre le mouvement ouvrier et nos droits démocratiques.

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