Cet article a été écrit en juillet 2015, c’est-à-dire avant la démission de Tsipras et la scission de Syriza. Nos camarades grecs ont suivi l’aile gauche de Syriza et militent désormais dans l’Unité Populaire.


Les organisations du Front de Gauche ont joué un rôle central dans les mobilisations de solidarité avec le peuple grec qui ont eu lieu dans de nombreuses villes de France, ces six derniers mois. Dans L’Humanité et d’autres médias, elles ont dénoncé le chantage de la troïka, sa stratégie d’asphyxie économique de la Grèce et sa volonté de briser toute perspective d’en finir avec l’austérité en Europe. Elles ont décrit dans le détail la situation catastrophique de la Grèce, les conséquences concrètes des politiques d’austérité de ces cinq dernières années, et la rapacité des banques et des grands capitalistes. Face au ralliement de la droite et du PS aux exigences criminelles de la troïka (sans parler de la flagrante démagogie du FN), le Front de Gauche a permis qu’un autre discours soit entendu et que le soutien au peuple grec s’exprime dans la rue.

La situation en Grèce n’en suscite pas moins de profonds débats au sein du Front de Gauche. Dans ce débat, Révolution a systématiquement défendu la position de notre Internationale, la TMI, et de sa section grecque, la Tendance communiste de Syriza. Il n’y a pas de solution à la crise grecque – à l’intérieur comme à l’extérieur de la zone euro – sur la base du capitalisme : tel est le cœur de notre position. La seule alternative progressiste à l’enfer actuel, en Grèce, c’est la rupture avec la troïka, la répudiation de la dette, la nationalisation des banques et des grandes entreprises, une planification socialiste et démocratique de la production – et un appel aux travailleurs d’Europe pour qu’ils viennent en aide au peuple grec en suivant son exemple.

De nombreux camarades du Front de Gauche se demandent si ce programme – celui d’une révolution socialiste – n’est pas trop radical ou trop incertain pour l’avenir de la Grèce. Comme militants du Front de Gauche, nous connaissons bien les doutes qui existent à ce sujet. Ils sont alimentés par les dirigeants du Front de Gauche eux-mêmes. A plusieurs reprises, Mélenchon a explicitement et publiquement écarté l’idée d’une révolution socialiste, en Grèce comme ailleurs [1]. Quant à Pierre Laurent, s’il n’a pas eu besoin d’écarter cette idée, c’est peut-être parce qu’elle ne lui a pas traversé l’esprit. Toujours est-il qu’il ne l’évoque jamais.

Dans les deux cas, le résultat est le même : cette perspective n’est pas même débattue par les dirigeants du PCF et du PG. En conséquence, leur position sur la Grèce évolue dans les limites du capitalisme et de ses possibilités, dans le contexte d’une crise sans précédent depuis les années 30. Nous tenterons de démontrer ici que c’est la racine des erreurs des dirigeants du Front de Gauche sur la question grecque.

L’élection de Tsipras

La victoire de Syriza a soulevé une vague d’enthousiasme et d’espoir dans la jeunesse et la classe ouvrière d’Europe – et au-delà. Par leur vote, les masses grecques infligeaient une défaite à la troïka et exigeaient la fin des politiques d’austérité. Ceci n’a pas échappé aux travailleurs d’Europe qui, partout, étouffent sous les plans de rigueur et les contre-réformes.

Le programme électoral de Syriza contenait d’excellentes réformes. Elles auraient permis, entre autres, de soulager immédiatement la souffrance des masses grecques. Or six mois plus tard, ces mesures progressistes n’ont pas seulement été balayées ; elles ont été remplacées, dans l’accord de Bruxelles, par de nouvelles contre-réformes draconiennes, appuyées par un vote du parlement grec, sous la pression implacable de la troïka. Cette possibilité avait-elle été envisagée par la direction du Front de Gauche ? Malheureusement pas. Dès décembre 2014, lorsque les sondages annonçaient la victoire de Syriza, Mélenchon écrivait dans une note de blog : « Enfin ! La chaine va craquer. La Grèce va se libérer de l’odieuse Troïka européenne. » Il est vrai qu’il y annonçait le début « d’un terrible bras de fer » entre le gouvernement grec et la troïka. Mais il n’indiquait pas les conditions d’une victoire du gouvernement grec, dans ce bras de fer, et concluait son billet ainsi : « Enfin ! La chaîne va craquer. 2015 peut être le commencement de la libération du vieux continent ! Merci la Grèce ! Aujourd’hui Athènes demain Madrid. Vivement Paris ! » La tonalité était à peu près la même dans la direction du PCF.

Pouvait-on anticiper la possibilité de l’accord de Bruxelles, c’est-à-dire d’un nouveau plan de rigueur drastique voté par le parlement grec, sous l’autorité de Tsipras lui-même ? Oui. A la veille des élections de janvier, nous écrivions dans un éditorial : « Le bras de fer qui a commencé ne peut se terminer que de deux manières : soit le gouvernement de Syriza capitule sous la pression, renonce à l’essentiel de ses réformes et sombre dans la gestion de la crise ; soit il échappe au chantage en contre-attaquant de la seule façon possible, en nationalisant les banques et les grands groupes du pays, c’est-à-dire en mettant le socialisme à l’ordre du jour en Grèce. »

La capitulation de Tsipras était une possibilité évidente, compte tenu de la stratégie de la direction de Syriza, qui reposait sur la perspective illusoire d’un « accord » entre les mesures progressistes de son programme et les créanciers de la Grèce, Allemagne en tête. Il était évident que, pour des raisons économiques et politiques, la troïka allait chercher à écraser le gouvernement de Syriza, à l’humilier. Or, le gouvernement de Syriza s’est lié corps et âme à la perspective d’un accord « juste » et « honorable » avec la troïka, voire d’une division parmi ses créanciers, voire même d’une aide de la Chine, de la Russie – tout ce qu’on voudra, sauf la rupture avec le capitalisme. Les dirigeants du Front de Gauche étaient d’accord sur ce dernier point. N’ayant pas, dès lors, de perspectives plus crédibles à proposer, ils n’ont pas soulevé le moindre doute sur la stratégie de Tsipras. Ils ont au contraire renforcé les illusions dans cette stratégie. Ils ont pratiquement passé sous silence l’opposition interne qui s’est développée, au sein de Syriza, après « l’accord » du 20 février. Aujourd’hui encore, malgré l’accord de Bruxelles, la direction du PCF balaye toute critique de la politique menée par Tsipras – et place la responsabilité de l’accord de Bruxelles sur la seule troïka, en expliquant que Tsipras, de son côté, « n’avait pas le choix ».

Le « plan B » du Parti de Gauche

Depuis l’accord de Bruxelles, la situation a un peu évolué dans la direction du Parti de Gauche. Elle a commencé à critiquer explicitement la stratégie de Tsipras. Dans un article publié le 16 juillet, Eric Coquerel et Danièle Simmonet expliquent : « Dans les faits, un parlement a fini par déjuger un peuple comme le congrès des parlementaires français avait imposé en 2007 le traité de Lisbonne battu, sous le nom de TCE, par le référendum du 29 mai 2005. Sauf que cette fois-ci ce sont les tenants du Non, les “nôtres”, qui ont ensuite permis au oui de revenir par la fenêtre parlementaire. » C’est exact. Ils ajoutent : « L’erreur du gouvernement d’Alexis Tsipras est de ne pas avoir prévu de plan B ». Critique bienvenue, mais bien tardive. Où était « le plan B » du Parti de Gauche pour la Grèce, ces six derniers mois ? Aucun n’a été formulé. Le « plan A » – les négociations avec la troïka – jouissait de l’appui sans réserve des dirigeants du PG. Pourquoi ne pas avoir prévenu plus tôt le gouvernement grec de la nécessité d’élaborer une alternative à l’impasse des négociations avec la troïka ?

La réponse est que les dirigeants du PG n’avaient pas vraiment de plan B pour la Grèce – et n’en ont toujours pas. Plus précisément, ils considèrent que du fait de son faible poids économique, la Grèce n’a pas les moyens d’affronter « l’ennemi principal » : le gouvernement allemand. Tel est d’ailleurs l’un des principaux messages du dernier livre de Mélenchon, Le hareng de Bismarck : c’est à de « grandes puissances » européennes – et d’abord à la France – que reviendrait la mission de faire échec à la politique réactionnaire du gouvernement allemand. La résolution des problèmes grecs (entre autres) en découlerait. Cette approche est reprise dans l’article des deux dirigeants du PG que nous venons de citer. Immédiatement après avoir reproché à Tsipras de ne pas avoir élaboré de « plan B », ils ajoutent : « Le pouvait-il vu le rapport de force économique au détriment de la Grèce ? Difficile à dire, nous devrons pour cela échanger rapidement avec nos camarades de Syriza mais aussi de Podemos, à qui nous souhaitons de se retrouver rapidement en charge de leur pays. Par contre, si nous gouvernons demain la France, 2e puissance économique en Europe aux marges de manœuvre infiniment plus élevées que la Grèce, alors oui il serait une faute de ne pas prévoir de plan B. »

Ainsi, c’est le « rapport de force économique » et les faibles « marges de manœuvre » du gouvernement grec qui auraient déterminé l’accord de Bruxelles. Le fait est que sur la base du capitalisme, et donc dans le cadre des « négociations » avec la troïka, le gouvernement grec n’avait aucune marge de manœuvre pour mener les réformes progressistes de son programme électoral. Et c’est précisément pour cela que nos camarades grecs ont défendu la nécessité d’une rupture avec la troïka et avec le capitalisme grec. Or, la possibilité d’une telle rupture – la « marge de manœuvre » pour le faire – n’est pas directement déterminée par le poids économique de la Grèce. C’est d’abord une question politique. Il fallait pour cela mobiliser les jeunes et les travailleurs grecs autour d’un programme révolutionnaire – et le référendum du 5 juillet a bien montré le potentiel révolutionnaire des masses grecques. En retour, une révolution socialiste en Grèce aurait un impact politique colossal, beaucoup plus important que son poids économique relatif dans la zone euro. Elle susciterait un énorme enthousiasme dans toute l’Europe – y compris en Allemagne – et y accélérerait la polarisation politique, précipitant une série de crises révolutionnaires dans d’autres pays du continent.

Les révolutions ne respectent pas les frontières : la jeunesse et les travailleurs arabes nous l’ont bien rappelé en 2011. Le programme de nos camarades grecs est indissociable de leur perspective internationaliste. Une révolution socialiste en Grèce ne resterait pas isolée. Le PIB de la Grèce n’est donc pas un élément décisif de l’équation. Réciproquement, la puissance économique de la France, deuxième PIB de la zone euro, ne signifie pas qu’un gouvernement du Front de Gauche aurait beaucoup plus de « marges de manœuvre » que Tsipras, sur la base du capitalisme français. Dans le contexte actuel, celui d’une crise majeure du capitalisme, les classes dirigeantes française et européenne résisteraient de toutes leurs forces à la mise en œuvre d’un programme de réformes progressistes en France. Le Front de Gauche au pouvoir se trouverait rapidement confronté à une grève des investissements, une fuite des capitaux et une contre-offensive généralisée du grand capital français et européen. Autrement dit, malgré un PIB français dix fois plus important que le PIB grec, un gouvernement du Front de Gauche ferait très rapidement face à la même alternative que Tsipras : rompre avec le capitalisme, nationaliser les banques et les grands leviers de l’économie – ou capituler, renoncer aux réformes progressistes et sombrer dans la gestion du capitalisme en crise.

La question de l’euro

En Grèce comme en France, le débat sur le maintien – ou non – dans la zone euro est emblématique des impasses d’une politique « de gauche » qui ne défend pas la perspective d’une rupture avec le capitalisme. Ce débat existe depuis longtemps au sein du Front de Gauche et de Syriza. La situation en Grèce l’a exacerbé. Or c’est un faux débat, une fausse alternative. Comme nos camarades grecs l’expliquent depuis des années, il n’y a pas de solution aux problèmes des masses grecques – et françaises, allemandes, etc. – sur la base du capitalisme, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la zone euro. Ceux qui affirment le contraire, qu’ils soient ou non partisans de l’euro, se trompent et trompent les travailleurs.

Depuis de nombreuses années, les dirigeants du PCF défendent l’idée d’une « refonte de l’UE », d’une « réforme de la BCE », d’une « réorientation sociale de sa politique monétaire » – bref, exigent des grands capitalistes européens qu’ils mènent une politique progressiste. Ils veulent une « Europe sociale » dans le cadre de l’UE – c’est-à-dire du capitalisme européen, car l’UE n’est rien d’autre que l’organisation politique et économique de la domination du grand capital européen. Et puisqu’ils défendent le cadre capitaliste de l’UE, ils défendent aussi sa monnaie unique. Le 15 juillet, André Chassaigne a pris la parole à l’Assemblée nationale, au nom des députés du Front de Gauche, pour expliquer le rejet de l’accord de Bruxelles par son groupe parlementaire. Il a fustigé – à juste titre – le contenu de l’accord et « la vengeance » de la troïka contre le « non » du peuple grec. Mais il a précisé : « cet accord n’a qu’un seul mérite : celui d’éviter à la Grèce l’exclusion de la zone euro, conformément aux vœux d’une très large majorité de la population grecque. » Au Sénat, le même jour, Pierre Laurent a exprimé la même idée, affirmant que Tsipras était « porteur du mandat de son peuple de rester dans la zone euro ». Il ajoutait : « certains pensent que le Grexit ne serait plus qu’un moindre mal. Je ne le crois pas. Les Grecs non plus. Parce qu’une sortie de l’euro ferait passer la Grèce d’une crise humanitaire à l’hécatombe. »

Il est exact que sur la base du capitalisme, une sortie de la Grèce de la zone euro se solderait par un net recul du niveau de vie des masses. Mais si l’accord de Bruxelles est mis en œuvre, le niveau de vie des masses reculera sévèrement – et la crise humanitaire s’intensifiera. De ce point de vue, le « seul mérite » de l’accord de Bruxelles n’en est pas vraiment un ! Ou alors c’est le « mérite », très discutable, de la peste sur le choléra. Cette façon de poser la question reprend les termes du chantage de la troïka – et ne présente aucune alternative crédible.

« La majorité des Grecs souhaitent le maintien de leur pays dans la zone euro », nous expliquent Chassaigne et Laurent. Tout d’abord, c’est nettement moins vrai aujourd’hui qu’il y a six mois. Mais surtout, ce n’est pas l’essentiel. Il n’est pas vrai que le « mandat » reçu par Tsipras est de maintenir coûte que coûte la Grèce dans la zone euro. Le mandat donné par les élections du 20 janvier et le référendum du 5 juillet est très clair : mettre un terme aux politiques d’austérité, briser la dictature de la troïka, en finir avec le pillage du pays par les banquiers et les grands capitalistes – coûte que coûte. Voilà ce que demandent les masses grecques, qui ne font pas de l’euro une question de principe. Or précisément, la réalisation du véritable mandat de Tsipras est impossible sur la base du capitalisme, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la zone euro. Les travailleurs grecs, comme ceux de toute l’Europe, sont parfaitement capables de le comprendre – à condition qu’on le leur explique. Mais ni Chassaigne, ni Laurent, ni Mélenchon, ni Tsipras ne l’expliquent. C’est tout le problème. Alors, en l’absence de perspectives claires, de nombreux travailleurs grecs s’inquiètent à juste titre des conséquences d’un Grexit sur la base d’un capitalisme grec en chute libre. Les enquêtes d’opinion reflètent cette inquiétude, ce qui permet ensuite à Laurent et Chassaigne d’expliquer que Tsipras respecte l’opinion majoritaire de son peuple sur le maintien de la Grèce dans la zone euro. La boucle est bouclée.

La position des partisans d’une « sortie de la zone euro » et d’une « rupture avec l’UE » – sur la base du capitalisme n’est pas plus crédible que celle des dirigeants du PCF. Ils vantent simplement les mérites du choléra sur la peste, au lieu du contraire. « Non », répondront-ils, « ce ne serait pas le choléra ; ce ne serait pas la catastrophe annoncée ; un Grexit permettrait de sortir la Grèce de la crise », et ainsi de suite.

Ce point de vue – que défendent, en France, des gens tels que Lordon, Sapir ou Bernier – est aussi celui des dirigeants de la « Plateforme de gauche », la principale opposition interne de Syriza. Dans un récent discours, le député de Syriza Costas Lapavitsas, qui est l’un des économistes de la Plateforme de gauche, proposait de rompre l’accord de Bruxelles, de répudier la dette, de nationaliser les banques, de mettre en place un véritable contrôle des capitaux, de mener une politique d’investissements publics et de sortir de la zone euro – le tout dans l’objectif de régénérer le capitalisme grec, qui selon son hypothèse resterait dans l’UE. Lapavitsas prévoit alors que la nouvelle monnaie nationale serait dévaluée de seulement 15 à 20 % et que l’économie du pays traverserait six mois de récession – puis, après 12 à 18 mois de stabilisation, entrerait dans « une période de croissance rapide et soutenue ».

Cette perspective n’est pas sérieuse. Un Grexit se solderait immédiatement par une fuite des capitaux, une grève des investissements et des mesures protectionnistes à l’encontre des exportations grecques dans l’UE. La Grèce serait de facto expulsée du « marché commun », donc de l’UE. Les capitalistes européens ne vont pas regarder, les bras croisés, les marchandises grecques se déverser sur les marchés de l’UE grâce à une dévaluation de la monnaie nationale grecque. Dans ce contexte, comment le gouvernement grec se financerait-il ? Comment financerait-il son programme d’investissements publics ? Comment les importations du pays seraient-elles financées ? Qui voudra acheter une monnaie nationale en chute libre ? Dès lors, la perspective d’une « croissance rapide et soutenue » de l’économie grecque est complètement fantaisiste – a fortiori dans un contexte de crise organique du capitalisme mondial, qui est loin d’être terminée. Lapavitsas prend simplement ses désirs pour des réalités.

Dans plusieurs de ses récents écrits, Lapavitsas écarte – lui aussi – l’idée d’une rupture socialiste avec le capitalisme grec. Les « conditions » n’en seraient pas réunies, explique-t-il. C’est faux. Si le référendum du 5 juillet a confirmé une chose, c’est bien la détermination du peuple grec à lutter. Les immenses rassemblements en faveur du « non » étaient animés d’un enthousiasme révolutionnaire évident. Le rapport de force entre les classes est très favorable à des mesures décisives contre le capitalisme grec. De telles mesures – à commencer par la nationalisation des banques et des grands groupes capitalistes – susciteraient l’enthousiasme de millions de travailleurs grecs, qui les soutiendraient de toutes leurs forces. Bien sûr, une telle politique signifierait une sortie de facto de la Grèce de la zone euro et de l’UE. Les capitalistes européens feraient tout pour miner l’économie et le gouvernement grecs. Le pays serait soumis à un embargo. Mais la solution viendrait d’un développement de la révolution socialiste sur le reste du continent européen. Encore une fois, une révolution socialiste en Grèce provoquerait une puissante vague d’enthousiasme sur tout le continent ; elle accélèrerait énormément le développement de la révolution européenne. Ce serait le premier pas en direction d’une Fédération des Etats Socialistes d’Europe, pour reprendre un mot d’ordre de la IIIe Internationale, dans les années 20, mot d’ordre qui demeure tout aussi valable aujourd’hui qu’il y a 90 ans.

Enfin, le débat interne au Parti de Gauche sur la question de l’euro – avec ses différents « plans A » et « plans B » – relève de la même fausse alternative que celle exposée ci-dessus, mais sous la forme d’une approche en deux temps : « d’abord avec l’euro, puis sans l’euro si nécessaire ». Pour reprendre l’idée des « plans A et B », voici comment les choses se présentent, selon nous : le « plan A » (le système capitaliste, avec ou sans l’euro) a fait faillite. Le Front de Gauche doit donc défendre, sans plus attendre, le seul « plan B » crédible : la transformation socialiste de la société – en Grèce, en France et à l’échelle européenne.

Le rôle de la France

Au cours des mois qui ont précédé l’accord de Bruxelles, les dirigeants du Front de Gauche ont multiplié les appels au gouvernement français pour qu’il « pèse de tout son poids » sur les négociations entre la Grèce et la troïka. Le 18 juin, par exemple, la direction du PCF prenait l’initiative d’un « appel au Président de la République » française, signé par de nombreux dirigeants de la « gauche radicale » (PG compris). On pouvait y lire : « Il serait sordide – et au demeurant parfaitement vain – d’escompter une capitulation du gouvernement grec. […] S’il refuse la compromission, il s’est, en revanche, montré prêt au compromis. Une solution à la fois digne et réaliste est donc à portée de la main. » Le texte se poursuit en demandant à François Hollande d’œuvrer à la signature du « compromis » en question – contre les partisans d’un Grexit au sein de l’Eurogroupe.

Le texte de l’appel se gardait bien de détailler la nature du « compromis » proposé par Tsipras. Or ce « compromis » contenait l’abandon de l’essentiel du programme électoral de Syriza et la mise en œuvre de nouvelles contre-réformes (TVA, retraites, privatisations). Ayant passé ceci sous silence, le texte interpelle Hollande : « Désolidarisez-vous […] nettement des exigences insoutenables de l’“Eurogroupe” en matière de dérégulation du marché du travail, de révision du système des retraites ou de privatisations. » Sous prétexte de « soutenir » Tsipras, l’appel jouait à cache-cache avec le lecteur. Mais en politique, il faut commencer par dire ce qui est.

On connait la suite : le gouvernement Tsipras a capitulé – ce qu’il était possible de prévoir, hélas, à défaut de l’« escompter ». Et le gouvernement français a bien tenté de jouer un rôle, notamment en négociant avec le gouvernement Tsipras (dans le dos des dirigeants allemands) les propositions grecques du 9 juillet, lesquelles reprenaient l’essentiel du texte de la troïka rejeté par référendum quatre jours plus tôt ! Cela n’a pas empêché les dirigeants du PG et du PCF de se féliciter de ces propositions et d’insister pour que la France obtienne un accord européen sur cette base, face aux partisans d’un Grexit. Le 12 juillet, par exemple, le PCF écrivait dans un communiqué : « La France a, certes tardivement, joué un rôle positif pour la conclusion d’un accord. Elle ne doit pas plier et le faire jusqu’au bout en soutenant les propositions grecques ». Le PG disait plus ou moins la même chose. Enfin, le 13 juillet, immédiatement après l’accord de Bruxelles, qui sous la pression des Allemands était pire que les propositions du 9 juillet, Pierre Laurent publiait un communiqué dans lequel il se félicitait de l’accord et du « rôle positif » de la France dans cette affaire. Il est vrai que, très vite, Pierre Laurent a modifié sa position sur l’accord de Bruxelles. L’indignation de nombreux militants du Front de Gauche, qui prenaient connaissance du contenu de l’accord, a peut-être aidé le secrétaire national du PCF dans sa réflexion. Toujours est-il que ce communiqué du 13 juillet en dit long sur la confusion qui règne au sommet du PCF.

Au fond, c’est toute l’approche des dirigeants du Front de Gauche à l’égard du « rôle de la France » qui est erronée. Malgré des nuances entre dirigeants du PG et du PCF sur cette question, ils ont partagé et alimenté les mêmes illusions sur le rôle potentiellement « progressiste » de l’impérialisme français face à l’impérialisme allemand. Or conformément à l’ensemble de sa politique, François Hollande n’a fait, sur la question grecque, que défendre les intérêts du capitalisme français, du début à la fin.

Hollande – comme Merkel – était fermement opposé à la mise en œuvre du programme électoral de Tsipras, ne serait-ce que pour des raisons politiques, c’est-à-dire pour ne pas encourager la progression électorale de la « gauche radicale » en Europe (et notamment en France). Il voulait une capitulation claire et nette du gouvernement grec, à l’image des propositions du 9 juillet. Par contre, si Hollande est apparu moins intransigeant que les Allemands, c’est parce qu’il voulait un accord. Il voulait à tout prix éviter un Grexit. A cela deux raisons, qui n’ont rien à voir avec les intérêts des travailleurs grecs. Premièrement, Hollande redoutait, plus encore que les Allemands, les répercussions économiques d’un Grexit sur l’économie européenne – et, par conséquent, sur la très fragile « reprise » de l’économie française. Sur ce point, Hollande était d’accord avec Obama, qui s’inquiétait de l’impact d’un Grexit sur l’économie mondiale. Deuxièmement, c’est l’Allemagne qui est, de loin, la première contributrice aux « plans d’aide » à la Grèce (et ailleurs). Le gouvernement français avait donc moins de mal à envisager un nouveau « plan d’aide » : il est toujours plus facile d’être généreux avec l’argent des autres ! Hollande était, là aussi, sur la même ligne qu’Obama. Au final, il n’y avait strictement rien de progressiste dans la politique du gouvernement français. Elle était entièrement dictée par les intérêts des grands capitalistes français. Et Hollande considère la défense de ces intérêts comme sa mission sacrée.

Le rôle du Front de Gauche n’est pas de semer des illusions sur le rôle prétendument progressiste du capitalisme français ; c’est au contraire de dénoncer son rôle réactionnaire et de préparer les travailleurs français à son renversement. Ce serait là le meilleur moyen d’aider les travailleurs grecs dans leur lutte pour en finir avec les plans d’austérité.

Enfin, les dirigeants du Front de Gauche ont tendance à placer toute la responsabilité de la crise grecque sur les épaules du gouvernement allemand. Il est vrai que l’Allemagne domine l’UE – et, au fond, a le dernier mot sur tout. C’est la conséquence politique d’une domination économique. Il est vrai aussi que le gouvernement allemand a exigé la plus complète humiliation du gouvernement grec. Mais le fond du problème, ce n’est pas seulement le gouvernement allemand ; c’est le système qu’il défend – le capitalisme – et que défendent aussi les gouvernements français, italiens, espagnols, etc. Le fond du problème, c’est le capitalisme en crise. Mais les dirigeants du Front de Gauche n’ont pas de solution crédible à ce problème. C’est apparu de façon évidente à l’occasion de la crise grecque. En conséquence, la critique – nécessaire – du gouvernement réactionnaire d’Angela Merkel a tendance, chez les dirigeants du Front de Gauche, à masquer l’indigence de leur programme face à la crise du capitalisme en général. C’est assez évident dans le dernier livre de Mélenchon, Le Hareng de Bismarck. Mais on retrouve – dans un autre style – la même tendance au sommet du PCF.

Conclusion

L’accord de Bruxelles a un peu calmé les grandes places boursières. Mais cela ne durera pas. L’accord ne règle rien au niveau économique ; au contraire, il aggravera la récession en Grèce. Au plan politique, il n’est même pas certain que le gouvernement grec parvienne à mettre l’accord en œuvre. Quoi qu’il en soit, l’option d’un Grexit reviendra très rapidement sur la table. La situation peut changer du jour au lendemain, par exemple sous l’impact de la lutte des classes en Grèce. Et l’accord de Bruxelles prépare de nouvelles explosions sociales dans ce pays. De nombreux observateurs ont comparé cet accord au Traité de Versailles qui, en 1919, ruinait et humiliait l’Allemagne. N’oublions pas, à ce propos, le rôle joué par ce Traité dans la maturation de la révolution allemande de 1923.

La question grecque va rester au centre des débats internes au Front de Gauche. Nous avons tenté de mettre en évidence les principales carences des prises de position successives des dirigeants du Front de Gauche. Ces carences ont atteint leur paroxysme le 9 juillet, lorsque les dirigeants du PCF et du PG se félicitaient des nouvelles propositions grecques, qui reprenaient pourtant l’essentiel des propositions de la troïka rejetées le 5 juillet par référendum. Le 13 juillet, après un moment de vacillation, les dirigeants du Front de Gauche ont critiqué l’accord de Bruxelles et appelé leurs parlementaires à voter contre. Le contraire eut été une grave erreur [2]. Mais la question se pose : les différences entre les propositions du 9 juillet et l’accord du 13 juillet justifiaient-elles ces deux prises de positions opposées ? Clairement pas ! L’accord de Bruxelles n’est qu’une version encore plus sévère et plus humiliante des propositions du 9 juillet. Le Front de Gauche aurait dû s’opposer aux deux. S’il ne l’a pas fait, s’il a vacillé, c’est parce que ses dirigeants ne défendent pas d’alternative claire et crédible à la politique de Tsipras.

Ce problème n’est pas limité au Front de Gauche ; il existe dans toutes les organisations de la « gauche radicale » européenne, y compris Podemos, dont la direction a commis une faute sérieuse en approuvant le vote du parlement grec sur l’accord de Bruxelles. C’est ce problème auquel il faut remédier d’urgence, en Grèce comme dans toute l’Europe, car il est évident qu’une situation explosive se développe sur tout le continent. La Grèce n’est que le maillon faible du capitalisme européen. L’Espagne, le Portugal, l’Italie – et, non loin derrière, la France – se dirigent vers la même situation d’extrême polarisation politique et sociale. La Tendance Marxiste Internationale, qui est active dans la plupart des pays d’Europe, poursuivra son travail patient pour convaincre les militants de gauche – et, plus généralement, la jeunesse et les travailleurs – de la nécessité d’un programme et d’une stratégie marxistes, révolutionnaires. Et nous appelons tous ceux qui partagent nos idées à nous rejoindre et nous aider dans ce travail.


[1] Voir par exemple sa note du 18 juin 2014. Ou encore, plus récemment, son discours de clôture au dernier congrès du PG (2e minute).

[2] Tous les députés du Front de Gauche ont voté contre. Par contre, quatre sénateurs du groupe « Groupe communiste républicain et citoyen » se sont abstenus.

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