Les événements tumultueux déclenchés par le résultat du premier tour de l’élection présidentielle, suivis par la défaite de la gauche aux législatives, ont mis clairement en évidence l’instabilité sociale et politique propre à la situation actuelle. L’éruption soudaine - et extraordinairement puissante - de forces sociales traditionnellement inertes, brusquement arrachées à la routine des temps ordinaires par le "choc" du 21 avril 2002, donne un aperçu des événements qui se dérouleront dans les mois et les années à venir.

Le triomphe de la droite est essentiellement une victoire par défaut. Elle n’a eu qu’à récolter les fruits de la politique mise en œuvre par Jospin. La droite poursuivra une politique encore plus axée sur les intérêts capitalistes que ne l’était celle de Jospin. Mais cela ne se fera qu’au prix d’une série de puissants conflits sociaux, et pourrait bien finir par provoquer une crise sociale majeure, sur le modèle de ce qui s’est récemment produit en Italie, face à Berlusconi, ou encore en France, en 1995, contre le "plan Juppé".

Les premiers mois suivant la défaite des législatives seront sans doute relativement tranquilles. La période des vacances passera, et il n’est pas impossible que le choc psychologique de la défaite, conjugué avec les effets de la récession économique, émousse temporairement la combativité des travailleurs. Mais même dans ce cas, le reflux ne durera pas longtemps. Les élections ne changent rien au rapport de force réel qui existe dans la société française. Le programme de la droite, encore moins qu’en 1995, ne suscite aucun enthousiasme auprès de la jeunesse et des salariés. Après un laps de temps dont il est difficile de prévoir la durée, mais qui, nous semble-t-il, ne saurait être très long, le nouveau gouvernement se trouvera sur la défensive, faisant face à des mouvements sociaux sur de nombreux fronts.

En même temps, la défaite de la gauche incitera des centaines de milliers de salariés et de jeunes à tirer les conclusions qui s’imposent au sujet de la direction du Parti Socialiste et du Parti Communiste, dont les orientations pro-capitalistes ont favorisé le retour de la droite. Au sein des partis de gauche, et sur fond de fermentation sociale généralisée, s’ouvrira alors une période de contestation vis-à-vis du programme et des méthodes de ces directions.

Depuis 1995, de nombreuses grèves ont eu lieu, dans pratiquement tous les secteurs de l’économie. Depuis 1997, en particulier, le nombre de jours de grève s’est accru de manière significative d’année en année. Le salariat et les jeunes sont entrés en action, par vagues successives. Ce processus n’en est encore qu’à ses débuts, même si, inévitablement, il marquera des pauses de temps en temps. La perspective générale qui se dessine pour la France dans les années à venir est l’implication d’une fraction de plus en plus importante de la jeunesse et des salariés dans la lutte contre les conséquences sociales et économiques du système capitaliste. Cependant, pour le moment, la masse de la population reste inerte. Les différentes catégories sociales qui sont déjà entrées en action l’ont fait en ordre dispersé, par à-coups, à travers des élans de combativité qui ont débouché sur des victoires, mais aussi sur des défaites et des moments de découragement. Il ne pouvait guère en être autrement, étant donné le gouffre énorme qui sépare les intérêts qui animent les grévistes et les manifestants, et le conservatisme complaisant des échelons supérieurs du Parti Socialiste, du Parti Communiste et des confédérations syndicales.

L’explication fondamentale de l’essor des luttes sociales réside dans l’impossibilité matérielle d’éviter la régression sociale sur la base du capitalisme. Que les luttes engagées aient, le plus souvent, un caractère défensif ; qu’elles soient provoquées, pour la plupart, par la nécessité de conserver ce qui a été acquis antérieurement - cela n’enlève rien à leur caractère progressiste, étant donné le contexte économique dans lequel elles se déroulent. A travers des luttes partielles et sporadiques de ce genre, les travailleurs signalent les uns aux autres leur colère et leur volonté d’agir, s’encouragent mutuellement, et versent l’expérience acquise au cours de leurs combats dans la conscience collective de la couche la plus militante de leur classe. C’est par le biais de ce "processus moléculaire" - qui se déroule largement en dehors du champ d’observation des commentateurs médiatiques et des politiciens - que se prépare graduellement une confrontation colossale entre les classes.

Les jeunes, souvent étiquetés, dans les médias, comme "apolitiques", seront en première ligne des mouvements sociaux à venir. Ils étaient massivement présents dans les manifestations contre Le Pen. Dans d’autres circonstances, la percée de l’extrême droite n’aurait pas mené à une mobilisation de cette ampleur. Mais elle est intervenue après une longue période pendant laquelle de larges couches de la population française, et surtout de la jeunesse, ont été travaillées par un sentiment profond de frustration et d’amertume. Pratiquement toute la jeunesse est animée par une conscience plus ou moins diffuse que l’organisation sociale actuelle n’est pas en phase avec les besoins de l’immense masse de la population, et que la société régresse au lieu d’avancer. Avec la récession économique, qui s’est amorcée à partir du printemps 2001, le chômage augmente régulièrement, dans les statistiques officielles et encore plus dans les faits. Du coup, tous les efforts du gouvernement Jospin pour faire croire à une croissance économique durable et au retour prochain du plein emploi ont volé en éclats.

La conjoncture économique et l’échec du réformisme

L’économie capitaliste évolue inévitablement à travers des cycles. Le mode de fonctionnement du système est tel que la croissance des moyens de production mène inévitablement à une crise de surproduction, provoquant la destruction d’une partie de ces moyens. Cette destruction, à terme, prépare les bases d’une nouvelle phase de croissance. L’essoufflement de la reprise américaine a eu lieu bien avant les attentats du 11 septembre 2001, et se situe plutôt vers la fin de l’an 2000. Une récession européenne était tout aussi inévitable que la récession américaine. Et pourtant, nous étions la seule tendance politique dans les partis de gauche à la prévoir.

La "théorie" selon laquelle la proportion importante (environ 85%) des échanges européens réalisés entre les pays membres de l’Union européenne allait "protéger" celle-ci, et donc protéger aussi la France, de ce qui se passait dans le reste du monde, était totalement absurde. Les États-Unis, qui exportent seulement 12% de leur production, soit nettement moins que l’UE, n’ont pas pu éviter la récession. Le fait que les capitalistes européens doivent trouver des débouchées pour près de neuf marchandises sur dix sur le marché interne de l’UE signifie qu’une crise de surproduction - due à la saturation de ce marché - devait nécessairement intervenir à un moment donné. Et de toute façon, l’économie européenne est inextricablement liée à l’économie mondiale : il était donc totalement inconcevable que l’entrée en récession des États-Unis, qui réalisent à eux seuls 38,6% de la production mondiale, puisse laisser indemne les pays européens, qui ont été durement touchés par la contraction de l’économie américaine. Les exportations françaises vers ses partenaires commerciaux européens en seront, à terme, d’autant affectées. Globalement, les exportations françaises ont progressé de 13,4% en 2000, et de 2,6% seulement en 2001. Il n’y a pas une seule région, ni un seul pays dans le monde, qui puisse s’isoler des tendances économiques internationales.

En 1997, l’élection du gouvernement de Lionel Jospin a coïncidé avec le début d’un cycle de croissance, qui s’est finalement achevé dans les premiers mois de 2001. La politique économique de Jospin visait à augmenter la demande par l’injection de fonds publics dans les circuits économiques, notamment par le biais des emploi-jeunes et de ristournes fiscales, ces dernières profitant surtout aux couches sociales les plus aisées. Il a accordé, sous divers prétextes et par divers procédés, des subventions massives aux capitalistes. Pour la seule année 2001, le montant versé par l’État aux entreprises, y compris par des collectivités municipales et régionales, s’élevait à plus de 61 milliards d’euros. L’injection de telles sommes dans l’économie ne pouvait que contribuer à entretenir, jusqu’à un certain point, l’investissement et la demande. Mais, à partir de 2000, la progression des investissements dans le secteur privé s’est nettement ralentie, passant d’une progression annuelle de 7,4% en 1999 à 4,1% en 2000. Elle ne dépassera certainement pas 1% ou 1,5% en 2002. Si les subventions accordées par Jospin ont pu retarder de quelques mois ou, tout au plus, d’un an, l’avènement de la récession, elles ne pouvaient en aucun cas l’éviter.

Le taux de croissance annuel de l’économie française a été de 2% en 1997, de 3,4% en 1998, de 2,9% en 1999, de 3,4% en 2000 et de 2% en 2001. Cette année, il se situera sans doute aux alentours de 1,5%. De nombreux "pronostiqueurs" prévoient un rebond majeur en 2003, renvoyant le taux de croissance vers 3,5% ou même 4%, et l’INSEE table sur 3,2% pour 2003. Cependant, on ne voit pas d’où viendrait ce sursaut soudain. A l’échelle mondiale, la croissance du volume des échanges commerciaux s’est très fortement contractée. Le volume des échanges internationaux a augmenté de 12% en 2000, et de seulement 1,5% en 2001. L’économie nord-américaine est toujours en récession et y restera encore pendant un certain temps. Certes, quelques indices américains tendent à démontrer un léger redressement par rapport à la fin 2001, mais il faut tenir compte du fait que, à l’époque, la production, en valeur, était négative par rapport au trimestre correspondant de 2000. Les principales économies de l’Amérique latine, fortement dépendantes de la conjoncture nord-américaine, sont en crise. L’économie de l’Argentine s’est effondrée et, inévitablement, ceci aura des conséquences négatives en Europe, notamment en Espagne, et par le biais de l’économie espagnole, en France. Quant au Japon, malgré des taux d’intérêt avoisinant 0%, son économie ne redémarre toujours pas, après une décennie de récession particulièrement grave. L’économie de l’Allemagne - le principal partenaire commercial de la France en Europe -, avec un taux de croissance de 3% en 2000 et de 2,2% en 2001, ralentit également. Ainsi en est-il de tous les pays européens les plus importants. Dans ces conditions, même si on ne saurait exclure un léger redémarrage de l’économie française en 2003, un retour à 3,5 ou 4% paraît très peu probable, pour ne pas dire totalement exclu.

Tôt ou tard, naturellement, la récession fera place à une nouvelle reprise. Seulement, au regard de la situation économique internationale, où nous observons que, pour la première fois depuis la grande crise internationale de 1974-1975, la récession touche simultanément pratiquement toutes les zones économiques du monde, il nous semble que la nouvelle reprise n’interviendra pas au cours du deuxième semestre de 2002, et pourrait ne pas intervenir non plus en 2003, surtout si les États-Unis lancent une nouvelle agression contre l’Irak. Aussi faut-il dire que, sans une phase de croissance américaine aussi forte et aussi prolongée que la dernière, il y a peu de chances pour que la France retrouve les taux de croissance qu’elle a enregistrés entre 1997 et 2001.

Tout au long de ces quatre années de reprise, les porte-parole du gouvernement - communistes comme socialistes - ont proclamé que "grâce à la politique de Lionel Jospin", l’économie française avait retrouvé le chemin de la "croissance durable". Michel Sapin (PS) traçait allègrement la perspective suivante : en l’espace d’une décennie, la France connaîtrait une réduction progressive des inégalités sociales et le retour du plein emploi. S’appuyant sur la hausse du taux de croissance du PIB, les appareils bureaucratiques du PS et du PCF s’efforçaient de convaincre la population qu’une gestion "de gauche" suffisait à rendre le capitalisme viable et socialement progressiste. Le culte de la "croissance durable" était le corollaire du programme de privatisations et d’autres "réformes" - en réalité, des contre-réformes - menées par Jospin et, de fait, directement empruntées au plan que voulait mettre en œuvre Alain Juppé, en 1995.

En l’occurrence, la reprise de 1997-2001 a démontré exactement le contraire de ce que prétendaient les dirigeants socialistes et communistes. Car si cette période a été effectivement marquée par une accélération de la production de richesses, leur répartition globale s’est faite de manière à renforcer les disparités déjà béantes entre les riches et les pauvres. Si un certain nombre de mesures prises par le gouvernement Jospin, comme par exemple la CMU, ont pu atténuer les inégalités sociales dans tel ou tel domaine, le " mécanisme infernal" du capitalisme - pour reprendre l’expression d’Émile Zola - œuvre puissamment dans le sens inverse. A travers les rouages de la concurrence et de la recherche insatiable du profit, le capitalisme concentre une masse toujours plus importante de richesses entre les mains d’une minorité de plus en plus étriquée, et tire dans le même temps le niveau de vie du plus grand nombre vers le bas. Entre 1997 et les premiers mois de 2001, si le nombre de sans-emploi a baissé, le "sous-emploi" s’est généralisé. Le nombre d’intérimaires, à peine supérieur à 200 000 en 1990, a franchi la barre des 600 000 en mars 2001. Le nombre d’emplois subventionnés a augmenté en flèche, dépassant les 400 000, pendant que celui des contrats à temps partiels "contraints" s’élevait, fin 2001, à 1 230 000.

Actuellement, 18% de la population active âgée de moins de 30 ans est au chômage, et 30% de cette même population occupe un emploi précaire. L’emploi précaire a grossi le rang de ceux que les Américains appellent les working poor, c’est-à-dire les "pauvres en activité". Les foyers réduits à la misère officielle - en dessous du "seuil de pauvreté" - représentent plus de 5 millions de personnes. Le nombre de salariés travaillant en "posture pénible" a également progressé, comme le nombre de salariés travaillant le dimanche, en horaires annualisés ou de nuit. Les capitalistes ont profité de cette "flexibilité" pour augmenter leur taux de profit, poussant la durée hebdomadaire moyenne d’utilisation des équipements de 52 heures en 1996 à 55,8 heures en 2001. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas qu’entre 1997 et 2001, le nombre d’accidents de travail par an ait augmenté de manière significative. Généralement, malgré le "progrès social" que les dirigeants de la gauche sont censés avoir favorisé pendant les cinq années passées au gouvernement, c’est la régression sociale qui s’est imposée dans les faits.

Autrefois, on appelait "possiblistes" les réformistes, parce que, s’interdisant toute mesure qui remettrait en cause le capitalisme, ils voulaient se limiter à ce que celui-ci pouvait tolérer, à ce qui était "possible" dans le cadre du système. Aujourd’hui, comme l’a largement démontré la reprise de 1997-2001, le développement de l’appareil productif par les capitalistes n’est possible qu’au détriment du plus grand nombre. C’est pourquoi, dans tous les pays européens, les réformistes ont dû passer à la contre-réforme, comme l’ont fait Blair en Grande-Bretagne, Schröder en Allemagne, et Jospin en France. Le gouvernement Jospin a mis en œuvre un programme de privatisation nettement plus important en valeur que celui des gouvernements de Balladur et de Juppé réunis. Il a ainsi poursuivi le démantèlement de ce qui restait du secteur public élargi sous Mitterrand et Mauroy en 1982. Sur les 50 plus importantes entreprises françaises, l’État en avait le contrôle à hauteur de 74% en 1984, contre seulement 25% aujourd’hui.

Le mode du fonctionnement du système capitaliste démolit progressivement tout ce qui tend à rendre la vie tolérable pour les salariés et leur famille : les conditions de travail, les salaires, la couverture sociale, les services publics, le système éducatif et hospitalier, les conditions de logement, etc. Les gouvernements qui opèrent dans le cadre du système, qu’ils soient de droite ou de gauche, sont contraints, pour ce qui est des questions fondamentales, de mettre leur politique en conformité avec les intérêts de la classe dominante. Dans ces conditions, les bases économiques d’un "possiblisme" progressiste n’existent plus. Le réformiste, de nos jours, ressemble à un homme qui tente de monter, lentement et péniblement, un escalier automatique descendant. A notre époque, le capitalisme - en temps de reprise et plus encore en temps de récession - constitue un obstacle à tout progrès social durable, et annule les progrès antérieurs. Cette réalité est en train de pénétrer la conscience d’une couche significative et grandissante de la population - des jeunes, en particulier - et les conclusions qu’elle commence à en tirer ont de colossales implications révolutionnaires.

Le gouvernement de droite

La nomination de Raffarin au poste de Premier Ministre, alors que le premier "homme de confiance" de Chirac est indiscutablement Alain Juppé, ne doit rien au hasard. Elle traduit la crainte, de la part de Chirac et de la classe capitaliste en général, de provoquer inutilement les travailleurs et la jeunesse. Raffarin passe pour un individu moins virulent que Juppé, mais sa mission est néanmoins de mettre en œuvre une politique de régression sociale sur toute la ligne. Raffarin tentera sans doute, dans un premier temps, d’éviter une confrontation directe avec les syndicats. Ce n’est pas pour rien que le "dialogue social" figurait dans la profession de foi de cet irréductible réactionnaire : le gouvernement cherche à impliquer les directions syndicales dans des pourparlers visant à "négocier" pas à pas la mise en application d’un vaste programme de contre-réforme.

Au lendemain de la nomination de Juppé, en 1995, le gouvernement de l’époque a voulu procéder de la même façon, cherchant à ne pas "brusquer" les travailleurs, et misant sur la complicité des directions syndicales pour faire passer son programme. Madelin a même été renvoyé sans cérémonie pour avoir osé se prononcer publiquement en faveur d’une réduction du nombre de fonctionnaires. Cependant, très vite, les banques, les spéculateurs financiers, et le CNPF (le MEDEF de l’époque), ont fait comprendre à Chirac que tout cela n’allait pas assez vite, non dans le langage des convenances politiques, mais dans celui d’une spéculation féroce contre la monnaie et d’une fuite des capitaux, plongeant le gouvernement dans une crise profonde. Juppé a conservé son poste, mais seulement au prix d’une réorganisation majeure de son gouvernement. Afin de donner un "signal fort" aux milieux capitalistes, il a dû annoncer une série de contre-réformes draconiennes, assortie d’un calendrier précis de mise en application : le fameux "plan Juppé". Si le gouvernement Raffarin tarde trop à s’attaquer directement aux acquis sociaux et au secteur public, il passera par une épreuve du même ordre. La classe capitaliste attend des résultats de la part de ce gouvernement, et n’hésitera pas à le faire savoir si jamais des considérations "politiques" devaient trop freiner l’ardeur de l’équipe Raffarin.

Plus encore dans un contexte de récession que durant la précédente reprise, les patrons exigeront que des sacrifices soient imposés, dans tous les domaines, aux travailleurs et à leur famille. Ils réclameront le droit de licencier plus vite et à moindre frais, plus de "flexibilité", moins de restrictions concernant les heures supplémentaires, le travail de dimanche et de nuit, le freinage des salaires, la baisse des taux de remboursement des soins, et ainsi de suite. La baisse des exportations augmentera la pression sur le marché intérieur, et les milieux capitalistes exigeront que la santé, l’éducation, les retraites, et tout ce qui reste du domaine public et qui pourrait constituer des sources nouvelles de profit, soient ouverts aux investisseurs privés. A cette pression s’ajoutera la diminution des recettes fiscales, et le tout obligera le gouvernement à s’attaquer durement aux services publics ainsi qu’aux rémunérations et conditions des fonctionnaires.

La question de la "sécurité" est une tactique de diversion de la part du gouvernement. D’une part, Chirac et Raffarin espèrent que la concentration des esprits sur la lutte contre la délinquance et la criminalité les dispensera de trop s’expliquer sur le volet social et économique de leur politique, dont la mise en application, soit dit en passant, ferait beaucoup plus de dommages à la qualité de vie de la population que ne pourraient le faire les jeunes délinquants.

La lutte contre la criminalité est une recette facile dont les politiciens s’emparent volontiers, puisque tout le monde est contre la criminalité - à l’exception, bien sûr, des criminels eux-mêmes. Mais rapidement, l’insistance démesurée sur la question, le renforcement des moyens de répression, le déploiement des CRS dans les quartiers, et les "bavures" qui ne manqueront pas de suivre, se retourneront avec force contre le gouvernement, surtout lorsque le caractère anti-social de la politique gouvernementale deviendra évident pour tout le monde. La droite joue un jeu dangereux : les éléments les plus réactionnaires et racistes, dans la police, verront dans les discours du gouvernement une autorisation à se déchaîner dans l’impunité. Le premier meurtre d’un manifestant mettrait probablement le feu aux poudres. D’une façon ou d’une autre, le caractère policier et réactionnaire du tandem Raffarin-Sarkozy finira par dresser un mur d’hostilité entre lui et une grande partie de la jeunesse et du salariat, comme ce fut le cas avec le tandem Chirac-Pasqua, en 1986-1988.

En surface, il semble que la droite détient toutes les cartes. Elle détient la Présidence de la République, une majorité écrasante à l’Assemblée Nationale, le Sénat - et quant à Raffarin, il est bien placé dans les sondages. Pourtant, ce gouvernement sera un gouvernement faible, traqué par des crises. Ce que les travailleurs n’acceptaient pas d’un gouvernement de gauche - privatisations, restrictions budgétaires, précarité de l’emploi, démantèlement des services publics, tentative de remise en cause des retraites par répartition - ils ne l’accepteront certainement pas d’un gouvernement de droite. Si la contestation sociale gagne en ampleur et atteint les mêmes proportions qu’en 1995, Raffarin sera contraint de reculer sur de nombreux dossiers, et finira par sombrer dans un total discrédit - aux yeux de la population en général, mais aussi aux yeux de la classe dirigeante, qu’il est censé défendre.

La Jeunesse

Ce n’est pas par hasard si les médias, qui reflètent, le plus souvent, les préjugés et les intérêts de la classe capitaliste, insistent depuis de nombreuses années sur la soi-disant "dépolitisation" de la jeunesse. Le "refus des idéologies" et la réticence à se laisser "récupérer" par des partis et des mouvements politiques, sont présentés, de manière plus ou moins subtile, comme les preuves de la maturité et de la "modernité" des jeunes. La tentative de stigmatiser la jeunesse des "banlieues", c’est-à-dire d’origine sociale modeste, comme étant une source permanente d’insécurité et de violence, s’inscrit dans la même logique. La classe dirigeante a peur de la jeunesse en général, et des jeunes issus des milieux ouvriers et pauvres en particulier. Elle a peur qu’ils se révoltent contre les problèmes écrasants qui pèsent sur eux-mêmes et leur famille, comme elle a peur qu’ils s’intéressent aux causes profondes de ces problèmes, et qu’ils en tirent les conclusions révolutionnaires.

La jeunesse n’est pas, bien sûr, une catégorie sociale homogène. Elle est constituée de milieux socioprofessionnels différents, et se différencie également selon le niveau de conscience politique. Les jeunes issus de milieux populaires, comme n’importe quelle autre catégorie de la population, ne sont pas - et ne peuvent pas être - en état d’ébullition permanente. La plupart du temps, leur champ de réflexion est largement occupé par les questions de la vie quotidienne. Mais ceci ne veut pas dire qu’ils ne réfléchissent pas à ce qui se passe dans la société. Au contraire, sans forcément les considérer comme telles, les jeunes discutent très souvent de questions sociales et politiques qui les touchent directement, qu’ils le veuillent ou non, dans leur vie de tous les jours et dans leurs perspectives d’avenir. Certes, les organisations comme le PS où le PCF, dont les dirigeants sont discrédités, ne peuvent pas pour le moment attirer un grand nombre de jeunes travailleurs. La pitoyable médiocrité des programmes défendus par les partis de gauche motive encore moins les jeunes qu’elle ne motive les autres catégories de la population.

Les grèves qui ont eu lieu chez McDonald’s, ou chez les emploi-jeunes de certaines branches des services publics, ainsi que la tendance à la syndicalisation dans le commerce et dans d’autres secteurs à forte proportion de jeunes, sont d’une grande importance symptomatique. Souvent, on entend des syndicalistes expérimentés se plaindre du fait que les jeunes travailleurs sont tellement contents d’avoir décroché un poste qu’ils n’osent pas revendiquer leurs droits. Certes, les jeunes travailleurs font l’objet, comme tous les salariés, de pressions matérielles et psychologiques. Cependant, dans pratiquement chaque lieu de travail, il y a des jeunes qui ont envie de se battre face aux injustices qu’ils ressentent. Sous l’impact de la crise économique et de l’instabilité sociale et politique qui en résulte, l’implication des jeunes dans des luttes sociales, dans les syndicats, dans des associations militantes et aussi, à terme, dans les partis politiques, ira en s’accroissant.

Les événements du moi d’avril dernier témoignent de la grande réactivité politique des jeunes, dès lors qu’ils comprennent l’enjeu de la mobilisation. Lorsqu’il se produit des "journées" comme celle du 1er mai 2002, les jeunes y participent par centaines de milliers, et des millions d’autres observent et suivent de près le déroulement des événements. Cette mobilisation était d’autant plus impressionnante qu’elle s’est faite tout à fait spontanément. Les directions nationales de l’UNEF et de la FIDL n’étaient pour rien dans le déclenchement du mouvement.

Après le scrutin du 5 mai, le mouvement est retombé. Ceci s’explique par le fait que la motivation principale des manifestations - le danger d’un passage en force du Front National - paraissait écarté, et aussi par le fait que, pour les dirigeants socialistes et communistes, la "lutte" contre Le Pen se réduisait à l’appel à voter pour Chirac au deuxième tour. Cependant, la mobilisation donne un aperçu de ce qui se passerait dans un contexte où la lutte engagée par les jeunes, que ce soit sur cette question ou sur une autre, ne puisse pas être si facilement dissipée. Dans ce cas, les immenses réserves de puissance révolutionnaire de la jeunesse viendraient renforcer le mouvement. Cette perspective n’a rien de farfelue. Elle est prise très au sérieux, en tout cas, par ceux-là mêmes qui insistent sur le soi-disant apolitisme de la jeunesse. C’est précisément la crainte d’une montée incontrôlée de la jeunesse et des salariés qui explique la panique "républicaine" - et essentiellement réactionnaire - qui s’est répandue parmi les défenseurs du capitalisme, à droite comme à la tête des partis de gauche, dès l’annonce du passage de Le Pen au deuxième tour.

Des dizaines de milliers de jeunes ont participé aux manifestations "anti-mondialisation" de ces dernières années. C’est là un symptôme de la fermentation dans la jeunesse, qui s’est manifesté dès avant l’amorce de la récession. En France comme ailleurs, la majorité des jeunes impliqués dans le mouvement "anti-mondialiste" sont des étudiants. Il va de soi que les étudiants et l’intelligentsia en général ne peuvent pas jouer un rôle indépendant dans la lutte contre le capitalisme. Cependant, leur mobilisation témoigne de l’humeur contestataire qui gagne les couches intermédiaires de la société, qui sont, elles aussi, bien plus que dans le passé, profondément affectées par les conséquences de la crise. En France, par exemple, plus de 800000 étudiants travaillent pour financer leurs études, occupant le plus souvent des emplois précaires, pénibles et mal payés. Nous devons participer au mouvement "anti-mondialiste", sans pour autant faire des concessions aux idées protectionnistes et aux revendications farfelues - comme celle de la "taxe Tobin", par exemple - qui y circulent. Les meilleurs éléments de ce mouvement peuvent être gagnés aux idées du socialisme. Si les idées confuses diffusées par ATTAC peuvent connaître, du moins temporairement, un certain succès, surtout dans des milieux petit-bourgeois, ceci s’explique avant tout par la dégénérescence des directions socialistes et communistes en France et dans le reste du monde, et aussi par l’effondrement des régimes staliniens de l’ancien bloc de l’Est, assimilés au "marxisme".

A priori, le gouvernement de droite voudrait éviter une confrontation sur la question de l’Éducation Nationale, mais la baisse des recettes fiscales, conséquente à la récession, conjuguée avec les pressions des investisseurs privés pour que le gouvernement ouvre davantage le "marché" éducatif, finiront, en toute probabilité, par déclencher de nouveaux conflits avec les enseignants et la jeunesse étudiante et lycéenne.

Des mobilisations importantes de la jeunesse pourraient aussi être déclenchées par la politique "sécuritaire" de l’actuel gouvernement. En 1986, le gouvernement de Chirac avait agit de la même façon que celui de Raffarin. Pasqua, en tant que Ministre de l’intérieur, avait en effet donné un feu vert à la police pour durcir les méthodes employées dans les banlieues et contre les manifestations. Une série de "bavures" policières s’en étaient suivies : des jeunes ont été froidement tués pour des actes de délinquance sans gravité. A la suite d’une manifestation contre la "réforme" de l’Éducation Nationale, un jeune homme, Malik Oussekine, a été battu à mort, rue du Monsieur le Prince, à Paris. Ce meurtre a donné lieu à une mobilisation de la jeunesse d’une telle puissance que, malgré la réticence de la direction de la CGT, la centrale syndicale a dû organiser une grève générale de 24 heures. Le "projet Devaquet" a été retiré avant même que la grève ait eu lieu. Et pour cause : Chirac était terrifié par la montée soudaine et par l’ampleur massive de la mobilisation, qui avait jeté près d’un million de personnes dans les rues de Paris, sans musique, presque sans drapeaux, dans une ambiance de colère froide et de haine - et la haine de classe dirigée contre l’oppression, n’en déplaise aux moralistes religieux ou autres, constitue une force historique extrêmement progressiste et révolutionnaire. Un enchaînement d’événements similaires à ce qui s’est produit en 1986 n’est pas à exclure dans les mois et les années à venir.

Derrière la propagande sur le problème - exagéré et dramatisé - de la criminalité, se trouve non seulement une manœuvre électorale et politique, mais aussi la volonté, de la part de la classe dirigeante, de renforcer les moyens de répression, de surveillance et de contrôle, afin de faire face à l’instabilité sociale et politique due à l’impasse dans laquelle se trouve le système capitaliste et la "république" réactionnaire qui l’incarne. En tout état de cause, à travers les futures mobilisations de la jeunesse, qu’elles soient provoquées par les excès de la police, par le racisme, par les attaques contre le système éducatif, ou par n’importe quel autre facteur, il est absolument indispensable que notre mouvement s’enracine dans les facultés, dans les lycées, dans les quartiers, et partout où nous pouvons gagner l’oreille et l’adhésion des jeunes. Ce travail doit désormais passer au premier rang de nos priorités.

Les mouvements sociaux et les syndicats

La progression quasi-linéaire, ces cinq dernières années, du nombre de journées de grève - tant dans le public que dans le privé - est l’expression, d’une part, des attentes générées par la reprise économique de 1997-2001, et, d’autre part, de l’érosion de l’autorité politique et morale des dirigeants socialistes et communistes auprès des travailleurs. La reprise n’a pas donné lieu à une élévation générale du niveau de vie de la population. Elle a créé des attentes que le capitalisme - même en période de croissance - est aujourd’hui incapable de satisfaire. Elle s’est traduite, comme nous l’avons vu, par une forte progression de l’emploi précaire. Même dans les secteurs qui ont connu, pendant cette période, une augmentation des niveaux de production, comme par exemple celui de l’industrie aérospatiale, les salariés se sont vus infliger une révision permanente de leurs conditions de travail, ainsi qu’une nette dégradation de la sécurité de l’emploi, avec notamment le recours de plus en plus systématique à la sous-traitance. Dans l’industrie en général, à EDF-GDF, à La Poste, dans les hôpitaux, on assiste au même processus d’éclatement des activités, de recours aux services d’entreprises extérieures, et de réduction des charges et de la masse salariale "interne". La lutte contre la syndicalisation n’est pas la dernière des considérations qui entrent en jeu dans cette stratégie patronale, mais il s’agit avant tout d’augmenter le taux de rendement de chaque secteur d’activité et de rendre l’organisation du travail suffisamment "flexible" afin, si nécessaire, de réduire le niveau d’activité rapidement et sans encombre.

Les restructurations chez Danone, Bata et Michelin, pour n’en citer que quelques unes, ont été dictées par la nécessité de protéger les marges de bénéfices des actionnaires, en anticipation de la récession qui n’avait pas encore commencé au moment des faits. Le ralentissement de l’économie française n’a débuté que dans les premiers mois de 2001. Aujourd’hui, dans pratiquement tous les secteurs de l’économie, les directions des entreprises sont en train de réduire par tous les moyens possibles la masse salariale - à commencer par la réduction ou la suppression des primes, etc. - ainsi que le nombre de salariés et d’heures travaillées. Les CDD, les intérimaires et les vacataires partent en premier, d’où la nouvelle hausse du taux de chômage chez les jeunes. La récession, si elle dure jusqu’aux derniers mois de 2003 - ce que nous pensons hautement probable - finira par détruire bien plus d’emplois que les 35 heures et les emploi-jeunes réunis en ont créés.

La résistance patronale aux revendications salariales se durcira également. Raffarin, comme Jospin avant lui, cherchera à alimenter le pouvoir d’achat des consommateurs par le biais de baisses d’impôts et d’emplois subventionnés. Mais les salariés à temps partiels et les smicards ne paient en général pas d’impôts, et leur pouvoir d’achat a baissé du fait de la hausse des prix, qui a été nettement plus sensible concernant les articles de consommation courante que l’indice de l’INSEE ne le laisse entendre. Ce sont précisément ces mêmes catégories du salariat, à savoir les travailleurs peu qualifiés, mal payés et précaires, qui sont les plus durement touchés par la contraction du marché de l’emploi. Les soi-disant "transferts sociaux" - RMI, APL, allocations familiales, etc. - ont servi dans une certaine mesure de filet de sauvetage, empêchant près de 2 millions de personnes de sombrer dans un dénuement total. Mais là encore, la diminution des recettes de l’État, liée à la récession, poussera le gouvernement à restreindre les dépenses sociales de ce genre.

Les organisations syndicales occupent une place primordiale dans les perspectives qui se dessinent pour la France dans les années à venir. Les syndicats ont émergé, historiquement, au cours de la lutte des travailleurs contre l’exploitation capitaliste, et demeurent la première ligne de défense de ceux-ci face au patronat et aux gouvernements. Les journalistes et commentateurs médiatiques ont beau jeu d’insister sur la faiblesse du nombre de syndiqués en France, laissant entendre que les syndicats ont "trop de pouvoir", et ne sont pas représentatifs : les actionnaires et les présidents des grands groupes ne sont guère, eux, sommés de donner les mêmes gages de leur enracinement social, et l’immense pouvoir dont ils disposent semble être considéré comme la conséquence d’une loi naturelle. En réalité, les organisations syndicales représentent, du moins potentiellement, une force sociale d’une puissance énorme, et ceci, précisément, en vertu de leur fonction d’organisations de défense des salariés - pratiquement les seules dont ils disposent - et de la place qu’ils occupent, en conséquence, dans la conscience collective de ceux-ci.

A notre époque, le salariat dispose d’un pouvoir potentiel plus grand que jamais. En raison du degré très avancé d’enchevêtrement des différentes branches de l’économie les unes dans les autres, et du développement sans précédent de la division de travail dans le processus productif, les salariés des différents secteurs de l’économie ont acquis un pouvoir économique potentiel incomparablement plus fort que celui des générations précédentes de travailleurs. Les seuls salariés d’EDF, par exemple, ont le pouvoir d’éteindre toute l’activité économique du pays. La grève générale des transports de 1995 a illustré le pouvoir énorme des salariés de la SNCF et des transports routiers. Cette puissance accrue du salariat est une des conséquences de la concentration du capital, et augmente d’autant la puissance potentielle des organisations syndicales traditionnelles, vers lesquelles se tournera l’immense majorité des salariés en cas de conflit social majeur - et ce indépendamment de leurs effectifs militants. Toute l’histoire des pays industrialisés démontre que les travailleurs se tournent toujours vers leurs organisations traditionnelles, ou, plus exactement, vers les organisations qui sont organiquement liées à l’émergence de leur classe et qui font partie intégrale de leur histoire collective. Ceci est une loi historique qui ne doit jamais être perdue de vue.

Sans organisation, le salariat n’aurait même pas pu commencer à sortir de sa condition première, à savoir une ressource tout juste bonne à exploiter. Mais dans le même temps, les syndicats sont devenus un frein au développement des luttes. Cette circonstance agace les organisations sectaires dites d’"extrême gauche", qui se jettent sur chaque occasion qui se présente pour organiser des scissions syndicales, ce qui permet à leurs militants de se retrouver à l’aise, entre eux, à l’écart d’idées et d’attitudes différentes des leurs. Ceci est une démarche absolument néfaste du point de vue du syndicalisme, dont la force repose sur l’unité des travailleurs, ainsi que du point de vue des salariés, que les syndicats sont censés défendre. Ces différents groupements se qualifient, abusivement, de "trotskistes", mais Trotsky lui-même était implacablement opposé à ce type de démarche, qu’il condamnait dans les termes les plus sévères. Mais les sectaires veulent toujours satisfaire leur impatience par des manœuvres organisationnelles.

Les syndicats, pour bien remplir leur fonction, n’ont pas vocation à être un club plus ou moins restreint de "révolutionnaires" autoproclamés. Au contraire, ils embrassent nécessairement une masse de travailleurs aux opinions diverses et aux niveaux de conscience politique différents, que ce soit au niveau de leurs adhérents ou des autres salariés qui exercent, de diverses manières, une influence sur eux. Plus larges sont les couches du salariat impliquées d’une manière ou d’une autre dans les syndicats, plus le syndicat est capable de remplir son rôle. Forcément, dans ces circonstances, ce que les organisations syndicales gagnent en implantation, elles le perdent en "niveau politique", car elles expriment non seulement les idées des salariés les plus conscients et combatifs, mais aussi, et surtout en des temps "normaux", tout ce qui se trouve de confus, de résigné ou d’opportuniste dans leurs rangs.

L’extrême gauche justifie sa stratégie de division en montrant du doigt le conservatisme des appareils bureaucratiques. Certes, le plus souvent, surtout dans les échelons les plus élevés des structures syndicales, les bureaux sont occupés par des individus devenus, pour reprendre leur propre terminologie, "réalistes", c’est-à-dire déconnectés de la réalité de la vie en entreprise, persuadés que les salariés sont partout battus d’avance, et soucieux de cheminer tranquillement vers leur retraite, sans être trop dérangés ce faisant par les préoccupations inconvenantes de la "base". Ce qu’il faut comprendre, c’est que les bureaucraties conservatrices qui dominent les grandes "centrales" exercent leur contrôle sur le mouvement syndical parce qu’à ce stade la masse du salariat n’est pas entrée en action de manière décisive. D’où l’importance d’une approche patiente et constructive dans notre travail dans les syndicats. D’où également notre opposition intraitable aux aventures scissionnistes des sectes gauchistes. A un certain stade, inévitablement, l’humeur plus combative des travailleurs se manifestera dans les organisations syndicales. Les dirigeants confédéraux et fédéraux se trouveront alors sous la pression croissante des travailleurs, qui exigeront des actions audacieuses et de grande ampleur contre les agressions patronales et gouvernementales. Dès lors qu’un conflit social de grande envergure s’ouvrira, les principales organisations syndicales seront transformées de fond en comble, et nous devrons jouer pleinement notre rôle dans ce processus.

Pour l’heure, tant que les différents conflits sociaux demeurent isolés les uns des autres, il s’avérera difficile de surmonter le conservatisme des appareils. Les dirigeants des instances supérieures des syndicats sont prêts à sacrifier les intérêts des salariés au nom de leur fameux "réalisme" afin de préserver leurs relations cordiales avec les "partenaires" patronaux et gouvernementaux. L’initiative des combats ne vient presque jamais du sommet. Les directions nationales, une fois devant le fait accompli d’un mouvement parti d’en bas, le "dirigent" en queue de peloton, en s’efforçant par tous les moyens d’en limiter l’ampleur. En 1995, comme en 1968, les grèves ont été déclenchées par les travailleurs eux-mêmes, qui n’ont pas laissé d’autre choix aux directions nationales que d’accepter le fait accompli. En 1995, ce n’est qu’à cause du rôle perfide des directions confédérales - surtout de la CFDT et de FO, mais aussi de la CGT - que la grève dans les transports et plusieurs branches du secteur public ne s’est pas répandue au secteur privé.

A notre époque, le système capitaliste est incapable d’apporter une élévation générale du niveau de vie de la population. Pire encore, que ce soit en temps de récession ou en temps de reprise, il ne peut maintenir l’appareil productif qu’en imposant la régression sociale. Ce fait, amplement démontré par l’expérience de la reprise de 1997-2001, signifie que les éléments tels que Chérèque, Thibault, et Blondel, vont se trouver face à de graves difficultés. Les travailleurs ne se mettent pas en grève facilement. La grève est une très rude épreuve, financièrement et psychologiquement. En général, elle ne commence que lorsque les salariés ont le sentiment d’avoir épuisé toutes les autres possibilités et d’avoir "le dos au mur". Cependant, l’instabilité économique actuelle, ainsi que l’accumulation des pressions, indépendamment des reprises et récessions successives, sont en train de préparer des conflits sociaux majeurs sur tous les fronts, lesquels, à un certain stade, échapperont au contrôle des échelons supérieurs des organisations syndicales. Le processus de transformation de ces organisations sera alors sérieusement engagé. Les travailleurs se tourneront à répétition vers leurs organisations traditionnelles, s’efforçant, par la pression élémentaire de leur mouvement, de les rendre plus conformes aux exigences de leurs luttes, qui seront plus longues, plus massives et plus âpres que celles que nous avons connues ces dernières années. C’est alors que le programme et les méthodes de lutte que nous défendons trouveront un large écho dans le milieu syndical, nous permettant à terme d’y construire un puissant courant révolutionnaire.

Le Parti Socialiste

L’explication des défaites électorales subies par la gauche se trouve dans la politique pro-capitaliste de la direction du Parti Socialiste, et dans l’incapacité des dirigeants du Parti Communiste - eux aussi convertis à "l’économie de marché" - à défendre dans la pratique une politique alternative sérieuse. Pendant cinq ans, les dirigeants du PS et du PCF se sont alignés sur les intérêts des capitalistes sur toutes les questions essentielles, reprenant à leur compte de nombreuses dispositions figurant déjà dans le "plan" d’Alain Juppé.

Les chefs de file de l’aile droite du PS, tels Fabius et Strauss-Kahn, envisagent même de profiter de la défaite électorale et du départ de Jospin pour consolider davantage leur contrôle sur l’appareil du parti. La droite du PS prétend vouloir "tirer les enseignements" de la défaite en dirigeant le parti dans le sens d’une adhésion encore plus franche aux critères capitalistes. Fabius s’est opposé furieusement à la démarche de Hollande, qui avait laissé vaguement entendre, au lendemain des présidentielles, qu’un futur gouvernement socialiste s’opposerait à d’autres privatisations. Ce sont donc, à première vue, les dirigeants les plus droitiers du PS - plus à droite encore, à vrai dire, que Jospin et Hollande - qui s’apprêtent à profiter d’une défaite dont ils sont eux-mêmes responsables, tout en manœuvrant les uns contre les autres pour s’installer à la place tant convoitée de "présidentiable" pour 2007. Cependant, quels que soient les "vainqueurs" des premiers remaniements des instances dirigeantes, les défaites électorales annoncent une période de crise, caractérisée par une plus forte opposition à l’aile droite qui, pour le moment, domine le parti. Cette contestation s’exprimera, à terme, par une progression importante de la Gauche Socialiste et du courant d’Henri Emmanuelli. Dans ces conditions, en travaillant correctement, notre mouvement pourra lui aussi émerger au cours des années à venir et devenir une tendance significative dans le parti.

La bureaucratie parlementaire du PS - composée de députés, de sénateurs, de maires, et de "technocrates" - se sent tout à fait à l’aise dans sa "cohabitation" avec le système capitaliste. Les privatisations, la rapine des banques et des actionnaires, les fermetures d’usines, les licenciements massifs, l’annualisation, la généralisation de l’emploi précaire, la "réforme" des retraites, le commerce des armes et les relations amicales entretenues avec des régimes aux mains ensanglantées, rien de tout cela ne la choque. Elle est, naturellement, très attachée aux institutions "démocratiques" de la "république" tronquée, corrompue et réactionnaire. Pour les membres de cette nomenklatura privilégiée, dès lors qu’ils conservent leur mode de vie cossu, les honneurs et les avantages pécuniaires liés à leur fonction, le fait que les décisions les plus importantes, affectant la vie de dizaines de millions de personnes, soient prises, d’une manière qui ne fait même pas semblant d’être démocratique, aux sommets des groupes financiers et industriels, ne les gène pas outre mesure : tout va pour le mieux dans la meilleure des républiques possibles.

Les sections du parti sont le talon d’Achille de cette bureaucratie, qui ne domine le PS que parce que les éléments les plus actifs et conscients du salariat de la jeunesse ne s’y trouvent pas, pour le moment. Mais, tôt ou tard, l’humeur plus combative du salariat se fera sentir dans les sections. Suite au "choc" du 21 avril dernier, un grand nombre d’entre elles ont été envahies par de nouveaux adhérents et sympathisants, parfois au point de multiplier par quatre ou cinq le nombre de personnes présentes par rapport aux réunions habituelles. Certes, la plupart d’entre elles seront découragées par l’atmosphère ennuyeuse qui règne dans le parti, et n’y resteront pas. Il n’empêche que cet afflux de nouveaux adhérents indique le processus auquel il faut s’attendre, à une plus grande échelle, dans le contexte de l’instabilité économique, sociale et politique qui marquera les années à venir. Dès aujourd’hui, si la direction de la Gauche Socialiste, au lieu d’avoir passé son temps à ramper aux pieds de Jospin en échange de postes ministériels et d’autres récompenses, avait fait bonne contenance face à la droite du PS, en refusant de cautionner sa politique désastreuse, elle aurait attiré un grand nombre de nouveaux militants dans ses rangs, et serait aujourd’hui en position de briguer la direction du parti.

Le Parti Socialiste n’existe pas dans le vide. Sa composition sociale interne et son programme ont toujours évolué sous la pression d’intérêts de classe antagoniques. Historiquement, la bureaucratie du PS - et de la SFIO avant lui - a pris forme en tant que caste plus ou moins distincte, et avec des intérêts qui lui sont spécifiques, en conséquence de la pression qu’exerçait la classe capitaliste sur le parti et, en particulier, sur sa couche supérieure. La bureaucratie réformiste, abandonnant dans la pratique les idées révolutionnaires consacrées dans les textes fondateurs, a pu consolider son emprise sur le mouvement socialiste au début du siècle en raison de la capacité qu’avait encore le système capitaliste à octroyer des concessions importantes aux travailleurs, sous la pression des mouvements sociaux. Entre 1872 et 1914, le capitalisme a connu, en France, comme en Grande-Bretagne et en Allemagne, une longue période d’ascension, qui rendait ces concessions possibles. Cependant, la fin de cette période, marquée par la déclaration de la première guerre mondiale, a mené à la destruction totale de l’Internationale Socialiste, parce que, une fois la "paix armée" transformée en guerre, le compromis avec le capitalisme, de la part des directions nationales des partis socialistes, s’est traduit dans le ralliement à "leurs" impérialismes respectifs. Après la guerre, sous l’impact de la révolution russe et des tentatives révolutionnaires en Allemagne, en Hongrie et ailleurs, le mouvement socialiste français a traversé une profonde crise donnant lieu à la naissance, au Congrès de la SFIO de 1920, à la Section française de l’Internationale Communiste, précurseur du PCF. Tout au long de la période d’instabilité économique qui a marqué les années 20 et 30, la partie restante de la SFIO est passée d’une crise interne à l’autre, avec le développement d’une puissante aile gauche en son sein.

De la même façon, dans la foulée des événements de mai-juin 1968, la SFIO a été traversée et radicalement transformée par l’humeur révolutionnaire de la jeunesse et du salariat. Le programme du nouveau PS, publié en 1972, qui proclamait la nécessité d’une appropriation collective, sous contrôle démocratique, des pôles dominants de l’économie, était un mélange incongru d’objectifs révolutionnaires et de platitudes réformistes. Elle traduisait la nécessité, de la part de la direction du parti - dont Mitterrand - de s’accommoder des aspirations révolutionnaires du salariat de l’époque. Le programme s’ouvre en affirmant que "le Parti Socialiste, en publiant son programme de gouvernement, s’adresse à l’immense majorité des Français. Certes, il ne cherche pas l’approbation des privilégiés, des exploiteurs, des profiteurs. Il ne peut y avoir de trêve entre les ennemis du peuple et lui." Il poursuit : "Là où est la propriété, là est le pouvoir. Lorsque la propriété devient si importante, si dominatrice que ceux qui la possèdent détiennent par là même un énorme pouvoir, il y a danger. C’est la raison pour laquelle le Parti Socialiste propose d’arracher aux monopoles l’instrument de leur pouvoir en transférant les grands moyens de production du secteur privé au secteur public." Le fait que Mitterrand, qui avait été plusieurs fois ministre dans des gouvernements de droite, sous la Quatrième République, ait dû défendre de telles idées, donne la mesure de ce qu’a été la pression de la base du parti et, au-delà de celle-ci, de la jeunesse et des salariés. Le tout s’est déroulé dans ce même parti qui, quelques années auparavant, paraissait totalement et irrémédiablement sclérosé, dominé de fond en comble par des éléments de droite.

De tels bouleversements, au cours desquels, sous l’impact de crises économiques et sociales, un parti s’appuyant sur d’importantes réserves sociales se voit brusquement propulsé vers la gauche, permettent de déterminer l’évolution la plus probable du Parti Socialiste dans les années à venir. Depuis déjà un certain temps, les bases sociales et économiques sur lesquelles reposait l’aile droite du Parti Socialiste n’existent plus. Il s’agit d’une bureaucratie dans l’impossibilité - même dans une période de reprise économique - de mettre en œuvre des réformes susceptibles d’arrêter la régression sociale et encore moins d’effectuer une amélioration généralisée et durable du niveau de vie de la population. Il s’agit, en somme, d’une bureaucratie "réformiste" sans réformes, et donc condamnée. Sa justification historique n’est plus. Ceci ne signifie pas pour autant que l’aile droite du parti disparaîtra immédiatement et automatiquement. Elle maintient ses positions, par inertie, et grâce à un enchevêtrement de plusieurs facteurs.

Le prestige et le pouvoir "institutionnel" de la bureaucratie pèsent encore relativement lourd sur la vie et l’expression politique des sections locales. De par leur capacité à "rendre service", soit dans les domaines publics tels que le logement ou l’emploi, soit pour "pistonner" les postulants aux différents postes de responsabilité du parti, les députés, les sénateurs, les maires et autres personnalités influentes de l’appareil constituent un facteur de manipulation politique non négligeable. Les échelons intermédiaires et supérieurs du parti sont largement corrompus par le carriérisme et le trafic d’influence, où les "grands" jouent les "petits" les uns contre les autres afin de conforter leur propre pouvoir. En dernière analyse, cependant, la capacité de la bureaucratie à dominer la vie des sections dépend du rapport de force existant dans celles-ci. Pour la plupart, les sections ne regroupent qu’une poignée de ce que l’on pourrait appeler des "militants de base" désintéressés, qui ne peuvent pas faire le poids contre l’influence des "notables" toujours capables de mobiliser des "adhérents de réserve" lorsqu’il s’agit de prendre une décision importante. Sous l’impulsion de grands événements, cependant, la composition sociale et politique des sections du Parti Socialiste changera radicalement.

La capitulation de la direction de la Gauche Socialiste a ralenti la radicalisation des sections. De nombreux militants potentiels restent encore à l’extérieur du parti, faute de drapeau oppositionnel visible. Même Gérard Filoche, qui n’est pas le plus mauvais des chefs de file de la GS, s’est empressé de justifier Jospin face aux critiques des militants, au lendemain de la déclaration de ce dernier dans laquelle il insistait sur le caractère "non socialiste" de son programme. Néanmoins, la progression des voix portées sur les motions et amendements contestataires au cours de ces dernières années, lors des différents congrès et conférences internes, témoigne de la défiance et de l’insatisfaction croissante de la base vis-à-vis de la politique défendue par les instances dirigeantes. C’est là un signe avant-coureur d’une radicalisation, qui sera plus nettement marquée à l’avenir. Le cours des événements, sur le plan social et économique, s’exercera dans le sens d’une radicalisation de toutes les organisations liées organiquement au salariat, et particulièrement des syndicats, du PS et du PCF. Cependant, le déclin du PCF se poursuivant, le PS est devenu le principal foyer politique dans lequel s’exprimera la montée de la contestation sociale dans les années à venir. Il occupera, de ce fait, une place importante dans les orientations stratégiques de notre mouvement.

Le Parti Communiste

Les résultats des élections présidentielles et législatives attestent que la base électorale du PCF continue de s’effriter. Le parti a réalisé son plus faible score depuis sa création. Cette situation très grave est la conséquence directe de la dégénérescence réformiste de sa direction. Cependant, dans la nouvelle situation créée par la victoire de la droite, le PCF pourrait commencer à remonter la pente.

Le recul du PCF ne date pas seulement de l’arrivée de Robert Hue aux commandes, mais s’étale sur plus d’un demi-siècle. Ce déclin s’explique, fondamentalement, par la dégénérescence réformiste et nationaliste de la direction du parti et par l’abandon des principes révolutionnaires et internationalistes sur lesquels il a été fondé en 1920. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, la vague de grèves et de contestation sociale qui a traversé la France, conjuguée avec l’énorme prestige de l’Union Soviétique et de l’Armée Rouge - dont l’offensive a été déterminante dans la défaite du nazisme - ont permis au PCF de disposer d’une assise de masse, avec plus de 800 000 adhérents, ainsi que d’une très forte implantation populaire et syndicale. Dans le cadre d’une politique indépendante de classe, c’est-à-dire réellement communiste, le PCF aurait alors pu renverser le capitalisme en France. Cependant, la direction stalinienne, sous Maurice Thorez, a sacrifié cette possibilité à l’"union nationale", sur la base d’un programme de "reconstruction nationale" financé par le pillage de l’Allemagne occupée - d’où le mot d’ordre central de Thorez : "Réparations, reconstruction". Une nouvelle occasion révolutionnaire a été manquée en 1968, pendant ce qui est sûrement la plus grande et la plus longue grève générale de toute l’histoire du salariat, à l’échelle internationale. La direction du PCF s’est alors montrée prête à arrêter la grève, se contentant de concessions relativement modestes au regard de l’énorme potentiel révolutionnaire du mouvement, au lieu de remettre en cause le système capitaliste.

Le positionnement des dirigeants du PCF, en 1968, a ouvert la voie à la reconstruction de la SFIO, qui s’est transformée en Parti Socialiste en 1969-1971, et qui a rapidement devancé le PCF sur le plan électoral. Le programme du PCF ne différait pas fondamentalement de celui qui était présenté, à l’époque, par le PS. Tous deux étaient essentiellement axés sur un nombre limité de nationalisations et sur une politique de "relance par la consommation" d’inspiration keynésienne. Tout en adoptant une politique de plus en plus nationaliste et réformiste, les dirigeants du PCF, autour de Georges Marchais, expliquaient que toutes les dictatures sanglantes, en Europe de l’Est et ailleurs, qui se disaient "communiste" l’étaient réellement. Ce faisant, ils récupéraient à leur compte le discrédit de ces régimes aux yeux de la nouvelle génération des travailleurs français, pour qui ces dictatures n’avaient pas d’attrait. Dans ces conditions, le PCF n’a cessé de perdre de terrain face au PS, au cours des années 70.

En 1981, les dirigeants du parti sont entrés au gouvernement sur la base d’un programme réformiste. Après une première année, pendant laquelle le gouvernement Mauroy a nationalisé un certain nombre de banques et de grands groupes du secteur privé et réalisé un programme de réformes sociales relativement ambitieux, il a été très rapidement contraint, face au sabotage des capitalistes à qui il avait laissé le rôle prépondérant dans l’économie nationale, de faire volte-face, et d’adopter, à partir de 1982, une politique dite "de rigueur", c’est-à-dire une politique de contre-réforme. Entre 1982 et 1984, n’ayant pas d’alternative sérieuse à proposer, et soucieux de se raccrocher aux postes ministériels et de conserver leurs accords électoraux avec le PS, l’appareil du PCF a pleinement assumé la politique anti-sociale du gouvernement, votant systématiquement en faveur des mesures d’austérité qui frappaient le salariat - dont le démantèlement des bassins industriels du Nord et de l’Est du pays - et ce au nom de la "solidarité gouvernementale". En juillet 1984, lors de la formation du gouvernement Fabius, Marchais a voulu monnayer son soutien au gouvernement, en exigeant des ministères communistes plus nombreux et plus importants. Mitterrand et Fabius ont naturellement refusé, et le PCF, affaibli par sa participation au gouvernement, l’a finalement quitté.

En 1996-1997, après une longue période de non-participation gouvernementale, pendant laquelle les instances dirigeantes du parti ont expliqué la baisse régulière du nombre de militants et d’électeurs, d’une part, par un prétendu "glissement vers la droite" des travailleurs, et d’autre part, par sa participation au gouvernement avec les "traîtres" socialistes, Robert Hue a mené une nouvelle volte-face, ramenant le PCF vers une alliance avec les socialistes. Et comme en 1981-1984, le bloc gouvernemental entre les deux partis ne pouvait s’opérer qu’au détriment du PCF.

A la différence du gouvernement Mauroy, celui de Jospin, au lieu de nationaliser, a massivement privatisé, et un certain nombre des privatisations - rebaptisées "ouvertures de capital" pour la circonstance - ont été directement pilotées par un ministre "communiste", M. Gayssot. Pour les raisons que nous avons déjà évoquées, ce sont avant tout les travailleurs industriels, la main d’œuvre peu qualifiée et les chômeurs qui ont souffert de l’aggravation de la précarité de l’emploi et de la dégradation générale du niveau de vie qui ont caractérisé la période du dernier gouvernement : ainsi l’électorat qui devrait normalement former le gros des effectifs et des soutiens électoraux du Parti Communiste fut-il frappé de plein fouet par cette politique. Hue, emboîtant allègrement le pas de la direction du PS, s’est déclaré favorable à l’économie de marché - ce convenable synonyme de capitalisme. Or, plus la distinction entre le programme du PS et celui du PCF disparaît - non seulement en paroles mais aussi et surtout dans la pratique - et plus le PCF apparaît comme une sorte de cinquième roue du carrosse social-démocrate.

Strauss-Kahn, interrogé sur les raisons de l’échec du PS lors des présidentielles, a déclaré : "Cela ne peut pas être parce que nous n’avons pas été assez à gauche. La preuve, c’est que le PCF a souffert plus que nous." Rien n’est plus absurde. L’explication du déclin particulier du PCF s’explique plutôt par le fait que, dans la conscience collective populaire, la social-démocratie correspond à une démarche réformiste, cherchant à améliorer les conditions sociales dans le cadre du capitalisme, sans remettre le système en cause, alors que le PCF est rattaché à l’idée d’une politique révolutionnaire, d’un renversement du capitalisme. En conséquence, ce que l’électorat socialiste reproche à la direction du PS, à savoir le démantèlement du secteur public et la régression sociale en général, éloigne doublement l’électorat traditionnel d’un parti qui se dit "communiste".

Au fil des années, les reniements et zig-zags "stratégiques" successifs de la direction communiste ont désorienté et démoralisé les militants, qui ont sombré, pour nombre d’entre eux, dans le scepticisme et l’indifférence. Dans le passé, les instances dirigeantes s’efforçaient de fournir des explications "théoriques" de leurs démarches. Par exemple, lorsqu’en 1956 le groupe parlementaire communiste a voté les pouvoirs spéciaux aux généraux en Algérie, les différentes publications du parti cherchaient à "théoriser" a posteriori cette trahison, en usant d’une terminologie marxiste. Mais aujourd’hui, et depuis longtemps, les dirigeants n’affectent même pas de s’intéresser au marxisme, et font preuve d’une profonde méconnaissance des principes les plus élémentaires du socialisme et de l’internationalisme. Ils se réclament du "pragmatisme", cette conduite guidée par des avantages à court terme - réels ou apparents - et qui revient, en politique, à de l’opportunisme. L’absence de discussion et d’étude de questions théoriques a contribué à la perte de cohésion des structures de base du parti, qui sont pour la plupart en déliquescence ou ont complètement disparu au cours des deux dernières décennies.

Cependant, ce recul ne signifie pas que le PCF est condamné à disparaître, ni que son déclin est irréversible. D’innombrables journalistes et "politologues" considèrent qu’un renforcement significatif du PCF est totalement exclu et prévoient, dans un avenir plus ou moins proche, sa disparition pure et simple. Mais l’idée qui sous-tend la perspective de ces "experts" est que le communisme est dépassé, que l’avenir appartient aux capitalistes et aux "sociaux-démocrates". Or, en réalité, l’expérience du gouvernement Jospin prouve, encore une fois, que c’est précisément le réformisme "social-démocrate" qui s’est brisé contre la réalité du capitalisme de notre époque, et qu’il ne peut plus rien apporter de significatif et de durable aux travailleurs.

La politique anti-sociale du gouvernement Raffarin ouvre la possibilité d’une remontée du PCF. Le PCF n’est pas une secte qui devrait son existence à la volonté d’un quelconque groupement marginal. Sa naissance faisait partie intégrante de l’immense vague de grèves et de soulèvements révolutionnaires qui a déferlé à travers l’Europe, y compris la France, au lendemain de la première guerre mondiale. Son histoire toute entière se confond avec celle du mouvement ouvrier, dans ses progrès comme dans ses reculs. C’est pour cette raison que, aujourd’hui encore, le PCF dispose d’importantes réserves sociales - incomparablement plus importantes, dans tous les cas, que celles de toutes les organisations d’extrême gauche réunies, n’en déplaise à ceux qui s’imaginent à la veille d’une "grande percée" de celles-ci.

Le programme édulcoré défendu actuellement par la direction Hue-Buffet, la dépendance accrue des élus communistes vis-à-vis de la direction du PS, le découragement des militants, les difficultés financières de plus en plus graves qui rongent les moyens d’action du parti - tout cela tendra à favoriser son déclin. Et il n’est pas exclu qu’un certain nombre d’élus et de responsables communistes négocient leur passage au PS, afin de conserver leurs positions prestigieuses. Par contre, le retour de la droite permettra sans doute au Parti Communiste de s’attirer de nouveaux adhérents, d’autant que le PS restera sans doute, pendant un certain temps, sous l’empire de son aile droite. Lors des scrutins électoraux, les candidats du PCF pourraient également améliorer leur résultat par rapport aux scores réalisés aux dernières présidentielles et législatives.

Le sort du Parti Communiste n’est donc pas scellé. Malgré la baisse de ses effectifs et la démoralisation d’une partie de ses militants, il se trouve encore un nombre considérable de militants communistes qui, au cours de leur parcours politique, se sont donnés le temps d’étudier les œuvres de Lénine, qui comprennent les idées de base du marxisme, qui ont une connaissance assez solide de l’histoire du mouvement ouvrier - de la Révolution russe et de la Commune de Paris, par exemple - et qui sont animés par un véritable esprit internationaliste. Ces éléments ont observé avec amertume l’abandon progressif des derniers vestiges du socialisme par les dirigeants d’un parti auquel ils ont souvent consacré la majeure partie de leur existence. Il y a aussi, dans de nombreuses villes, des groupes de jeunes communistes pleins d’énergie, d’esprit de révolte, et dont bon nombre ont soif d’idées dans le domaine de l’économie ou dans celui de l’interprétation de l’histoire contemporaine, sans pour autant avoir forcément accès à des idées marxistes. Après le résultat du premier tour des présidentielles, le PCF, comme le PS, a enregistré un nombre significatif de nouveaux adhérents, et notamment de jeunes adhérents. Nous devons absolument trouver les ressources matérielles et les moyens politiques pour nous mettre en relation avec ces éléments, pour les aider à rétablir les idées du socialisme et de l’internationalisme authentiques dans le Parti Communiste.

Dans ce travail, nous maintiendrons en toute circonstance notre indépendance politique : par rapport à la direction nationale du parti, bien sûr, mais aussi par rapport aux différents regroupements contestataires, comme les "rouge vifs" ou la Gauche Communiste, qui reprochent à Hue son réformisme, évoquent la nécessité d’une politique de "lutte de classe" etc., alors que leur propre programme est réformiste, se situe nettement à la droite de celui que défendait le PCF en 1981, et se distingue avant tout de celui de l’actuelle direction par sa forte connotation nationaliste. Ainsi, bon nombre de ces "marxistes" ont rallié Chevènement, à la veille des présidentielles et des législatives, ce qui leur a permis d’encaisser un échec électoral cinglant en compagnie de leur nouvelle idole.

L’extrême gauche

Le score relativement élevé des candidats des organisations d’extrême gauche au premier tour des présidentielles témoigne de la recherche, de la part de centaines de milliers, voire de millions d’électeurs, d’une politique nettement plus à gauche que celle qui a été mise en œuvre par les différentes composantes de la "gauche plurielle". Ceci reflète le processus de radicalisation des idées et des aspirations d’une partie de plus en plus importante de la population, du fait de l’incapacité du système capitaliste à répondre à leurs attentes. Cependant, si le résultat enregistré le 21 avril 2002 par ces organisations est d’une importance symptomatique indéniable, il est totalement hors de question qu’elles puissent remplacer le Parti Socialiste dans son rôle de principal véhicule politique des aspirations du salariat. Si, en apparence, l’extrême gauche "rattrape" le PCF, ce n’est que parce que celui-ci recule. L’illusion créée, lors des présidentielles, d’une "percée qualitative" de Lutte Ouvrière, a été dissipée rapidement et sans appel par le résultat du premier tour des législatives dans lesquelles, malgré l’expérience longue et pénible des "années Jospin", LO a réalisé un score minime et largement inférieur à celui de 1997. Aux présidentielles, les médias ont favorisé la candidature de Laguiller, en ont fait une "personnalité" des plateaux télévisés, afin de mordre dans l’électorat du Parti Communiste. Quoiqu’elles en disent, la presse et les entreprises de l’audiovisuel ne sont pas "neutres", et leur couverture de l’actualité politique évolue sous l’influence des orientations stratégiques élaborées au sommet des groupes capitalistes et de l’État. Si elles pouvaient se permettre de favoriser l’extrême gauche, comme elles l’ont fait avec Attac, c’est que l’assise sociale de ces groupements est autrement plus fragile que celle des organisations traditionnelles du salariat.

Malgré sa présence à la tête d’un gouvernement qui s’est largement discrédité depuis 1997, le Parti Socialiste a pu dépasser au premier tour, en pourcentage et en nombre de voix, son résultat d’il y a cinq ans. Face au danger pressenti d’une victoire de la droite, un bon nombre de travailleurs qui avaient été tentés de "marquer le coup" aux présidentielles en votant pour des candidats marginaux, ont rallié la principale formation de gauche, qui seule pouvait avoir une chance de lui faire obstacle. Simultanément, le PS a perdu des électeurs déçus qui se sont réfugiés dans l’abstention. Cependant, en France comme ailleurs, lorsque le salariat, face à l’Etat, à la classe capitaliste, à toute la société "officielle", se trouvera confronté à des enjeux sérieux qui l’obligeront à réagir, il se tournera inévitablement vers ses organisations traditionnelles - les syndicats, les partis socialistes et les partis communistes. Les travailleurs ne voient pas l’utilité de petites structures marginales, quelle que soit la "pureté" de leurs idées - et celles de l’extrême gauche sont par ailleurs loin d’être pures - dès lors qu’il s’agit d’une lutte collective contre leurs adversaires. Et pour cause : de telles organisations n’ont effectivement aucune utilité dans ce domaine. Tôt ou tard, l’expérience d’un gouvernement de droite ramènera le Parti Socialiste au pouvoir, avec ou sans le PCF, et ceci indépendamment de la politique défendue par les dirigeants socialistes. Les petites organisations de l’extrême gauche reproduisent tous les maux des grands partis de gauche - confusion idéologique, absence de programme crédible, régimes internes bureaucratisés, interminables soubresauts "stratégiques" - sans en avoir les avantages, dont notamment des réserves sociales de masse.

Les trois principales organisations d’extrême gauche ont acquis, il est vrai, une certaine notoriété et ont accumulé, d’une façon ou d’une autre, des ressources financières considérables - qui sont, soit dit en passant, gérées loin du regard de leurs adhérents. Mais le peu d’assise qu’ils ont disparaîtra presque totalement dès lors que les organisations politiques traditionnelles du salariat commenceront à évoluer vers la gauche. Avant tout, il importe de donner à nos adhérents et à nos sympathisants une compréhension claire des perspectives qui se dessinent pour le PS, pour le PCF et les syndicats, pour qu’ils ne soient pas déboussolés par de prétentieux groupes d’extrême gauche, dont le fond de commerce consiste à souligner en gras tous les défauts des partis traditionnels du salariat, sans la moindre tentative de comprendre ou d’expliquer l’histoire ou les perspectives d’évolution de ceux-ci, afin de "décrocher" tel ou tel militant désemparé. Nous ne pouvons apporter la moindre caution à leurs activités scissionnistes et sectaires vis-à-vis des partis de gauche et des syndicats. Ces formations "trotskistes" ont, par leur comportement irresponsable et opportuniste, traîné le nom de Trotsky dans la boue. N’importe quel militant qui se donne la peine de se familiariser avec les œuvres et l’activité pratique de ce grand révolutionnaire se rendra rapidement compte -qu’il s’est toujours fermement opposé, comme Marx et Lénine avant lui, à ce qu’il appelait "l’ultimatisme sectaire", qui consiste à dire : "si on n’accepte pas nos idées, on va organiser une scission, faire un syndicat "révolutionnaire" etc." Les méthodes et les idées de ces organisations n’ont strictement rien à voir avec Trotsky, et nous devrons prochainement publier des textes qui rétablissent la réputation de celui qui, aux côtés de Lénine, dirigea la révolution russe de 1917.

Attac

L’association Attac a connu une croissance rapide de ses effectifs pendant les premières années de son existence, recrutant principalement, dans les couches intermédiaires de la société, des gens qui se revendiquent de gauche mais se disent "déçus des partis", et qui se conçoivent, souvent abusivement, comme des intellectuels. L’association a été créée par Le Monde Diplomatique, en concertation avec un certain nombre d’autres journaux et associations, dont notamment la Confédération Paysanne, sur la base d’une série de revendications farfelues, parmi lesquelles la "taxe Tobin" occupait une place centrale.

Monsieur James Tobin était un réactionnaire notoire qui, pendant sa brève carrière politique, s’est distingué par ses croisades en faveur des embargos économiques contre les pays sous-développés qui ne s’alignaient pas sur les orientations américaines. Tobin pensait que la famine et la misère les ramèneraient à la raison. Néanmoins, avant de mourir, il nous a rendu un service non négligeable en expliquant sans ambage que la taxe dite Tobin n’aurait absolument aucune conséquence susceptible ne nuire de quelque manière que ce soit aux intérêts capitalistes. Tobin a précisé que son idée était, au contraire, de mieux protéger la rentabilité du capital par l’introduction d’un palier fiscal légèrement dissuasif, de façon à ce que la Banque Centrale Américaine dispose d’un délai de réflexion supplémentaire pour ajuster sa politique monétaire aux aléas des marchés financiers. L’expression "mettre un grain de sable dans les mécanismes financiers", par laquelle Attac laisse entendre qu’un simple "truc" pourrait éviter des crises financières et contribuer à sérieusement diminuer la pauvreté mondiale - cette expression était justement, dans la bouche de Tobin, une manière de minimiser la portée de sa proposition et de la rendre ainsi plus acceptable au gouvernement américain, qui l’a cependant rejetée sans appel.

La nature confuse, contradictoire et extrêmement superficielle du "discours" des dirigeants d’Attac reflète leur caractère petit-bourgeois, aussi méfiant à l’égard du "grand capital" qu’à l’égard des revendications du salariat et du socialisme. Menant bataille pour le compte des "petits producteurs" du monde agricole français, les dirigeants d’Attac prônent la limitation des importations agricoles en provenance du "Sud" vers le marché européen. Consternés par la baisse de rentabilité des exploitations agricoles de modeste taille, ils négligent soigneusement d’évoquer les conditions de travail des salariés de ce secteur, qui sont parmi les plus précaires et mal payés. Réclamant à cor et à cri des mesures pour diminuer les échanges entre "blocs régionaux", ils dénoncent les tentatives des producteurs américains pour pénétrer sur le marché européen et, dans le même temps, critiquent les États-Unis pour avoir bloqué l’entrée de produits français sur leur propre marché ! Dans le pot-pourri idéologique et revendicatif de cette association, les seuls dénominateurs communs identifiables sont une hostilité très affirmée aux solutions "collectivistes", c’est-à-dire socialistes ou communistes, et une crainte obsessionnelle des "grands flux commerciaux et financiers" qui échappent au contrôle des "citoyens". Cela correspond parfaitement au point de vue d’une classe sociale qui se sent "prise en sandwiche" entre les deux classes majeures de la société contemporaine : la classe capitaliste et le salariat.

Le succès d’Attac s’explique, en partie, par sa couverture médiatique, mais surtout par le fait qu’au cours de ces dernières années, les couches intermédiaires de la société ont été en pleine fermentation. Le corps médical, les avocats, les juges, et bien d’autres catégories sociales qui, dans le passé, n’auraient jamais manifesté ou fait grève, ont été poussées à l’action. Incontestablement, Attac a été nourrie et portée par ce courant de contestation. Cependant, les jeunes militants les plus sérieux et les quelques syndicalistes qui se sont aventurés dans ce labyrinthe chaotique de la "citoyenneté" en sont revenus pour la plupart bredouilles. Attac est une association qui proclame haut et fort ses principes démocratiques, mais sa propre organisation interne est totalement anti-démocratique. Dans ces conditions, et étant donné le flou savamment entretenu par la direction d’Attac sur pratiquement toutes les questions d’importance, que ce soit sur le plan national ou international, il ne sera pas possible de développer davantage l’organisation, qui entrera prochainement dans un processus de déclin. Cependant, un certain nombre de jeunes ont été attirés par la sonorité vaguement "anti-capitaliste" des positions prises par Attac. Les meilleurs d’entre eux trouveront leur chemin vers les idées du marxisme, à condition que nous nous donnions les moyens d’attirer leur attention sur notre programme et nos perspectives.

L’extrême droite

L’élection de Jospin en 1997 était la conséquence, sur le plan politique, de la puissante mobilisation des travailleurs contre le gouvernement Juppé. A l’époque, Chirac était discrédité, et les partis de droite sont sortis de cette déroute électorale encore plus gravement divisés qu’ils ne l’étaient avant. Cependant, en même temps que la faillite de la "gauche plurielle", aux dernières élections, permettait à la droite "classique" de se refaire une santé et de surmonter, du moins partiellement, ses divisions, elle a également renforcé l’extrême droite. Le Pen et Mégret se nourrissent de l’accumulation des problèmes sociaux et économiques, qui persistent et qui s’aggravent, sous la droite comme sous la gauche, depuis de nombreuses années.

Les idées racistes et le programme social réactionnaire du Front national et du MNR représentent un danger réel qu’il faut combattre énergiquement. Cependant, ce danger ne doit pas être exagéré. Ni le Front National, ni le MNR ne sont des organisations fascistes. Les sectes d’extrême gauche s’énervent lorsqu’on on évoque la différence entre le fascisme et la réalité du FN et du MNR, comme ils s’énervent à propos de n’importe quelle autre intrusion de considérations théoriques dans leur champ de réflexion, qui n’y est pas habitué. Mais notre organisation doit adopter une attitude rigoureuse envers la définition des phénomènes politiques, et le terme "fasciste", qui désigne une forme spécifique de mouvement politique, n’est pas à utiliser à la légère. Le fascisme, c’est le programme et les méthodes de la guerre civile contre-révolutionnaire, qui vise à atomiser complètement les organisations indépendantes du salariat et à totalement abolir ses droits démocratiques et ses moyens d’action sociale et politique. Pour accomplir une destruction si complète des organisations et des moyens d’expression du salariat, la seule répression policière et militaire ne suffit pas. Historiquement, le fascisme fut une mobilisation armée et massive des couches intermédiaires de la population, alliées aux sections de la population urbaines les plus déclassées et démoralisées, ainsi, bien sûr, qu’aux forces armées et aux instruments de répression de l’État.

Dans l’ensemble, le programme de Le Pen est celui d’une offensive majeure contre les acquis du salariat, d’un renforcement de l’appareil répressif et des pouvoirs arbitraires de l’Etat, au détriment des diverses sauvegardes et contre-pouvoirs qui caractérisent généralement un régime capitaliste "démocratique". Le FN et le MNR ne diffèrent guère de la tendance représentée autrefois au sein du RPR par Charles Pasqua - à cette différence près que le racisme occupe dans l’arsenal politique du FN et du MNR une place plus importante que ce n’était le cas chez Pasqua et ses cohortes. Il s’agit, dans les deux cas, de mouvements qui tendent vers le bonapartisme parlementaire.

Les bases sociologiques qui ont permis l’émergence du fascisme en tant que mouvement de masse, dans les années 30, n’existent plus, ni en France, ni en Allemagne, ni en Espagne, ni en Italie. Le salariat, qui était encore à l’époque une classe minoritaire, représente aujourd’hui l’écrasante majorité de la population active et dispose, de surcroît, d’un pouvoir potentiel infiniment plus grand qu’il y a 50 ans, en raison de la concentration des moyens de production et de l’interdépendance accrue des différentes branches de l’organisme économique. Dans ces conditions, l’avènement, en France, d’un régime fasciste, ou même d’un mouvement fasciste de masse, est aujourd’hui totalement exclu. Par contre, si le problème de la direction et du programme des organisations syndicales et politiques du salariat n’est pas résolu au cours des 10 ou 15 années à venir, on pourrait voir l’émergence de mouvements d’extrême droite beaucoup plus structurés et agressifs, regroupant des dizaines de milliers de briseurs de grève, cimentés par une idéologie raciste et qui serviront de "force de frappe" anti-syndicale pour le compte des patrons et de l’État. La CSL, syndicat "jaune" des années 70 et 80, constituait la tentative de créer une telle organisation, avec, notamment, la participation active des dirigeants de l’industrie de l’automobile de l’époque. Jusqu’à présent, la tentative d’implanter le FN dans les entreprises s’estavérée relativement infructueuse, mais ce danger ne doit pas être sous-estimé.

Dans la lutte contre l’extrême droite, comme dans toutes les luttes, notre programme et nos orientations stratégiques doivent en toute circonstance exprimer les intérêts spécifiques du salariat en tant que classe sociale distincte. Le socialisme est tout d’abord la prise de conscience que les intérêts historiques du salariat sont inconciliables avec ceux de la classe capitaliste, et que l’émancipation sociale, économique et politique du salariat est, par conséquent, impossible dans le cadre du système actuel. Notre but, que nous ne devons jamais perdre de vue, quelle que soit la nature et la portée immédiate dans actions auxquelles nous participons, est de rendre les travailleurs et les jeunes davantage conscients de cette réalité. Tout ce qui tend à brouiller les lignes de démarcation entre les classes antagoniques - y compris, en France, le poison du "républicanisme" - doit être fermement combattu par notre organisation. C’est pour cette raison que nous ne pouvons pas cautionner la démarche des appareils bureaucratiques du PS, PCF, et des syndicats, qui ont rallié la candidature de Chirac sous prétexte de "sauver la république" - un mot d’ordre qu’une tendance marxiste digne de ce nom ne peut en aucun cas soutenir.

Les mêmes dirigeants de gauche qui prétendaient qu’il n’y avait "pas d’autre choix" que de soutenir Chirac, prétendaient aussi "ne pas avoir le choix" lorsqu’il s’agissait de justifier la capitulation du gouvernement Jospin face aux intérêts capitalistes - capitulation qui a mené Le Pen au deuxième tour. Que les électeurs de gauche se mobilisent aussi massivement autour de la candidature de Chirac au deuxième tour pour "barrer la route" à Le Pen ne devrait étonner personne. Ils ont voulu éradiquer le danger immédiat de l’extrême droite et, ne voyant aucun autre moyen d’action, ont voté pour leur adversaire, à contrecœur et brûlants d’indignation à l’égard de ceux qui les avaient mis dans cette situation.

Dans l’esprit des militants de gauche et des syndicalistes qui ont voté pour Chirac, il s’agissait d’un acte défensif exceptionnel, d’autant plus nécessaire à leurs yeux que les dirigeants de la gauche et des syndicats n’avaient présenté absolument aucun autre mode d’action contre Le Pen que le "bulletin de vote". Ce genre de "crétinisme parlementaire", pour reprendre l’expression de Lénine, n’est pas innocent. La perspective qui faisait trembler les dirigeants socialistes était qu’une percée significative de Le Pen, et, à plus forte raison, une victoire éventuelle de celui-ci au deuxième tour, déclencherait un mouvement extra-parlementaire massif qui, au cours de son évolution, pourrait rapidement échapper à leur contrôle et laisser leurs précieuses "institutions" suspendues, impuissantes, en l’air. Dans cette perspective, le contenu réel du mot d’ordre "sauver la république", dans la bouche des dirigeants socialistes et communistes, apparaît au grand jour.

Face à la droite, nous défendons tous les droits démocratiques et tous les acquis sociaux, mais nous ne sommes pas pour la "république" actuelle, ni pour une quelconque "sixième" république capitaliste. Nous sommes pour l’établissement d’une république socialiste, fondée sur la socialisation des grands moyens de production et d’échange, sous le contrôle démocratique des travailleurs eux-mêmes. Plus immédiatement, à la différence des dirigeants du PS et du PCF, notre approche se devait d’exprimer la nécessité de combattre à la fois la droite et l’extrême droite. C’est pourquoi, entre les deux tours, nous avons avancé le mot d’ordre d’une grève générale de 24 heures, dirigée contre Chirac, le MEDEF et le Front National. Pour les "institutions républicaines" et pour le système capitaliste qu’elles incarnent et qu’elles protègent, notre programme marxiste constitue une menace infiniment plus sérieuse que celui du Front National, qui n’est, en réalité, qu’une version radicalisée, et davantage empreinte de racisme, du programme de l’UMP.

Sur le plan électoral, l’attitude adoptée par les dirigeants de la gauche n’a fait que souligner l’absence totale, chez eux, d’une politique indépendante pour lutter contre les adversaires des travailleurs, contribuant ainsi à la démotivation de l’électorat de gauche pendant les législatives. Si, au lieu de creuser une large tranchée entre Chirac et Le Pen pendant les présidentielles, sous prétexte que l’un était "républicain" et l’autre pas, les partis de gauche avaient insisté sur tout ce qui unit Chirac et Le Pen, alors la gauche serait apparue comme le seul rempart fiable contre toutes les droites et aurait sans doute fait un meilleur score aux législatives.

Conclusion

Pour la première fois depuis 1974-1975, l’économie mondiale est entrée dans une récession touchant simultanément tous les continents. Dans les années 70, le franquisme en Espagne, la dictature de Caetano au Portugal et les généraux en Grèce ont été balayés par de mouvements révolutionnaires d’une ampleur telle qu’ils auraient pu déboucher sur des révolutions socialistes s’ils n’avaient pas été bridés et trahis par les directions socialistes et communistes. En Grande-Bretagne, et surtout en France, des mouvements de grève massifs ont eu lieu à cette époque. La récession de 1974-1975 marquait un tournant dans l’histoire mondiale. De la même façon, l’actuelle récession mondiale marque la fin d’une époque et le début d’une autre, en France, en Europe, et à l’échelle internationale.

Aujourd’hui, après une longue période de relative stabilité sociale et politique, nous nous trouvons devant la perspective de luttes sociales et politiques tout aussi intenses, et tout aussi lourdes de possibilités révolutionnaires que celles des années 70. L’effondrement économique en Argentine, qui y a déclenché un mouvement révolutionnaire, gagne aujourd’hui tous les autres pays de l’Amérique Latine. En Europe, les récentes grèves générales en Grèce, en Italie, et bientôt en Espagne, sont autant de signes avant-coureurs de l’époque de profonde instabilité sociale qui s’ouvre. Les perspectives pour la France sont indissociables de la situation internationale. La France se trouve au seuil de grands événements, qui rappelleront ceux de 1968, de 1975 ou de 1995, et au cours desquels la question de la transformation révolutionnaire de la société sera posée, non plus dans des pamphlets et tracts de groupements plus ou moins isolés, mais concrètement, comme une tâche pratique se dressant devant la masse de la population. Dans ce contexte, la question fondamentale qui reste à résoudre est celle de la direction des organisations syndicales et politiques des travailleurs. Au cours des prochains événements, les politiques et les directions de ces organisations seront mises à rude épreuve.

Cependant, lorsque s’engagera une mobilisation massive de la population, l’obstacle constitué par les directions réformistes en place ne se traduira pas, comme l’imaginent les chefs de file des organisations "gauchistes", par l’abandon des organisations traditionnelles, mais, au contraire, par leur investissement massif et par l’ouverture d’une lutte âpre et implacable en leur sein pour les subordonner aux exigences de la lutte en cours. C’est là une loi historique, confirmée par toute l’expérience du mouvement ouvrier international, y compris le mouvement ouvrier français, comme l’attestent les années 1934-1937, les années 1944-1948, ou encore celles qui ont suivi 1968. Par conséquent, la tâche qui s’impose aux marxistes n’est pas de créer des "partis révolutionnaires" en dehors des organisations traditionnelles et en rivalité avec celles-ci, mais de préparer l’avenir en tenant compte de cette loi. Le "poids" des organisations sectaires est une fonction décroissante du degré de mobilisation du salariat et de la jeunesse. Une fois qu’un mouvement social de grande ampleur se déclenchera, les groupements sectaires, qui se vantent aujourd’hui de leurs scores électoraux et ambitionnent de "contourner" le PS et le PCF, seront réduits au rang de détail imperceptible. Ainsi, les minuscules formes de vie marine qui, à marée basse, grouillent sur les rivages, deviennent invisibles à marée haute.

Il faut tout mettre en œuvre pour organiser, autour des perspectives et du programme défendus par notre organisation, les éléments les plus combatifs et clairvoyants de la jeunesse et du salariat. Notre tâche, dans les années à venir, est d’établir, au cœur même des grandes organisations traditionnelles du salariat, un puissant courant révolutionnaire. Aucun des problèmes fondamentaux, tels que la régression sociale, la précarité, le chômage, l’exploitation, la corruption, le militarisme et la guerre, ne peut être résolu sur la base du système capitaliste. Face à cette réalité, des centaines de milliers, voire des millions de jeunes et de travailleurs, parviendront, au cours des luttes à venir, à des conclusions révolutionnaires. La suppression du pouvoir économique des grands groupes capitalistes, qui placerait les ressources économiques sous le contrôle et la gestion démocratique des travailleurs eux-mêmes, signifierait l’émancipation sociale, économique et politique du salariat, et, avec lui, de la vaste majorité de la population. Cela rendrait enfin possible la construction de ce pour quoi nous luttons : une société sans exploitation et sans oppression, une société socialiste.

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