L’analyse des jeux vidéo contemporains se limite trop souvent à ses contenus : propagande militariste, vision dégradante de la femme, etc. Mais on oublie que derrière les jeux se trouvent des travailleurs, qui sont parmi les plus exploités de notre époque.

Passion et exploitation

Aujourd’hui, les jeux vidéo sont en passe de devenir la première industrie culturelle, avec des bénéfices qui dépasseraient ceux du cinéma. D’après l’IFOP, 68 % de la population française y jouerait !

Les travailleurs du jeu vidéo ont tendance à être perçus comme des passionnés. Et passionnés, ils doivent l’être, en effet, au vu des conditions de travail qu’ils subissent. Des situations « exceptionnelles » sont devenues la norme : plus un seul gros jeu ne sort sans être passé par une phase de crunch, c’est-à-dire par une augmentation importante des heures de travail avant la sortie d’un jeu, pouvant durer plusieurs mois.

On comprend l’ancrage de telles pratiques lorsque l’on regarde le niveau d’organisation de l’industrie : IGDA, ESA, GDAA aux Etats-Unis, SNJV en France, tous ces acronymes renvoient à des syndicats… du patronat du jeu vidéo. Car les patrons ont bien compris l’utilité de s’organiser entre eux, et sans partage, pour imposer leurs intérêts à leurs salariés. Non, malgré la vision actuelle qu’ont les dirigeants actuels de l’entreprise, les intérêts des patrons et de leurs employés ne sont pas devenus soudainement convergents. Pourtant, Julien Villedieu, délégué général du SNJV nous le dit :

 

Bien, regardons donc ce qu’il s’est passé en 2018 dans l’industrie du jeu vidéo. Chez Quantic Dream, un salarié et délégué du personnel, proche de la direction, a créé des montages à caractère pornographique qui mettaient en scène des employés. En septembre dernier, chez Telltale, 90 % des effectifs ont appris qu’ils étaient licenciés et devaient quitter leur poste dans la journée, sans indemnités ! Pour le moment, difficile de parler d’une réelle amitié entre « patrons » et « salariés ». Continuons.

En octobre 2018, Dan Houser, PDG de Rockstar Games, annonçait que, pour leur dernier jeu, Red Dead Redemption 2, les employés ont travaillé jusqu’à 100 heures par semaine. Il pensait sans doute que c’était un gage de qualité pour le jeu ! Mais cette déclaration a choqué beaucoup de monde, si bien que le PDG a dû revenir sur ses propos et préciser que seule une minorité d’employés « volontaires » avaient autant travaillé. Cependant, on a appris par la suite que les employés chargés du « contrôle qualité » étaient forcés de travailler « seulement » 68h par semaine, certains devant même dormir sur place, comme le montre cette interview pour Eurogamer :

« Ils pouvaient travailler jusqu’à deux ou trois heures du matin, puis ils dépliaient leurs sacs de couchage pour dormir sous leurs bureaux, avant de se lever à six ou sept heures pour reprendre le travail. Cela durait généralement deux nuits, sinon c’était insoutenable. Et puis après, tu fais une journée normale – finissant à huit heures. »

Un autre passage de la même interview montre l’impact qu’ont de telles cadences sur la santé physique et mentale des employés :

« Je suis fatigué. Je n’ai pas de temps pour moi, ou pour voir ceux qui comptent pour moi. Je ne me rappelle pas de la dernière fois que je suis sorti avec ma copine. Ma famille vit à 30 minutes de chez moi, mais je ne me souviens plus de la dernière fois que je l’ai vue. J’ai des amis que je voyais toutes les semaines, et maintenant j’ai de la chance si je réussis à les voir avec seulement quelques mois d’intervalle. Il y a des amis que je voyais à quelques mois d’intervalle – mais que je n’ai pas vu depuis des années. » (Eurogamer.net, 26/10/18)

Grève

Les salariés ont bien compris qu’ils devaient s’organiser, eux, pour faire cesser ces pratiques. Un premier syndicat a été créé en France, en novembre 2017 : le Syndicat des Travailleurs du Jeu Vidéo (STJV). Ne pouvant pas encore défendre les employés directement dans leurs entreprises (deux ans d’ancienneté sont requis), le STJV s’occupe d’informer les travailleurs du secteur sur leurs droits, en s’adressant à tous ceux qui dans le jeu vidéo « [vivent] de leur force de travail » (site du STJV). Plus récemment, et suivant le même but, c’est aux Etats-Unis que s’est formé le Game Workers Unite ! (GWU), en mars 2018, une organisation ayant pour but de réunir tous les travailleurs du jeu vidéo voulant se syndicaliser.

STJV GWU

Concrètement, le STJV apporte un soutien aux salariés du secteur. C’est ce que l’on a pu voir lors de la grève dans le studio parisien Eugen Systems, qui a éclaté le 14 février 2018 et a duré sept semaines. C’était la première grève dans ce secteur depuis sept ans. Sur une cinquantaine de travailleurs, 21 ont fait grève pour protester contre le non-respect des grilles de salaires et des temps de travail, mais aussi contre les heures supplémentaires non rémunérées. Pour ce qui est des salaires, il y avait parfois des différences de plusieurs centaines d’euros entre ce que les compétences des employés impliquaient et ce qu’ils touchaient en réalité. C’est d’autant plus énorme que la plupart des salaires ne dépassaient pas les 2000 euros mensuels. En faisant grève, les salariés d’Eugen Systems affirmaient donc collectivement que ce qui est devenu la norme dans l’industrie ne devait plus l’être.

En face, les patrons sont restés sourds aux revendications des grévistes. Plus étonnant, un député LR du Calvados, Philippe Leclerc, s’est insurgé contre le recours à la grève par le syndicat, parlant de « prise d’otage » et estimant que « l’objet poursuivi semble éloigné de celui des syndicats réformateurs qui fonctionnent normalement dans une majorité des entreprises [du] pays » (question écrite n° 6124 de Philippe Leclerc, le 06/03/2018). On découvrira, par la suite, que ce député siège aux côtés de l’épouse du PDG de l’entreprise, dans le Conseil départemental du Calvados... Puisqu’on vous dit que les patrons ont déjà leurs propres organisations !

En réponse à la grève, la direction de l’entreprise a changé les contrats de travail, afin que les postes correspondent aux rémunérations, et a inclus les heures supplémentaires aux fiches de salaires… sans en changer le montant, ce qui revient à baisser le salaire horaire de chaque employé – deux mesures parfaitement illégales. Puis en décembre, quelques jours avant Noël, six employés ayant participé à la grève ont été licenciés, sans indemnités. Pour justifier ces licenciements, la direction a utilisé des conversations privées échangées entre certains d’entre eux – et censées contrevenir à la « culture d’entreprise ». Il est clair qu’il s’agissait de représailles. Quinze anciens salariés de cette entreprise mènent des actions aux prud’hommes.

Conscience de classe et internationalisme

Mais qui se syndicalise ? On peut voir chez certains travailleurs et travailleuses du secteur une sorte de résignation face à leur situation actuelle, avec, en fond, la peur que l’amélioration des conditions de travail ne mène à une délocalisation de la production dans un pays où le secteur est moins organisé :

« Le jeu vidéo est le summum de l’industrie mondialisée. Un studio peut facilement délocaliser une partie du travail ailleurs dans le monde si les coûts augmentent trop ici. » (L’actualité, 16/11/18)

Néanmoins, beaucoup de jeunes voient dans la syndicalisation un espoir, un moyen d’améliorer les conditions des travailleurs, pas uniquement dans leur entreprise, ou dans leur pays, mais dans toute l’industrie. Il y a une compréhension de l’utilité de la lutte et de l’organisation. C’est en tout cas ce qui ressort de cet extrait d’une interview récente de Marijam Didžgalvytė, chargée de la communication du GWU :

« Il y a une intensification de la lutte des classes, au moins chez les plus jeunes. L’organisation de nos militants, qui en est uniquement à ses prémisses, peut et doit modifier la culture du jeu vidéo. Les militants de gauche doivent s’intéresser à la culture du jeu vidéo – elle est énorme. Il y a seulement trois ou quatre ans, j’aurais caché mes jeux à mes colocataires, qui étaient des activistes climatiques de gauche, parce que j’en étais gênée et que je pensais qu’ils verraient mes jeux vidéo comme ringards et de droite. A gauche, nous ne devons pas jouer les snobs et ignorer le jeu vidéo. C’est une communauté immense, une communauté jeune. Elle est maintenant plus grande que l’entièreté de l’industrie cinématographique. Il faut dire aux travailleurs du jeu vidéo qui ont été influencés par les libertariens et l’alt-right que ce n’est pas avec le racisme et le sexisme que nos conditions matérielles s’améliorent, mais par une organisation de classe. » (In Defence of Marxism 27/11/18)

Cette volonté de créer une organisation de classe se retrouve dans la structuration même du GWU. Avec une trentaine de sections dans de nombreux pays du monde, on sent une volonté d’internationaliser la lutte. La nature même du secteur du jeu vidéo encourage l’union de ces travailleurs par-delà les frontières. C’est dans cet esprit que le STJV est devenu la section française de la GWU, malgré le fait qu’il ait été créé avant. On notera aussi que depuis décembre 2018, la section britannique de la GWU est devenue un syndicat officiel, le premier dans l’ensemble de cette industrie, ce qui est très encourageant pour la suite !