Gérard Filoche

Gérard Filoche, au cours d’une série de réunions publiques et de vos passages à l’antenne, vous avez réussi à mettre en évidence de nombreux défauts dans la loi sur les 35 heures qui était présentée à l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, après les amendements qui ont été votés, quel est votre avis sur le contenu de la loi ?

Il faut quand même dire qu’il y a eu des avancées. Fort heureusement, il y a eu des amendements qui ont amélioré la loi. Une des plus grandes avancées concerne la meilleure définition du temps de travail effectif. Le temps d’habillage rentre maintenant dans le temps de travail effectif et, probablement, les pauses légales et réglementaires, celles qui sont, jusqu’à présent, obligatoires et sous les directives de l’employeur seront également du temps payé.

Cela n’a l’air de rien, mais il faut savoir que cela représente des millions d’heures de travail et sûrement des milliers d’emplois. Un ouvrier du bâtiment mettait jusqu’à présent son casque et ses bottes sur son temps de loisir, maintenant il sera quand même payé pour ce temps. C’est la même chose pour une serveuse et pour tous les gens qui ont besoin d’une tenue de travail. Cet amendement aura des implications sur certains temps de transport, car il existe des endroits où les vestiaires sont loin du lieu de travail.

On se rappelle des routiers qui n’étaient pas rémunérés pendant le chargement ou le déchargement du camion...

Ou encore des gens qui oeuvrent sur des chantiers distants du lieu de départ de l’entreprise. Lors de la négociation, cette question était explosive. Michelin, par exemple, se vante d’être déjà aux 35 heures, après déduction des pauses ! Donc c’est un amendement important et nous avons dû batailler pour obtenir cette avancée.

Ensuite, il y a une deuxième avancée, celle concernant les heures supplémentaires. Elles vont être majorées à 50 % dès la 44ème heure alors que, jusqu’à présent, ce taux de majoration n’était imposé qu’à partir de la 47ème heure. Cela aura un petit effet dissuasif quand même, puisqu’un repos compensateur se déclenche à partir de la 41ème heure. Vous aurez donc une heure majorée de 50 % à laquelle s’ajoute 50 % de repos compensateur, ce qui majore à 100 % la 44ème heure supplémentaire.

Malheureusement, la loi précise maintenant que les heures supplémentaires ne seront plus payées mais récupérées en repos compensateur, sauf accord contraire. L’argument invoque que si l’on veut donner la priorité à la baisse du temps de travail, il faut privilégier la récupération par repos et non par salaire. Si c’est par salaire, dit-on, cela pousse les gens à faire des heures supplémentaires. La vérité est plus complexe. Les heures supplémentaires payées en salaire peuvent être contrôlées facilement, alors qu’en repos ce sera moins contrôlable. La loi a précisé quand même, ce qui n’était pas prévu au départ, que le repos serait majoré comme le salaire. C’est-à-dire qu’une heure supplémentaire majorée à 25% donnera lieu à un repos d’une heure quinze minutes.

L’autre problème, c’est que les heures récupérées en repos ne rentrent pas dans le contingent annuel. Elles peuvent ainsi être reportées de façon quasi illimitée. Le contingent annuel est maintenu à 130 heures, sauf modulation par accord mais de toute façon les heures qui sont récupérées sous forme de repos n’entrent pas dans ce contingent, ce qui fait que cela le rend quasi illimité.

C’est donc un facteur de flexibilité ...

Oui, de flexibilité et de confusion. On ne voit pas encore clairement comment cela va se passer. On peut supposer que les heures supplémentaires existeront encore mais seront invisibles et impayées.

Cela ne va-t-il pas permettre aux employeurs d’utiliser ce mécanisme pour doser les horaires de travail en fonction de leur activité comme ils en avaient l’intention avec l’annualisation ?

Oui. Ils vont le faire. Avec la modulation et dans la légalité. Une seule modulation remplace les trois modulations qui existaient auparavant.

Qu’entendez-vous par modulation ?

Modulation et annualisation, c’est la même chose. La loi dit qu’un employeur, s’il passe un accord avec une organisation syndicale, peut calculer les horaires à l’année. Il s’agit de 1600 heures réparties sur l’année avec des semaines qui peuvent aller jusqu’à 48 heures et d’autres semaines qui peuvent être de 30 heures.

Donc l’annualisation est entrée dans la loi ?

Oui, mais elle y était déjà, dans le cadre de la quinquennale. La première loi ne l’avait pas supprimée et la deuxième loi regroupe les trois types d’annualisation possibles en une seule modulation. Elle la simplifie en quelque sorte.

Et les congés payés ?

La loi introduit la notion de "compte épargne temps". Cela va de pair avec l’annualisation. C’était déjà dans la première loi. Les délais pour prendre les congés ont été allongés. Si vous avez deux mois de congés acquis, vous devez les prendre dans les cinq ans qui suivent, sauf si vous avez un enfant en bas âge, ou une personne adulte dépendante. C’est un danger. Jusqu’à présent, pour la santé et l’équilibre du salarié, les congés payés étaient obligatoires. On devait les prendre chaque année. Maintenant, le salarié peut ne pas prendre la totalité de ses congés. Il doit au minimum prendre 12 jours de congés par an, et le reste de ses congés, dès qu’ils auront atteint deux mois, il devra les prendre dans les cinq ans qui suivent le dernier jour acquis.

L’employeur est-il obligé d’embaucher ?

Il n’y a pas d’obligation d’embauche dans la deuxième loi, mais il y a un peu plus de rigueur concernant le contenu des accords. Pour qu’un accord permette à un employeur d’obtenir les aides proposées par l’État, il doit mentionner le nombre d’emplois crées ou préservés et ne pas faire des heures supplémentaires de façon structurelle. Les délégués du personnel ou les délégués syndicaux peuvent saisir la direction départementale du travail si au bout d’un an ils constatent que l’employeur ne respecte pas l’accord. Et dans ce cas-là, on peut faire arrêter l’aide, et même la faire rembourser. Au départ, ces quatre éléments n’étaient pas dans la loi. Ils ne sont pas très contraignants mais ce sont de petites sauvegardes sur lesquelles un inspecteur du travail peut traquer un patron qui abuse ... à cela près que les inspecteurs sont si peu nombreux qu’ils n’arriveront pas à contrôler tout le monde.

Qu’en est-il du SMIC ? C’était l’un des aspects les plus inquiétants du projet initial, n’est-ce pas ?

Alors, sur le SMIC, il y a eu une petite amélioration dans la seconde loi, à savoir qu’une nouvelle entreprise qui se crée et qui embauche les gens à 35 heures, sera finalement obligée de payer ses salariés à 39 heures par le versement d’une somme équivalent aux quatre heures de réduction. Mais cela ne règle pas du tout le problème du temps partiel. Le vrai problème, c’est que l’employeur va pouvoir embaucher en dessous de 35 heures. Il payera 34 heures à seulement 34 fois le taux horaire, qui reste inchangé.

Dans ces conditions, qui va embaucher à 35 heures ?

C’est la question qui se pose. Mais il faut savoir qu’en pratique avoir un horaire personnalisé pour chaque salarié n’est pas facile à gérer dans les entreprises. Et puis, embaucher un salarié à 34 heures au lieu de 35 avec pour conséquence une différence de mille francs sur le salaire, c’est courir le risque de créer une situation très conflictuelle. Personnellement, je voyais comme solution l’augmentation du taux horaire du SMIC. On nous a répondu que cela correspond à une augmentation de 11,4 %, ce qui est trop. Mais en réalité, en tenant compte des aides qui sont données, cela revient à augmenter le salaire horaire minimum de 5,5 % à 6,5 %. Une telle augmentation sur les bas salaires est certainement supportable pour l’économie française.

C’est-à-dire que, en dehors du risque de conflits que vous signalez, la loi autorise l’employeur à embaucher en dessous de 35 heures et de faire des économies très importantes sur la masse salariale ?

C’est possible. En plus, dans un premier temps, l’employeur qui embauchera à 32 heures pourra se voir rajouter 30 % d’exonération de charges sur les temps partiels. Cette exonération est maintenue jusqu’en l’an 2000. On a obtenu sa suppression en 2001 et on s’en félicite. Mais on regrette qu’il faille attendre un an. Ceci est à l’image de l’ensemble de cette loi. Dès qu’on fait un petit pas en avant, dans le sens du progrès social, on sait qu’il ne va pas jusqu’au bout.

Existent-ils d’autres points de la loi que vous voudriez signaler ?

Oui. Il y a encore le problème de la clause qui autorise le licenciement d’une personne qui refuse un accord. On a rajouté des petits garde-fous, à savoir qu’en cas de baisse de salaire, le salarié est en droit de refuser. Ou si il y a une gêne due à la flexibilité par rapport à ses anciennes conditions de travail, le salarié peut refuser l’accord. Cela va créer un nombre important de contentieux.

Il va donc falloir davantage d’inspecteurs du travail ?

Oui, et beaucoup plus de juges aux prud’hommes. Dans l’ensemble cette loi va probablement modifier un quart du Code du Travail et va créer dans beaucoup de domaines des nouvelles jurisprudences. Il ne faut pas rejeter la loi en bloc. Se battre pour l’abrogation de la loi Aubry est, je crois, une erreur. Il faut se battre pour obtenir des droits qui ne sont pas donnés dans la loi. On peut encore critiquer le fait qu’il n’y a pas de baisse de la durée maximale de travail de 48 à 44 heures, que les deux jours de repos consécutifs ne sont pas imposés, qu’aucune précision n’est donnée concernant le travail de nuit. Dans mes réunions, je dis souvent que la premier article de cette loi est génial : "35 heures en l’an 2000". Mais l’alinéa 2 de ce premier article pose problème déjà, ainsi que les 16 articles suivants !

Que deviennent les deux jours de repos consécutifs ?

Les deux jours de repos consécutifs ne sont jamais rentrés dans le Code du Travail privé. Ils le sont dans le Code public et certaines grandes entreprises se sont alignées en signant une convention. Personnellement je souhaitais que la semaine de 5 jours rentre dans le Code du Travail. On parle de la semaine de 4 jours mais ce serait déjà un énorme progrès si l’on adoptait la semaine de 5 jours pour tout le monde. On n’en est pas là, hélas !

Supposons qu’une enseigne existante envisage d’ouvrir de nouveaux magasins et va donc créer des emplois de toute façon. Le patron ne sera-t-il pas tenté de faire passer ce type d’embauche pour lui ouvrir le droit aux subventions ?

Bien sur ! Et n’oublions pas que sur la table il y a 105 milliards de francs, dont 22 milliards budgétisés directement, 40 milliards qui devaient être pris sur les fonds de l’UNEDIC et de la CNAM et qui finalement seront prélevés ailleurs, plus les aides en ristournes pour les bas salaires, aides au titre des CIS etc. C’est une somme fabuleuse qui n’a jamais été mise en ouvre à ce point-là. Cela signifie des exonérations de cotisations sociales de façon durable. Derrière le projet de loi sur les 35 heures il y a, en fait, un projet de réduction du coût du travail. Ceci était l’orientation de la droite, ce contre quoi le Parti Socialiste s’était battu, puisqu’il avait voté une motion, à l’unanimité, en 1996, disant que que la baisse du coût du travail était une mauvaise orientation et qu’il mettrait fin à l’exonération de cotisations sociales. Or, derrière la loi des 35 heures, on a une loi qui baisse le coût du travail non qualifié et même moyennement qualifié puisque cela va toucher les revenus inférieurs à 1,8 fois le SMIC. Cela correspond à 10000 francs par mois environ. Comme le salaire moyen en France est de près de 8700 francs par mois, 55 % des salariés sont directement concernés par la baisse des charges patronales.

Qu’est-ce qui a été retenu dans la loi par rapport aux cadres ?

C’est la partie de la loi où se trouvent les régressions sociales les plus importantes. Le "forfait jour" ne peut exister que s’il y a une signature syndicale. Mais il peut exister tout de même. Par conséquent, la durée maximale journalière de 10 heures pourrait ne plus exister pour une grande partie des cadres et des itinérants, ce qui peut représenter deux millions de personnes !

En conclusion, à votre avis, tout compte fait, cette loi est-elle un progrès ou non ?

J’aurai du mal à répondre nettement par "oui" ou par "non". Je me félicite qu’il y ait les 35 heures en l’an 2000. Cet objectif général répond à une demande des salariés. En même temps, j’ai de bonnes raisons d’être insatisfait de toutes les insuffisances de la loi. Alors, je crois que je vais continuer à faire des réunions publiques au cours desquelles j’ai le temps de rentrer dans les détails afin de faire ressortir les points positifs et négatifs de la loi !

Il faut donc poursuivre la lutte ...

Voilà, il faut continuer notre lutte. Une fois votée au Parlement, ce qu’on n’aura pas pu obtenir dans la loi peut encore l’être dans les entreprises. A chaque insuffisance de la loi correspond une mèche de poudrière explosive. Ce n’est pas une loi qui favorisera la paix sociale. Un champ de bataille s’est ouvert. Le 1er janvier prochain, 170 000 entreprises seront concernées. A partir de ce moment-là, les conséquences concrètes de la nouvelle loi vont se faire sentir sur les fiches de paie et dans les conditions de travail de près de dix millions de salariés. On verra bien comment ils vont réagir !