La Verrerie Ouvrière Albigeoise (VOA), un fleuron industriel historique du Sud-Ouest, connaît depuis septembre un mouvement social de grande ampleur. Suivant un appel national à la grève lancé par la CGT du groupe Verallia, 80 % des salariés du site ont cessé le travail le 9 septembre, provoquant un arrêt total des chaînes de production.

C’est une annonce de plan social publiée le 12 juin par le groupe Verallia, propriétaire de la VOA, qui a mis le feu aux poudres. En 2019, le groupe a réalisé 2,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires et a versé 100 millions d’euros aux actionnaires : 13 millions en dividendes et 87 millions en nouvelle émission d’actions. Et pourtant, il a annoncé vouloir supprimer 130 postes dans ses usines françaises, dont une trentaine sur le site d’Albi.

L’inquiétude des syndicats vient aussi du fait que les investissements du groupe Verallia semblent se développer en Espagne, et que l’annonce a été faite de ne pas investir pour moderniser un four sur le site de Cognac. La crainte est donc de voir transférer une partie de l’activité vers des pays dans lesquels Verallia a déjà des unités de production, mais où le droit du travail est moins contraignant et la main-d’œuvre moins coûteuse.

La communication du groupe justifie les suppressions de postes annoncées par des contraintes économiques : « recul du marché des vins tranquilles », « hausse continue des importations de la part de verriers étrangers plus compétitifs », « nouvelles taxes douanières aux Etats-Unis », ou encore « effet négatif anticipé du Brexit » (enquête du Média du 9 septembre 2020), et se défend de vouloir licencier : les suppressions d’emploi se feraient « sous forme de cessation anticipée d’activité et de plan de départ volontaire ».

 

L’histoire de la Verrerie ouvrière albigeoise

Les conditions de la fondation en 1895 de l’entreprise en font un symbole de la lutte des classes.

voa albi archives Elle est d’abord liée au passé minier du Tarn, et particulièrement du bassin de Carmaux. Une verrerie avait été fondée à Carmaux en 1752 par un nobliau, Gabriel de Solages, désireux d’écouler ainsi la production de charbon carmausin. Un marchand de bouteilles toulousain, Eugène Rességuier, la rachète quatre ans plus tard, construit une nouvelle verrerie à proximité de la gare de chemin de fer, baptisée Verrerie Sainte-Clotilde, et fonde en 1864 la Société Anonyme des Verreries de Carmaux. Jusqu’au début du XXe siècle, l’empire de Rességuier, reposant sur la Société des Verreries de Carmaux, continue son expansion en englobant les verreries du Bousquet d’Orb (Hérault), d’Arlac-Mérignac (Gironde), de Saumur (Maine-et-Loire) et de Cognac (Charente). En 1895, la verrerie emploie environ 985 ouvriers pour une production quotidienne de 30 000 bouteilles.

Les verriers, bien que payés en fonction du nombre de bouteilles soufflées chaque jour, constituent une corporation ouvrière privilégiée, bénéficiant de salaires élevés. Les verriers carmausins sont en effet les mieux payés de France. En 1884, l’usine est modernisée avec l’installation d’un four de marque Siemens. Le processus industriel verrier est de plus en plus mécanisé, nécessitant de la main d’œuvre moins qualifiée, menaçant les emplois et le niveau élevé des salaires. Inquiets de cette mécanisation croissante et des conséquences de la crise du phylloxéra, 300 ouvriers créent la chambre syndicale des verriers de Carmaux en 1890 afin de défendre leur corporation.

En 1895, un ouvrier syndiqué qui s’était rendu à un congrès de verriers à Marseille est licencié pour le motif d’« absences répétées ». Devant la grève générale suivie par presque la totalité des ouvriers bien décidés à le défendre, Rességuier décrète le lock-out avec l’appui du préfet, et parvient à faire repartir l’activité avec des ouvriers recrutés dans toute la France. Jean Jaurès, jeune député socialiste du Tarn, soutient les grévistes comme il avait soutenu les mineurs carmausins contre lesquels l’Etat capitaliste avait envoyé l’armée trois ans plus tôt.

La grève dure près de quatre mois. Face à cet enlisement naît le projet d’une autre verrerie, gérée par les travailleurs eux-mêmes. « Il faut vivre. Il faut que vous viviez... Il y aura une verrerie aux verriers où trouveront un abri ceux que l’arbitrage patronal veut chasser et affamer », écrit alors le député. Les fonds nécessaires sont réunis grâce à des souscriptions lancées dans tout le pays et des dons privés.

La construction démarre en janvier sur un terrain acquis à Albi, route de Cordes. Elle est longue et laborieuse, car les ouvriers s’improvisent maçons ou charpentiers, construisant eux-mêmes leur outil de production. Les fournisseurs ou entrepreneurs contactés pour faire avancer le chantier ne font pas de cadeaux, méfiants de cette initiative qui fleure bon le socialisme. Enfin, en décembre 1896, les premières bouteilles sortent de l’usine.

Cent soixante-cinq municipalités, sept cents syndicats sont représentés ou ont fait parvenir leur adhésion, ainsi que onze cents groupes ou cercles politiques et soixante-cinq coopératives. Par ses statuts et le mode d’attribution de ses actions, la VOA prétend appartenir, cas unique dans l’histoire économique et sociale française, au prolétariat français tout entier : c’est une riposte qui vise à contester la suprématie même du régime de propriété et du capital, et cherche à prouver que la gestion économique socialiste est crédible. Mais l’occasion de franchir le pas d’une véritable prise de pouvoir du prolétariat sur l’outil de production est manquée, et cette gouvernance boiteuse handicape la VOA dès le début de son histoire.

Cas presque unique de coopérative industrielle dans un monde capitaliste, la verrerie subit dès le début un manque chronique de moyens financiers pour investir, dans un secteur et à une époque où l’innovation technique nécessite une adaptation permanente. Les lobbys fonctionnent à plein régime, cherchant par tous les moyens à gêner son fonctionnement. Elle peine donc à trouver des clients et les fournisseurs sont intransigeants sur le règlement des factures. Subissant de lourdes pertes de salaires, un quart des ouvriers coopérateurs se retirent de l’aventure.

En 1931, entravée par le statut qu’elle s’est choisi, la VOA se résout à adopter le statut plus classique de Scop (Société coopérative ouvrière de production), qui lui offre l’accès à des emprunts garantis par l’Etat. La même année, la Verrerie Sainte-Clothilde de Carmaux ferme définitivement ses portes. La Verrerie albigeoise se maintient pendant des décennies, traversant les crises capitalistes tant bien que mal, toujours sur le fil du rasoir.

 

La VOA à la merci des grands groupes et des fonds de pension

Chanson chant des verriers de la verrerie ouvrière par lAmi Gérault 1 Archives Nationales 14AS 132 Le tournant définitif se situe dans les années 1970-1980. Dotée d’un équipement technique devenu obsolète, à l’étroit dans son bâtiment d’origine dans un quartier qui s’est développé et n’offre plus de possibilité d’extension, la VOA envisage de s’installer sur un nouveau site, en périphérie d’Albi sur la commune de Saint-Juéry. Les travaux démarrent en 1975, mais le projet est frappé de plein fouet par les crises économiques de 1973 et 1979. Gravement endettée, l’entreprise se tourne vers le Comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), qui saisit l’occasion de la ramener dans le giron capitaliste, lui imposant un plan de redressement avec appui technique de Saint-Gobain et entrée de capitaux privés. En 1989, l’assemblée des verriers acculée vote l’abandon du statut coopératif et l’usine passe entre les mains de Novalliance (Bolloré), puis du Crédit lyonnais et enfin de Saint-Gobain en 1998, via sa filiale Verallia spécialisée dans les conditionnements en verre (bouteilles, pots).

En 2015, Saint-Gobain, qui cherche depuis longtemps à vendre sa filiale, accepte l’offre du fonds d’investissement américain Apollo au prix d’un peu plus de 2,9 milliards d’euros. Cette somme provient essentiellement d’un prêt de 2,3 milliards d’euros de la Banque publique d’investissement (BPI), Apollo n’investissant que 600 millions d’euros de ses fonds propres. Le fonds d’investissement annonce dès le début son intention de revendre le groupe dans les trois à cinq ans suivant son rachat. Il procède à de nouveaux emprunts pour rembourser ses actionnaires (en langage capitaliste : des « dividend recaps ») qui permettent de « récupérer » 580 millions d’euros (les fonds propres investis). Il se lance également dans des montages financiers très sophistiqués impliquant le Luxembourg et les Iles Caïman, paradis fiscaux dans lesquels ont été transférés 559 millions d’euros en 2020, année de son désengagement annoncé du groupe Verallia.

Jean-Pierre Floris, qui avait occupé plusieurs postes de direction à Saint-Gobain, devient PDG de Verallia lors du rachat par Apollo, et lance quelques investissements dans les unités françaises, pour 200 millions d’euros. La VOA bénéficie ainsi de nouveaux fours, lui permettant d’atteindre la production quotidienne de presque un million de bouteilles, et de décrocher de nouveaux contrats, notamment dans le verre haut de gamme et l’industrie du luxe. Il développe parallèlement une stratégie de relocalisation de l’activité en Espagne et en Italie, où 33 millions d’euros ont été investis, portant la production annuelle de ces pays de 560 à 600 millions de bouteilles. Pour les syndicats du verre, il paraît évident que la stratégie d’Apollo, mise en œuvre par Jean-Pierre Floris, a toujours été de transférer à moyen terme l’activité des sites français vers des pays où l’activité serait plus rentable, de façon à dégager toujours plus de profits. Fin 2017, Jean-Pierre Floris a quitté l’entreprise et est devenu délégué interministériel aux restructurations du gouvernement, alors chargé de, sans rire, « prévenir les risques de fermetures de sites, d’accompagner les industries et préparer l’avenir industriel de la France. » Il a rejoint en 2019 l’entreprise AlixPartners, un autre fonds de pension…

Les boucles sont bouclées…

 

Comment sauver la VOA ?

A droite, Marie-Christine Verdier-Jouclas, députée LREM du Tarn, use de son habituelle langue de bois pour expliquer qu’on ne peut rien faire : « Il faut qu’ils sachent que je fais remonter régulièrement au gouvernement les problèmes des entreprises tarnaises. Mais là, on est face à un grand groupe. Le gouvernement ne peut pas s’immiscer comme cela, dans la vie d’une société. Sinon, on ne serait plus en démocratie. »

A gauche (PCF, PS, LFI, etc.), proposent – pour soutenir la VOA – des montages financiers qui vont des collectivités locales à la Banque Publique d’Investissement, en passant par de l’actionnariat salarié. Or ce ne serait qu’une solution temporaire, sur laquelle les salariés n’auraient aucune prise. La seule mesure pérenne, c’est la nationalisation de l’entreprise, sous le contrôle et la gestion démocratique des salariés. La longue histoire de la VOA a prouvé qu’ils sont capables de prendre en main leur outil de travail, sans patrons ni énarques pour leur dire comment et quoi produire.

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