En novembre 2018, la direction britannique du groupe Luxfer annonçait la fermeture de son usine de Gerzat, dans le Puy-de-Dôme. Le site était pourtant bénéficiaire ; il recevait beaucoup de commandes. L’usine, qui produisait des bouteilles d’oxygène, a fermé en 2019, ce qui a entraîné une importante mobilisation des salariés. La crise sanitaire du coronavirus renforce le sens de leur combat.

Entretien avec Axel Peronczyk, délégué CGT de l’usine Luxfer à Gerzat.


Avant sa fermeture, l’usine Luxfer de Gerzat était bénéficiaire. Quelle place occupait votre production dans le marché international ? Quels secteurs étaient les principaux clients ?

Axel Peronczyk Avec celle du Royaume-Uni, notre usine était la dernière de l’Union Européenne. Le groupe Luxfer détient plus de la moitié du marché mondial des bouteilles d’oxygène. Au complet, il couvre divers secteurs. Ici, à Gerzat, nous produisions essentiellement pour le secteur médical et pour les pompiers. Notre production était écoulée sur tout le marché européen, mais aussi en Russie, en Afrique du Nord, en Afrique du Sud, en Australie et en Asie de l’Est. Notre usine était largement bénéficiaire : elle rapportait 12 % de profitabilité. En 2018, l’année du plan de licenciement, sur 22 millions de chiffres d’affaires, nous avions rapporté un million de bénéfice net.

Les salariés ont décidé d’occuper le site de Luxfer à partir de janvier 2020. Quelles étaient les revendications que vous portiez pendant cette occupation ?

En juin 2019, la plupart des salariés ont été licenciés. Beaucoup d’entre nous revenaient régulièrement, pour aider à la mobilisation. Mais à partir de janvier 2020, la direction a envoyé des bulldozers pour détruire notre outil de travail : ils ont choisi de tout casser pour ne pas avoir à assumer les conditions de revitalisation, qu’on avait négociées, et qui obligeaient la direction à chercher un repreneur pour l’usine. C’est pourquoi nous avons commencé à occuper le site.

Notre première revendication, c’était de sauver l’usine. Nous avons trouvé deux repreneurs, que la direction a refusés. Nous avons monté un projet de coopérative : refusé également. Nous demandions aussi à l’Etat de chercher un repreneur, ce qui n’a pas été fait malgré nos nombreuses demandes.

Nos revendications portaient également sur le risque sanitaire et écologique lié à la destruction de l’usine : il y a des produits dangereux dans les machines, et il y avait des risques de déversement dans la nappe phréatique, ainsi que des risques d’incendies, de propagation de fibres d’amiante vers les riverains. La DREAL [1] est intervenue et a constaté que la direction mettait la zone en danger.

De nos jours, on peut licencier des salariés même si l’entreprise est bénéficiaire, et tant que le motif économique n’est pas jugé, le licenciement abusif est autorisé, sauf pour les salariés protégés – élus syndicaux, CHSCT [2] – ce qui crée justement une jurisprudence pour les autres salariés.

Dans le cas de notre usine, où tous les salariés étaient licenciés, il y a eu une enquête de la Direction Générale du Travail, qui a reconnu que le motif économique n’était pas fondé, et notre dossier est parvenu au Ministère du Travail. Nous demandions au Ministère de se mettre du côté de la population, de reconnaître notre dossier, mais il a validé automatiquement le motif économique du licenciement, sans prendre en compte les éléments apportés par les salariés, alors que nous avions monté un dossier de 34 pages, avec 55 pièces à conviction. C’était il y a un mois.

Enfin, nous revendiquions une aide de l’Etat pour les salariés licenciés : même si 15 % d’entre nous ont retrouvé un emploi, la précarité restait un risque important. Et en effet, aujourd’hui, ceux qui sont devenus intérimaires ont perdu leur emploi, et la plupart des salariés sont au chômage.

La crise sanitaire et les mesures de confinement ont eu un impact sur votre mobilisation. Comment vous organisez-vous maintenant ?

Nous avons remis la responsabilité du site dans les mains de la préfecture, même s’il y a toujours nos barricades. L’Etat doit décider de sauver le site ou non. Notre usine est importante dans cette période pour produire ces bouteilles.

On ne peut pas faire confiance à notre direction : pendant toute la période du plan de licenciement, qui a duré 16 mois, nous avons été victimes de pressions et de harcèlement. Les négociations se sont terminées avec la présence de la police et des services de renseignements. Le patron nous insultait en permanence, simplement pour nous provoquer. Pendant leurs entretiens de licenciement, les anciens salariés étaient harcelés par d’anciens cadres. Devant la DIRECCTE [3], ils ont justifié le non-respect du plan de licenciement en affirmant qu’ils voulaient « donner une leçon de vie aux salariés ».

Il y avait des managers de transition, qui agissaient comme le véritable bras armé du patronat, comme une milice privée ! Des hommes sont venus d’Angleterre pour nous pousser à bout. Ils nous suivaient dans la rue.

Notre usine est un des premiers plans de licenciement après les ordonnances Macron (2017) – ça donne une idée des nouvelles conditions de licenciement. Maintenant, les patrons sont ultra-préparés, et ils disposent de moyens illimités. Ce sont les lois qui ont permis cette situation, et l’Etat n’intervient pratiquement pas : il ne veut pas se mouiller, alors que le gouvernement est responsable.

Notre unité a été notre force dans tout ce que nous traversions. Notre collectif s’est renforcé dans la mobilisation. Ensemble, nous avons présenté une contre-proposition, qui démontrait que l’usine était rentable. Et quand nous avons monté le projet de coopérative pour l’usine de Luxfer, nous nous sommes formés en accéléré sur de nombreuses questions. On avait un plan sur 8 ans qu’on avait élaboré en trois ou quatre mois. Avant la fermeture, nous avions déjà passé un an sans direction, et pendant cette année-là, le chiffre d’affaires avait augmenté.

Le groupe Luxfer a organisé un retard volontaire de l’approvisionnement. C’était une stratégie dangereuse pour une entreprise qui détient pratiquement le monopole de ce marché. Quand on a voulu alerter l’Etat sur ce retard de l’approvisionnement, on lui a demandé quel était l’état du stock de bouteilles, quel rôle jouait ce retard par rapport à l’état du stock, et s’il y avait un impact à l’international : ils ont été incapables de nous répondre. Et pendant que la seule usine d’Europe est à l’arrêt, la Chine fait part d’une difficulté à s’approvisionner en bouteilles d’oxygène. C’est aussi le cas de l’Italie, qui est fournie par Luxfer : on a reconnu nos produits dans les images venues d’Italie.

Comment les salariés en lutte ont-ils accueilli le soutien venu de différents représentants politiques ces derniers jours ?

Leur soutien est bienvenu, car il nous médiatise, il donne de la visibilité à notre lutte. Mais nous ne sommes pas dupes : parmi ceux qui nous ont soutenus, il y a ceux qui parlent de nous sans jamais venir nous voir, et il y a ceux qui prennent le temps de nous rencontrer, de nous contacter.

Que devraient exiger les dirigeants de la gauche ?

Ils devraient exiger la nationalisation totale et définitive de l’usine. Notre usine a été privatisée en 1995. A l’époque, elle appartenait au groupe Pechiney. Dans ces usines-là, on voit qu’il y a une moins bonne maîtrise de l’aluminium qu’il y a vingt ans ! C’est une conséquence de la privatisation. La privatisation n’a donc rien à voir avec l’innovation.

En fait, le groupe Luxfer ferme notre usine pour une raison simple : nous produisons du matériel haut de gamme, mais notre groupe a aussi le monopole de l’acier bas de gamme. En créant des retards d’approvisionnement, ils cherchent à pousser leurs clients sur le marché du bas de gamme, pour pouvoir ensuite augmenter les prix, et leurs marges par la même occasion. C’est illégal dans l’Union Européenne : le droit fondamental au travail n’est pas respecté, pas plus que le droit à la « concurrence libre et non faussée ». Même les lois capitalistes ne sont pas respectées par les capitalistes eux-mêmes, dans ce système à bout de souffle.

La gauche radicale réclame la nationalisation du site, mais une partie de la droite le fait aussi. Pensez-vous qu’ils aient la même conception de la nationalisation ?

Pas du tout ! Quand LREM ou la droite parlent de nationalisation, ça n’a rien à voir avec ce qu’on entend par là. Pour eux, il faut nationaliser les pertes, puis redonner l’entreprise au privé quand la situation s’est améliorée. Pour nous, il faut nationaliser les pertes, mais aussi les bénéfices. Ce que nous exigeons, c’est qu’il n’y ait pas de retour au privé quand la crise du coronavirus sera réglée.

La nationalisation ne doit pas servir à faire encore plus de cadeaux aux actionnaires. Par exemple, il y a eu un plan d’investissement colossal pendant la nationalisation de Pechiney, mais ça n’a pas été le cas quand le groupe a été privatisé. Donc, au final, on a offert de l’argent public au privé.

Quelles sont vos perspectives pour la lutte que vous menez ?

On espère une nationalisation sous contrôle de l’Etat, dans le but de favoriser le territoire, de relancer l’activité. A notre époque, il y a deux grandes crises : la crise sanitaire du coronavirus, et aussi les grands incendies, en Australie, en Amazonie… On est capables de répondre à ces deux crises. Macron a déclaré qu’il existe des biens qui doivent rester hors du privé : c’est notre cas, donc on attend les actes, maintenant. On continue de mettre la pression.

Le coronavirus montre les limites du capitalisme mondialisé : l’entreprise Famar, qui produit la chloroquine, pourrait être nationalisée – c’est ce que demande la CGT. On s’aperçoit que sur le territoire national, les approvisionneurs de matériel médical sont en difficulté.

Dans les dernières semaines, le mot d’ordre de nationalisation des entreprises les plus capables d’endiguer la propagation du virus, ainsi que la revendication de l’arrêt de toute production non essentielle, ont été avancés par certains secteurs du mouvement ouvrier en France, mais aussi en Europe. Comment voyez-vous cette lutte de classes à l’échelle internationale ?

J’ai l’espoir d’un changement dans les mentalités. Nous sommes un des premiers plans de licenciement après les ordonnances Macron, c’est une période de destruction de tous les acquis par l’Etat français, par l’Union Européenne, mais il y a un réveil de la conscience : il faut qu’on reprenne la main, ce n’est pas logique que ce soient les financiers qui s’occupent de tout. C’est tout le système qui pose problème.

Souhaitez-vous rajouter quelque chose, pour conclure ?

Nous avons mis en ligne une pétition pour exiger la nationalisation définitive de l’usine de Gerzat : nous vous invitons à la signer et à la partager !

La pétition : Nationalisation définitive de l'usine Luxfer Gerzat

 

 


[1] Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement.

[2] Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Les ordonnances Macron ont supprimé les CHSCT dans le privé et le public.

[3] Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi.