Perspectives

Ce document a été adopté par le Congrès national de Révolution, qui s’est tenu à Paris les 17 et 18 juin 2023.


La dynamique économique, sociale et politique du capitalisme français est indissociable des processus qui se développent au niveau mondial. C’est d’autant plus vrai que le déclin relatif de l’impérialisme français, depuis plus d’un demi-siècle, aggrave sa dépendance à l’égard des flux et reflux de la conjoncture économique internationale.

Au-delà de la sphère économique, la vie politique et la lutte des classes, en France, ne se développent pas en vase clos : elles subissent l’influence des grands événements qui se déroulent dans le monde entier. En conséquence, ces Perspectives pour la France doivent être lues conjointement aux Perspectives mondiales de la TMI.

 

Le déclin du capitalisme français

On parle d’un déclin relatif du capitalisme français en comparant sa dynamique à celle d’autres puissances impérialistes – et en particulier des Etats-Unis, de l’Allemagne, de la Chine et de la Russie. Bien sûr, ces puissances sont elles-mêmes frappées, à des rythmes et des degrés divers, par la crise mondiale du capitalisme. Mais relativement à leurs dynamiques respectives, la France décline depuis de nombreuses années.

Pour illustrer ce déclin relatif, il suffit de citer les chiffres du commerce extérieur de la France, qui reflètent d’une façon tangible ses problèmes de compétitivité. Le solde de sa balance commerciale – c’est-à-dire la différence entre ses exportations et ses importations de biens – est systématiquement négatif depuis 2004, soit près de 20 ans. Ces quatre dernières années, le déficit commercial s’est rapidement aggravé : 58 milliards d’euros en 2019, près de 65 milliards en 2020, près de 85 milliards en 2021 et plus de 164 milliards en 2022.

De son côté, l’Allemagne – qui est la principale concurrente de la France sur le marché européen – affiche une balance commerciale positive depuis sa réunification en 1990. Son excédent commercial n’a pratiquement jamais cessé d’augmenter et a atteint un sommet en 2016 (près de 250 milliards d’euros), avant d’entamer un reflux le menant à 173 milliards en 2021, puis de subir une chute significative en 2022, à 79 milliards. Le chiffre de 2022 est notamment lié à la guerre en Ukraine et aux sanctions contre la Russie, qui ont fait flamber la facture des importations d’énergie en Allemagne (gaz et électricité). Reste que la balance des paiements allemande demeure positive, quand celle de la France s’enfonce dans le négatif, malgré la plus grande « indépendance énergétique » que son industrie nucléaire est censée garantir au pays. Il faut dire que le piteux état du parc nucléaire français – faute d’investissements suffisants, depuis de nombreuses années – a obligé la France à importer de grandes quantités d’énergie au prix fort.

Dans son projet de loi de Finances, le gouvernement Macron anticipe un déficit commercial de 154 milliards d’euros en 2023, soit à peine « mieux » qu’en 2022. Ce faisant, le gouvernement table sur une « stabilisation » des prix de l’énergie importée. 

Il faut noter qu’en 2022 comme en 2021, la balance des services est excédentaire, à 50 milliards d’euros, tout comme la balance des revenus (dont les services financiers) : 31 milliards d’euros. Ainsi, la France confirme son statut d’économie en déclin sur le plan industriel – au profit des services et du secteur financier. Or comme nous l’avons souvent expliqué, la production manufacturière est la colonne vertébrale d’une économie qui prétend jouer un rôle important sur le marché mondial. Seule exception à ce déclin industriel : l’industrie d’armement française a vu ses exportations augmenter de 44 % entre 2013 et 2022. La France pourrait bientôt ravir à la Russie la place de deuxième exportatrice d’armes au monde.

Dans une analyse de la compétitivité de la France publiée début février, l’institut Rexecode souligne que la part du pays dans la valeur ajoutée industrielle de la zone euro a « diminué de 1,4 point entre 2019 et 2022 (soit une baisse de son poids d’environ 10 %), dans la continuité de la tendance baissière des deux dernières décennies ».

Commentant le document de Rexecode, Le Figaro du 6 février souligne que « sur les trois dernières années, la France a perdu du terrain par rapport aux autres grands pays de la zone euro comme l’Espagne, l’Italie et les Pays-Bas, qui ont vu leur situation s’améliorer en raison d’une meilleure organisation de l’appareil exportateur et d’un rapport qualité-prix en leur faveur. L’Allemagne a, elle aussi, vu ses parts de marché reculer, mais dans des proportions moindres que la France. » Autrement dit, la France décline non seulement face à l’Allemagne, mais même relativement à des économies européennes moins puissantes qu’elle.

Dans une étude publiée en 2022, le Cepii [1] affirmait : « Si la hausse plus rapide des coûts unitaires du travail par rapport à l’Allemagne pouvait expliquer une part de la mauvaise performance à l’exportation française au début des années 2000, l’écart a été complètement résorbé depuis 2012 ». Le Cepii cite les politiques de Hollande et Macron ayant permis de « baisser le coût du travail » : CICE, baisses de charges, baisses de l’impôt sur les sociétés et des impôts de production – à quoi il faut ajouter les effets des « lois Travail » sur l’exploitation de la force de travail. Mais cela ne s’est pas traduit « par une amélioration du solde des biens, ce qui place aujourd’hui la France dans une position de déficit commercial atypique au sein de la zone euro », souligne l’étude du Cepii.

Cette position « atypique » doit être liée à une singulière performance du grand Capital français : depuis quelques années, il est le champion incontesté, en Europe, de la distribution de dividendes à ses actionnaires. Le Figaro du 28 février soulignait qu’en 2022 la France est le « pays qui a le plus contribué à la croissance des dividendes en Europe, avec 59,8 milliards d’euros (+ 4,6 %) ». C’est un nouveau record. Le CAC40 versait 49,2 milliards d’euros de dividendes en 2019, puis « seulement » 28,6 milliards en 2020 (sur fond de pandémie), avant de repartir en flèche : 45,6 milliards en 2021.

Autrement dit, la baisse du « coût unitaire du travail », en France, ne se traduit pas principalement par un réinvestissement des profits dans la modernisation ou l’extension de l’outil productif, mais par une croissance des orgies de dividendes et d’investissements spéculatifs. Cela souligne le caractère parasitaire du capitalisme français. Au lieu d’investir dans la production, les grandes entreprises gavent leurs actionnaires. Le sous-investissement chronique mine la compétitivité. Mais en retour, la baisse de la compétitivité pèse sur l’investissement : à quoi bon investir lorsque les parts de marchés diminuent ? Dialectiquement, la cause devient effet et l’effet devient cause. Dans le même temps, pour défendre ses marges de profits, la classe dirigeante française exige de nouvelles politiques d’austérité et de nouvelles attaques contre le monde du travail.

 

Un impérialisme aux abois

Le déclin relatif du capitalisme français se manifeste également, depuis quelques années, par une série de revers spectaculaires sur les plans militaire, diplomatique et géostratégique. C’est d’autant plus remarquable que Macron, dès 2017, prétendait replacer la France au centre du jeu diplomatique mondial.

Ce faisant, Macron prolongeait une vieille tradition de l’impérialisme français, qui consiste à proclamer haut et fort son « indépendance » et sa « puissance », en contradiction frontale avec la dynamique réelle sur le terrain. Ce fut le cas notamment au Moyen-Orient, en 2003, lorsque la bruyante opposition « de principe » de Chirac à la guerre en Irak visait à défendre (en vain) les intérêts de l’impérialisme français dans cette région.

La « Françafrique » a de plus en plus de plomb dans l’aile, non parce que l’impérialisme français aurait renoncé aux méthodes mafieuses d’ingérence et de corruption systématiques, mais parce qu’il doit céder du terrain face à la concurrence économique ou militaire d’autres puissances impérialistes, dont la Chine et la Russie.

En février 2022, Macron a été contraint d’annoncer la fin de l’opération Barkhane au Mali. Engagée en 2013, cette intervention militaire française visait à reprendre aux djihadistes le contrôle du nord du Mali. Il s’agissait aussi de rassurer les régimes pro-français de la région. Mais la guérilla islamiste a prospéré sur le terreau de la misère et de la crise sociale. Une succession de coups d’Etat militaires a pris de court la diplomatie française et placé les militaires au pouvoir à Bamako. Le gouffre entre les gouvernements malien et français n’a cessé de se creuser, jusqu’à ce que le nouveau régime malien fasse appel à la Russie.

Entre août 2022 et février 2023, les troupes françaises ont dû quitter le Mali, la Centrafrique et le Burkina Faso. Au Mali et en Centrafrique, les troupes françaises ont été remplacées par des « conseillers » russes. Pour expliquer ces déboires, la diplomatie française accuse la Russie d’attiser dans la région des « sentiments anti-français ». C’est exact, à ceci près que les crimes de l’impérialisme français, dans ces pays, ont beaucoup plus largement contribué au développement de ces « sentiments ». Il y a une crise générale – à la fois politique, économique et militaire – de l’impérialisme français en Afrique.

Par exemple, en décembre 2022, le groupe Bolloré a vendu toutes ses activités logistiques et portuaires, sur le continent africain, à l’armateur italo-suisse MSC. Autre exemple : en juin 2021, l’ambassadeur de France au Cameroun, Christophe Guilhou, révélait que « la part de marché des entreprises françaises au Cameroun est passée de 40 % dans les années 1990 à 10 % aujourd’hui ». En cause : la concurrence de la Chine, qui « depuis les années 2000 (…) rafle pratiquement tous les contrats d’infrastructures au Cameroun. » Ce phénomène est global. Dans une étude publiée en 2018, Coface (une filiale de la banque Natixis) soulignait que la France a vu ses parts de marché en Afrique tomber de 11 % à 5,5 % entre 2000 et 2017.

La guerre en Ukraine est un autre problème de taille pour l’impérialisme français. Derrière les discours officiels de soutien indéfectible à la « souveraineté » de l’Ukraine, la classe dirigeante s’inquiète des conséquences à court et moyen termes de ce conflit entre l’OTAN (c’est-à-dire les Etats-Unis) et la Russie. Au-delà des conséquences économiques et politiques immédiates (inflation accrue et instabilité sociale), cette guerre rapproche la Russie de la Chine et, par conséquent, renforce la dépendance de l’impérialisme français à l’égard de l’impérialisme américain, notamment en Afrique.

La France n’avait pas intérêt à ce que l’OTAN et la Russie s’affrontent militairement en Ukraine, notamment parce qu’elle a intérêt à garder ouverte la possibilité d’accords avec la Russie à propos de leur confrontation en Afrique. Mais sa dépendance à l’égard de l’impérialisme américain est telle qu’elle ne pouvait pas s’y opposer. En outre, une telle opposition aurait fracturé l’Union européenne. Mais en retour, l’alignement de la France sur la position des Etats-Unis, en Ukraine, réduit encore les marges de manœuvre de l’impérialisme français sur la scène mondiale. Au passage, d’importants investissements français en Russie ont dû être liquidés.

Le déclin de l’impérialisme français a des conséquences directes sur les perspectives pour la lutte des classes en France. La classe dirigeante cherchera à compenser ses reculs sur l’arène mondiale par une intensification de l’exploitation des travailleurs, en France, et par toute une série de contre-réformes drastiques.

 

Le fardeau de la dette

L’évolution de sa dette publique est une autre illustration de la crise spécifique du capitalisme français. Mais elle est aussi et surtout une bombe à retardement, car la dette publique ne peut pas croître indéfiniment sans précipiter une crise majeure, à un certain stade.

Au début de l’année 2023, la dette publique a franchi la barre symbolique des 3000 milliards d’euros, soit 113 % du PIB, contre 98 % en 2019. Cette augmentation de la dette publique de 15 %, en trois ans, doit être comparée à l’augmentation du PIB au cours de la même période : + 0,9 %. Ainsi, la dette publique a augmenté entre 16 et 17 fois plus vite que la production de richesses. C’est évidemment insoutenable, à terme, et c’est pourquoi de nombreux économistes bourgeois exhortent le gouvernement à en finir radicalement avec le « quoi qu’il en coûte ». C’est d’ailleurs bien son intention.

A première vue, l’inflation allège le poids relatif de la dette publique, comme de toute autre dette fixe. Cependant, ce que l’Etat gagne d’une main grâce à l’inflation (par exemple en surplus de recettes de TVA), il le perd de l’autre : le montant de ses dépenses augmente. Par ailleurs, 11,5 % des titres de la dette française sont indexés sur l’inflation française ou européenne. Enfin, le resserrement des politiques monétaires de la BCE se répercute sur les taux d’emprunt de l’Etat français. En février 2023, le taux d’intérêt des obligations françaises à dix ans est monté à son plus haut niveau depuis 2012 : 3,1 %, contre 0 % au début de l’année 2022.

La charge de la dette, c’est-à-dire le paiement des seuls intérêts, est passée de 35 milliards d’euros en 2021 à 50 milliards d’euros en 2022. C’est le deuxième poste budgétaire de l’Etat, derrière l’Education nationale. Si les taux d’intérêt auxquels s’endette l’Etat français continuent d’augmenter, cette facture finira par être insoutenable.

Encore une fois, la comparaison avec la situation de l’Allemagne est significative. Sa dette publique avoisine 70 % de son PIB (contre 113 % en France). En février 2023, le taux d’intérêt de ses obligations d’Etat à 10 ans était de 2,5 % (contre 3,1 % en France). Or le resserrement des politiques monétaires de la BCE – inévitable dans un contexte inflationniste – ne peut qu’aggraver l’écart entre l’état des finances publiques (et les conditions d’emprunt) de ces deux pays. Le problème, d’ailleurs, se pose à l’échelle européenne : l’Italie, en particulier, accuse une dette publique supérieure à 150 % de son PIB, et le taux d’intérêt de ses obligations à 10 ans s’élevait à 4,5 % en février 2023. Une aggravation ultérieure du « spread » (« écart ») entre les conditions d’emprunt des différents pays de la zone euro risque de précipiter une crise des dettes souveraines encore plus sérieuse que celle de 2012, car il sera beaucoup plus compliqué de « sauver » l’Italie, par exemple, qu’il ne le fut de « sauver » la Grèce.

Dans un contexte inflationniste et récessif, on voit mal comment cet écart pourrait ne pas s’aggraver, à terme. D’un côté, l’inflation persistante pousse la BCE à augmenter ses taux d’intérêt, ce qui pèse de façon toute particulière sur les conditions d’endettement des pays qui sont déjà les plus endettés. D’un autre côté, les effets récessifs de cette politique monétaire aggraveront le problème, car une récession assèche les rentrées fiscales, donc accroît les dettes publiques – et exerce une nouvelle pression à la hausse sur les marchés obligataires. Ce cercle vicieux ne peut pas être brisé par telle ou telle politique fiscale ou monétaire, car il s’agit d’une étape de la crise organique du capitalisme, après des années de politiques monétaires extrêmement souples, et notamment de taux d’intérêt oscillant autour de 0 %.

 

Inflation, récession et chômage

Après une chute de 8,2 % en 2020, le PIB de la France a rebondi de 6,8 % en 2021, puis de 2,6 % en 2022. Le ralentissement devrait se poursuivre : la Banque de France prévoit une croissance de 0,3 % en 2023. Ce scénario est jugé « pessimiste » par le gouvernement, qui table, lui, sur 1 % de croissance en 2023.

Ceci dit, la situation économique est tellement instable et fragile, au niveau mondial, que la France pourrait aussi bien finir l’année 2023 sur une récession. Certains économistes le considèrent même comme probable. Au centre de l’équation, il y a la question de l’inflation, que les Banques Centrales doivent combattre en resserrant leurs politiques monétaires – mais au risque, dès lors, de brider l’investissement, déstabiliser les marchés financiers et, finalement, provoquer une récession. Janet Yellen, Secrétaire d’Etat au Trésor américain, explique souhaiter « une trajectoire dans laquelle l’inflation diminue sensiblement et l’économie reste forte ». Mais rares sont les économistes bourgeois qui croient en la possibilité d’une telle trajectoire.

En réalité, les prévisionnistes ne savent plus sur quel pied danser. Fin 2022 et début 2023, le ralentissement économique a été moins fort que redouté : bonne nouvelle. Mais mauvaise nouvelle : l’inflation ne recule pas aussi vite que prévu. Après un léger reflux à la fin de l’année 2022, elle repart à la hausse.

En France, cette hausse s’explique notamment par la levée partielle du « bouclier tarifaire ». L’économiste Marc Touati explique que cette mesure « s’est notamment traduit[e] par une nette remontée de l’inflation des produits alimentaires et du secteur énergétique, avec des niveaux de respectivement 13,2 % et 16,3 %. » Mais il ajoute : « En outre, il faut souligner que l’inflation continue de se généraliser avec par exemple un niveau de 4,6 % pour l’ensemble des produits manufacturés, contre 0,6 % en janvier 2022. » Cette généralisation de l’inflation – c’est-à-dire son infiltration dans tous les secteurs de l’économie – pèse lourdement sur les perspectives de croissance de l’économie française.

L’un des effets immédiats de la crise inflationniste, c’est l’augmentation des faillites d’entreprises (+ 50 % en 2022), en particulier parmi les TPE et PME qui ont des frais de transport et d’énergie importants. Après deux années marquées par des mesures de soutien en réponse à la crise sanitaire, le réveil d’un certain nombre de petites et moyennes entreprises est brutal.

Dans ce contexte général, le chômage pourrait repartir à la hausse, après un reflux bien plus marqué, en 2021 et 2022, que nous ne l’avions anticipé dans nos précédentes Perspectives. Ce reflux, bien sûr, s’est accompagné d’une plus grande précarité de l’emploi. Selon l’INSEE, le taux d’emploi en CDI a baissé de 0,2 % par rapport à son niveau d’avant la crise sanitaire, tandis que l’emploi en CDD ou en intérim a augmenté de 0,4 %, et l’emploi des « indépendants » (livreurs, etc.) de 0,6 %. A cela s’ajoute une augmentation des radiations de Pôle Emploi, des temps partiels imposés et du « halo du chômage », c’est-à-dire du nombre de personnes qui « souhaitent travailler, mais sont considérées comme inactives » et ne sont donc pas comptabilisées dans les statistiques du chômage (1,9 million en février 2023). Il n’empêche : la baisse du taux de chômage, qui s’établit officiellement à 7,2 % en février 2023, est d’abord un effet de la reprise économique post-Covid.

Fort de ce chiffre, Macron s’est fendu d’un tweet triomphal, le 14 février 2023 : « Le chômage est à son niveau le plus bas pour la deuxième fois depuis 40 ans. Objectif plein emploi ! » Il s’agit notamment, pour le chef de l’Etat, de vendre ses contre-réformes – passées et à venir – de l’assurance chômage et du RSA. Leur objectif est double : réaliser des milliards d’euros d’économie et forcer les chômeurs à se diriger vers les secteurs dits « en tension » qui peinent à recruter à cause des mauvaises conditions de travail (industrie, restauration, bâtiment, etc). Pour autant, une situation de « plein emploi » est exclue à court terme, en France. Si la croissance du PIB en 2023 s’établit à 0,3 %, comme le prévoit la Banque de France, le chômage repartira nécessairement à la hausse. Dans l’hypothèse d’une récession, il flambera.

 

« Economie concentrée »

Lénine soulignait que « la politique, c’est un concentré de l’économie ». Les différentes manifestations de la crise organique du capitalisme ont un impact sur la conscience de toutes les classes sociales – y compris celle de la bourgeoisie, qui aujourd’hui a complètement perdu l’optimisme qu’elle affichait dans les années 90, après la chute de l’Union soviétique et du Bloc de l’Est. Elle ne voit pas d’issue au marasme actuel ; elle constate qu’il provoque une instabilité politique et sociale croissante ; elle redoute à juste titre que de grandes convulsions révolutionnaires n’éclatent jusque dans les pays capitalistes développés. Tel est du moins l’état d’esprit de la fraction la plus clairvoyante de la classe dirigeante. Quant aux autres : « bienheureux les pauvres d’esprit » !

L’impact de la crise sur la conscience de la classe ouvrière et des classes moyennes se développe à un autre rythme – plus lent, mais aussi plus explosif, le moment venu : le mouvement des Gilets jaunes en fut une illustration spectaculaire. Ceci dit, une large fraction de la classe ouvrière s’accroche toujours à l’espoir que des réformes progressistes permettront, au minimum, d’atténuer l’impact de la crise sur ses conditions de vie et de travail. Elle s’y accroche d’autant plus que les dirigeants réformistes du mouvement ouvrier renforcent sans cesse ces illusions. Cependant, la jeune génération de la classe ouvrière n’a connu que la crise et ne porte sur ses épaules ni grandes défaites, ni profondes désillusions ; aussi commence-t-elle à tirer des conclusions très radicales. Quant aux classes moyennes, et en particulier la masse de la petite bourgeoisie étranglée par la crise, elles oscillent de plus en plus violemment vers la droite et vers la gauche. N’oublions pas que les Gilets jaunes comptaient dans leurs rangs une fraction significative d’artisans, de petits paysans, de petits commerçants, etc.

La poussée inflationniste marque une rupture qualitative dans le développement de la crise. Son impact sur le niveau de vie de toutes les couches exploitées et opprimées de la population est immédiat et très sensible. Ses effets sur les consciences et la combativité des travailleurs sont très rapides. Face à une chute soudaine et significative de leur salaire réel, même les travailleurs les plus passifs et les plus éloignés des organisations syndicales, habituellement, seront prêts à s’engager dans une grève dure. Or l’impact psychologique et politique de ces grèves dépasse largement la question de la fiche de paie. Comme l’écrivait le jeune Lénine : « En temps ordinaire (…), l’ouvrier traîne son boulet sans mot dire, sans contredire le patron, sans réfléchir à sa situation. En temps de grève, il formule bien haut ses revendications, il remet en mémoire aux patrons toutes les contraintes tyranniques qu’ils lui ont infligées, il proclame ses droits, il ne songe pas uniquement à lui-même et à sa paie, il songe aussi à tous les camarades qui ont cessé le travail en même temps que lui et qui défendent la cause ouvrière sans craindre les privations. » Autrement dit, de simples grèves « locales » peuvent avoir des effets très importants sur la conscience politique des travailleurs impliqués.

Soit dit en passant, la baisse du taux de chômage, ces deux dernières années, renforce la position des travailleurs – en particulier dans les secteurs « en tension » (qui ont du mal à recruter). S’ils ont du mal à recruter, c’est principalement parce que les conditions de travail et les salaires y sont mauvais. On peut donc s’attendre, dans ces secteurs, à un certain nombre de grèves pour pousser les patrons à augmenter nettement les salaires.

Il est impossible de prédire comment l’inflation va évoluer, en France, au cours de la prochaine période : trop de facteurs entrent ici en ligne de compte. Il se peut qu’elle baisse à court terme, mais la majorité des économistes bourgeois excluent le scénario d’une forte baisse qui ramènerait l’inflation aux alentours de 2 %, c’est-à-dire vers le taux que visent les Banques Centrales. Compte tenu de la dynamique actuelle du capitalisme mondial, ce qui se dessine de plus en plus nettement, c’est la possibilité d’une phase de « stagflation » : une combinaison de récession (ou, au mieux, de quasi-stagnation) et d’inflation élevée. Un tel scénario renforcerait l’instabilité sociale et politique. Il brûlerait les illusions dans la possibilité d’un retour à l’époque où le capitalisme garantissait un minimum de niveau de vie et de stabilité à la masse des travailleurs, ainsi qu’un certain progrès d’une génération à l’autre.

Les étapes et le rythme de la crise, dans les années à venir, ne peuvent pas être anticipés avec précision. Nous ne pouvons anticiper que les tendances générales. Pendant des années, nous avons expliqué qu’une crise inflationniste était inévitable, à un certain stade, notamment du fait des énormes quantités de capitaux fictifs injectés dans l’économie mondiale, depuis 2008. A présent que cette crise a éclaté, nous pouvons affirmer que la tentative de la résoudre minera la croissance, voire plongera le monde dans une nouvelle récession. Ce qui est exclu, dans la période à venir, c’est une phase de solide croissance économique semblable aux Trente Glorieuses – ou même une phase de croissance semblable aux années 1990.

Cela signifie que les bases matérielles du réformisme ont disparu. La classe dirigeante ne concèdera des réformes significatives que sous la menace de tout perdre (comme en juin 36 et en mai 68). Le reste du temps, elle ira d’austérité en contre-réformes. Ceci aura d’énormes conséquences sur la conscience des masses – et sur leurs organisations politiques et syndicales, où la question de l’alternative au système capitaliste sera de nouveau posée, d’une façon ou d’une autre. On en voit les prémisses avec « Unité CGT », par exemple ; nous y reviendrons plus loin.

 

Le gouvernement Macron

La réélection de Macron, en mai 2022, était loin d’être garantie. Un deuxième tour l’opposant à Mélenchon – et non Le Pen – aurait posé davantage de problèmes à Macron, car cela aurait polarisé les débats suivant une ligne de classe. Il a manqué 420 000 voix à Mélenchon pour accéder au deuxième tour. La responsabilité de Mélenchon et de la direction de la FI, dans cet échec, est évidente. Nous y reviendrons plus loin. Mais il faut aussi souligner la responsabilité flagrante du PCF et de l’extrême gauche, dont les candidats ont totalisé près de 1,3 million de voix, soit le triple de ce qui a manqué à Mélenchon. Macron leur doit une fière chandelle.

Au deuxième tour, Macron s’est appuyé sur le rejet de Marine Le Pen – et sur le soutien des dirigeants de la gauche réformiste, au nom du « Front Républicain » – pour l’emporter haut la main. Cependant, une analyse détaillée de ce deuxième tour souligne la fragilité du gouvernement. En tenant compte de l’abstention et des bulletins blancs ou nuls, Macron n’a recueilli les suffrages que de 38,5 % des inscrits. C’est 5 % et 2 millions de voix de moins qu’en 2017. En outre, les enquêtes d’opinions ont souligné que près d’une moitié de ses électeurs du deuxième tour n’avaient aucune confiance en lui. Autrement dit, moins de 20 % de l’électorat global avait « confiance » en Macron, en mai 2022.

Les élections législatives de juin 2022 ont confirmé cette dynamique. Sur fond d’abstention massive et de nouvelle percée du Rassemblement National, LREM et ses alliés ont échoué à 44 sièges de la majorité absolue. Cette majorité relative est l’expression parlementaire de la fragilité du gouvernement. Mais en réalité, le rapport de force parlementaire ne donne pas la véritable mesure de la situation. Dans la masse de la population, Macron et sa clique sont plus nettement minoritaires qu’à l’Assemblée nationale. Dans les couches les plus exploitées et opprimées, le chef de l’Etat est profondément détesté. Même Sarkozy, en son temps, n’avait pas concentré autant de haine populaire sur sa personne. Il faut dire qu’en matière d’arrogance et de « petites phrases » méprisantes à l’égard du peuple, Macron a réussi à dépasser Sarkozy, ce qui est une performance remarquable.

On voit mal ce qui pourrait améliorer durablement la popularité du chef de l’Etat et de son gouvernement. D’une part, comme nous l’avons vu, les perspectives économiques à court terme ne leur sont pas favorables. La levée des « boucliers tarifaires », notamment, aggravera le poids de l’inflation sur le budget des ménages. D’autre part, la classe dirigeante française ne peut pas se permettre de ralentir le rythme des contre-réformes. Adoptée contre l’opinion d’une écrasante majorité de la population active, la réforme des retraites a très nettement renforcé l’hostilité des masses à l’égard du pouvoir.

D’autres contre-réformes seront à l’ordre du jour. Cependant, celle des retraites a déjà montré les limites, dans le contexte actuel, d’un gouvernement minoritaire et très impopulaire qui avance à coups de majorités ponctuelles et de 49.3. Le recours au 49.3, le 16 mars, a déclenché des manifestations spontanées et un rebond général de la mobilisation contre la réforme des retraites. A l’Assemblée nationale, il n’a manqué que neuf voix à la motion de censure. Compte tenu de la division des Républicains et des premières fissures chez les députés « macronistes », une nouvelle motion de censure pourrait être majoritaire à court ou moyen terme, ce qui provoquerait une dissolution de l’Assemblée nationale. Macron pourrait aussi dissoudre dans la foulée du rejet d’un texte législatif. De manière générale, si Macron ne peut plus avancer, il sera contraint de convoquer des élections législatives anticipées.

Du point de vue de la bourgeoisie, compte tenu de l’extrême faiblesse du gouvernement actuel, l’idéal serait une dissolution rapide débouchant sur un gouvernement de droite doté d’une majorité à l’Assemblée nationale. Le problème, c’est qu’un tel scénario est loin d’être évident, car il est très probable que de nouvelles élections profiteraient non à LREM et ses alliés, mais au RN et, peut-être, à la NUPES (ou toute autre coalition de gauche). On voit mal quelle « majorité » stable pourrait en sortir, sauf dans le cas d’une nette victoire du RN ou de la NUPES. Du point de vue de la bourgeoisie, des élections législatives anticipées pourraient donc aggraver le problème au lieu de le résoudre – et ouvrir une nouvelle phase de la crise politique et institutionnelle. En d’autres termes, la bourgeoisie est dans une impasse politique très dangereuse, de son point de vue. N’oublions pas qu’une révolution commence toujours par une crise au sommet de la société.

Dans l’immédiat, le gouvernement saisira toutes les opportunités d’intensifier la propagande contre les immigrés et les musulmans, dans le but de diviser notre classe et de détourner son attention des véritables responsables de la crise. Cependant, la propagande raciste du gouvernement, combinée à des violences contre les immigrés ou de nouvelles « bavures » policières, pourrait déclencher une réaction massive et potentiellement incontrôlable. N’oublions pas la « révolte des banlieues » déclenchée, en 2005, par la mort de deux jeunes poursuivis par la police. Dans le contexte actuel, sur fond de propagande raciste permanente, une explosion sociale du même ordre est possible à tout moment.

De manière générale, le gouvernement Macron est embourbé dans un phénomène qui le dépasse et qui a mûri de longue date : la crise de régime du capitalisme français. Toutes les institutions politiques, y compris les vieux « partis de gouvernement », sont profondément discréditées. L’abstention croissante à toutes les élections – en particulier les élections intermédiaires et législatives – en est une expression limpide. La fragmentation de l’Assemblée nationale en est une autre. Quant aux médias, à la police et à la Justice, la masse de la population ne les estime guère plus que les vieux politiciens bourgeois.

Dans ce climat général, les « affaires » creusent le gouffre entre le peuple et le pouvoir. En 2017, Macron avait promis un « renouvellement des pratiques politiques ». Six ans plus tard, deux informations judiciaires sont ouvertes sur les liens entre le chef de l’Etat et le cabinet de conseil McKinsey : les conditions d’attributions de juteux contrats publics sont en cause. Dans le même temps, le ministre de la Justice, Eric Dupont-Moretti, et le secrétaire général de l’Elysée, Alexis Kohler, sont mis en examen pour « prise illégale d’intérêts ». Olivier Dussopt, Ministre du Travail, a été visé par une enquête du parquet national financier (PNF) pour « corruption » et « prise illégale d’intérêts ». Sébastien Lecornu, ministre des Armées, est visé par une enquête du PNF pour « prise illégale d’intérêts ». Depuis 2017, on ne compte plus le nombre de ministres qui ont dû démissionner pour des raisons semblables. Pour ne pas trop déstabiliser son gouvernement, Macron a dû renoncer au « principe » qu’il avait proclamé haut et fort en 2017 : « un ministre doit quitter le gouvernement lorsqu’il est mis en examen ».

Il ne faut pas sous-estimer les effets de telles affaires sur l’évolution de la situation politique, en particulier lorsqu’un régime est à bout de souffle. Des scandales de corruption ont souvent joué un rôle important dans la maturation d’une crise révolutionnaire. Ce fut le cas en France, notamment, avec « le scandale Teste-Cubières » (1847), qui a porté un coup sévère à la monarchie de Juillet, ou encore avec « l’affaire Stavisky » (1934), qui a profondément ébranlé la IIIe République. De nouveaux scandales sont inévitables dans la période à venir. Ils seront autant de coups portés contre l’édifice vermoulu de la Ve République.

Soit dit en passant, le profond discrédit qui frappe la « représentation nationale » (le Parlement) renforce le caractère dérisoire des subtiles manœuvres parlementaires auxquelles se livrent les députés de la NUPES – et auxquelles Mélenchon, en particulier, accorde une si grande importance. Ils semblent avoir oublié que 54 % des inscrits se sont abstenus au second tour des dernières élections législatives. Par ailleurs, l’écrasante majorité des jeunes et des travailleurs ne prête aucune attention aux tempêtes dans un verre d’eau qui se succèdent au Palais Bourbon. La plupart n’attendent plus rien de positif de cette institution sous le mandat de Macron, à juste titre.

 

Le mouvement syndical

Nous l’avons souvent souligné depuis 2017 : les meilleurs alliés du gouvernement Macron, ce sont les dirigeants des grandes confédérations syndicales, CGT comprise. C’était déjà le cas avant Macron, et ce phénomène n’est pas spécifiquement français : il existe à l’échelle internationale. Les contre-réformes et politiques d’austérité ne pourraient pas être menées de la même façon sans le conservatisme des bureaucraties syndicales, qui sont des « agents de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier » (Lénine).

Cela étant dit, il ne faut pas transformer cette vérité générale en une abstraction vide. Les organisations ultra-gauchistes ont tendance à simplifier les choses : à les entendre, on a l’impression que les travailleurs sont toujours déterminés à lutter massivement, mais qu’ils se heurtent constamment à l’obstacle de leurs directions syndicales. Ce n’est pas le cas. La façon dont le conservatisme des sommets syndicaux pèse sur la lutte des classes est plus complexe que ne le suggèrent les schémas rigides des gauchistes.

Lors de nos discussions avec des militants syndicaux, nous devons savoir expliquer notre point de vue de façon concrète. Si on explique en toutes circonstances que « les dirigeants syndicaux sont des traîtres qui refusent d’organiser une grève générale », on ne convaincra personne, car cela ne cadre pas avec l’expérience concrète des militants syndicaux, sur le terrain.

Les travailleurs ne sont pas toujours disposés au combat. Et pour cause : la lutte implique des risques et des sacrifices. La plupart du temps, les salariés aspirent à la stabilité, à mener leur vie paisiblement, sans conflits avec leurs patrons. Ils sont même prêts à accepter des reculs (sans pour autant les approuver). Ils ne se lancent dans la lutte que lorsque « trop, c’est trop ». Alors, les salariés les plus passifs, habituellement, peuvent devenir très combatifs – et parfois même plus combatifs que les délégués syndicaux de l’entreprise, qui pendant des années se sont adaptés à ce qu’ils pensaient être le « niveau de conscience » définitif de leurs collègues de travail.

Il en va de même au niveau national. La masse des travailleurs n’est pas toujours prête à lutter contre telle ou telle contre-réforme. Quant aux dirigeants syndicaux, ils renforcent cet état d’esprit en expliquant qu’il y a une marge de négociation avec le gouvernement – même lorsqu’il n’y a aucune marge, en réalité, et qu’ils finissent par « négocier » la régression sociale, ce qui est le cas depuis de nombreuses années.

Dans le même temps, ils organisent régulièrement des « journées d’action » ponctuelles et sans lendemain. De leur point de vue, ces journées d’action ont plusieurs fonctions. D’une part, elles donnent le change à la base la plus militante des syndicats : « voyez, vos dirigeants organisent la lutte ». D’autre part, elles permettent d’ouvrir les vannes du mécontentement et, ainsi, de faire un peu retomber la pression. Enfin, lorsque la mobilisation des travailleurs devient massive, comme par exemple en 2003, en 2010, en 2016 et tout récemment, les journées d’action deviennent une stratégie délibérée visant à canaliser le mouvement, à en limiter la portée, à l’empêcher de prendre des formes trop menaçantes pour le gouvernement et la classe dirigeante. Autrement dit, les directions confédérales œuvrent à la défaite de mouvements qui auraient pu être victorieux.

Lorsque nous critiquons la stratégie des « journées d’action » et expliquons la nécessité d’un vaste mouvement de grèves reconductibles, nous ne prétendons pas qu’un tel mouvement serait facile à organiser et que la masse des travailleurs s’y impliqueraient forcément. Ce que nous disons, c’est que face à une contre-réforme majeure dont la classe dirigeante a besoin, les journées d’action ne peuvent pas faire reculer un gouvernement. Donc, il faudra des grèves reconductibles – et donc, il faut commencer par reconnaître ce fait, l’expliquer ouvertement, puis organiser une puissante campagne d’agitation, dans les entreprises, pour évaluer la possibilité d’organiser un tel mouvement. Au lieu de cela, lorsqu’une succession de grandes journées d’action laissent le gouvernement de marbre et que le mot d’ordre de « grèves reconductibles » commence à monter dans les bases syndicales (comme ce fut le cas en 2016 et en janvier-avril 2023), la direction confédérale de la CGT se contente de déclarer : « c’est aux AG de travailleurs de décider s’ils veulent se lancer dans une grève reconductible ». Autrement dit, au lieu d’organiser le combat, elle se défausse sur « les AG de travailleurs », comme si celles-ci n’étaient pas influencées, dans leurs décisions, par la stratégie des directions confédérales.

L’autre élément central de notre critique porte sur le caractère strictement défensif des mots d’ordre (ou du mot d’ordre) avancés par les directions confédérales. Comme nous l’expliquions en janvier 2023, au seuil de la lutte contre la réforme des retraites, un vaste mouvement de grèves reconductibles peut difficilement se développer sur la base du seul mot d’ordre de « retrait du projet de réforme ». En effet, « dans un contexte où les coups pleuvent de toute part (inflation, misère et précarité croissantes, casse des services publics, etc.), la jeunesse et le salariat ne passeront à l’action d’une façon exceptionnellement massive et durable que si l’objectif de la lutte est bien plus large que l’abandon de ce projet de réforme – dont on sait bien que, chassé par la porte, il reviendrait par la fenêtre quelques années plus tard, si rien d’autre ne change. Il faut que le jeu en vaille la chandelle, que les objectifs du combat soient à la hauteur des sacrifices qu’il exige. » La faible mobilisation de la jeunesse étudiante, avant le 49.3, en fut une illustration évidente. La plupart des étudiants n’étaient pas favorables à la réforme, mais ils n’étaient pas disposés à risquer leur année universitaire dans un mouvement dont la victoire – comme la défaite – ne changerait strictement rien à leurs conditions de vie et d’étude. La jeunesse étudiante se serait sans doute mobilisée massivement dans la foulée du développement d’un vaste mouvement de grèves reconductibles, précisément parce que celui-ci aurait fait spontanément émerger d’autres revendications que le seul retrait de la réforme des retraites. A cet égard, il est remarquable qu’une fraction de la jeunesse étudiante et lycéenne se soit mobilisée dans la foulée du 49.3, c’est-à-dire en réaction au « passage en force » du gouvernement. La jeunesse mobilisée ne visait pas seulement la réforme des retraites ; elle visait surtout l’autoritarisme de Macron, son gouvernement et le régime dans son ensemble.

Lors de la lutte contre cette réforme, la stratégie des journées d’action a eu le plus grand mal à canaliser la colère et la combativité des masses. Le rebond du mouvement et l’irruption de la jeunesse dans la lutte, au lendemain du 49.3, ont donné des sueurs froides aux dirigeants de l’intersyndicale. A la onzième journée d’action (6 avril), il y avait encore beaucoup de monde dans les rues, alors que les dirigeants confédéraux – et le gouvernement – tablent habituellement sur un reflux bien plus rapide de la mobilisation, au fil des journées d’action. Par ailleurs, une fraction croissante de la jeunesse et des travailleurs comprend les sérieuses limites des journées d’action. Ceci prépare des explosions de la lutte des classes que les directions confédérales ne pourront pas contrôler.

C’est la succession de défaites du mouvement syndical au plan interprofessionnel, ces 20 dernières années, qui a créé les conditions de l’irruption volcanique des Gilets jaunes, en 2018 et 2019. L’exaspération des couches les plus exploitées et opprimées de la population s’est exprimée en dehors des organisations du mouvement ouvrier. La réaction de la direction confédérale de la CGT – pour ne rien dire des autres – fut caractéristique de son conservatisme. Elle était littéralement paniquée. Au lieu de profiter de l’impulsion donnée par les Gilets jaunes pour mettre à l’ordre du jour un mouvement de grèves reconductibles contre le gouvernement et, ainsi, lui porter le coup de grâce, Philippe Martinez prenait ses distances et accusait les Gilets jaunes d’être manipulés par l’extrême droite. En décembre 2018, à la demande expresse de Macron, la direction de la CGT est allée jusqu’à signer avec d’autres confédérations un appel condamnant les « violences » des Gilets jaunes.

Est-ce que le mouvement des Gilets jaunes peut renaître à une échelle massive, dans la prochaine période ? On ne saurait l’exclure totalement, mais ce n’est pas le plus probable, car ce mouvement s’est épuisé dans des manifestations hebdomadaires qui ne pouvaient plus rien obtenir du gouvernement et se heurtaient à une répression extrêmement brutale. Ceci dit, la succession de défaites au niveau interprofessionnel signifie qu’un mouvement peut de nouveau se développer, sous une forme ou sous une autre, en dehors des organisations syndicales. Le phénomène des « Nuits debout », en 2016, en donnait un aperçu. On doit s’attendre à toutes sortes de développements inédits, ainsi qu’à la création de divers « collectifs » et « coordinations » de travailleurs, à l’instar du « Collectif Inter-hôpitaux ».

Dans le même temps, l’aggravation de la crise du capitalisme aura nécessairement un profond impact sur l’ensemble du mouvement syndical, tôt ou tard, et pas seulement sur la CGT. Lors de la lutte contre la réforme des retraites, la relative « intransigeance » de Laurent Berger (CFDT) en a donné une petite indication. Sous la pression de la base, il a été poussé à défendre – au moins verbalement, d’une voix qui tremble – des méthodes de lutte qu’il combattait vivement par le passé. En 2010, son prédécesseur, François Chérèque, soutenait publiquement la réquisition des grévistes et l’envoi de CRS pour débloquer les dépôts de pétrole.

La polarisation interne au mouvement syndical se développera sur toute une période. Cela passera par l’expérience de grandes luttes et un certain renouvellement des effectifs militants. Il faut tenir compte du fait que le conservatisme n’existe pas seulement au plus haut niveau des organisations syndicales, mais aussi à tous ses échelons inférieurs. Comme nous l’expliquions dans nos précédentes Perspectives : « Même à la CGT, bon nombre de militants syndicaux sont profondément marqués par les défaites de ces dernières décennies. Les militants les plus âgés ont connu les trahisons de plusieurs gouvernements “socialistes”, la chute de l’URSS et du Bloc de l’Est, le long déclin du PCF, la chute des effectifs de la CGT et toute une série de défaites syndicales sous Chirac, Sarkozy, Hollande et Macron. Ils en ont souvent tiré des conclusions pessimistes. Nombre d’entre eux sont sceptiques, voire cyniques. »

Les travailleurs les plus jeunes ne partagent pas cet état d’esprit. Tôt ou tard, ils entreront en plus grand nombre dans les organisations syndicales. Ce sera un facteur important dans la transformation des syndicats. La polarisation interne se traduira par une série de luttes pour remplacer des éléments conservateurs par des éléments plus combatifs à la tête de différentes structures : syndicats, Unions Locales (UL), Unions Départementales (UD) et Fédérations. Dans un certain nombre de cas, les directions sortantes devront virer à gauche – ou, à défaut, seront balayées par une opposition de gauche. Ce processus trouvera une expression jusqu’aux sommets des organisations syndicales.

La défaite du récent mouvement contre la réforme des retraites va laisser de l’amertume parmi les grévistes et les manifestants, mais elle aura aussi des effets positifs sur la conscience des jeunes, des travailleurs et des militants syndicaux, car elle les obligera à réfléchir à ce qui était requis pour l’emporter. Comme le disait Napoléon : « les armées vaincues apprennent bien ».

 

Unité CGT

Le développement d’« Unité CGT » est une expression très claire de la polarisation interne à la confédération syndicale la plus puissante et la plus militante. Lancée en amont de la grande journée d’action du 5 décembre 2019 (contre la retraite « à points »), Unité CGT regroupe un certain nombre d’organisations de la CGT, à commencer par la Fédération nationale des industries chimiques (FNIC) et l’Union Départementale des Bouches-du-Rhône. Au-delà de ces deux bastions, Unité CGT trouve un écho dans de nombreuses UD et Fédérations, à des degrés divers. C’est le cas notamment dans les Fédérations des Cheminots, des Verres et Céramiques, des Ports et Docks et de l’Energie.

Il ne s’agit pas d’une fraction homogène et centralisée, mais plutôt d’un courant vers lequel convergent les opposants de gauche à la direction confédérale. Dans les années à venir, ce courant pourrait se développer, voire se structurer, et gagner le soutien de nouvelles UL, UD et Fédérations. Le fait est qu’il défend une ligne bien plus radicale et combative que celle de la direction confédérale actuelle. C’est apparu très clairement dès la phase préparatoire du Congrès de la CGT qui s’est tenu fin mars. La longue « contribution » écrite d’Unité CGT était bien meilleure, à tous points de vue, que le Document d’orientation de la direction sortante. En particulier, Unité CGT souligne la nécessité de lier la lutte pour des réformes à la lutte pour exproprier la grande bourgeoisie. C’est ce que ces camarades appellent la « double besogne ». Mais dans leur document, les deux « besognes » ne sont pas bien articulées : l’expropriation de la grande bourgeoisie cohabite de façon abstraite avec l’objectif d’une « autre répartition des richesses ». C’est caractéristique d’une position qui reste, au fond, réformiste de gauche. Mais au moins, cette approche rompt avec l’hypocrisie de « l’indépendance syndicale » à l’égard de la politique, et remet la question du socialisme dans les débats. En soi, c’est très positif.

La plupart des organisations d’extrême gauche refusent de soutenir Unité CGT au motif qu’il s’agirait d’une tendance « stalinienne », « viriliste » et indifférente à la crise environnementale (accusation que reprend, d’ailleurs, la direction confédérale de la CGT). Tant pis pour eux, tant mieux pour nous. Il est vrai qu’un certain nombre de dirigeants d’Unité CGT ont été plus ou moins proches des oppositions « orthodoxes » à la « mutation » sociale-démocrate du PCF, à partir des années 90. Ils en portent les marques idéologiques. Quelques-uns sont toujours hostiles au « trotskysme ». Cependant, caractériser Unité CGT comme une tendance « stalinienne », c’est rater l’essentiel. Face à la longue dérive droitière de la direction confédérale de la CGT, cette tendance exprime la pression d’une partie de la base pour orienter la CGT vers la gauche et radicaliser son programme. Quant aux accusations portant sur le « virilisme » ou la question environnementale, elles reflètent surtout l’influence fatale des idées petites-bourgeoises sur les accusateurs eux-mêmes.

Le Congrès de la CGT, fin mars 2023, fut un séisme majeur qui en annonce d’autres. L’aile gauche était en force et à l’offensive. Les candidatures d’Olivier Mateu et d’Emmanuel Lépine à la Commission Exécutive Confédérale ont obtenu 36,5 % des voix. Pour Philippe Martinez et la direction sortante, le rejet du Rapport d’activité fut un énorme désaveu. Mais ce fut surtout un avertissement très clair adressé à la nouvelle direction, qui ne diffère pas fondamentalement de la précédente (Sophie Binet vient de l’aile droite). La polarisation interne à la CGT ne cessera pas de sitôt. Au contraire : elle s’intensifiera dans les mois et les années à venir, car elle est une conséquence de la polarisation de classe croissante dans la société en général.

La candidature d’Olivier Mateu (UD 13) à la tête de la CGT marquait une étape importante dans la polarisation interne à la CGT. Elle a ulcéré les sommets de la confédération, qui n’a pas hésité à jouer à fond la carte « féministe » pour promouvoir la candidate de l’aile droite, Marie Buisson. Les camarades d’Unité CGT ont été accusés de « sexisme » au seul motif qu’ils soutenaient la candidature d’un homme. C’est un exemple flagrant du rôle complètement réactionnaire que peut jouer le féminisme au sein du mouvement ouvrier. Au passage, il faut souligner que les chroniqueurs d’extrême droite, si prompts à condamner le féminisme, se sont bien gardés de protester : dans ce cas, leur point de vue de classe leur dictait le silence.

Nous avons apporté un soutien critique à la candidature d’Olivier Mateu et à la démarche d’Unité CGT en général. Nous continuerons de soutenir tout ce qui va dans la bonne direction, sans pour autant renoncer à critiquer ce qui est erroné ou confus. Nous devons suivre de près les développements internes au mouvement syndical – et saisir chaque opportunité d’y faire connaître nos idées, notre programme et notre organisation.

 

La France insoumise et la NUPES

La disparition des bases matérielles du réformisme ne s’accompagne pas mécaniquement de la disparition du réformisme en tant que tendance politique de masse. Le réformisme continuera de dominer la gauche dans les années à venir. Il y a deux raisons à cela : 1) les forces du marxisme sont trop faibles, à ce stade, pour représenter une alternative crédible aux yeux des masses ; 2) pour que les masses perdent leurs illusions réformistes, elles devront faire – et refaire – l’expérience de l’impasse du réformisme.

Dès le lancement de la France insoumise, en 2016, il était clair qu’elle avait un énorme potentiel. La crise du capitalisme d’une part, et le discrédit frappant le PS et le PCF, d’autre part, créaient les conditions générales d’une ascension rapide du mouvement fondé par Jean-Luc Mélenchon, dans la mesure où ce dernier proclamait sa rupture radicale avec la « vieille gauche ».

L’élection présidentielle d’avril 2017 a confirmé ce potentiel et a marqué un tournant majeur dans le rapport de forces interne à la gauche française. Avec 7 millions de voix (contre 2,3 millions pour Hamon), Mélenchon mettait un terme à plusieurs décennies de domination du Parti Socialiste, à gauche. Il faut dire que ce dernier avait reçu le coup de grâce, entre 2012 et 2017, des mains de François Hollande, Manuel Valls et consorts, dont la politique réactionnaire avait fini par susciter un nouveau mot d’ordre sur les manifestations de masse : « Tout le monde déteste le PS ! »

La FI représente l’aile gauche du réformisme. Elle est donc organiquement instable et opportuniste. Dans les années qui ont suivi le succès d’avril 2017, la direction de la FI a multiplié les erreurs droitières, sur fond de modération générale de sa politique. Aux élections locales, elle a multiplié les alliances sans principe avec les Verts et le PS. Aux élections européennes, Manon Aubry a dirigé une campagne à son image : confuse et modérée. A toutes ces élections intermédiaires, la FI a subi des revers. Dans le même temps, le refus de transformer le mouvement en un parti démocratique a eu pour effet, fatalement, de démobiliser l’écrasante majorité de ceux qui s’étaient investis dans la campagne électorale de 2017. Faute d’un parti démocratique, il n’était pas possible, non plus, d’organiser de nouvelles couches militantes dans des proportions significatives. Au seuil de la campagne électorale de 2022, la FI ne disposait pas d’une force militante à la hauteur de son potentiel.

Malgré tout cela, nous avons anticipé la possibilité que Mélenchon réalise un meilleur score en 2022 qu’en 2017. Dans nos Perspectives pour la France de 2021, nous écrivions : « objectivement, le potentiel de sa candidature est encore plus important qu’en 2017, car la crise du capitalisme s’est aggravée, depuis. La campagne présidentielle sera encore plus polarisée que ne l’était celle de 2017. Par ailleurs, beaucoup de jeunes et de travailleurs qui aspirent à une “rupture” avec l’ordre établi prendront acte du fait qu’il n’y a pas, à gauche, d’alternative à la candidature de Mélenchon. »

De fait, malgré les diverses erreurs de la direction de la FI entre 2017 et 2022, Mélenchon a recueilli 7,7 millions de voix en 2022, soit 650 000 de plus qu’en 2017, alors même qu’il était concurrencé, cette fois-ci, par une candidature du PCF (800 000 voix).

Au lendemain de ce résultat, Mélenchon et son entourage ont lancé la NUPES en vue des élections législatives. Ceci marquait le virage à droite le plus net depuis la création de la FI. Une alliance avec le PS, les Verts et le PCF ne pouvait pas susciter d’enthousiasme dans cette fraction massive de l’électorat populaire qui rejette au moins l’un de ces trois partis, quand elle ne rejette pas les trois en même temps.

Du fait du mode de scrutin de l’élection législative, l’alliance au premier tour de la FI, du PS, des Verts et du PCF garantissait à la FI un bien plus grand nombre de sièges qu’à l’issue des législatives de 2017. De ce point de vue, la NUPES fut un « succès ». Mais du point de vue de la mobilisation électorale, qui s’évalue en nombre de voix, ce fut un échec. Pour en prendre la mesure, il suffit de comparer les séquences présidentielles-législatives de 2017 et 2022. Entre le premier tour des présidentielles de 2017 et le premier tour des législatives de la même année, les partis constitutifs de la NUPES ont perdu 3,6 millions de voix. Cinq ans plus tard, ils en ont perdu 4,6 millions, soit un million de plus. Contrairement à ce qu’affirme Mélenchon, la NUPES n’a pas créé de dynamique électorale. Au contraire.

Soit dit en passant, une campagne radicale de la FI aux élections législatives, sans alliances avec le PS et les Verts, lui aurait peut-être permis de remporter davantage de sièges qu’elle n’en a obtenus avec la NUPES. Dans tous les cas, une telle stratégie aurait été beaucoup plus bénéfique à la FI, politiquement, car elle aurait renforcé son autorité dans les couches les plus radicalisées de la jeunesse et du salariat. Mais la direction de la FI n’en voulait rien savoir : elle a subordonné toute sa stratégie au seul et unique objectif de garantir l’élection d’un maximum de députés – à l’exclusion de toute autre considération.

Du point de vue du PS, des Verts et du PCF, la NUPES constituait la seule chance d’éviter une débâcle aux élections législatives. Ces trois naufragés de la présidentielle ont donc avidement saisi la proposition de la FI. Ceci dit, le PS et les Verts ont tenu à inscrire en toutes lettres, dans le programme officiel de la NUPES, leurs multiples divergences avec ce même programme. Par exemple : « Le Parti socialiste ne soutiendra pas la suppression de toutes les stock-options et la titularisation proposée à tous les contractuels de la fonction publique. » Ou encore : « Le Parti socialiste et Europe Ecologie-Les Verts (…) ne soutiendront pas la renationalisation d’Engie. » Autre exemple : « le Parti socialiste ne soutiendra pas (…) les nationalisations de la branche énergies marines d’Alstom, de la branche éolienne offshore d’Areva et d’Alcatel Submarine Network. » Mais aussi : « Europe Ecologie-Les Verts et le Parti socialiste (…) ne souhaitent pas de nationalisations de banques généralistes. » Et ainsi de suite, dont l’infamie suivante : « Le Parti socialiste refuse l’utilisation de la terminologie “violences policières” ; en conséquence, il ne soutiendra pas la création d’une commission d’enquête sur les violences policières ayant entraîné la mort ou la mutilation de citoyens pour en établir toutes les responsabilités. » C’est logique : après avoir défendu les stock-options et l’économie de marché, le PS défend l’appareil d’Etat bourgeois, c’est-à-dire les « hommes en armes » qui défendent les rapports de production capitalistes.

Depuis les élections législatives, les composantes de la NUPES offrent le spectacle d’une succession de divergences, y compris lors de votes à l’Assemblée nationale, et de critiques en tous genres – dont la FI est en général la cible. Si cette drôle d’« Union » n’a pas encore été formellement enterrée, c’est parce que la direction de la FI y voit la condition de victoires à venir, d’une part, et d’autre part parce que les dirigeants du PS, des Verts et même du PCF (quoi qu’en dise Fabien Roussel) auraient besoin de la NUPES – ou d’autres formes de coalition électorale – dans l’hypothèse d’élections législatives anticipées, notamment. Compte tenu du rapport de forces interne à la gauche, les dirigeants de ces trois partis ont tout intérêt à maintenir la NUPES comme cadre de futures alliances électorales, tout en s’efforçant d’affaiblir la FI à leurs profits.

On peut douter qu’ils y parviennent, compte tenu de leurs lignes politiques respectives. L’extrême modération programmatique des dirigeants du PS et des Verts ne peut pas susciter beaucoup d’enthousiasme dans un électorat qui ne cesse de se polariser, politiquement, sous l’impact de la crise du capitalisme. Pour sortir de leur marasme, il faudrait que ces deux partis virent nettement à gauche, ce qui n’est pas très probable, du moins à court terme. Quant à la direction du PCF, elle est désormais fermement tenue par Fabien Roussel, qui jusqu’alors n’a pas orienté son parti vers la gauche mais, au contraire, lui a infligé de scandaleuses embardées vers la droite, sous prétexte de défendre, entre autres, « la France qui travaille » (police comprise) face à « la France des allocs ». Soit dit en passant, la victoire écrasante de Fabien Roussel lors du vote interne sur les documents de Congrès du PCF (82 %), en février dernier, souligne que la base militante est largement déconnectée de l’humeur des couches les plus radicalisées de la classe ouvrière et de la jeunesse, mais aussi l’absence d’une véritable opposition de gauche à la ligne de Roussel. L’opposition officielle à cette ligne (Pierre Laurent, Marie-George Buffet) représente l’ancienne direction du parti, qui elle aussi s’orientait vers la droite.

La NUPES connaîtra toutes sortes de tensions et divisions internes dans la période à venir. Cela pourrait aller jusqu’à la rupture formelle. Mais si des élections législatives anticipées sont organisées, il est probable que cette alliance sera reconduite dès le premier tour, sous une forme ou sous une autre. Nous avons déjà expliqué le danger qu’une telle alliance constituerait : « supposons que la NUPES remporte les élections législatives. La classe dirigeante s’opposera immédiatement, et très fermement, à la mise en œuvre de son programme. Elle exercera différents types de pressions, notamment économiques : chantage à l’emploi, fuite des capitaux, etc. De l’Elysée, Macron fera tout ce qui est en son pouvoir pour s’opposer aux réformes sociales du gouvernement. Enfin, la pression de la classe dirigeante trouvera de solides relais parmi les députés Verts et PS. Forts de leur poids dans la majorité parlementaire, ces derniers seront en position d’exiger de la FI qu’elle renonce à la mise en œuvre de son programme. Autrement dit, la pression de la bourgeoisie trouvera une expression directe dans cette composante de la majorité parlementaire. »

Autrement dit, non seulement la FI se heurterait aux limites de son propre programme réformiste, mais elle subirait aussi la pression directe – et droitière – de ses « alliés ». Cette pression lui fournirait d’ailleurs une excuse supplémentaire pour renoncer à son programme.

Dans l’immédiat, la NUPES exerce déjà une pression droitière sur les sommets de la FI. Mais comme, dans le même temps, ils subissent la pression inverse des couches les plus radicalisées de notre classe, ces pressions contradictoires peuvent contribuer à créer une différenciation interne au groupe parlementaire de la FI. Les conditions d’une telle différenciation sont d’ailleurs renforcées par la nette augmentation du nombre de députés de la FI : il y en avait 17 dans la précédente mandature ; il y en a désormais 74. En outre, Mélenchon n’en faisant plus partie, il n’y exerce plus la même autorité.

Entre 2017 et 2022, la FI a connu une série de petites crises marquées par le départ de telle ou telle figure dirigeante (Charlotte Girard, etc.). Dans l’ensemble, cependant, le navire était fermement dirigé par Mélenchon et son entourage. La crise qui a éclaté à l’occasion de la recomposition de la direction de la FI, en décembre 2022, est plus profonde, et elle est loin d’être terminée. Contrairement à ce qu’a écrit Mélenchon dans sa note de blog du 11 décembre, elle ne se réduit pas au mécontentement de quelques « anciens » écartés de la direction et redoutant de « perdre de la lumière médiatique ».

Cette crise s’alimente à plusieurs sources : 1) le troisième « échec » de Mélenchon à l’élection présidentielle, qui a ouvert une guerre de succession, notamment en vue de la prochaine élection présidentielle ; 2) l’insatisfaction d’une fraction des militants de la FI concernant son fonctionnement interne, qui n’est pas du tout démocratique ; 3) le scepticisme d’une fraction des militants (et souvent les mêmes) concernant la fondation de la NUPES, qui n’a fait l’objet d’aucune consultation interne et, surtout, a marqué un virage à droite de la FI ; 4) la gestion erronée de « l’affaire Quatennens » par la direction de la FI, et en particulier la communication de Mélenchon sur cette question.

La combinaison de ces différents facteurs, dans un contexte d’instabilité politique et sociale croissante, va exercer toutes sortes de pressions contradictoires sur les couches dirigeantes de la FI, qui sera agitée par une vie interne plus conflictuelle et polarisée qu’entre 2017 et 2022. Cependant, la question de la transformation de la FI en un parti ne sera probablement pas mise à l’ordre du jour, dans l’immédiat, car même les dirigeants qui ont critiqué le nouvel organigramme du mouvement ne défendent pas la perspective d’une telle transformation. Cela donnera un caractère d’autant plus chaotique – et frustrant, pour la base de la FI – aux débats internes sur la ligne politique, la candidature susceptible de l’incarner et le mode de désignation de celle-ci.

Malgré tous les défauts de la FI, son potentiel n’est pas épuisé, à ce stade, pour les raisons mêmes qui ont favorisé son ascension initiale : la crise du capitalisme et le discrédit qui frappe le reste de la gauche. En ce qui nous concerne, nous continuerons à intervenir dans les débats internes à la FI, d’un point de vue marxiste. Nous interviendrons dans ses grandes initiatives publiques : meetings, manifestations de masse, etc. Mais en aucun cas nous ne devons apparaître comme organiquement liés à la FI, car cela nous couperait d’une couche de la jeunesse radicalisée qui est très critique à son égard, à juste titre.

 

La droite et l’extrême droite

La victoire de Macron à l’élection présidentielle de 2017 a plongé les Républicains dans une crise qui avait été préparée de longue date par les politiques réactionnaires et la corruption notoire des clans Chirac, Juppé, Balladur et Sarkozy. Les « affaires Fillon » ont parachevé le tableau.

Depuis, le déclin des Républicains se poursuit sans répit. Avec 4,8 % des voix à l’élection présidentielle, est-ce qu’ils ont touché le fond de l’abîme ? Ce n’est pas sûr. Pris en étau entre LREM et l’extrême droite, l’ancien grand parti de la bourgeoisie française est confronté à la question suivante : à quoi sert-il ? Pour son électorat traditionnel, la réponse n’est pas évidente. La division du groupe parlementaire de ce parti sur la réforme des retraites était une expression très claire de l’impasse dans laquelle il se trouve. D’un côté, le soutien des Républicains au gouvernement Macron ne peut pas leur profiter, car ils seront associés à une politique de plus en plus impopulaire ; mais d’un autre côté, s’ils provoquent la chute du gouvernement et des élections anticipées, ils s’exposent à une défaite électorale encore plus lourde qu’en juin 2022.

En avril 2017, 31 % des électeurs de Macron avaient voté, en 2012, pour Sarkozy ou Bayrou. Depuis, Macron a gagné le soutien d’une autre fraction significative de l’électorat traditionnel des Républicains, pour cette simple raison que LREM a mis en œuvre le programme de Fillon. Dans le même temps, le processus de polarisation politique se traduit par le déplacement d’une autre fraction de l’électorat traditionnel des Républicains – mais cette fois-ci vers l’extrême droite (Le Pen et Zemmour). Les Républicains ont donc été dépouillés, électoralement, par un processus combinant une recomposition de la droite « modérée » autour de LREM et, en même temps, un développement de la polarisation vers l’extrême droite. Un grand nombre des électeurs de Zemmour, par exemple, avaient voté Fillon en 2017.

Du point de vue de la grande bourgeoisie, l’idéal est un gouvernement du soi-disant « centre ». Mais il est clair que la polarisation politique – c’est-à-dire, précisément, le rejet du « centre » – devient un obstacle à la répétition de ce scénario. LREM va perdre beaucoup de plumes dans le deuxième mandat de Macron. Par exemple, nombre d’anciens électeurs du PS qui ont voté Macron ne pourront pas avaler la pilule de la réforme des retraites (entre autres).

Par le passé, la stabilité de la démocratie bourgeoise était garantie par « l’alternance » : lorsque la droite était discréditée par son passage au pouvoir, le Parti Socialiste prenait le relais et menait la politique de la bourgeoisie, ce qui décevait l’électorat de gauche et, ainsi, préparait le retour de la droite au pouvoir. Sous l’impact de la crise du capitalisme, cette mécanique bien huilée s’est grippée en 2017. A gauche, les candidats au pouvoir ne sont plus les dirigeants de l’aile droite du PS, mais ceux de la France insoumise, qui dominent la NUPES. Dans le même temps, l’extrême droite ne cesse de progresser et de se rapprocher du pouvoir. En conséquence, la bourgeoisie française envisage désormais la possibilité d’un gouvernement incluant l’extrême droite, comme c’est le cas en Italie.

De son côté, le RN s’efforce d’apparaître comme un parti « responsable », c’est-à-dire capable de défendre les intérêts fondamentaux de la bourgeoisie française sans créer une crise sociale majeure. Cette « normalisation » du RN est passée par l’abandon des éléments de son programme qui étaient incompatibles avec les intérêts du grand Capital français, en particulier la sortie de la zone euro (et même de l’UE). Le RN s’efforce également de présenter un visage moins ouvertement réactionnaire sur les droits des femmes et des personnes LGBT. Il a officiellement renoncé à la propagande antisémite et pétainiste de Jean-Marie Le Pen. Il exclut régulièrement de ses rangs les éléments qui affichent leurs idées fascistes. En retour, les grands médias bourgeois ne cessent d’encenser la « normalisation » du RN.

Autour du RN, deux forces politiques sont disponibles pour gouverner avec lui : les Républicains (Ciotti ne le cache plus) et Reconquête (le parti de Zemmour). A eux trois, ils ont réuni 35 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle. Il est vrai que Reconquête a subi un cuisant échec au regard de ses ambitions. Mais sa base électorale n’a pas disparu – pas plus que les ambitions de Marion Maréchal, la vice-présidente de Reconquête. Par ailleurs, la stratégie de « normalisation » de Marine Le Pen laisse orphelins certains des éléments les plus radicaux qui gravitaient jusque-là autour du RN. Certains d’entre eux se sont déjà ralliés à Zemmour et d’autres pourraient encore suivre.

Le problème du RN, c’est l’hétérogénéité sociale de son électorat. Le RN agrège à la fois un électorat de petits bourgeois archi-réactionnaires et un électorat ouvrier écœuré par les trahisons successives de la gauche au pouvoir. Si Marine Le Pen renonce à sa démagogie « sociale » et adopte un programme ouvertement libéral, elle risque de perdre son électorat ouvrier. D’un autre côté, elle doit renoncer à une partie de sa démagogie « sociale » pour garder son électorat de petits bourgeois réactionnaires – et, dans le même temps, ouvrir la perspective d’une « union des droites ». L’attitude du RN durant la mobilisation contre la réforme des retraites a clairement illustré ces contradictions. Le RN s’est tenu au maximum éloigné des débats, tiraillé entre son électorat ouvrier (qui soutenait la mobilisation) et son électorat petit-bourgeois réactionnaire (qui s’y opposait). Dans le même temps, le RN voulait montrer à la bourgeoisie son sens de la mesure et des « responsabilités ».

Au final, l’élément décisif de cette équation ne sera pas à droite, mais à gauche. La France insoumise peut gagner une fraction significative de l’électorat populaire que vise Marine Le Pen, mais à une condition : que l’orientation politique de la FI soit suffisamment radicale et « anti-système ». Seul un programme de gauche radical serait en mesure de cristalliser cette fraction de l’électorat populaire qui, sans cela, s’orientera vers le RN (ou s’abstiendra). A cet égard, la NUPES est le contraire de ce qui est requis. Les contradictions internes à la NUPES et sa modération générale favorisent le RN, comme on l’a vu aux élections législatives de juin 2022. Même Marine Le Pen était étonnée du succès de son parti au deuxième tour. Nous ne l’étions pas.

Ceci étant dit, il est impossible d’anticiper, à ce stade, quelle sera la composition du prochain gouvernement. Trop de facteurs entrent en ligne de compte. La situation économique, les développements de la lutte des classes, la viabilité du gouvernement Macron, l’évolution de la FI et des tensions internes à la NUPES – ce sont là autant d’éléments qui, dans le contexte d’une très grande volatilité politique, peuvent faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre.

Un gouvernement de droite incluant le RN, voire Reconquête, ne marquerait pas l’avènement d’un régime bonapartiste en France, sans parler d’un régime fasciste. Pour le comprendre, il suffit d’analyser sobrement les bilans des gouvernements Trump, aux Etats-Unis, et Bolsonaro au Brésil. Aucun des deux n’a instauré de régime dictatorial, car le rapport de forces entre les classes excluait la possibilité d’un tel régime. La petite bourgeoisie, qui constituait dans les années 1930 la principale base sociale du fascisme, a largement disparu, tandis que la classe ouvrière s’est énormément développée et représente aujourd’hui l’écrasante majorité de la population. Les bourgeoisies brésilienne et américaine savaient qu’un pas décisif en direction d’un régime bonapartiste aurait provoqué une explosion de la lutte des classes.

Il en irait de même en France. Un gouvernement dirigé par le RN aurait évidemment un caractère très réactionnaire, mais il ne pourrait pas aller beaucoup plus loin que Macron – et, au fond, poursuivrait l’essentiel de sa politique. L’actuel gouvernement de Giorgia Meloni, en Italie, en donne un bon aperçu. Pour les 100 jours de ce gouvernement, le 30 janvier dernier, Le Figaro a publié un article apologétique dans lequel il se réjouit que Meloni se soit « très sagement inscrite dans les pas de Mario Draghi, reprenant à la lettre la quasi-totalité de ses politiques ». Elle a notamment « présenté à Bruxelles un budget 2023 reprenant les grands équilibres de son prédécesseur, et su renoncer rapidement aux symboles qui ont agacé Bruxelles ». Et ainsi de suite.

Comme ce sera le cas en Italie à un certain stade, un gouvernement dirigé par l’extrême droite, en France, préparerait un puissant retour de balancier vers la gauche. Ceci dit, encore une fois, un tel gouvernement n’est qu’une possibilité. A la différence de l’Italie, il y a en France une organisation de la « gauche radicale » – la FI – dont le potentiel n’est pas épuisé. C’est un élément important de l’équation.

Le vote des DOM-TOM à l’élection présidentielle en a donné une illustration très nette. Dans ces départements et territoires ravagés par le chômage et la pauvreté, Mélenchon est arrivé en tête au premier tour avec 40 % des voix, loin devant le RN (21 %). Mais au deuxième tour, en l’absence de Mélenchon, Marine Le Pen a recueilli 60 % des voix. Autrement dit, un nombre important d’électeurs de Mélenchon a voté pour Le Pen au deuxième tour. Sont-ils devenus racistes et archi-réactionnaires en l’espace de 15 jours ? Evidemment pas. Ces résultats soulignent surtout ce que nous avons expliqué plus haut : dans le contexte d’un rejet massif du « centre », seule une gauche suffisamment radicale peut faire obstacle à l’arrivée au pouvoir du Rassemblement National.

 

L’extrême gauche

La profonde crise du capitalisme, la radicalisation politique d’une fraction croissante de la jeunesse, les erreurs et trahisons des dirigeants réformistes, y compris ceux de la FI et de la CGT : ce sont là autant de facteurs qui créent des conditions favorables, sur le papier, au développement des organisations ultra-gauchistes dans la période à venir. Dans La maladie infantile du communisme, Lénine soulignait que le développement du gauchisme était une punition pour les trahisons des dirigeants réformistes. En l’occurrence, les tendances ultra-gauchistes contre lesquelles Lénine polémiquait et qu’il cherchait à gagner au bolchevisme authentique, en 1920, étaient une punition pour les monstrueuses trahisons des dirigeants de la IIe Internationale en 1914 et au cours des années suivantes.

Ceci étant dit, il y a une différence de taille entre les organisations gauchistes qui se tournaient vers la IIIe Internationale, en 1920, et des organisations telles que Lutte Ouvrière, les deux NPA, le POI et le POID, de nos jours.

Dans le premier cas, il s’agissait d’une « maladie infantile », comme l’écrivait Lénine : sous l’impact de la révolution d’Octobre et en réaction aux trahisons des dirigeants réformistes, une fraction de l’avant-garde prolétarienne se détachait des masses et adoptait des positions « de principe » très abstraites et formalistes, qui constituaient autant d’obstacles au développement de ces jeunes et petits partis communistes dans les gros bataillons de la classe ouvrière.

Dans le deuxième cas (LO, NPA, etc.), la maladie « infantile » dure depuis de longues décennies ; elle s’est transformée en une maladie chronique incurable et qui se manifeste par une profusion de symptômes ultra-gauchistes et opportunistes profondément enracinés, le tout combiné à des régimes internes plus ou moins sclérosés. Ceci constitue un sérieux obstacle à leur croissance, malgré des conditions objectives qui leur sont favorables.

La récente scission du NPA en offre une bonne illustration. A l’époque de la LCR, cette organisation avait déjà sombré, de longue date, dans un éclectisme théorique forcené. Elle s’ouvrait à toutes les modes successives sécrétées par l’intelligentsia « de gauche » : le tiers-mondisme, le néo-keynésianisme, l’altermondialisme, l’écosocialisme – sans oublier, bien sûr, les mille et une fleurs pourries du postmodernisme. Tout ce qu’on voudra, sauf les idées authentiques, cohérentes, du trotskysme.

La transformation de la LCR en NPA, en 2009, a marqué une intensification de ces tendances éclectiques, c’est-à-dire opportunistes, qui cependant cohabitaient toujours avec un vieux sectarisme à l’égard des grandes organisations de la gauche réformiste. Ironie de l’histoire : au moment même où le NPA était lancé et proclamait sa volonté de doubler le PS et le PCF sur leur gauche, Mélenchon rompait avec le PS, fondait le Parti de Gauche, s’alliait avec le PCF dans le « Front de Gauche » et commençait à capter la radicalisation politique d’une fraction croissante de la jeunesse et du salariat, ruinant du même coup les ambitions du NPA. De toutes ces erreurs – théoriques, tactiques et de perspective – il ne pouvait rien résulter de bon. Un an après sa fondation, le NPA sombrait dans une crise permanente.

Débarrassée de l’aile la plus ultra-gauchiste du NPA, la fraction dirigée par Poutou et Besancenot s’oriente vers la droite : elle voit dans la NUPES une planche de salut – et l’occasion de glaner, peut-être, quelques positions éligibles lors des scrutins électoraux à venir. En déclarant que « le NPA n’est pas un parti trotskyste », Poutou ne s’est pas contenté de formuler une évidence : il a signalé l’orientation réformiste de son organisation. Sur cette voie déjà bien encombrée, elle aura sans doute du mal à se développer. Quant au « deuxième » NPA, il sera limité par sa ligne à la fois ultra-gauchiste et opportuniste, sans parler de ses propres divisions internes.

Lutte Ouvrière, le POI et le POID sont des sectes particulièrement dégénérées, chacune à leur manière, mais de façons telles qu’il est difficile d’imaginer qu’elles puissent se développer dans la période à venir. Le courant de l’histoire les engloutira probablement sans que personne y prenne garde, tôt ou tard. En attendant, l’opportunisme extrême du POI à l’égard de la direction de la FI est une nouvelle et frappante illustration du lien organique, qu’on souligne souvent, entre opportunisme et gauchisme. Ce sont deux faces de la même pièce, du même manque de confiance dans la classe ouvrière et dans sa capacité à prendre le pouvoir.

Ces dernières années, Révolution permanente (RP) a attiré l’attention d’une petite fraction de la jeunesse et des travailleurs radicalisés. C’est le résultat d’un investissement systématique dans sa visibilité en ligne, d’une nette tendance à exagérer ses forces et son rôle à des fins de publicité (notamment sur le plan syndical), d’une attitude opportuniste à l’égard de personnalités plus ou moins célèbres (Lordon, Haenel, Traoré) toujours à des fins de publicité, mais aussi et surtout d’un éclectisme théorique savamment dosé pour être en phase avec les idées qui circulent dans la jeunesse radicalisée (féminisme, théories intersectionnelles, « gramscisme », etc.). La tentative de lancer Anasse Kazib comme candidat à l’élection présidentielle relevait, là aussi, d’une tactique de la « visibilité à tout prix » – au détriment, forcément, d’idées et de perspectives sérieuses.

Sur les plans théorique et organisationnel (pas de journal papier, notamment), RP n’est pas une organisation trotskyste digne de ce nom. Mais compte tenu du marasme qui règne dans le reste de « l’extrême gauche », le mélange particulier de radicalité, d’activisme et d’éclectisme que propose RP pourrait favoriser sa croissance numérique à court terme. Cependant, la trajectoire de la LCR et du NPA – dont RP reproduit les erreurs fondamentales avec une époque de retard – a montré les limites d’une « savante » combinaison d’ultra-gauchisme et d’opportunisme. Tôt ou tard (et peut-être assez rapidement), RP connaîtra le même genre de déboires.

Du point de vue du développement de la lutte des classes dans les années à venir, les recompositions de « l’extrême gauche » n’ont pas grande importance. Elles n’en ont pas davantage du point de vue de la construction de notre propre organisation, car elles n’appelleront pas de décisions tactiques significatives de notre part. Sur le plan « tactique », nos camarades doivent surtout savoir distinguer un irréductible sectaire d’un jeune révolté, sincère, ouvert, mais rebuté à juste titre par la modération des dirigeants de la gauche réformiste. Or des jeunes de ce type sont nombreux en dehors des organisations gauchistes. On doit savoir discuter avec eux en commençant, non par brandir La maladie infantile de Lénine, mais par expliquer notre critique marxiste des dirigeants réformistes. Il faut commencer par ce sur quoi nous sommes d’accord. Ensuite, seulement, on peut expliquer patiemment et concrètement la question de la tactique à l’égard des grandes organisations réformistes du mouvement ouvrier.

 

La jeunesse

Depuis qu’elle est en âge de développer une conscience politique, la jeunesse qui a moins de 30 ans, aujourd’hui, n’a rien connu d’autre que la crise organique du capitalisme, le chômage de masse, la précarité croissante, le développement vertigineux des inégalités sociales, une succession de guerres impérialistes et l’accélération de la crise environnementale. En conséquence, elle a beaucoup moins d’illusions dans la viabilité du capitalisme que ne pouvait en avoir, par exemple, la jeunesse des années 90. Cette décennie fut marquée par la chute de l’URSS et du Bloc de l’Est, mais aussi par une phase de relative croissance économique et par le ralliement enthousiaste des dirigeants « socialistes » et « communistes » aux merveilles de l’économie de marché.

Aujourd’hui, beaucoup de jeunes comprennent que le système actuel leur prépare un avenir cauchemardesque. Une partie d’entre eux en tire des conclusions très pessimistes ; d’où un certain succès des idées « décroissantes », voire « effondristes » (« collapsologie »). Mais une autre fraction de la jeunesse – et une fraction croissante – commence à tirer des conclusions révolutionnaires. C’est vrai à l’échelle mondiale, comme les enquêtes d’opinion le soulignent depuis plusieurs années. L’une des plus récentes, publiée au Canada, rapporte que 43 à 53 % des Canadiens, des Américains, des Britanniques et des Australiens âgés de 18 à 34 ans considèrent « le socialisme » comme « le meilleur système économique ». Dans la même tranche d’âge, 13 % des Canadiens, 20 % des Américains, 20 % des Australiens et 29 % des Britanniques considèrent « le communisme » comme « le meilleur système économique ».

En France, le discrédit du Parti Socialiste et du Parti Communiste est tel qu’un certain nombre de jeunes auront peut-être plus de mal, dans l’immédiat, à identifier leurs idées au « socialisme » ou au « communisme ». Mais ce n’est pas une question de mots, qui ne changent rien au fond de l’affaire. Le rejet du capitalisme et l’aspiration à un autre système – sans exploitation ni oppressions – sont au moins aussi forts dans la jeunesse de France que dans celle des quatre pays cités ci-dessus. Par ailleurs, ce que la jeunesse de ces pays entend par « communisme » et « socialisme » est souvent assez vague. Le rôle de notre Internationale est précisément de gagner les meilleurs éléments de cette jeunesse aux idées authentiques du socialisme et du communisme, c’est-à-dire aux idées du marxisme révolutionnaire.

En France, le regain des idées « communistes » se manifeste, entre autres, dans le succès d’intellectuels tels que Bernard Friot et Frédéric Lordon, qui se déclarent « communistes », mais sont en réalité à la fois des réformistes et des utopistes (au sens du « socialisme utopique »). Nous devons intervenir dans les débats qu’ils suscitent, car ce sont d’excellentes occasions de démontrer la supériorité des idées du marxisme et, surtout, de répondre aux questions que se posent les éléments les plus radicalisés de la jeunesse. De même, nous devons défendre les idées authentiques du marxisme face à la horde des « marxiens » (les « marxistes académiques », cette contradiction dans les termes) et face aux diverses théories « radicales » qui sont imprégnées d’idées postmodernes.

On doit prendre la mesure de l’instrumentalisation massive des idées postmodernes par la bourgeoisie et ses intellectuels. Ils jouent un double jeu, conformément à la formule : « pile, je gagne ; face, tu perds ! ». D’un côté, ils favorisent la diffusion massive des idées postmodernes, parce qu’elles sèment une confusion maximale et divisent notre classe. D’un autre côté, la droite et l’extrême droite attaquent les minorités opprimées sous prétexte d’attaquer les idées postmodernes et de défendre « l’universalisme ».

Si nous faisions la moindre concession aux idées postmodernes, nous exposerions notre organisation à la ruine – comme l’expérimentent ou l’expérimenteront bientôt les organisations ultra-gauchistes qui s’abandonnent à de telles concessions.

La crise environnementale est une préoccupation majeure de la jeunesse, qui est de plus en plus révoltée par la passivité, l’hypocrisie et le cynisme des classes dirigeantes face à un problème qui menace rien moins que la survie de l’espèce humaine. C’est un puissant facteur de radicalisation politique. Les manifestations et « grèves pour le climat » l’ont montré. Dans les années qui viennent, il y aura probablement d’autres mobilisations massives de la jeunesse sur ce thème. Cependant, de plus en plus de jeunes comprennent qu’il ne suffira pas de défiler dans les rues pour changer les choses. Ils sont à la recherche d’un programme et d’une stratégie révolutionnaires. A nous de les convaincre que seule une planification démocratique de la production à l’échelle mondiale permettra d’en finir avec la crise climatique – et que la construction d’une Internationale révolutionnaire en est une condition préalable.

Dans l’immédiat, la jeunesse continue de subir la dégradation de ses conditions de vie, d’étude et de travail. Les sujets de mécontentement s’accumulent : sélection à l’université, « réformes » du lycée, chômage, emplois précaires, salaires de misère, hausse des loyers, violences policières, racisme, sexisme, etc. C’est une bombe à retardement. Des mobilisations explosives de la jeunesse sont à l’ordre du jour dans les années qui viennent. Elles ne se contenteront pas de rejeter telle ou telle contre-réforme, mais viseront aussi l’ensemble du système.

La radicalisation politique de la jeunesse s’est exprimée d’une façon remarquable dans l’entre-deux tours de l’élection présidentielle. Il y avait une rupture générationnelle flagrante dans la façon d’aborder le vote du deuxième tour. Les travailleurs les plus âgés avaient tendance à considérer qu’il fallait appeler à voter pour Macron, de façon à battre Le Pen. A l’inverse, beaucoup de jeunes accueillaient favorablement notre mot d’ordre : « Ni l’un, ni l’autre ! »

Le paradoxe, dans ce contexte, c’est l’extrême faiblesse des organisations de gauche de la jeunesse (UNEF, MJCF et UEC, etc.). Elles ne sont plus que l’ombre de ce qu’elles étaient il y a vingt ans. Il y a une bonne raison à cela : ces organisations ont été discréditées par les décennies de renoncements et de trahisons des dirigeants du PS et du PCF, auxquels elles étaient liées. De son côté, le mouvement « gazeux » de la FI ne pouvait pas occuper l’espace laissé vacant. Cette situation a donné lieu à la création de syndicats étudiants locaux dans certaines des universités les plus mobilisées (Montpellier, Rennes, etc.) ainsi qu’à l’amorce de Syndicats d’Etudiants, de Lycéens et d’Apprentis (SELA), en lien avec des structures locales de la CGT. Il est possible que leur nombre et leurs forces augmentent dans la période à venir. Cependant, tôt ou tard, le syndicalisme étudiant retrouvera des forces au plan national, et il sera sans doute très politisé, sur fond de crise du capitalisme.

En attendant, la faiblesse des organisations étudiantes et la croissance du poids relatif des gauchistes pèsent sur la façon dont les mobilisations étudiantes sont menées. En particulier, la tactique des « blocages » systématiques, décidés par des AG de quelques centaines d’étudiants, ne peut que tenir l’écrasante majorité des étudiants à distance du combat. Cependant, un autre facteur plus déterminant entre ici en ligne de compte. Depuis l’énorme mouvement de 2006 contre le CPE, les mobilisations étudiantes se sont toutes soldées par des défaites. En conséquence, la masse des étudiants est réticente à s’engager dans un long mouvement, qui menace leur année d’étude, s’il n’y a aucune perspective concrète de victoire. En un sens, ceci marque un progrès de la conscience politique des étudiants, car ils comprennent plus ou moins confusément que leur sort est lié à celui de la classe ouvrière dans son ensemble – et au développement d’une lutte unitaire, massive, des jeunes et des travailleurs.

 

Les femmes

La crise organique du capitalisme aggrave toutes les manifestations de l’oppression des femmes : salaires relativement plus faibles, plus grande précarité de l’emploi (CDD, temps partiels imposés, etc.), précarité sanitaire, double journée de travail, dépendance à l’égard du conjoint, violences conjugales, harcèlements et agressions sexuelles, etc.

Par exemple, le 8 mars 2023, Macron a annoncé – sous les vivats d’un certain nombre de féministes – qu’il voulait inscrire le droit à l’IVG dans la Constitution française. Mais un droit formel peut être inscrit dans tous les textes officiels qu’on voudra ; il ne vaut rien si les conditions concrètes de son exercice ne sont pas réunies. Or précisément, le droit effectif à l’IVG recule en France. Ces quinze dernières années, le Planning familial a dénombré la fermeture de près de 130 centres d’IVG. Le Planning familial a lui-même subi des baisses régulières de ses subventions publiques. Par ailleurs, la « clause de conscience » – que Macron ne veut pas remettre en cause – autorise les médecins à refuser de pratiquer un acte médical « contraire à [leurs] propres convictions », même si cet acte est légal. Le Code de la santé publique affirme même qu’un praticien n’est « jamais tenu de pratiquer une IVG ». Résultat : pour les femmes souhaitant avorter, la première épreuve consiste trop souvent à trouver un médecin prêt à les y aider.

Les réformes successives de l’assurance chômage et des retraites ont frappé – et frapperont – les femmes d’une façon disproportionnée. Elles sont aussi les premières affectées par la destruction des services publics. Pendant ce temps, des féministes expliquent qu’il suffirait de « changer les représentations » et d’imposer des quotas pour régler le problème. C’est dérisoire, et un nombre croissant de femmes le comprennent, y compris dans la jeunesse. Elles font le lien entre l’oppression des femmes et la crise du capitalisme. Nous devons nous efforcer de gagner les meilleures d’entre elles aux idées et au programme du marxisme.

Il ne s’agit pas de critiquer bêtement les jeunes qui se disent « féministes », car ce qu’ils ou elles entendent par « féminisme », bien souvent (mais pas toujours !), c’est la lutte contre l’oppression des femmes. Nous devons expliquer patiemment, mais très clairement, que la lutte contre l’oppression des femmes est indissociable de la lutte des classes pour la transformation révolutionnaire de la société. Or cela suppose l’unité, dans l’action, des travailleuses et des travailleurs.

Les marxistes soutiennent toute lutte pour améliorer concrètement et réellement le sort des femmes sous le capitalisme. Mais dans le même temps, nous expliquons que l’oppression des femmes ne pourra pas être éliminée sur la base du capitalisme. Seule une planification socialiste et démocratique de l’économie permettra de baisser le temps de travail et de socialiser les tâches domestiques d’une façon telle que les bases matérielles de l’oppression des femmes disparaîtront. Telle sera la condition préalable aux changements des « représentations » et des mentalités, qui d’ailleurs n’adviendront pas du jour au lendemain.

Précisément parce qu’elles sont opprimées, les femmes des classes exploitées ont toujours été en première ligne de tous les grands mouvements révolutionnaires. Il n’en ira pas autrement à l’avenir. Dans l’immédiat, on doit s’attendre à de puissantes mobilisations contre l’oppression des femmes, et en particulier contre les diverses formes de violences qu’elles subissent. Nous devrons y intervenir énergiquement pour y défendre nos idées et notre programme révolutionnaires.

 

Conclusion

Pendant des décennies, la bourgeoisie française n’a pas osé attaquer les travailleurs aussi brutalement que ne l’a fait, par exemple, la bourgeoisie allemande. Cette relative prudence s’explique par les grandes traditions révolutionnaires des travailleurs de notre pays. Mai 68 reste un traumatisme pour la bourgeoisie (et pour les bureaucraties réformistes du mouvement ouvrier). En décembre 1995, si le gouvernement s’était obstiné, la grève générale illimitée de la Fonction publique aurait pu s’étendre au secteur privé, créant de facto une nouvelle situation révolutionnaire. En 2006, la lutte contre le CPE et la mobilisation explosive de la jeunesse ont complètement échappé au contrôle des directions syndicales. C’est ce qui a convaincu Jacques Chirac de jeter l’éponge. Plus récemment, les Gilets jaunes ont donné des sueurs froides au grand Capital.

Il est vrai que de sévères contre-réformes ont été mises en œuvre, notamment dans le domaine des retraites. Le vaste secteur public hérité des nationalisations d’après-guerre, puis du premier gouvernement Mitterrand, a été soumis à une politique de privatisations massives, avec la complicité active des dirigeants « socialistes » et « communistes ». Ce qu’il reste des services publics est dans un état de délabrement avancé. Il n’empêche : redoutant une explosion de la lutte des classes, la bourgeoisie française a procédé moins rapidement et moins drastiquement que dans d’autres pays d’Europe.

Cette époque est terminée. Le déclin relatif du capitalisme français, son déficit de compétitivité, obligent la classe dirigeante à passer à l’offensive sur plusieurs fronts à la fois. Emmanuel Macron incarne cette fougue réactionnaire. Il a mené des contre-réformes que ses prédécesseurs n’avaient pas osé engager, par exemple Parcoursup, la privatisation de la SNCF et la suppression de l’ISF. Mais ce faisant, il a créé les conditions d’une énorme intensification de la lutte des classes. Il gouverne au sommet d’un volcan social.

Cela ne signifie pas que la révolution socialiste est à l’ordre du jour à court terme, en France, car il manque le facteur subjectif : le parti révolutionnaire. En l’absence d’un tel parti, la lutte des classes va se développer pendant des années avec des flux et des reflux, des victoires et des défaites partielles, voire des périodes de réaction. A un certain stade, l’aile gauche du réformisme sera soumise à l’épreuve du pouvoir. Il s’agira d’une étape incontournable dans le processus de liquidation des préjugés réformistes qui dominent le mouvement ouvrier – et pas seulement ses sommets.

Cependant, dès à présent, une fraction croissante de la jeunesse cherche une alternative radicale au système capitaliste. C’est avant tout dans cette jeunesse – étudiante et ouvrière – que nous devons construire les forces de la Tendance Marxiste Internationale. Dans les années qui viennent, notre tâche centrale est parfaitement claire : gagner à la TMI les meilleurs éléments de cette jeunesse et construire une solide organisation de cadres révolutionnaires.

Nous accomplirons ce travail patient, systématique et minutieux dans le contexte des flux et des reflux de la lutte des classes – y compris, à un certain stade, d’une situation révolutionnaire ou pré-révolutionnaire. Celle-ci peut ouvrir d’énormes possibilités à une organisation marxiste, mais à deux conditions : qu’elle ait une ligne politique juste, d’une part, et d’autre part que ses effectifs aient préalablement atteint un seuil quantitatif lui permettant de profiter pleinement de la situation. Aborder une crise révolutionnaire ou pré-révolutionnaire avec 150 militants ou 1000 militants n’est pas du tout la même chose en termes de potentiel de croissance. Pour citer nos Perspectives mondiales 2021 : « Si nous nous demandons si nous sommes prêts à tirer profit des immenses opportunités qui existent, quelle est la réponse ? En toute honnêteté, nous devons répondre par la négative. Non, nous ne sommes pas prêts – du moins pas encore. Nous devons le devenir aussitôt que possible. Et cela, au final, signifie croître. »

Pendant toute une période, nos forces ne nous permettront pas d’avoir un impact sur le cours des événements. Mais si nous travaillons correctement, nous finirons par émerger comme un point de référence pour une couche significative de jeunes et de travailleurs. Alors, sur la base des événements titanesques qui se préparent, et grâce à l’expérience collective de la TMI, nous finirons par être en mesure de disputer aux dirigeants réformistes la direction du mouvement ouvrier, c’est-à-dire de mettre à l’ordre du jour la transformation socialiste de la société.


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[1] Centre d’études prospectives et d’informations internationales. Il s’agit d’un organisme public.

A l’occasion de cette nouvelle année, nous appelons tous nos lecteurs à soutenir financièrement Révolution, la section française de la Tendance Marxiste Internationale (TMI).

Nous ne bénéficions d’aucune subvention publique et, sans surprise, aucun capitaliste n’a jugé utile de nous soutenir. Le financement de notre organisation repose uniquement sur les cotisations de nos adhérents, la diffusion de notre journal (vente au numéro et abonnements), la diffusion de notre matériel politique (brochures, livres, etc.) et les dons de nos sympathisants.

En 2021, grâce à l’expansion de nos recettes, nous avons pu louer un plus grand local, à Paris, qui nous permet de mieux organiser notre travail. Nous avons publié de nouvelles brochures et un nouveau livre : Révolutions françaises. Nous avons déployé une activité croissante dans la jeunesse étudiante et dans les manifestations du mouvement ouvrier.

Nous avons de nombreux projets pour 2022. Des dizaines de réunions publiques de nos Cercles marxistes se tiendront à Paris, Toulouse, Lyon, Marseille et Montpellier. Nous publierons neuf numéros de notre journal, ainsi que de nouvelles brochures et de nouveaux livres, dont une Histoire de la philosophie (Alan Woods) et La Révolution trahie (Léon Trotsky).

Bien sûr, nous participerons activement à la campagne électorale qui va dominer la vie politique du pays jusqu’au deuxième tour des élections législatives, le 19 juin. Tout en appelant les jeunes et les travailleurs à soutenir le candidat de la France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon, nous défendrons nos idées et notre programme marxistes. Par exemple, nous publierons – sous forme de brochure – une critique détaillée du programme électoral de la FI, L’Avenir en commun

Enfin, nous organiserons une Ecole nationale de Révolution, fin juin, et participerons à l’Ecole mondiale de la TMI, fin juillet.

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Ce document a été adopté par le Congrès national de Révolution, qui s’est tenu les 19 et 20 juin 2021.


Douze ans après la crise économique de 2008, la crise sanitaire marque un nouveau tournant de l’histoire. L’impact de la pandémie sur l’économie mondiale est colossal. Ses conséquences politiques et sociales ne le seront pas moins.

Nous avons souvent souligné qu’il faut de grands chocs, de grands événements historiques, pour arracher la masse des travailleurs à leur routine, leurs préjugés et leur passivité. La crise sanitaire constitue précisément l’un de ces chocs. Une fois passé le moment initial de stupeur et d’angoisse, de nombreux travailleurs ont enregistré, dans leur esprit, tous les échecs de la classe dirigeante : sur les masques, les tests, les capacités hospitalières – et maintenant les vaccins. Ils ont vu que les gouvernements étaient prêts à sacrifier la santé publique sur l’autel de la course aux profits.

Plus d’un an après la flambée de la pandémie, en février-mars 2020, les classes dirigeantes ne contrôlent toujours pas la situation sanitaire au niveau international. Du fait de l’extrême lenteur de la campagne vaccinale, dont beaucoup de pays pauvres sont encore exclus, personne n’est en mesure de prévoir l’évolution de l’épidémie. L’émergence de variants qui résistent aux vaccins est un risque réel. Cela compromettrait l’efficacité de la campagne vaccinale dans tous les pays, y compris les plus riches.

L’optimisme affiché par certains « experts », journalistes et politiciens repose sur des considérations politiques – et non sur des bases scientifiques. Ils cherchent à couvrir la politique criminelle des gouvernements et le cynisme tout aussi criminel de Big Pharma, qui subordonne le niveau de production de vaccins au seul critère de la profitabilité maximale.

Lors de notre dernier Congrès national, en juin 2019, le facteur sanitaire ne jouait aucun rôle dans notre analyse de la situation économique, politique, sociale – et de ses développements les plus probables. A présent, c’est un élément incontournable des perspectives. Cependant, il serait vain de chercher à anticiper tel ou tel scénario sanitaire. Par ailleurs, l’impact concret de la crise sanitaire dépend avant tout de l’ensemble des contradictions – économiques, politiques et sociales – qui se sont accumulées depuis la crise de 2008, et même avant celle-ci. La pandémie aggrave les contradictions et accélère les processus. Ce sont ces contradictions et ces processus que nous devons analyser ici. Ils ont leur dynamique propre, relativement indépendante de la crise sanitaire.

La crise et la dette

La pandémie a provoqué une crise économique d’une profondeur inédite depuis la Grande Dépression des années 30. En 2020, le PIB mondial a reculé de 3,4 %, contre 1,7 % lors de la récession de 2009 [1]. L’OMC estime que la chute du commerce mondial, en 2020, s’est approchée des 10 %. La même année, les investissements directs étrangers (IDE) se sont effondrés de 42 %, à environ 859 milliards de dollars, contre 1500 milliards de dollars en 2019 [2].

Partout, le chômage et la pauvreté ont flambé. Pour éviter un effondrement complet de l’économie, qui aurait eu des conséquences sociales dantesques, les gouvernements et les Banques Centrales ont injecté dans l’économie des quantités inédites de liquidités. Aux Etats-Unis, le bilan de la Réserve Fédérale (FED) est passé de 4100 milliards de dollars en février 2020 à 7000 milliards en septembre de la même année, soit quelque 2900 milliards de dollars d’injection monétaire en l’espace de sept mois : du jamais vu, et de loin.

En Europe, la BCE ne cesse d’augmenter son plan de rachat de dettes. Le 10 décembre dernier, elle a annoncé ajouter 500 milliards d’euros aux divers plans initialement prévus. Entre mars 2020 et mars 2022, le montant total des rachats de dettes par la BCE s’élèverait à 2400 milliards d’euros – si ce bilan ne s’alourdit pas davantage d’ici là.

La baisse des recettes fiscales et, surtout, les divers plans de relance ou de « soutien » ont fait exploser les dettes publiques. Cumulés, les plans de soutien de Trump et Biden s’élèvent à 2800 milliards de dollars, soit 15 % du PIB américain. En l’espace d’un an, la dette publique mondiale a bondi de 84 à 98 % du PIB mondial [3]. En France, elle est passée de 100 à 120 % du PIB. Au total, en 2020, la dette mondiale (publique et privée) s’est creusée de 24 000 milliards de dollars. En janvier 2021, elle atteignait 281 000 milliards de dollars, soit environ 355 % du PIB mondial [4].

Ceci appelle deux remarques. Premièrement, cette intervention massive des Etats contredit totalement les théories libérales – qui ont si longtemps dominé la scène politique – selon lesquelles l’Etat ne doit surtout pas intervenir dans la sphère économique, qui doit être abandonnée aux bons offices du marché et de sa « main invisible ». Du jour au lendemain, les libéraux les plus orthodoxes ont jeté leurs principes par-dessus bord et se sont tournés vers l’Etat pour exiger qu’il vole au secours du marché – « quoi qu’il en coûte ». Dans la ferveur de leur conversion brutale, certains ont perdu tout repère et chantent les vertus d’un endettement illimité des Etats, comme si rien de fâcheux ne pouvait en découler, à terme.

Deuxièmement, cette injection massive de liquidités est complètement déconnectée de la sphère productive. Il s’agit, au final, d’une gigantesque opération de création monétaire. C’est la version moderne de la planche à billets. Les classes dirigeantes avaient réagi de la même manière dans la foulée de la crise de 2008. A l’époque, nous expliquions que ces politiques monétaires extrêmement souples – taux d’intérêts très bas, voire négatifs ; rachats massifs de dettes par les Banques Centrales – avaient pour effet de regonfler les bulles spéculatives qui avaient commencé à exploser. Il n’en va pas autrement depuis mars 2020, à ceci près que les quantités d’argent injectées dans l’économie sont deux fois plus importantes que dans la foulée de 2008.

Les économistes bourgeois les plus sérieux soulignent que de tels niveaux d’endettement sont inédits, dans l’histoire du capitalisme, et que le jour où ce château de cartes financier s’effondrera, ce qui est inévitable, les dégâts économiques et sociaux seront à la fois extrêmement sévères et incontrôlables. Qu’importe ! Dopées par « l’argent facile » qui coule à flots, les bourses mondiales sont reparties en forte hausse une fois passé le choc – et le krach – de février/mars 2020. En janvier dernier, l’économiste Marc Touati écrivait : « En dépit de la pandémie, de la récession et des risques qui pèsent sur 2021, les marchés boursiers continuent de croître dans le vide. Ainsi, qu’il s’agisse du Nasdaq, du Dow Jones ou encore du Dax 30, de nouveaux sommets historiques ne cessent d’être dépassés. Comme si la récession de 2020 n’avait pas eu lieu et que la pandémie n’avait jamais existé… Les bulles sont donc non seulement de retour, mais elles sont encore plus extravagantes qu’avant 2020. » [5]

Marc Touati donne l’exemple de l’action Tesla (voitures électriques), propriété d’Elon Musk : « l’action Tesla a flambé de 952 % sur une année et de quasiment 16 000 % depuis octobre 2012. Son Price Earning Ratio (qui rapporte la valorisation boursière aux profits effectifs de l’entreprise) atteint le niveau démentiel de 1600. Cela signifie que pour justifier une telle valorisation, il faudrait attendre 1600 années de profit de Tesla. » L’économiste conclut que « l’aveuglement collectif est encore pire » qu’à la veille de la crise de 2008, et se lamente : « Le pire est qu’au-delà des gains de court terme et de la fuite en avant orchestrée par les dirigeants politiques et monétaires de la planète, ce désordre est extrêmement dangereux dans la mesure où il transforme les marchés financiers en un gigantesque casino. Encore plus grave, il est en train de nuire à l’essence même du capitalisme, qui consiste à investir pour créer des entreprises, des richesses productives et de l’emploi. »

Touati se trompe sur un point important : « l’essence du capitalisme » ne consiste pas à créer des entreprises, des richesses productives et de l’emploi ; elle consiste à générer des profits. Le fantasme capitaliste par excellence est même de générer des profits sans avoir à passer par la pénible étape de la production. Tous les phénomènes spéculatifs engendrent cette illusion, qui en retour alimente la spéculation – jusqu’à ce que « l’économie réelle », qui repose sur la production, vienne brutalement sonner l’heure des comptes. Par exemple, la crise de surproduction a neutralisé l’inflation, ces dernières années. Mais cela ne peut pas durer indéfiniment.

Une nouvelle crise financière peut éclater à tout moment. Elle peut commencer par une poussée inflationniste, une flambée des taux d’intérêts sur les marchés obligataires ou une faillite dans le secteur bancaire. Différents scénarios sont possibles. On ne peut pas prévoir précisément d’où partira la prochaine crise financière. Ce qui est certain, par contre, c’est que les Banques Centrales et les gouvernements ne pourront pas indéfiniment éteindre les incendies en les arrosant de liquidités, car cela ne fait que repousser le problème en préparant une situation encore plus explosive. Les marchés financiers font penser à un toxicomane qui augmente sans cesse les doses – et, ce faisant, s’expose toujours plus au risque d’une overdose. La différence, c’est que le capitalisme ne va pas mourir de cette manière. Comme l’expliquait Lénine au début des années 1920, il ne peut pas y avoir de « crise finale du capitalisme ». Le capitalisme ne tombera pas comme un fruit trop mûr. Il se relèvera toujours de la pire des crises économiques, jusqu’à ce qu’il soit renversé par une mobilisation consciente et révolutionnaire des masses.

Crise organique

De nombreux économistes placent tous leurs espoirs dans un succès rapide de la campagne de vaccination, d’une part, et d’autre part dans une forte poussée de la demande, c’est-à-dire de la consommation des ménages. De fait, l’épargne d’une partie de la population a beaucoup augmenté depuis mars 2020. En France, d’ici la fin de 2021, elle devrait avoir augmenté de 200 milliards d’euros, au total, par rapport à son niveau habituel. Le Figaro du 22 février commente : « 200 milliards d’euros, c’est un montant astronomique, peu ou prou le coût de la crise sanitaire (…). Cela représente 8 points de PIB, soit près de la totalité des 8,3 points perdus par l’économie française l’année dernière. » Moralité : si cette « sur-épargne » est dépensée, tout rentrera dans l’ordre !

Des niveaux d’épargnes semblables sont constatés dans toutes les grandes puissances. A l’échelle mondiale, la sur-épargne atteint 2900 milliards. La moitié est concentrée aux Etats-Unis. On ne peut exclure que ce facteur joue un rôle dans la dynamique d’une reprise. De manière générale, les marxistes rejettent la perspective d’une récession permanente. Le cycle économique n’a pas été aboli ; il y aura forcément des phases de reprise. Cependant, du fait des énormes contradictions et déséquilibres internes du capitalisme mondial, les phases de reprise seront très fragiles et de courte durée. Il s’agira de brèves parenthèses entre des phases de récession ou de stagnation. C’est ce qui distingue une crise organique du capitalisme d’une simple crise conjoncturelle.

Par exemple, la sur-épargne accumulée ne sera pas intégralement dépensée. Une partie de cette épargne est concentrée dans un petit nombre de foyers riches, voire très riches, qui se tourneront vers des investissements spéculatifs, donc sans effets sur la demande. D’autres foyers, dans les classes moyennes, conserveront une partie de leur épargne en prévision des jours difficiles. Mais surtout, non seulement les foyers les plus pauvres n’ont pas épargné, depuis mars 2020, mais leur pouvoir d’achat a même reculé. La levée des différentes mesures de soutien (chômage partiel, etc.) ne peut qu’accélérer ce déclin du pouvoir d’achat. Cela pèsera lourdement sur la demande et pourrait effacer une partie des bénéfices escomptés de l’épargne récemment accumulée.

Ceci dit, une reprise économique – à court terme – est probable, du fait des dépenses publiques et de la fraction de la sur-épargne qui stimulera la consommation. Mais une telle reprise ne durerait pas longtemps et s’accompagnerait d’une poussée de l’inflation, qui elle-même minerait le pouvoir d’achat et stimulerait la lutte des classes.

Avant tout, on doit bien comprendre la chose suivante : la pandémie a brutalement aggravé une situation économique qui, avant mars 2020, s’orientait inéluctablement vers une nouvelle récession mondiale, comme l’admettaient les économistes les plus lucides. Même dans l’hypothèse – qui est loin d’être évidente – d’une normalisation de la situation sanitaire à court terme, les contradictions qui préexistaient à l’épidémie n’auront pas disparu. Au contraire, elles se seront accentuées. Cette perspective se reflète dans les prévisions du FMI, dont l’optimisme est pour le moins modéré. Fin février, le FMI prévoyait qu’en 2022, dans les pays les plus riches d’Europe, le PIB par habitant serait toujours en recul de 1,3 % par rapport à 2019. Il serait même en recul de 3,8 % dans les pays d’Europe centrale et orientale [6]. Bien sûr, de telles prévisions sont hasardeuses, ne serait-ce que du fait des interrogations pesant sur l’évolution de l’épidémie. De fait, une reprise vigoureuse et durable, semblable aux Trente Glorieuses, est absolument exclue à court et à moyen termes. Même une phase de croissance semblable aux années 1990 est très improbable.

Les économistes et politiciens libéraux espèrent que l’élection de Joe Biden ouvrira une période de baisse des tensions protectionnistes entre les Etats-Unis, la Chine et l’Europe. Il est vrai que Biden annonce vouloir renouer avec l’UE, de façon à constituer un bloc dirigé contre la Chine et, au passage, contre la Russie. Mais il y a de possibles obstacles à cela. L’UE a construit ses propres relations commerciales avec la Chine – et l’Allemagne avec la Russie.

La Chine reste le principal adversaire des impérialistes américains sur le marché mondial. La crise économique ne peut qu’exacerber cette rivalité. De ce point de vue, Biden ne mènera pas une politique très différente, sur le fond, de celle menée par Trump, au risque d’aggraver la crise économique mondiale.

Conjoncture et luttes des classes

Pour les marxistes, l’analyse de la situation économique n’est pas un exercice académique. Ce qui nous intéresse, c’est l’impact de la conjoncture économique sur la conscience de toutes les classes sociales, à commencer par la classe ouvrière. En dernière analyse, les flux et reflux de la lutte des classes sont déterminés par l’évolution de l’économie. Bien sûr, d’autres facteurs entrent en ligne de compte. La vie politique et sociale obéit à des lois relativement indépendantes de la conjoncture économique. Mais celle-ci est décisive en dernier ressort. Après tout, si le capitalisme était capable de développer indéfiniment les forces productives et le niveau de vie des travailleurs, sans crises ni régressions, ce système ne serait jamais massivement remis en cause.

L’impact de la conjoncture économique sur la conscience des masses – et sur la lutte des classes – n’est pas unilatéral et mécanique. Les récessions ne provoquent pas automatiquement et immédiatement une croissance des luttes. Inversement, une phase de reprise économique ne détermine pas nécessairement un reflux des luttes. C’est la succession des phases de croissance et de récession, mais aussi la longueur et l’intensité de ces phases, qui déterminent l’évolution de la conscience et de la combativité des masses.

Ainsi, la pandémie et la récession mondiales ont eu pour effet, dans un premier temps, de paralyser partiellement les luttes syndicales – et ce d’autant plus que les directions syndicales ne faisaient rien pour organiser le combat. Cependant, cela ne durera pas. En particulier, une phase de reprise économique et de baisse du chômage, si elle est suffisamment marquée, aura sans doute pour effet de stimuler les luttes grévistes. Les travailleurs chercheront à profiter de la conjoncture favorable – et des carnets de commandes qui se remplissent – pour reprendre tout ou partie de ce qu’ils ont concédé aux patrons pendant la pire phase de la crise, sous la menace du chômage et des plans de licenciements. Cependant, une phase de reprise sera nécessairement fragile, de courte durée, et suivie par une nouvelle crise, qui menacera de balayer tout ce qui aura été arraché pendant la reprise. L’ensemble de ce processus (la succession des différentes phases de la crise) orientera le cours de la lutte des classes vers de grandes explosions sociales – et, à un certain stade, vers une crise révolutionnaire.

Cela dit, on ne doit pas transformer cette analyse en un schéma rigide et universellement valable. Dans de nombreux pays, une crise révolutionnaire peut éclater à tout moment. N’oublions pas qu’une vague révolutionnaire balayait l’Amérique latine en octobre et novembre 2019. N’oublions pas les crises révolutionnaires en Algérie et au Soudan, ou encore les mobilisations explosives au Liban et en Irak. Plus récemment, le coup d’Etat en Birmanie a embrasé le pays. Il est clair que d’autres pays vont entrer dans l’arène révolutionnaire – non dans 5 ou 10 ans, mais à court terme.

La crise sanitaire et la récession mondiale ont eu pour effet de paralyser partiellement la lutte des classes, mais au prix d’accroître énormément la quantité de matière inflammable qui s’accumule dans les profondeurs de la société. Or, une grande quantité de matière inflammable s’était déjà accumulée, depuis 2008, sur fond de contre-réformes, de politiques d’austérité, de chute des niveaux de vie, de croissance du chômage et d’explosion de la grande pauvreté.

Autrement dit, la crise actuelle n’intervient pas dans un contexte de relative stabilité entre les classes, comme c’était le cas, dans une certaine mesure, de la crise de 2008. Elle intervient, au contraire, dans un contexte d’énorme et croissante instabilité politique et sociale. La conscience de classe va se développer en s’appuyant sur l’expérience accumulée depuis 2008. En 2008, il y avait beaucoup d’illusions sur la profondeur et la durée de la crise. La masse des travailleurs baissaient la tête en attendant que « ça passe ». C’est nettement moins le cas aujourd’hui. Beaucoup de travailleurs ont compris que la crise est à la fois profonde et durable. Ses effets politiques, en termes de luttes et de polarisation politique, se manifesteront plus rapidement qu’après la crise de 2008.

Le dilemme de la bourgeoisie

Dans la foulée de la crise de 2008, les bourgeoisies du monde entier ont présenté l’addition à la masse des travailleurs et des classes moyennes, sous la forme de politiques d’austérité et de contre-réformes plus ou moins sévères, selon les pays. Tous les gouvernements – de droite comme « de gauche » – s’efforçaient de réduire les déficits budgétaires en s’attaquant aux services publics, aux fonctionnaires, aux retraites, à la Sécurité sociale, etc.

A l’époque, nous expliquions qu’une telle politique allait miner le pouvoir d’achat (la demande), donc aggraver la crise de surproduction, et donc peser sur les recettes fiscales. De fait, les dettes publiques ont continué de croître. La principale conséquence de ces années de crise et de coupes budgétaires, ce fut le bouleversement des vieux équilibres politiques dans de nombreux pays. Les dirigeants sociaux-démocrates qui ont loyalement servi la bourgeoisie, lorsqu’ils étaient au pouvoir, en sont sortis profondément discrédités. Ils ont perdu beaucoup de terrain au profit d’organisations de la « gauche radicale » telles que Syriza, Podemos, la France insoumise et, en Belgique, le PTB. En Grande-Bretagne, Jérémy Corbyn a pris la tête du Labour. Dans le même temps, l’extrême droite (Trump, Bolsonaro, Salvini, Le Pen, etc.) a élargi sa base électorale, en particulier dans les pays où il manquait une alternative de gauche suffisamment radicale. Toute cette période a été marquée par une très nette polarisation vers la droite et vers la gauche – au détriment des partis du « centre », qui jusqu’alors étaient les principaux piliers de l’équilibre politique. La France en a offert une illustration très nette : crise du PS et des Républicains, émergence de la FI, progression du RN.

L’équilibre social a été soumis à rude épreuve, lui aussi. Les directions syndicales ont pesé de tout leur poids pour canaliser la colère et limiter l’ampleur des mobilisations. Les « journées d’action », les manifestations et les grèves de 24 heures ont permis de contrôler le mouvement, tout au moins dans les pays les plus développés. Cependant, le mouvement des Gilets jaunes a sonné comme un sérieux avertissement : les directions syndicales ne peuvent pas indéfiniment contrôler le cours de la lutte des classes. Tôt ou tard, la pression accumulée doit trouver une issue. C’est vrai en France comme ailleurs.

A présent, les bourgeoisies font face à un dilemme. En théorie, elles devraient s’attaquer au problème des dettes publiques en lançant de nouvelles coupes budgétaires drastiques, comme dans la foulée de la crise de 2008. Mais la plupart des grands capitalistes comprennent qu’une telle politique risque d’aggraver brutalement l’instabilité politique et sociale, alors que cette instabilité s’est déjà énormément accrue depuis 2008. Ils craignent que la situation ne leur échappe complètement.

L’été dernier, le FMI a, pour la première fois, publié un rapport sur l’évolution des conflits sociaux dans le monde depuis les années 1980. Sans surprise, l’année 2019 a été la plus riche en mouvements de protestation, juste devant l’année 2011, celle du Printemps arabe. Le message du FMI aux gouvernements du monde entier était clair : ils doivent tenir compte de cette tendance ; ils doivent s’efforcer de restaurer l’équilibre politique et social. De manière générale, la presse économique est hantée par le spectre des « révolutions sociales ».

En janvier dernier, le FMI a publié un autre document intitulé : Les répercussions sociales des pandémies. [7] S’appuyant sur les précédents historiques, ses auteurs soulignent qu’« une épidémie révèle ou aggrave des lignes de fracture préexistantes dans la confiance dans les institutions, ou encore le sentiment que la classe dirigeante est indifférente, incompétente ou corrompue. » On ne saurait mieux dire ! Le document souligne aussi que « pendant et directement après une pandémie, (…) l’opinion publique peut privilégier la cohésion et la solidarité dans les périodes difficiles. Dans certains cas, les régimes en place peuvent aussi profiter d’une situation d’urgence pour consolider leur pouvoir et réprimer la dissidence. On observe avec la Covid-19 une situation jusqu’ici comparable à ce schéma historique. En fait, le nombre de grands épisodes de troubles sociaux dans le monde est tombé à son niveau le plus bas en près de cinq ans. Les Etats-Unis et le Liban constituent des exceptions notables, mais même dans leur cas, les plus grandes manifestations sont liées à des questions que la Covid-19 a peut-être exacerbées, mais dont elle n’est pas directement la cause. En revanche, au-delà des retombées immédiates, le risque d’agitation sociale s’accroît à plus long terme. (…) Si l’histoire se répète, des troubles sociaux pourraient réapparaître une fois que la pandémie s’estompe. Le risque est plus grand là où la crise met au jour ou exacerbe des problèmes préexistants tels que le manque de confiance dans les institutions, la mauvaise gouvernance, la pauvreté ou les inégalités ».

Le gouffre qui se creuse entre les riches et les pauvres, en particulier, prend des proportions de plus en plus vertigineuses. C’est inhérent aux lois du système capitaliste : l’accumulation et la concentration du Capital suivent leur cours inexorable. La crise actuelle, comme toutes les crises du capitalisme, aura même pour effet d’accélérer ce processus. Chaque seconde, Jeff Bezos gagne désormais davantage d’argent que le travailleur américain moyen en une semaine.

Lorsque le niveau de vie des masses progresse, même lentement, les travailleurs peuvent tolérer que les plus riches continuent de s’enrichir. Nombre d’entre eux sont même prêts à accepter l’idée que les plus riches « méritent » leur fortune parce qu’ils ont « pris des risques », etc. Mais lorsque les plus riches entassent des milliards sans prendre aucun risque (puisque l’Etat vole à leur secours), pendant que les gouvernements imposent des sacrifices toujours plus lourds à la masse de la population, au nom de la lutte contre les déficits, cela devient intolérable. C’est pour cette raison que le multi-milliardaire Warren Buffet, par exemple, suggère de « taxer davantage » les plus grandes fortunes. C’est une façon de prévenir la grande bourgeoisie mondiale des dangers que constituent des écarts de richesses aussi gigantesques. Les plus grandes fortunes écoutent poliment les déclarations de Warren Buffet, puis continuent d’échapper au fisc de mille façons légales ou illégales.

Dans ce contexte général, une importante fraction de la bourgeoisie rejette l’idée de lancer rapidement des politiques d’austérité drastiques, c’est-à-dire d’une sévérité à la mesure des nouvelles dettes accumulées depuis mars 2020. Mais d’un autre côté, les capitalistes ne peuvent pas indéfiniment creuser les dettes publiques et recourir à la planche à billets, car ils savent bien que c’est insoutenable et que cela pose les bases d’une crise encore plus profonde. Tel est le dilemme qui constitue la toile de fonds des débats sur l’annulation, par la BCE, d’une fraction des dettes publiques en Europe. Une telle annulation – même très partielle – est improbable, notamment parce qu’elle ruinerait, aux yeux des travailleurs, la justification des politiques d’austérité. C’est pour les mêmes raisons politiques que la « troïka » avait refusé d’alléger la dette publique grecque après l’élection du gouvernement de Tsipras, en 2015.

Les différentes bourgeoisies nationales « résoudront » ce dilemme de diverses manières et à différents rythmes selon leur position sur le marché mondial, le niveau de leur endettement et, enfin, la situation politique et sociale dans leur pays. Dans l’immédiat, leur priorité est de stabiliser la situation. Mais tôt ou tard, elles devront toutes reprendre la voie des coupes budgétaires et des contre-réformes brutales. Et toutes finiront par être confrontées à une nouvelle récession et à une explosion de la lutte des classes. Les bourgeoisies auront beau chercher : il n’y a pas d’autre issue à la dynamique actuelle du capitalisme mondial.

L’Union Européenne

L’Europe est frappée de plein fouet par la crise sanitaire et économique. Alors que la reprise de l’économie chinoise s’est engagée dès le printemps 2020, l’UE peine à sortir de la récession. Les confinements, les couvre-feux et la lenteur de la campagne vaccinale pèsent lourdement sur l’activité économique du Vieux continent.

En juillet dernier, l’Union Européenne a adopté un « Plan de relance européen » qui s’élève à 750 milliards d’euros. Face à l’imminence d’une catastrophe, la classe dirigeante allemande a accepté, de très mauvaise grâce, ce qu’elle refusait jusqu’alors : la création d’une dette européenne commune. Ce changement de position s’explique assez simplement. La santé de l’économie allemande dépend énormément de ses exportations – et singulièrement de ses exportations au sein de l’UE (59 % du total). Or, comme l’a souligné la politicienne allemande Franziska Brantner, « nous ne pourrons pas relancer notre économie, après cette crise, si la moitié du marché commun ne fonctionne plus. (…) C’est une question existentielle ».

Macron a présenté l’adoption de ce Plan comme un « jour historique pour l’Europe». Il était d’autant plus enthousiaste que le déclin continu de son économie rapproche la France de la situation de l’Espagne et de l’Italie, qui sont les deux premiers bénéficiaires du Plan européen. La France est le troisième bénéficiaire. On peut comprendre que Macron se réjouisse de la perspective de dépenser l’argent des Allemands et d’autres pays du nord de l’Europe (les « frugaux »). Mais l’enthousiasme de ces derniers est beaucoup plus modéré.

Qualifier de « jour historique » la création d’une dette européenne – qui vient s’ajouter aux dettes des Etats – est déjà très discutable, en soi, car une dette doit être remboursée, tôt ou tard. Mais surtout, ce Plan de relance était une mesure d’urgence face à une situation exceptionnelle et gravissime. Il n’élimine aucune des contradictions fondamentales qui menacent l’UE de dislocation, à terme. En fait, c’est précisément ce risque de dislocation qui a précipité l’adoption du Plan de relance. Mais l’UE ne pourra pas survivre indéfiniment de plans d’urgence en plans d’urgence.

Depuis la crise mondiale de 2008, les tendances centrifuges, au sein de l’UE, se sont nettement exacerbées. Le Brexit en est l’exemple le plus clair. Il aura un impact négatif non seulement sur l’économie britannique, mais aussi sur l’économie européenne dans son ensemble, compte tenu de l’intégration de facto de la Grande-Bretagne à l’économie du Vieux continent. Par ailleurs, les conflits suscités par la crise migratoire ont abouti, pendant toute une période, à la suspension des accords de Schengen. Désormais, les migrants sont retenus en Turquie à la suite d’un accord infâme entre l’UE et Recep Erdogan. Mais nul ne sait combien de temps cet accord peut tenir.

Enfin, les tensions suscitées par la pénurie de vaccins ont donné une lamentable image de la prétendue « solidarité européenne ». La distribution des différents types de vaccins commandés par l’UE a donné lieu à des arbitrages informels, les pays les plus riches privilégiant le Pfizer et le Moderna. Par ailleurs, l’Allemagne a passé un accord direct avec Pfizer-BioNTech pour 30 millions de doses supplémentaires.

Une nouvelle et profonde récession – qui est inévitable – aggravera ces tendances centrifuges. Nous avons souligné de longue date qu’en imposant une même politique monétaire à des économies de tailles et de trajectoires différentes, l’UE avait créé de nouvelles contradictions. Cette situation n’est soutenable qu’en période de croissance économique. En période de profonde crise, toutes les contradictions et rivalités nationales remontent à la surface. Par exemple, une flambée des taux d’intérêts sur la dette italienne confronterait la zone euro à une crise beaucoup plus sévère que la « crise grecque » de 2015, car l’Italie est la troisième puissance économique de l’UE (la Grèce, elle, ne représentait que 2 % du PIB de la zone euro). Or la dette publique de l’Italie frôle désormais les 160 % de son PIB, et son système bancaire est toujours chancelant. La crise du capitalisme italien est une bombe à retardement dans les fondations de l’UE.

Dans la gauche française, la plus grande confusion règne sur la question de l’Union Européenne. Au fond, on a affaire à différentes variétés de positions réformistes. La direction du PS défend l’UE avec enthousiasme – mais ajoute, pour la forme, qu’une politique européenne plus « sociale » serait bienvenue, comme si l’UE n’était pas entièrement subordonnée aux intérêts du grand Capital européen. La direction du PCF défend la même position, au fond, mais la formule différemment : elle exige une « Europe sociale »… sur la base du capitalisme européen. Après s’être emmêlé les pinceaux dans ses « plans » A et B, la direction de la FI se contente désormais de proposer une « rupture avec les traités européens », mais pas avec le capitalisme européen. Enfin, il y a les divers partisans d’un « Frexit de gauche » – sur la base du capitalisme français. Toutes ces tendances ont un point commun : leur programme se déploie dans le cadre du système capitaliste.

A l’inverse, nous défendons le programme d’une alternative socialiste à l’UE, c’est-à-dire d’une rupture révolutionnaire avec l’UE. Nous insistons sur la réalité suivante, dont les travailleurs britanniques peuvent déjà témoigner : il n’y a pas de solution aux problèmes des travailleurs d’Europe sur la base du capitalisme, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’UE. La question centrale, c’est le caractère de classe de l’Europe : capitaliste ou socialiste ? Nous sommes pour une Europe socialiste, sous la forme d’une Fédérations des Etats socialistes d’Europe. Nous ne voyons absolument aucune raison de renoncer à ce mot d’ordre adopté par la IIIeInternationale, il y a un siècle.

L’économie française et le gouvernement Macron

Dans nos Perspectives de 2015, 2017 et 2019, nous avons donné de nombreux chiffres illustrant la courbe déclinante du capitalisme français. Ce déclin relatif de l’économie française – sur le marché mondial, européen et même intérieur – est engagé depuis plus de 60 ans. Il s’est accéléré depuis la réunification de l’Allemagne, en 1990. Sans surprise, la crise actuelle confirme ce déclin.

En 2020, le PIB de la France a chuté de 8,2 %, contre 5,3 % pour l’Allemagne. La dette publique de la France a bondi de 100 à 120 % du PIB en 2020 ; celle de l’Allemagne de 60 à 70 % du PIB. Le déficit de la balance commerciale française s’est élevé à 65 milliards d’euros en 2020, contre 58 milliards en 2019. A l’inverse, l’Allemagne affiche un excédent commercial de 182 milliards d’euros en 2020, contre 228 milliards d’euros en 2019. [8]

Le 4 mars dernier, Le Figaro signalait qu’en 2020 le « flux des exportations » françaises « s’est contracté plus fortement dans l’Hexagone (-19,3 %) que dans l’ensemble de la zone euro (-13,2 %) », ce qui représente une perte de 46 milliards d’euros. « Pire, la part de la France dans les exportations de la zone euro est passée de 14,5 % en 2019 à 13,5 % l’année dernière, soit son plus bas niveau depuis 20 ans ».

Ces contre-performances se répètent inlassablement, d’une année sur l’autre. Mais cela n’empêche pas les grandes entreprises d’octroyer de somptueux dividendes à leurs actionnaires. Il est vrai qu’en 2020 le total des dividendes distribués par les entreprises du CAC40, soit la modique somme de 28,6 milliards d’euros, a chuté de 42 % par rapport à 2019 (49,2 milliards). Qu’on se rassure : d’une part, le chiffre de 2020 est tout de même meilleur que celui de 2009, en pleine récession (27,1 milliards) ; d’autre part, les patrons du CAC40 promettent bruyamment de se rattraper en 2021. C’est particulièrement le cas des banques, auxquelles la BCE a imposé une diète en 2020.

L’orgie de dividendes versés par le CAC40, ces dix dernières années, souligne le caractère parasitaire du capitalisme français. Au lieu d’investir dans la production, les grandes entreprises gavent leurs actionnaires. Plus d’un million d’emplois industriels ont été détruits depuis 2001, en France, dont 400 000 entre 2008 et 2015.

Le sous-investissement chronique mine la compétitivité. Mais en retour, la baisse de la compétitivité pèse sur l’investissement : à quoi bon investir lorsque les parts de marchés diminuent ? Dialectiquement, la cause devient effet et l’effet devient cause. Pour briser ce cercle vicieux, la classe dirigeante française doit très nettement réduire le « coût du travail », c’est-à-dire augmenter la quantité de plus-value générée par chaque heure travaillée. Les économistes bourgeois parlent d’un « choc de compétitivité ». Cela passe, entre autres, par la destruction du Code du travail, l’augmentation du temps de travail, le gel ou la baisse des salaires, la précarisation maximale de la main d’œuvre, une baisse massive des « charges patronales » et des coupes franches dans les dépenses publiques.

Tout ceci suppose de remettre en cause des décennies de conquêtes sociales du mouvement ouvrier. Problème : la classe ouvrière française a de grandes traditions révolutionnaires. La bourgeoisie n’a pas oublié Mai 68. Ceux qui l’avaient oublié ont reçu une piqûre de rappel lors de la grande grève de décembre 1995. Redoutant une explosion de la lutte des classes, la bourgeoisie française a longtemps procédé avec prudence. Elle a reporté la « grande offensive », pour ainsi dire. Bien sûr, les gouvernements de Chirac et de Sarkozy ont mené des contre-réformes, des coupes budgétaires et des privatisations. Les retraites, en particulier, ont été attaquées à plusieurs reprises. Mais au regard des besoins objectifs de la bourgeoisie française, en termes de compétitivité, les politiques de Chirac et Sarkozy étaient insuffisantes, comme le Medef ne cessait de le rappeler.

Le gouvernement de François Hollande (2012-2017) a poursuivi dans la même voie que ses prédécesseurs. La première loi Travail (2016) marquait une étape importante dans l’offensive pour baisser le « coût du travail ». Cependant, face aux grèves, aux manifestations et aux Nuits Debout, le gouvernement « socialiste » a dû émousser le tranchant de sa contre-réforme. Un an plus tard, Macron s’est chargé de terminer le travail. Dès septembre 2017, la deuxième loi Travail passait par ordonnances.

Macron était déterminé à s’attaquer à l’ensemble des conquêtes sociales du mouvement ouvrier. Plein de lui-même et de sa destinée jupitérienne, il s’engageait à faire ce que Chirac, Sarkozy et Hollande n’avaient pas osé faire. Le Medef jubilait. La grande bourgeoisie avait peut-être, enfin, trouvé son homme. Macron a multiplié les contre-réformes et brisé plusieurs tabous : deuxième loi Travail, privatisation de la SNCF, sélection à l’université, « réforme » de l’ISF, « réforme » de l’assurance chômage... La crise sanitaire a obligé le gouvernement à suspendre la contre-réforme des retraites (la plus sévère jamais engagée). Mais le Medef est clair : ce n’est que partie remise.

Au début de l’année 2020, les analystes bourgeois – grisés par le reflux de la grève des cheminots et de la RATP – voyaient l’économie en rose. Dans le magazine Capital, Stéphanie Villers concluait un article plein d’enthousiasme sur les perspectives suivantes : « Depuis 2016, la dynamique est enclenchée et les investissements dans les projets d’avenir ont été stimulés par le contexte de taux bas. 2020 marquera un tournant avec les premiers effets tangibles sur l’amélioration de la compétitivité nationale. » [9] On connaît la suite. L’année 2020 a marqué un tout autre type de « tournant ».

Il est impossible de dire quand l’activité économique, en France, retrouvera son niveau de 2019. Le gouvernement table sur 2022 ; nombre d’économistes sur 2023. Ce pourrait être encore plus tard, car une nouvelle crise mondiale pourrait éclater à court terme. Une seule chose est sûre : les profondes blessures infligées au corps social, depuis mars 2020, ne se refermeront pas de sitôt. En particulier, il est exclu que le chômage revienne en 2022 à son niveau de 2019.

Selon les estimations définitives de l’Insee, 320 000 emplois ont été détruits dans le secteur privé en 2020. Mais l’institut précise que, du fait de la violence de la crise, plus de 400 000 personnes sont sorties de ses statistiques. D’innombrables travailleurs précaires – auto-entrepreneurs, salariés non déclarés, artistes, etc. – ont perdu tout ou partie de leurs revenus du jour au lendemain. Le « halo du chômage », comme l’appellent les statisticiens, ne cesse de s’élargir. 1,8 million de personnes « souhaitent travailler, mais sont considérées comme inactives », et non comme des chômeurs. Comme l’explique Bruno Ducoudré, économiste à l’OFCE : « Une fois que le gouvernement va lever les restrictions sanitaires, de nombreux travailleurs pourront revenir sur le marché du travail. On peut s’attendre, à ce moment-là, à une très forte hausse du chômage ».

Le soutien massif des entreprises par l’Etat (chômage partiel, prêts garantis, reports de charges) a limité le nombre de faillites, qui ont même reculé de 39,5 %, en 2020, par rapport à 2019. Mais personne n’est dupe de ce chiffre. Lorsque les mesures de soutien seront totalement retirées, le nombre de faillites va nettement augmenter. Par ailleurs, le Syndicat des Indépendants signalait, fin février, que 60 % des TPE avaient utilisé plus de 70 % de leurs Prêts Garantis par l’Etat (PGE) – et que 30 % des TPE l’avaient même totalement épuisé, de sorte que ces dernières se retrouvent souvent « dans l’incapacité de poursuivre leur activité, malgré le soutien des pouvoirs publics ». Lorsque ce soutien disparaîtra, nombre d’entre elles vont fermer boutique – et renvoyer leurs salariés chez eux.

Sauf si une nouvelle crise mondiale éclate au cours des prochains mois (ce qui est tout à fait possible), l’économie française devrait – comme l’été dernier – s’engager dans un rebond « technique », la croissance étant calculée relativement à l’année précédente (en l’occurrence, la profonde récession de 2020). Mais une telle « reprise » ne sera pas assez vigoureuse pour contrecarrer la hausse du chômage. Une bonne partie du « plan de relance » de 100 milliards finira dans les bulles spéculatives et les poches des actionnaires.

L’Insee table sur 1 % de croissance au premier trimestre 2021. Sur toute l’année 2021, la Banque de France table sur 5 % de croissance. Même si c’est le cas, l’activité économique – et donc le taux de chômage – ne retrouveraient pas leur niveau de 2019. En fait, le chômage pourrait même continuer d’augmenter malgré la reprise, du fait du retrait des aides de l’Etat aux entreprises.

L’élection présidentielle approchant, la réforme des retraites ne sera peut-être pas relancée par ce gouvernement. Macron hésitera à se tirer une balle dans le pied au seuil de la campagne électorale. De manière générale, le gouvernement n’engagera probablement pas de nouvelles contre-réformes majeures d’ici 2022. Même la grande bourgeoisie comprend que dans un contexte où le chômage et la pauvreté augmentent rapidement, une politique d’austérité drastique, au cours des prochains mois, risquerait de provoquer des luttes explosives – et d’accentuer la polarisation politique sur le plan électoral. Dans une interview au Figaro, le 17 mars dernier, le patron du Medef expliquait qu’« il n’y a ni l’espace politique, ni le consensus démocratique » pour faire adopter la réforme des retraites d’ici avril 2022.

Le « choc de compétitivité » devra attendre le lendemain du scrutin, à condition que la droite le remporte. Il n’en serait que plus violent – sur le papier, du moins, car la classe ouvrière ne restera pas les bras croisés pendant qu’on s’attaque à ses salaires, à ses conditions de travail et à des décennies de conquêtes sociales.

En attendant la présidentielle de 2022, le gouvernement va consacrer une bonne partie de son temps à des opérations de diversion – et de chasse aux électeurs les plus à droite – sur les thèmes de la sécurité et de la « lutte contre l’islamisme radical ». Ces dernières années, la propagande réactionnaire contre les musulmans a pris un caractère de plus en plus systématique. Sous couvert de laïcité, de nouvelles limites sont franchies, sans cesse, dans l’insulte et la stigmatisation, au risque d’encourager les violences contre les musulmans.

Même du point de vue de la classe dirigeante, cette stratégie de diversion n’est pas sans dangers. L’attentat contre une mosquée à Bayonne, le 28 octobre 2019, a suscité la plus grande manifestation contre l’islamophobie jamais organisée, le 10 novembre. Le racisme d’Etat, la propagande et les violences contre les musulmans, les provocations et « bavures » policières, la pauvreté et le chômage croissants – tout cela constitue un mélange explosif qui, à tout moment, peut déclencher une « révolte des banlieues » semblable à celle d’octobre et novembre 2005. Nous avons déjà pu apercevoir l’embryon d’un tel mouvement. En juin 2020, des dizaines de milliers de jeunes ont manifesté à deux reprises contre l’impunité de la gendarmerie dans l’affaire Adama Traoré, faisant écho au mouvement Black Lives Matter aux Etats-Unis. Ces manifestations non autorisées ont notamment rassemblé des jeunes issus de quartiers populaires. Beaucoup n’avaient jamais manifesté ou milité. Cela montre encore une fois le potentiel de combativité explosif dans une partie de la jeunesse la plus opprimée et exploitée.

Le mouvement syndical

Au cours des 18 premiers mois du mandat de Macron, ce dernier allait de victoire en victoire, le mouvement ouvrier de défaite en défaite. Cela donnait l’impression d’un gouvernement « fort », reposant sur le soutien ou, au moins, la bienveillante passivité d’une large majorité de la population. A l’époque, nous expliquions que l’apparente force du gouvernement était une illusion d’optique. Elle reposait sur la faiblesse, voire la complicité, des directions confédérales des syndicats. Par exemple, le 29 décembre 2017, nous écrivions : « la victoire du gouvernement, sur la loi Travail, a été concédée par les dirigeants syndicaux, sans combat. Berger (CFDT) et Mailly (FO) ont approuvé le projet de loi. Martinez (CGT) a bien convoqué quelques “journées d’action” qui ne servent à rien, mais elles n’ont pas beaucoup mobilisé – précisément parce qu’elles ne servent à rien. Et comme Martinez ne conçoit aucune stratégie alternative aux “journées d’action”, il a simplement pris acte de la victoire du gouvernement. » [10]

L’éruption volcanique des Gilets jaunes, à partir du 17 novembre 2018, a donné la véritable mesure du rapport de forces entre les classes. En décembre 2018, plus de 80 % de la population soutenait ce mouvement, d’après les sondages. En se mobilisant, les couches les plus exploitées et les plus opprimées de la population ont définitivement réfuté l’argument habituel des directions syndicales après chaque défaite : « les gens ne veulent pas se battre ». En réalité, ce sont les directions syndicales qui ne veulent pas organiser sérieusement la lutte. Au mieux, elles convoquent des « journées d’action » sans lendemain et sans effet sur la politique gouvernementale. Les dirigeants syndicaux sont les meilleurs alliés objectifs des gouvernements bourgeois dans la mise en œuvre de leur politique réactionnaire. Ils n’organisent pas sérieusement la lutte et passent leur temps dans des réunions de « concertations » dont l’unique objectif est de démobiliser les travailleurs en affichant un simulacre de « démocratie sociale ».

En conséquence, l’exaspération des masses s’est exprimée en dehors du mouvement syndical, sous la forme du magnifique mouvement des Gilets jaunes. Mais il n’en sera pas toujours ainsi. Dans les années à venir, le mouvement syndical connaîtra de profondes transformations, de la base au sommet. La mobilisation de nouvelles couches de travailleurs trouvera une expression dans les rangs des confédérations syndicales, y compris les plus modérées. Sous la pression d’une base plus radicale, qui exigera des luttes sérieuses, les dirigeants devront virer à gauche – ou, à défaut, céder leur place à des dirigeants plus combatifs. Ce processus se développera dans les structures les plus proches de la base (syndicats d’entreprise et Unions Locales), mais aussi dans les Unions Départementales et les Fédérations. Il finira par trouver une expression au plus haut niveau des confédérations. Dans le même temps, on ne peut exclure l’émergence de nouveaux et petits syndicats dans des secteurs très précaires où les grandes confédérations ne sont pas implantées. On l’a vu par exemple chez les livreurs, même s’il faut noter que dans plusieurs villes des livreurs se sont tournés vers la CGT. Par ailleurs, la passivité des directions syndicales peut, dans certains secteurs, déboucher sur la formation de structures et de collectifs tels que le « Collectif Inter-hôpitaux », qui dépassent le cadre des organisations syndicales.

La situation actuelle du mouvement syndical ne reflète pas le présent ou l’avenir, mais le passé. Cela vaut pour les directions confédérales, bien sûr, mais aussi pour une partie significative de la base. Même à la CGT, bon nombre de militants syndicaux sont profondément marqués par les défaites de ces dernières décennies. Les militants les plus âgés ont connu les trahisons de plusieurs gouvernements « socialistes », la chute de l’URSS et du Bloc de l’Est, le long déclin du PCF, la chute des effectifs de la CGT et toute une série de défaites syndicales sous Chirac, Sarkozy, Hollande et Macron. Ils en ont souvent tiré des conclusions pessimistes. Nombre d’entre eux sont sceptiques, voire cyniques. Lorsqu’on leur parle de révolution socialiste, ils grimacent et lèvent les yeux au ciel. Ils n’ont plus confiance dans la capacité de la classe ouvrière à prendre le pouvoir et transformer la société.

C’est cet état d’esprit qui a longtemps garanti une certaine stabilité, en interne, à la direction confédérale de la CGT. Mais la profonde crise du capitalisme finira par balayer cette mentalité. Les travailleurs les plus jeunes – qui sont aussi les plus ouverts aux idées du marxisme – imposeront leur combativité. Une vague massive d’adhésions donnera une puissante impulsion à ce processus.

La crise du capitalisme et l’exacerbation de la lutte des classes entraîneront nécessairement, à un certain stade, une croissance rapide des effectifs de la CGT (et, sans doute, d’autres confédérations). N’oublions pas que les effectifs de la CGT ont connu d’énormes oscillations au cours de son histoire, suivant les flux et les reflux de la lutte des classes. Sous l’impact de la grève générale de juin 1936, la CGT passe de 1 à 4 millions d’adhérents. Elle retombe à 2,5 millions d’adhérents à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, puis remonte à 5 millions en 1946. A partir de 1975 (2,4 millions d’adhérents), les effectifs chutent sans cesse, d’une année sur l’autre, jusqu’à 630 000 adhérents en 1991. Depuis, ce chiffre n’a pratiquement plus bougé. Aujourd’hui, la CGT revendique autour de 650 000 adhérents.

Ces 30 années de stagnation des effectifs de la CGT ont imprimé leur marque sur la mentalité de nombreux militants. Ils s’imaginent qu’il en sera toujours ainsi ou que seuls de très lents progrès sont possibles. Ils ne comprennent pas ce qui a déterminé les 30 années de stagnation des effectifs – à savoir, d’une part, la relative stabilisation du capitalisme à partir de la fin des années 70, et d’autre part la longue dérive droitière de la direction confédérale au cours de cette même période. En conséquence, ils ne comprennent pas que la crise actuelle crée les conditions d’une croissance rapide de la CGT et de sa transformation en une organisation beaucoup plus combative.

D’ores et déjà, la crise du capitalisme et la succession de défaites, au niveau interprofessionnel, poussent une partie de la base de la CGT à remettre en cause la ligne de la direction confédérale. Cette opposition trouve une expression, notamment, dans les directions de l’Union Départementale des Bouches-du-Rhône (UD13) et de la Fédération nationale des industries chimiques (FNIC). En amont de la grève du 5 décembre 2019, elles ont lancé le site unitecgt.fr, dont la page de présentation explique : « Les salariés sont la classe la plus nombreuse et la plus utile de la société. C’est par leur force de travail, leur habileté et leur intelligence que sont créées toutes les richesses de la société. Ils sont donc les seuls à être légitimes pour diriger les entreprises et organiser la répartition des richesses, qui sont toutes produites, transportées et distribuées par leur travail. » L’UD13 et la FNIC ont organisé plusieurs initiatives communes qui ont attiré d’autres structures de la CGT. En octobre 2020, elles ont réuni 400 militants de la CGT dans des « Assises de la riposte générale », dont la tonalité était très critique à l’égard de la ligne confédérale.

On verra si cette opposition interne à la CGT se développe dans les mois et les années à venir. C’est possible. La cristallisation d’une forte opposition interne est inévitable, à terme. « Unité CGT » en est, au minimum, la préfiguration. Nous devons en suivre l’évolution et intervenir dans les débats qu’elle soulève. Nous devons soutenir ce qui va dans la bonne direction, sans renoncer à critiquer ce qui est erroné ou confus. En intervenant de façon fraternelle et audacieuse dans les débats internes à la CGT, nous y renforcerons l’audience de nos idées, qui trouveront un écho chez les militants les plus radicalisés – en particulier chez les plus jeunes.

La jeunesse

Le gouvernement de François Hollande avait évité d’attaquer directement la jeunesse, car il redoutait la capacité de celle-ci à déclencher une mobilisation de toute la classe ouvrière. Macron, lui, n’a pas pris de gants. Confiant dans la passivité des directions syndicales, il a attaqué en même temps – en 2018 – les cheminots (« réforme » de la SNCF) et les étudiants (Parcoursup). Aux jeunes qui ne trouvaient pas de travail, il a suggéré de « traverser la rue ».

La crise sanitaire et économique a très durement frappé la jeunesse. Entre février et novembre 2020, le taux de chômage des moins de 25 ans est passé de 19,3 % à 22,1 % – officiellement, c’est-à-dire sans compter tous ceux qui, de l’aveu même des statisticiens, échappent aux statistiques.

En juillet 2020, le plan « Un jeune, une solution » a été lancé. Le gouvernement claironnait : 6,7 milliards d’euros « pour la jeunesse »! En fait, une bonne partie de ces milliards finira dans les poches des patrons : le « plan » leur propose une prime – pouvant aller jusqu’à 4000 euros – pour l’embauche d’un jeune de moins de 25 ans, y compris en CDD. Pour l’embauche d’un apprenti, la prime est comprise entre 5000 et 8000 euros. A ce tarif, le nombre de contrats d’apprentissage a augmenté de 40 % en 2020. En résumé, l’Etat subventionne massivement le secteur privé pour qu’il daigne embaucher des jeunes dont les patrons se débarrasseront dès que les subventions cesseront d’affluer. Dans le même temps, le gouvernement impose une contre-réforme de l’assurance chômage qui privera de nombreux jeunes d’allocations – tout en faisant baisser le montant des allocations pour 800 000 chômeurs de tous âges.

Le gouvernement et les grands médias n’ont cessé d’accuser la jeunesse de « ruiner les efforts de tous » – pour citer Jean Castex – dans la lutte contre le virus. Oubliez l’incurie du pouvoir sur les masques, les tests, les lits de réanimation et les vaccins : le problème central, ce sont les fêtes clandestines.

Tout en servant de bouc émissaire, la masse de la jeunesse étudiante a subi une triple peine : 1) ses revenus ont drastiquement baissé, soit parce que ses « petits boulots » se sont volatilisés, soit parce que le soutien financier des parents s’est affaibli sous le poids de la crise, soit pour les deux raisons en même temps ; 2) la fermeture des universités a énormément dégradé les conditions d’étude ; 3) les confinements et couvre-feux successifs, combinés à la fermeture des facs, ont plongé la masse des étudiants dans une solitude de plus en plus insoutenable.

En réponse, le gouvernement a jeté quelques pièces aux étudiants boursiers et leur a offert trois séances de psychothérapie. Dans le même temps, il versait des dizaines de milliards d’euros dans les coffres du grand patronat, sous prétexte de relancer l’économie. Le contraste est colossal – et il alimente le brasier de la colère étudiante.

Le syndicalisme étudiant est très affaibli. L’Unef n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était encore au début des années 2000. C’est une conséquence – entre autres – de la crise du PS et du PCF. Le Mouvement des Jeunes Socialistes (MJS) a pratiquement disparu des radars. L’Union des Etudiants Communistes (UEC) oscille, selon les universités, entre le réformisme et le folklore néo-stalinien. Tout ceci renforce le poids relatif des tendances anarchistes et ultra-gauchistes, qui jouent souvent un rôle contre-productif dans les mobilisations étudiantes. Mais ce n’est qu’une étape. La jeunesse étudiante va au-devant de grandes luttes, desquelles émergera une nouvelle génération de militants et syndicalistes étudiants.

La crise accélère la radicalisation de larges fractions de la jeunesse. Elle a de moins en moins d’illusions dans le système capitaliste, qui la prive d’avenir. Elle est ulcérée par la passivité et l’hypocrisie des gouvernements face à la crise climatique. Un nombre croissant de jeunes cherchent une alternative radicale au système actuel. En l’absence d’un parti marxiste doté d’une large audience, ces jeunes se tournent souvent vers des idées confuses – mais « radicales », à première vue – comme celles de Bernard Friot et Frédéric Lordon (entre autres). D’autres intellectuels plus ou moins « anticapitalistes » émergeront et trouveront un écho important dans la jeunesse radicalisée. Nous devrons intervenir dans ces débats pour y défendre les idées authentiques du marxisme, qui ne cesseront de gagner du terrain parce qu’elles offrent la meilleure explication de la crise actuelle et des moyens de la résoudre. Comme l’écrivait Lénine : « La doctrine de Marx est toute-puissante, parce qu’elle est juste ». C’est un avantage considérable !

Les femmes

Les femmes de la classe ouvrière sont toujours les plus lourdement frappées par les crises du capitalisme. La crise actuelle ne fait pas exception.

Comme Secrétaire d’Etat à l’égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa a brassé beaucoup d’air. Mais la politique concrète de son gouvernement aggrave la situation des femmes. Par exemple, la contre-réforme de l’assurance chômage pénalisera tout particulièrement les travailleurs les plus précaires. Or, en France, les femmes occupent environ trois CDD sur cinq. Sur 5 millions d’emplois à temps partiel, 3,8 millions (soit les 3/4) sont occupés par des femmes. Plus d’un quart des mères isolées qui travaillent vivent sous le seuil de pauvreté. En moyenne, les hommes gagnent 28,5 % de plus que les femmes. A poste égal et compétences égales, l’écart salarial est de 9 %.

Les répercussions de la crise ne sont pas seulement économiques. Les confinements et couvre-feux ont exposé beaucoup de femmes – et d’enfants – à l’enfer des violences domestiques. Les signalements pour violences conjugales ont augmenté de 36 % pendant le premier confinement et de 60 % pendant le deuxième. De manière générale, le développement de la pauvreté et de la précarité entraîne fatalement une augmentation des différentes formes de violences et de discriminations dont les femmes sont victimes au quotidien.

Par la brutalité de son impact sur les conditions de vie des femmes, la crise souligne la vacuité des féminismes bourgeois et petit-bourgeois, qui prétendent régler ce problème sans toucher au système capitaliste. Quant aux théories intersectionnelles, elles entretiennent la confusion sur les causes des oppressions comme sur les méthodes nécessaires pour les combattre. En se focalisant sur les expériences individuelles, ces idées atomisent la lutte et la limitent à une mobilisation « culturelle » et « symbolique » sans fin. En pratique, elles font le jeu de nos ennemis de classe, qui trouvent dans ce « débat » une nouvelle occasion de faire diversion, c’est-à-dire de faire oublier la catastrophe sanitaire, économique et sociale. Face aux galimatias intersectionnels, la droite et l’extrême droite sont trop heureuses de se présenter comme les champions de « l’égalitarisme », de « l’universalisme » – et même, tant qu’à faire, des « travailleurs blancs hétérosexuels », que les théories intersectionnelles accablent souvent de toutes les tares.

Bien sûr, nous devons dénoncer fermement cette propagande de la droite et de l’extrême droite, qui cherche à affaiblir toute la gauche. Mais nous ne devons pas faire la moindre concession théorique aux « politiques identitaires » et aux diverses variétés de féminismes bourgeois ou petit-bourgeois. Dans le même temps, nous devons être en première ligne de toutes les luttes contre l’oppression des femmes. Depuis la crise de 2008, ces luttes ont mobilisé un nombre croissant de femmes et d’hommes à travers le monde. La crise actuelle leur donnera une nouvelle impulsion. Nous y défendrons notre programme marxiste et rappellerons systématiquement cette vérité élémentaire : la lutte pour l’émancipation des femmes – comme la lutte contre le racisme et toutes les oppressions – est indissolublement liée à la lutte contre l’exploitation de classe, contre le capitalisme et pour la révolution socialiste.

La crise du réformisme

La crise du capitalisme entraîne fatalement une crise du réformisme, dont il détruit les bases matérielles.

Le réformisme, c’est le programme d’une amélioration graduelle et indéfinie des conditions de vie des masses – sans renverser le capitalisme. Un tel programme n’est viable, dans certaines limites, que lors des phases d’expansion rapide et continue de l’économie. Alors, les classes dirigeantes peuvent faire des concessions aux travailleurs. A l’inverse, lorsque le capitalisme s’enfonce dans la crise, non seulement les classes dirigeantes ne sont pas disposées à faire de nouvelles concessions, mais elles s’attaquent à toutes les concessions passées.

Au cours des trois décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, le capitalisme a connu une phase d’expansion inédite. Dans les pays capitalistes développés, il y avait peu de chômage. Le niveau de vie des masses s’améliorait. Les classes dirigeantes concédaient certaines réformes en matière de retraites, de santé, d’éducation. Cette longue phase de croissance a énormément renforcé le réformisme au sein du mouvement ouvrier.

La crise mondiale de 1973 a ouvert une nouvelle phase, marquée par une intensification de la lutte des classes dans de nombreux pays. Cependant, la stabilisation ultérieure de l’économie mondiale, d’une part, et l’effondrement des régimes staliniens, d’autre part, ont donné au réformisme un second souffle. Lorsque la crise de 2008 a éclaté, 60 ans de réformisme avaient abouti à une profonde dégénérescence des dirigeants des partis de gauche. Au pouvoir, ces « pragmatiques » ont défendu le capitalisme – et donc mené les politiques d’austérité qu’exigeaient les bourgeoisies.

En France, le gouvernement de François Hollande a mené une politique entièrement vouée aux intérêts de la classe dirigeante. Le Parti Socialiste, qui avait dominé la gauche française pendant quatre décennies, en est sorti profondément discrédité. Par une ironie de l’histoire, c’est à un représentant de « l’aile gauche » du PS, Benoît Hamon, qu’est revenue la tâche d’en recueillir le verdict : 6,4 % des voix à l’élection présidentielle de 2017.

Il n’est pas dit que le PS s’en relèvera. Cela dépend de plusieurs facteurs, et en particulier de l’évolution des organisations qui se tiennent sur la gauche du PS. Mais une chose est claire : les dirigeants actuels du PS ne sont pas seulement incapables de rompre avec le réformisme ; ils sont incapables de virer à gauche. A l’heure où la polarisation politique croissante provoque une crise du « centre », les dirigeants du PS continuent de rêver à l’élection d’un gouvernement de « centre gauche ». Or, après l’expérience du gouvernement de François Hollande, une candidature du PS sur un programme modéré ne peut pas susciter beaucoup d’enthousiasme dans la masse de la jeunesse et du salariat.

Pendant des décennies, la direction du PCF a suivi comme son ombre la dérive droitière du PS. C’est la cause fondamentale de son déclin. Même après la présidentielle de 2017, la direction du PCF s’est avérée incapable de rompre avec l’appareil du PS, auquel elle est organiquement liée, de longue date, par des alliances systématiques – et sans principes – aux élections locales. De ce point de vue, le remplacement de Pierre Laurent par Fabien Roussel, à la tête du PCF, n’a strictement rien changé. Derrière un « patriotisme de parti » plus marqué (pour plaire à la base), Fabien Roussel représente surtout cette couche de l’appareil qui veut conclure des alliances électorales avec qui bon lui semble, sans s’embarrasser du moindre principe.

Si la direction du PCF était vraiment communiste, elle prendrait acte des chances de victoire de la FI, en 2022, et mobiliserait ses militants, sa presse et son appareil pour contribuer à cette victoire, tout en faisant campagne pour un programme de rupture avec le capitalisme. Cette démarche trouverait un écho chez des millions de jeunes et de travailleurs qui souhaitent la victoire de la FI. Cela renforcerait nettement le PCF dans les couches les plus radicalisées de la société. Le moins qu’on puisse dire est que la direction actuelle du PCF n’a pas pris cette voie. Cela prépare de nouveaux revers électoraux et de nouvelles crises internes.

La France insoumise et la présidentielle de 2022

La crise du réformisme ne signifie pas que, du jour au lendemain, les jeunes et les travailleurs cessent de soutenir tous les dirigeants réformistes. Il y a deux raisons à cela. D’une part, les forces du marxisme sont trop faibles, à ce stade, pour représenter une alternative crédible aux yeux des masses. D’autre part, pour que les masses perdent leurs propres illusions réformistes, qui s’enracinent dans un passé révolu, elles devront faire – et refaire – l’expérience de l’impasse du réformisme. La crise du réformisme va donc se développer sur toute une période à travers des scissions, des conflits, l’ascension et le déclin de différentes organisations ou tendances.

Ce processus a commencé bien avant la crise actuelle. L’émergence de la France insoumise, en 2016 et 2017, en est un bon exemple. Le programme de la FI est réformiste. Mais sa rupture avec le PS et la relative radicalité de son programme ont suscité beaucoup d’enthousiasme dans une large fraction de la jeunesse et du salariat, surtout dans la foulée du gouvernement Hollande. Les 20 % de Mélenchon, en avril 2017, marquaient un tournant dans la vie politique du pays : l’aile gauche du réformisme (la FI) l’emportait largement sur son aile droite (le PS). C’était l’expression d’une nette radicalisation de millions de jeunes et de travailleurs. La bourgeoisie ne s’y est pas trompée : elle a fait de la FI son ennemi public numéro un.

Cependant, le réformisme de gauche est organiquement instable, vacillant, opportuniste. Depuis leur succès de 2017, les dirigeants de la FI ont multiplié les erreurs droitières. Ils s’imaginent qu’un programme trop à gauche fait fuir les électeurs. De leur revers aux élections européennes de 2019, ils ont tiré la conclusion que leur campagne – trop modérée – était trop radicale. Les réformistes commettent toujours cette erreur. Au lieu de se baser sur les aspirations réelles et la combativité des travailleurs, ils se basent sur les vacillations et les préjugés de la petite-bourgeoisie plus ou moins radicalisée.

Si Mélenchon ne mène pas une campagne suffisamment radicale, pour la présidentielle de 2022, il compromettra sérieusement ses chances de victoires. Ceci dit, objectivement, le potentiel de sa candidature est encore plus important qu’en 2017, car la crise du capitalisme s’est aggravée, depuis. La campagne présidentielle sera encore plus polarisée que ne l’était celle de 2017. Par ailleurs, beaucoup de jeunes et de travailleurs qui aspirent à une « rupture » avec l’ordre établi prendront acte du fait qu’il n’y a pas, à gauche, d’alternative à la candidature de Mélenchon.

Les sondeurs ont beau annoncer un deuxième tour entre Le Pen et Macron, c’est loin d’être évident. Il y aura une polarisation sur la droite et sur la gauche – à condition, bien sûr, que Mélenchon soit capable de cristalliser cette polarisation. L’issue du premier tour sera essentiellement déterminée par la réponse à la question suivante : qui, de Mélenchon ou de Le Pen, l’emportera dans les couches les plus exploitées et les plus opprimées de la population ?

Soit dit en passant, les Verts auront le plus grand mal à capter cet électorat, car leur programme est extrêmement modéré, y compris sur le plan écologique. Pour que les Verts fassent de bons scores (en pourcentages) aux dernières élections municipales et européennes, il a fallu une énorme abstention de l’électorat populaire (et les erreurs droitières de la FI).

En 2017, Mélenchon a recueilli 3 millions de voix de plus qu’en 2012 – et Marine Le Pen 1,3 million de voix de plus (au premier tour). Autrement dit, la polarisation était encore plus nette sur la gauche que sur la droite. Mais rien ne garantit qu’il en ira de même cette fois-ci. Les conditions objectives – la crise du capitalisme et ses conséquences sociales – ne constituent qu’un élément de l’équation ; l’autre élément, c’est la campagne électorale, sa tonalité, son programme, etc. Cet élément sera décisif dans la victoire – ou la défaite – de Mélenchon.

On ne peut exclure que les dirigeants du PS et des Verts finissent par s’entendre sur une candidature commune. Au fond, il n’y a à cela aucun obstacle idéologique, puisque les dirigeants du PS et des Verts sont d’accord sur l’essentiel : la défense inconditionnelle du système capitaliste, qu’ils proposent de sauver de sa faillite au moyen de quelques taxes et autres réglementations superficielles. En bref, ils proposent de soigner un cancer avec de l’aspirine.

Que le PS et les Verts s’unissent ou pas, le paysage politique du premier tour de l’élection présidentielle restera fondamentalement le même : la lutte interne à gauche se ramènera à une opposition entre plusieurs tendances réformistes – mais dont l’une (FI) sera perçue, à juste titre, comme plus à gauche que l’autre (ou les autres : PS et Verts).

Dans ce contexte, la position générale de Révolution sera la même qu’en 2017 : nous soutiendrons l’aile gauche du camp réformiste (FI) contre son aile droite (PS et Verts), mais sans renoncer à critiquer la gauche et à défendre notre programme révolutionnaire. Nous soutiendrons la candidature de Mélenchon et participerons activement à sa campagne électorale. Dans le même temps, nous expliquerons les limites du programme réformiste de la FI – et la nécessité d’un programme révolutionnaire, d’un programme de rupture avec le système capitaliste.

L’extrême gauche

Comme en 2017, notre soutien critique à la candidature de Mélenchon suscitera l’incompréhension scandalisée de certains militants d’extrême gauche, qui ne font pas la moindre différence entre la FI, le PS, les Verts, LREM, etc., car tous sont « bourgeois ». Mais des millions de jeunes et de travailleurs radicalisés font la différence. Ils ne comprendront pas l’intérêt de candidatures d’extrême gauche qui prendront des centaines de milliers de voix à Mélenchon, en 2022.

Il est difficile d’anticiper l’évolution à court et moyen termes des organisations d’extrême gauche (LO, NPA, etc.). D’un côté, la crise du capitalisme favorise leur croissance, objectivement, car beaucoup de jeunes et de travailleurs peuvent être attirés par leur activisme et leur radicalité. Mais d’un autre côté, leurs erreurs – ultra-gauchistes et opportunistes – se sont cristallisées, au fil des décennies, au point de constituer de sérieux obstacle à leur développement. La crise du NPA en est une bonne illustration.

Dans la période à venir, il est possible que certaines de ces organisations coulent pendant que d’autres progressent. Quoi qu’il en soit, toutes celles qui ne parviendront pas à rompre avec leurs méthodes erronées seront condamnées à l’impuissance, à terme. Un élément de l’équation sera la croissance de la TMI, qui exercera une influence positive sur un certain nombre de militants d’extrême gauche.

La droite et l’extrême droite

Quatre ans après son fiasco de 2017, la droite traditionnelle n’a toujours pas remonté la pente. La crise économique, les scandales de corruption et le bilan désastreux du gouvernement Sarkozy (2007-2012) ont privé Les Républicains d’une fraction significative de leur vieux « socle » électoral, en particulier dans les couches inférieures de la petite bourgeoisie. En avril 2017, une partie de ces électeurs est allée vers Macron, une autre (moins importante) vers Le Pen.

En 2019, malgré tous les déboires du gouvernement Macron, LR réalisait le plus mauvais score de la droite traditionnelle aux élections européennes : 8,5 %. Le RN, lui, recueillait 23,3 % des voix et LREM 22,4 %, sur fond d’abstention massive (50 %).

Du point de vue de la bourgeoisie, l’idéal, en 2022, serait un gouvernement de coalition entre LREM et LR. Cela s’imposerait, en particulier, si aucun des deux partis ne disposait, seul, de majorité à l’Assemblée nationale. Sur le plan programmatique, une telle coalition ne poserait aucun problème : Macron a mis en œuvre le programme des Républicains, c’est-à-dire de la bourgeoisie. Les divergences entre macronistes et Républicains sont très artificielles. Il s’agit essentiellement de postures électoralistes. Les Républicains s’efforcent de regagner du terrain en se distinguant de LREM – sans grand succès.

Le « plan A » de la bourgeoisie est une victoire de Macron – ou du candidat LR – face à Le Pen, au deuxième tour de la présidentielle, suivie d’un accord entre LREM et LR. Cependant, c’est loin d’être garanti, compte tenu du rejet massif de Macron, d’une part, et d’autre part du potentiel électoral du RN. Aussi la bourgeoisie a-t-elle un « plan B », qui n’écarte plus le RN du pouvoir. Un gouvernement de coalition entre les Républicains et le RN n’est plus totalement exclu – malgré les dangers qu’un tel scénario comporte, du fait du vif rejet que le RN suscite toujours dans la jeunesse et le salariat. Cette hypothèse est renforcée par les sondages annonçant qu’un deuxième tour entre Macron et Le Pen serait beaucoup plus serré qu’en 2017. De son côté, Marine Le Pen fait tout ce qu’elle peut pour « crédibiliser » et « normaliser » le RN, y compris en excluant son père du parti qu’il a fondé. En écartant de son programme la « sortie de l’UE » et le « retour au franc », elle a envoyé un signal très clair à la grande bourgeoisie française, qui n’a aucun intérêt à sortir de l’UE.

Les grands médias jouent un rôle flagrant dans la prétendue « normalisation » du RN. En avril 2002, lorsque Jean-Marie Le Pen s’est qualifié pour le deuxième tour de l’élection présidentielle, toute la société officielle – dont les grands médias – a mené campagne pour Chirac au nom de la « défense de la République », voire de la « lutte contre le fascisme ». A les entendre, c’était le combat de la Lumière contre la Nuit sans bornes. En réalité, il s’agissait de redorer le blason de Chirac et de la droite traditionnelle. Vingt ans plus tard, les dirigeants et ex-dirigeants du RN sont invités, chaque jour, sur tous les plateaux de télévision, où leurs idées archi-réactionnaires sont accueillies avec une grande bienveillance. Désormais, « l’ennemi » officiel de la République et de la Démocratie, ce n’est plus le RN ; c’est la France insoumise – c’est-à-dire, précisément, la force qui, en 2022, peut faire échec aux plans A et B de la classe dirigeante.

L’arrivée au pouvoir du RN, quel que soit son poids au sein du gouvernement, ne marquerait pas l’avènement, en France, d’un régime dictatorial (bonapartiste), et encore moins d’un régime fasciste. De même, aux Etats-Unis, au Brésil et en Italie, l’arrivée au pouvoir de Trump, Bolsonaro et Salvini – dont le RN se réclame – n’a pas marqué l’avènement de dictatures militaires, ni a fortiori de régimes fascistes. Le rapport de forces entre les classes, à ce stade, ne permet pas aux bourgeoisies française, italienne, etc., de s’orienter dans cette direction, car cela risquerait de provoquer un puissant mouvement révolutionnaire. On en a eu un bon aperçu, en France, avec la mobilisation massive – et largement spontanée – suscitée par l’article 24 de la loi Sécurité Globale, qui interdit de filmer la répression policière. Effrayé par l’ampleur des manifestations, le gouvernement a suspendu cet article de son projet de loi.

Chaque fois que le RN fait un bon score électoral, des dirigeants de gauche annoncent l’imminence du « fascisme ». Ces gens-là ne semblent pas avoir la moindre idée de ce qu’est le fascisme, ni des conditions de son émergence et de sa victoire. Au fond, leur confusion reflète un profond manque de confiance dans la classe ouvrière. Ils s’imaginent qu’une fois le RN au pouvoir, les travailleurs, hypnotisés, se laisseraient tondre sans mot dire. C’est complètement absurde.

Les analystes bourgeois les plus sérieux comprennent bien mieux la signification du « populisme de droite » à la Marine Le Pen. Dans l’éditorial du Financial Times du 29 décembre dernier, on pouvait lire la chose suivante : « Tous les laissés-pour-compte des transformations économiques en tirent de plus en plus la conclusion que les gouvernants et dirigeants ne s’intéressent pas à eux – ou, pire, qu’ils utilisent l’économie à leur seul profit. (…) Depuis la crise financière globale, ce sentiment de trahison nourrit une réaction politique contre la mondialisation et la démocratie libérale. Le populisme de droite peut profiter de cette réaction, tout en laissant intacte l’économie de marché. Mais comme il ne pourra pas tenir ses promesses à tous ceux qui sont économiquement frustrés, le moment viendra où les peuples sortiront les fourches contre le capitalisme lui-même – et pour se saisir des richesses de ceux qui en bénéficient. » C’est parfaitement exact. Dans le contexte actuel, une violente oscillation vers la droite ne serait qu’une étape précédant une violente oscillation vers la gauche – et non l’amorce d’une dictature militaire ou fasciste.

Non seulement la bourgeoisie française ne peut pas s’orienter vers une dictature, à ce stade, mais elle n’en a pas besoin, car elle peut toujours s’appuyer sur les dirigeants officiels du mouvement ouvrier, qui n’ont pas la moindre intention de renverser le capitalisme et sont parfaitement disposés à « négocier » la régression sociale. Du point de vue de la bourgeoisie, c’est beaucoup plus sûr qu’une aventure bonapartiste. Il n’en ira pas toujours ainsi, évidemment. Si, au cours de la prochaine période, la classe ouvrière et ses organisations ne parviennent pas à prendre le pouvoir, les conditions d’un régime bonapartiste finiront par émerger. Mais d’ici là, les travailleurs auront plusieurs fois l’occasion de prendre le pouvoir.

Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas des groupuscules véritablement fascistes, ni qu’ils ne constituent pas une nuisance pour les activités du mouvement ouvrier. De tels groupes existent, comme « l’Action Française » ou les « Identitaires ». Mais à ce stade, ils restent des groupuscules contraints d’agir de façon isolée et dispersée, aux marges de la lutte des classes. Pour les combattre, les réformistes s’en remettent à l’Etat bourgeois pour obtenir leur dissolution, tandis que les groupes « antifascistes » se limitent à des actions coup de poing, aussi marginales et isolées que celles des fascistes. Nous défendons pour notre part la nécessité d’une mobilisation la plus large possible de la classe ouvrière et de ses organisations et l’autodéfense du mouvement ouvrier.

Construire la TMI !

L’époque dans laquelle nous sommes entrés, depuis 2008, ressemblera beaucoup plus aux turbulentes années 1930 qu’aux trois décennies consécutives à la Deuxième Guerre mondiale (les « Trente Glorieuses »). Cependant, l’histoire ne se répète jamais exactement de la même manière. Il y a d’importantes différences entre notre époque et les années 30.

Une différence saute aux yeux : le rythme des événements était bien plus rapide dans les années 30 qu’il ne l’est aujourd’hui. Dix ans après le krach de 1929, le cycle des révolutions et des contre-révolutions se concluait par la grande boucherie impérialiste de 1939-45, qui fut suivie par une nouvelle et longue phase d’expansion du capitalisme. Aujourd’hui, plus de douze ans après la crise de 2008, aucun dénouement ne se dessine à court terme – ni dans le sens de la révolution socialiste, ni dans celui de la contre-révolution – et aucune longue phase d’expansion économique n’est à l’ordre du jour.

Pour des raisons que nous avons développées ailleurs [11], une nouvelle Guerre mondiale est exclue dans l’immédiat, même s’il y aura constamment d’effroyables guerres « locales » en Afrique, au Moyen-Orient et ailleurs.

Surtout, le rapport de forces entre les classes n’est plus le même que dans les années 30. Dans toutes les grandes puissances, la petite paysannerie a pratiquement disparu – au profit de la classe ouvrière. Même dans les pays dominés par l’impérialisme, la classe ouvrière s’est beaucoup développée au détriment des petits propriétaires des villes et des campagnes. Autrement dit, les réserves sociales de la réaction ont fondu. En conséquence, la bourgeoisie ne peut plus s’orienter rapidement vers une « solution » contre-révolutionnaire. Mais d’un autre côté, la solution révolutionnaire est entravée par les directions réformistes du mouvement ouvrier, qui constituent un énorme obstacle à la conquête du pouvoir par les travailleurs.

La crise va donc se développer sur une longue période, qui sera marquée par une succession de victoires et de défaites partielles, de violentes oscillations vers la droite et vers la gauche. Ce processus constituera une immense école pour les travailleurs, mais aussi pour les marxistes. Nos idées et nos méthodes seront soumises à l’épreuve de grands événements, qui nous donneront l’occasion de nous renforcer.

Nous l’avons dit plus haut : la radicalisation des masses va d’abord profiter aux réformistes de gauche. Mais d’ores et déjà, sous l’impact de la crise, un nombre croissant de jeunes et de travailleurs cherchent des idées et une organisation révolutionnaire. Ce n’est encore qu’une petite minorité, mais une minorité croissante.

En 2020, la TMI a connu la phase de croissance la plus rapide de son histoire. Nous sommes clairement sur la bonne voie, mais ce n’est que le début. L’accélération de l’histoire doit se refléter dans notre rythme de croissance. Si nous travaillons correctement, la TMI émergera, dans les années qui viennent, comme un point de référence dans les couches les plus militantes de la classe ouvrière mondiale. Alors, à la faveur des développements de la lutte des classes, notre croissance ultérieure nous ouvrira la possibilité de disputer la direction du mouvement ouvrier aux dirigeants réformistes – c’est-à-dire de mettre la révolution socialiste à l’ordre du jour en France et à l’échelle internationale.


Notes :

[1] L'OCDE bien plus confiante sur la croissance mondiale, portée par les vaccins et le plan Biden (Les Echos)

[2] L’Investissement mondial en chute libre (Le Figaro)

[3] La dette publique mondiale a atteint un pic historique en 2020 (BFM Business)

[4] Le COVID-19 a alourdi la dette mondiale de 24.000 milliards de dollars en 2020-IIF (Les Echos)

[5] Tesla, Signal… “la Bourse est prise de folie, gare au krach !” (Capital)

[6] Le Figaro du 26 février 2021.

[7] Social Repercussions of Pandemics (FMI)

[8Excédent de 29,2 milliards d’euros du commerce international de biens de la zone euro (eurostat)

[9] L’investissement porte la croissance de la France (Capital)

[10] Macron danse au-dessus d’un volcan - Edito du n°21 (Révolution)

[11] Par exemple ici (intertitre « Guerre mondiale ? ») : Perspectives mondiales (2018) (TMI)

Ce document a été adopté par le Congrès national de Révolution, qui s’est tenu du 21 au 23 juin 2019.


Depuis notre dernier Congrès national, en juin 2017, la situation sociale et politique française a évolué à grande vitesse. Deux ans après l’élection de Macron, il préside le gouvernement le plus fragile et le plus discrédité depuis Mai 68. En décembre dernier, le mouvement des Gilets jaunes plaçait le pays au seuil d’une crise révolutionnaire. Depuis, il fait preuve d’une endurance extraordinaire. Il marque un tournant dans le cours de la lutte des classes en France. Il aura un impact majeur sur la vie politique et syndicale. Ce document de Perspectives lui accorde donc une place centrale.

Depuis deux ans, d’autres événements et processus importants se sont déroulés au sommet de l’Etat, dans les partis (de droite et de gauche), dans le mouvement syndical et dans la jeunesse. En dernière instance, tous ces développements – y compris, bien sûr, le mouvement des Gilets jaunes – s’enracinent dans la crise du capitalisme. Aussi commencerons-nous par analyser la situation économique aux niveaux mondial, européen et français. Cependant, nous ne répéterons pas dans le détail ce qu’en disent nos Perspectives mondiales 2018 et nos dernières Perspectives pour la France (2015 et 2017), car cela n’a pas besoin d’être corrigé. Ici, on se concentrera sur les tendances économiques les plus fondamentales – et sur quelques éléments nouveaux, dans la mesure où ils sont susceptibles d’avoir un impact sur la situation politique et sociale.

Le marxisme n’est pas un déterminisme mécaniste qui, partant de l’économie, déduirait tout le reste. Il suffit d’imaginer pareille « science » pour en saisir l’absurdité. La vie politique et sociale obéit à des lois relativement indépendantes de la conjoncture économique. C’est à partir d’une analyse concrète, dialectique, de l’ensemble des processus en cours, et de leurs interactions, que la théorie peut s’approcher de la dynamique réelle de l’histoire. Celle-ci, cependant, est toujours plus riche et plus complexe que les meilleures prédictions théoriques. Des perspectives sont indispensables pour s’orienter : pas moins, mais pas plus. Elles ne doivent pas se substituer à l’analyse des processus réels. Et si ces derniers contredisent nos perspectives, elles doivent être corrigées.

Le spectre d’une nouvelle récession mondiale

La récession mondiale de 2008-2009 marquait le début d’une crise organique du capitalisme, dont nous ne sommes pas sortis. Ce n’est pas l’une des nombreuses crises « cycliques » que le capitalisme a traversées, depuis deux siècles, et qui font partie de sa respiration naturelle, comme l’expliquait Marx. Le cycle croissance-récession est inhérent au système capitaliste : chaque récession prépare les éléments de la prochaine phase de croissance – et inversement.

Une crise organique, par contre, manifeste l’impasse historique du capitalisme. Elle n’est pas une simple récession cyclique entre deux phases de croissance. Elle ouvre toute une époque de profond marasme économique, avec ses phases de faible croissance, de stagnation et de rechute dans la récession. Sur le plan social et politique, les conséquences en sont colossales. Alors que, dans certaines circonstances, une crise cyclique peut quasiment passer inaperçue (si elle est faible, brève et suivie d’une forte reprise), une crise organique ouvre nécessairement toute une époque de profonde instabilité politique et sociale. Ainsi, la crise organique des années 30 a déterminé une succession de révolutions et de contre-révolutions (France, Allemagne, Espagne, etc.), ainsi qu’une énorme intensification de la lutte des classes aux Etats-Unis (entre autres).

La crise qui a éclaté aux Etats-Unis, en 1929, a rapidement gagné le reste du monde capitaliste et s’est prolongée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, une nouvelle guerre mondiale est exclue à court et moyen termes, pour des raisons que nous avons développées ailleurs [1] – et dont la principale est qu’une nouvelle conflagration mondiale présuppose une défaite décisive de la classe ouvrière internationale. La Seconde Guerre mondiale n’aurait pas été possible sans la défaite des travailleurs allemands (Hitler), espagnols (Franco) et français (faillite du « Front Populaire »). Or aujourd’hui, loin d’être au seuil de défaites décisives, la classe ouvrière mondiale commence à se mobiliser à une échelle massive.

Il y a une autre différence entre la crise organique actuelle et celle des années 30. Entre 1929 et 1934, le PIB de nombreux pays s’est effondré. Il a chuté de 25 % aux Etats-Unis et de 22 % en France. Comparée à la Grande Dépression des années 30, la crise de 2008 a été rapidement amortie (dès 2010). Aux Etats-Unis, la récession a duré un peu plus d’an – et le PIB n’a chuté « que » de 5 %. Il y a à cela différentes raisons qu’il n’est pas nécessaire d’analyser ici en détail. Il suffit de souligner que, d’une part, la forte croissance chinoise a permis de limiter les dégâts : entre 2010 et 2015, les investissements chinois ont soutenu 42 % de la croissance mondiale [2]. D’autre part (et surtout), des politiques monétaires extrêmement souples ont été mises en œuvre par les grandes puissances. Pour éteindre l’incendie, les Banques Centrales et les gouvernements ont inondé l’économie mondiale de liquidités. Les taux d’intérêt ont été réduits à près de 0 %. Le rachat de dettes pourries par les Banques Centrales a pris des proportions inouïes.

Tout ceci a eu au moins deux conséquences. Premièrement, les dettes publiques des Etats ont explosé. Par exemple, la dette publique des Etats-Unis a bondi de 68 % du PIB en 2008 à 100 % du PIB en 2012 (et 108 % en 2019). L’addition, bien sûr, est présentée aux travailleurs, aux jeunes, aux retraités et aux chômeurs, sous la forme de coupes drastiques dans les dépenses publiques. Deuxièmement, la bulle spéculative qui avait explosé, en 2008, a été regonflée. La dette mondiale (publique et privée) est passée de 208 % du PIB mondial en 2008 à 230 % du PIB mondial aujourd’hui. Sur la même période, la dette souveraine mondiale est passée de 30 000 milliards à 63 000 milliards de dollars [3]. C’est insoutenable.

La crise de 2008 n’a été amortie qu’au prix de préparer une nouvelle et plus profonde récession. Les leviers utilisés dans la foulée de 2008, pour sortir de la crise, ne sont plus disponibles. Dans un article publié le 7 avril dernier, le Financial Times évoquait le « ralentissement synchronisé » de l’économie mondiale, ces derniers mois, et citait l’économiste Eswar Prasad : « Les hauts niveaux de dette publique vont probablement limiter la capacité des économies les plus importantes à contrer le ralentissement économique aux moyens de stimulants fiscaux ». Il ajoutait : « Dans les pays où les taux d’intérêt sont déjà proches de zéro, il n’est pas possible d’assouplir davantage la politique monétaire. De manière générale, de tels assouplissements présentent désormais des risques significatifs – sans garantie de résultats positifs. » [4] Or ce qui est vrai dans le contexte du ralentissement actuel l’est aussi, a fortiori, dans l’hypothèse d’une nouvelle récession mondiale. Soit dit en passant, cette situation réduit à néant la viabilité des politiques de « relance keynésienne » qui constituent l’alpha et l’oméga des programmes des réformistes de gauche, en France et ailleurs.

En outre, il n’est plus possible de compter sur la forte croissance chinoise pour limiter l’impact d’une nouvelle crise mondiale. Au contraire : l’économie chinoise s’est transformée, dialectiquement, en une source d’inquiétude majeure sur les marchés mondiaux. Le ralentissement économique de la Chine est d’autant plus redouté qu’il s’accompagne d’un endettement colossal de l’Etat et du secteur privé. En janvier dernier, la dette totale de la Chine (publique et privée) s’élevait à 30 000 milliards de dollars, soit 254 % du PIB du pays [5].

Enfin, les fortes tensions protectionnistes entre la Chine, les Etats-Unis et l’Europe ne sont pas en voie de s’apaiser. L’OMC a révisé à la baisse la croissance du commerce mondial en 2019, de 3,7 % à 2,6 %. Derrière les sourires et les déclarations pacifiques des dirigeants américains, européens et chinois, chacun se prépare à l’intensification de la guerre commerciale. Or, comme nous l’avons souvent rappelé, c’est précisément une flambée de mesures protectionnistes qui, dans les années 30, a transformé la récession en Grande Dépression. Il n’en irait pas autrement cette fois-ci.

La conscience de classe

Nul ne peut dire précisément où et quand éclatera la prochaine crise. L’actuel « ralentissement synchronisé » qui touche l’UE, les Etats-Unis et la Chine, pourrait bien la précipiter. Mais on ne peut l’affirmer avec certitude, car l’économie n’est pas une science exacte permettant ce type de prédictions. Trois choses semblent claires, par contre : 1) Une nouvelle récession mondiale est inévitable à plus ou moins court terme ; 2) Les capitalistes et leurs gouvernements auront le plus grand mal à en limiter l’intensité et les conséquences sociales dévastatrices, cette fois-ci ; 3) Elle aura un impact rapide et profond sur la conscience des jeunes et des travailleurs du monde entier.

Ce dernier point est très important au regard des perspectives pour le développement de la lutte des classes. Ce qui nous intéresse au premier chef, dans les processus économiques, c’est leur impact sur la conscience des masses. La crise de 2008 n’a pas immédiatement provoqué une radicalisation de notre classe. Rien d’étonnant à cela. Dans un premier temps, la plupart des travailleurs espéraient que la crise serait temporaire. Les dirigeants réformistes du mouvement ouvrier – qui, à la différence des marxistes, n’avaient pas anticipé la crise – ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour renforcer les illusions des travailleurs. Au fil des années, cependant, un nombre croissant de salariés a compris que cette crise était différente des précédentes, qu’elle ouvrait une période d’austérité et de contre-réformes permanente. La radicalisation politique des travailleurs a commencé à s’exprimer clairement en Grèce (Syriza), en Espagne (Podemos), en Grande-Bretagne (Corbyn), en France (Mélenchon), en Belgique (PTB) et aux Etats-Unis (Sanders), pour ne citer que les exemples les plus connus. En France, le mouvement des Gilets jaunes marque le réveil spectaculaire des couches les plus exploitées et opprimées de la population.

Tout cela est acquis, c’est-à-dire enregistré dans la conscience collective de la jeunesse et du mouvement ouvrier. Aussi, face à une nouvelle récession mondiale, ils ne réagiront pas de la même manière que face à la crise de 2008. Leurs illusions dans la viabilité du système capitaliste, qui sont déjà très entamées, le seront encore plus. Pour autant, cela ne signifie pas que la lutte des classes se développera en ligne droite – et que la masse des travailleurs se tournera vers le programme du marxisme révolutionnaire. Le processus sera plus complexe, marqué par toutes sortes de contradictions, d’étapes intermédiaires, de flux et de reflux.

Une récession ne favorise pas la lutte gréviste pour de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail. Mais une vague de fermetures d’entreprises pourrait aboutir à des occupations, qui mettront la question de la propriété au centre de l’attention. La lutte des classes prendra un caractère plus politique. Ceci dit, une amélioration temporaire de la conjoncture, à un certain stade, pourrait susciter une grande vague de grèves. Il est impossible d’anticiper le rythme et les formes précises des événements, qui dépendent de nombreux facteurs. Par contre, on peut prévoir que la crise donnera une puissante impulsion à la radicalisation et à la polarisation politiques qui se développent depuis plusieurs années.

La radicalisation politique des masses favorisera la croissance de nos forces, en particulier dans la jeunesse. Mais dans un premier temps, ce sont les différentes variétés de réformistes et de « populistes » de gauche qui en bénéficieront le plus. Lorsque les masses rejettent le capitalisme en crise, elles ne se tournent pas immédiatement vers le socialisme révolutionnaire. D’une part, les forces du marxisme sont beaucoup trop faibles pour constituer une alternative immédiate. D’autre part et surtout, les masses n’abandonneront leurs illusions réformistes que sur la base de leur propre expérience. Avant de se tourner vers la conquête du pouvoir, elles devront passer par la douloureuse école du réformisme de gauche et de ses « solutions », c’est-à-dire de son impuissance à transformer la société.

Le marasme européen

L’intégration européenne est allée plus loin que notre Internationale ne l’avait cru possible. C’est lié au fait que la crise mondiale du capitalisme a elle-même éclaté plus tard que nous ne l’anticipions. Mais désormais que cette crise a éclaté, l’UE est en proie aux tendances centrifuges que nous avions annoncées. Les intérêts contradictoires des classes dirigeantes nationales passent au premier plan. L’heure n’est plus à de nouvelles étapes de l’intégration européenne, mais aux premières étapes de sa désintégration. La crise des réfugiés – qui a suspendu, de facto, les accords de Schengen – en est une illustration frappante. Des frontières internes à l’UE ont été rétablies, pendant que se menaient d’écœurantes négociations sur les quotas de réfugiés à répartir entre les différents pays d’Europe.

La « crise de l’euro » – qui a éclaté en 2010 – est censée être « derrière nous » depuis l’été 2015, c’est-à-dire depuis la capitulation de Tsipras, en Grèce. C’est du moins ce que répètent la plupart des dirigeants européens. Mais c’est une mauvaise plaisanterie. La BCE a jeté toute orthodoxie monétaire par-dessus bord et a temporairement noyé la crise dans un océan de liquidités, à coup de dizaines de milliards d’euros par mois (« assouplissement quantitatif »). Mais cela n’a réglé aucun des problèmes fondamentaux. La croissance européenne est faible. Même l’économie allemande ralentit nettement, désormais. Plusieurs banques européennes sont très fragiles, notamment les banques italiennes. Les dettes publiques de la plupart des Etats européens restent très élevées – et sont donc susceptibles de précipiter une nouvelle crise de la monnaie unique, en particulier dans le contexte d’une récession. Une profonde crise économique exercera des pressions colossales sur les structures de l’UE, qui pourrait finir par se disloquer au milieu des récriminations mutuelles.

Dans les années 90, nous expliquions qu’en imposant une même politique monétaire à des économies de taille différente et qui évoluent dans différentes directions, l’UE allait créer de nouvelles contradictions. C’est désormais un fait reconnu par les observateurs bourgeois les plus lucides. En juin dernier, The Economist écrivait : « D’un instrument de convergence, la monnaie unique s’est transformée en un facteur de division entre pays européens ». Précisément. Et de ce point de vue, le problème demeure entier. Le projet d’unifier l’Europe sur la base du capitalisme reste ce qu’en disait Lénine : une « utopie réactionnaire ». Une utopie parce que c’est impossible, compte tenu des rivalités entre bourgeoisies européennes. Et une utopie réactionnaire parce que la tentative d’y parvenir se fait au détriment des travailleurs du continent.

Il est vrai que les bourgeoisies européennes n’ont pas intérêt à la dislocation de l’UE : elles ont trop à y perdre. Elles préfèrent se pendre ensemble que séparément. Dès lors, elles s’efforcent de résoudre les contradictions internes à l’UE en attaquant la classe ouvrière, en intensifiant les politiques d’austérité et de contre-réformes, comme on l’a vu très clairement dans le cas de la Grèce. Mais cela ne peut qu’accroître le rejet de l’UE par les peuples, stimuler la lutte des classes et aggraver l’instabilité politique du continent. La crise de l’UE accélère la polarisation politique.

Last but not least, le Brexit a plongé la Grande-Bretagne dans une crise politique sans précédent. Mais il exacerbe aussi les tensions internes à l’UE, chaque classe dirigeante ayant son idée – liée à ses intérêts – sur ce qu’il est souhaitable d’accorder au gouvernement britannique. Le nouveau délai pour un accord (31 octobre 2019) est un compromis bancal et qui ne règle rien. Aucune solution n’est en vue au sein de l’actuel Parlement britannique. L’organisation d’un deuxième référendum serait un pari extrêmement risqué, car s’il confirmait le résultat du premier, il rendrait un « Brexit dur » inévitable. Dans tous les cas, la « démocratie » britannique en sortirait encore plus discréditée qu’elle ne l’est déjà. La participation de la Grande-Bretagne aux prochaines élections européennes – trois ans après le référendum ! – est une situation inédite et loufoque, qui porte un nouveau coup à la crédibilité des establishments britanniques et européens.

Au fond, le Brexit n’est ni dans l’intérêt des sections décisives de la bourgeoisie britannique, ni dans l’intérêt du capitalisme européen. Coupée du « marché commun » européen, l’économie britannique plongerait dans la récession. Mais l’économie européenne en serait affectée, elle aussi, car la Grande-Bretagne est un poids lourd du marché commun. Aussi feront-ils tout pour éviter ce scénario. Mais ils ne pourront pas effacer le vote du 23 juin 2016, qui ne cessera de hanter la vie politique britannique et européenne.

Sur la base du capitalisme, une sortie de la France de l’UE n’aurait rien de progressiste, contrairement à ce que s’imaginent certains partisans du « Frexit ». Nous rejetons le nationalisme bourgeois comme le « fédéralisme » bourgeois – et tous les arrangements intermédiaires. Il n’y aura pas de solution aux problèmes des travailleurs de France et d’Europe sur la base du capitalisme, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’UE. Inversement, la victoire de la révolution socialiste dans un pays d’Europe, et ses répercussions sur tout le continent, ouvriraient la voie à la seule alternative progressiste à l’UE capitaliste : une Fédération socialiste des Etats Européens. Ce mot d’ordre de la IIIe Internationale est toujours le nôtre.

La crise du capitalisme français

Depuis plusieurs décennies, la dynamique du capitalisme français se caractérise avant tout par son déclin relatif : il n’a cessé de perdre des parts de marché au profit d’autres grandes puissances (en particulier l’Allemagne et la Chine). Cela se traduit notamment par un déficit commercial chronique et qui ne cesse de se creuser, ces dernières années : 45,7 milliards d’euros en 2015, puis 48,1 milliards en 2016, puis 57,8 milliards en 2017, et enfin 59,9 milliards en 2018. Sur la même période, l’Allemagne, premier concurrent de la France en Europe, a accumulé d’énormes excédents budgétaires, compris entre 228 milliards d’euros (2018) et 260 milliards d’euros (2016). A eux seuls, ces chiffres résument le problème de compétitivité du capitalisme français, qui recule sur tous les marchés : mondial, européen et même intérieur.

Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, le Gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, estimait récemment que l’économie française « résiste mieux » aux pressions de la conjoncture mondiale parce qu’elle est « moins exposée au commerce international » que d’autres puissances. Autrement dit, la force du capitalisme français résiderait dans son déclin sur le marché mondial. C’est ce qui s’appelle voir le verre à moitié plein.

Le Medef et les politiciens bourgeois expliquent sans cesse que le déclin du capitalisme français découle de « charges sociales » et d’un « coût du travail » trop élevés, entre autres « rigidités » du marché du travail. En un sens, c’est exact. Sous le capitalisme, le coût horaire du travail est un élément central de la course aux profits et aux parts de marché. Pour accroître la compétitivité du capitalisme français, la bourgeoisie doit prendre des mesures brutales visant à baisser les salaires, augmenter le temps de travail et accroître l’intensité de chaque heure travaillée.

Les capitalistes n’investissent pas pour le plaisir, mais seulement s’ils escomptent un « retour sur investissement ». Pour cela, il faut que le marché puisse absorber les marchandises produites. C’est le cœur du problème. Faute de champs d’investissement profitables, les capitalistes n’investissent pas. Voilà pourquoi le déclin du capitalisme français s’accompagne de records en termes de dividendes versés aux actionnaires. Le 14 mai 2018, Le Figaro signalait que « les groupes du CAC 40 ont redistribué à leurs actionnaires les deux tiers de leurs bénéfices depuis le début de la crise [de 2008], au détriment des investissements et des salariés (…) C’est deux fois plus que dans les années 2000 ». Aucun autre pays n’en fait autant : la bourgeoisie française est championne du monde du parasitisme. Autre expression de ce parasitisme : les capitalistes ont détruit plus d’un million d’emplois industriels depuis 2001, en France.

Pendant que les entreprises du CAC 40 versent des dizaines de milliards d’euros à leurs actionnaires, chaque année, les gouvernements successifs coupent dans les dépenses sociales, les retraites, la santé publique, la Fonction publique, etc. Les deux mouvements sont liés, bien sûr, puisque l’argent public ainsi « économisé » se retrouve dans les caisses du grand patronat, sous la forme d’« allègements de charge » et de « plans » divers, type CICE. Et que font les grandes entreprises de toutes ces subventions publiques directes ou indirectes ? Elles le versent, pour partie, à leurs actionnaires. Au final, c’est un transfert massif de richesses du Travail vers le Capital.

Dans le même temps, la destruction de la santé publique et du système des retraites ouvre un champ d’investissements profitables au secteur privé (mutuelles et assurances privées, etc.).

La plupart des contre-réformes de ces 10 dernières années ont été menées au nom de la « croissance ». Or elle est anémique. Après 1,1 % en 2015 et 2016, elle a connu un « pic » à 2,2 % en 2017, avant de retomber à 1,6 % en 2018. Pour 2019, la Banque de France table sur 1,3 %. Elle n’est pas plus optimiste pour 2020. Ces taux de croissance sont incompatibles avec une baisse significative du chômage – lequel a flambé en 2008 et 2009, puis a augmenté moins vite, mais régulièrement, jusqu’en 2017. Une croissance aussi faible est aussi incompatible avec une baisse importante des déficits publics. La dette publique passera prochainement – peut-être dès 2019 – la barre des 100 % du PIB. Or la charge de la dette (les intérêts que paye l’Etat français) est historiquement faible. Si les taux d’intérêt venaient à augmenter, la dette publique s’envolerait.

Avant même qu’une nouvelle récession mondiale ne frappe l’économie française, les conditions de vie de la masse de la population continueront de se dégrader, sous le double effet d’une croissance faible et des nouvelles attaques du gouvernement. La possibilité d’une reprise forte et durable – qui ferait nettement baisser le chômage et pousserait les salaires à la hausse – est exclue dans les années qui viennent. Quant aux contre-réformes et mesures d’austérité, le gouvernement Macron ne peut pas ne pas les engager, malgré le volcan menaçant des Gilets jaunes. Le gouvernement y survira-t-il ? C’est une autre question. Elle préoccupe la bourgeoisie, certes. Mais de son point de vue de classe, cette question est moins décisive que l’impérieuse nécessité de remettre en cause toutes les conquêtes sociales du mouvement ouvrier. Compte tenu de la crise du capitalisme français, de son déficit de compétitivité, la bourgeoisie ne peut pas tolérer la moindre « pause » dans le rythme des contre-réformes. Il en va de ce qu’elle a de plus précieux au monde : ses marges de profits. Et si Jupiter doit y succomber, ainsi soit-il, « merci et au revoir ».

Le gouvernement Macron

Le gouvernement est déterminé à lancer des attaques brutales contre les retraites, l’assurance chômage et la Fonction publique. Une nouvelle « loi Travail », pour détruire ce qu’il reste des « 35 heures » (entre autres), sera sans doute à l’ordre du jour, de même qu’une nouvelle offensive contre l’assurance maladie. Dans la cervelle éthérée d’un député LREM, cela ne semble pas devoir poser de sérieux problèmes. Mais dans le monde réel, une telle politique est impossible à mettre en œuvre sans provoquer des mobilisations sociales de très grande ampleur – et que les directions syndicales ne parviendront pas toujours à contrôler, comme le montre le mouvement des Gilets jaunes.

Tout avait pourtant si bien commencé, pour Macron ! Sa marche de la Victoire sur l’esplanade du Louvre, au son de l’Hymne à la joie, présageait d’un mandat miraculeux : un long fleuve tranquille de régressions sociales. Sur les plateaux de télévision, les journalistes réactionnaires piaffaient d’impatience et d’admiration. Sur la scène internationale, Macron sauvait la planète en quelques mots, multipliait les pirouettes diplomatiques, ringardisait les dirigeants du monde entier – bref, faisait briller la France de son propre éclat. A coup sûr, un tel prodige allait facilement venir à bout de toutes les résistances sociales, dans le pays !

C’est bien ce qui sembla se passer, au début. A l’automne 2017, la deuxième loi Travail suscita des mobilisations beaucoup moins importantes que la première, en 2016. L’ISF, auquel même Chirac et Sarkozy n’avaient pas osé toucher, fut supprimé pour les plus fortunés des fortunés. On sait comment cette provocation, un an plus tard, est revenue frapper le gouvernement, comme un boomerang. Mais dans les douze premiers mois de son mandat, Macron enchaînait les mauvais coups et volait de victoire et en victoire : loi Travail, « réforme » de la SNCF, sélection à l’université : autant de mesures réclamées de longue date par le Medef, mais que les précédents gouvernements n’avaient pas osé engager, car ils craignaient la mobilisation des jeunes et des travailleurs.

Cependant, comme nous l’expliquions à l’époque, la « force » du gouvernement Macron était plus apparente que réelle. D’une part, Macron n’avait recueilli que 24 % des suffrages exprimés (18 % des inscrits) au premier tour de la présidentielle, et n’avait facilement remporté le deuxième tour que grâce au rejet massif du Front National. D’autre part, et surtout, la principale « force » du gouvernement résidait dans la faiblesse des directions du mouvement syndical. Dans le cas des dirigeants de FO et de la CFDT, parler de faiblesse n’est même pas correct, puisqu’ils ont purement et simplement capitulé. Ils ont soutenu la deuxième loi Travail, malgré son caractère évidemment réactionnaire, et portaient un regard bienveillant sur le programme général du gouvernement. Quant à la CGT, la confédération la plus combative, sa direction refusait de tirer les leçons des grandes mobilisations de 2010 (retraites) et 2016 (loi Travail), qui avaient démontré de façon limpide qu’une succession de « journées d’action », même massives, ne pouvait pas faire reculer le gouvernement. Si des journées d’action n’avaient pas fait reculer Sarkozy et Hollande, par quel miracle pouvaient-elles faire reculer Macron ?

Seul le développement d’un puissant mouvement de grèves reconductibles était susceptible de jeter le gouvernement sur la défensive. Mais cette perspective n’était pas même évoquée par la direction de la CGT – sans parler de la préparer systématiquement, ce qui implique un gros travail d’agitation et de mobilisation, dans les entreprises et la Fonction publique. Face à la pluie de mauvais coups qui s’abattaient sur la jeunesse et le salariat, Philippe Martinez n’avançait qu’une seule stratégie, toujours la même : des journées d’action. Inévitablement, celles-ci mobilisaient de moins en moins de monde, car si Martinez faisait semblant de ne pas en comprendre l’inefficacité, les travailleurs, eux, avaient eu maintes occasions de la constater. Ils étaient de moins en moins disposés à participer à des manifestations dont ils savaient d’avance qu’elles ne changeraient rien.

La faiblesse invite à l’agression. Au lendemain de l’adoption de la deuxième loi Travail, fin 2017, le gouvernement avait tout intérêt, de son point de vue, à forcer son avantage et intensifier son offensive. Il se sentait assez confiant pour lancer deux attaques simultanées : l’une contre les cheminots (« réforme » de la SNCF), l’autre contre la jeunesse étudiante (Parcoursup). C’était risqué. Sur les plateaux de télévision, certains journalistes s’inquiétaient, soulignant qu’il n’était peut-être pas judicieux d’attaquer en même temps la jeunesse et les travailleurs, a fortiori à l’occasion du 50e anniversaire de Mai 68 ! De fait, la lutte prit une certaine ampleur. La grève « perlée » des cheminots fut très suivie, dans un premier temps. Une dizaine d’universités se mobilisèrent fortement.

Cependant, la question du rapport de force nécessaire, pour faire plier le gouvernement, restait posée dans les mêmes termes : à eux seuls, les étudiants et les cheminots mobilisés ne pouvaient pas vaincre. La grève « perlée » des cheminots n’avait elle-même de sens qu’à condition de se transformer rapidement en grève reconductible (quotidienne). Mais pour s’engager dans un mouvement plus dur, les cheminots avaient besoin de voir d’autres secteurs du salariat s’engager dans le combat gréviste. De même, beaucoup d’étudiants comprenaient que leur seule chance de victoire résidait dans une généralisation du mouvement. Au final, les regards se tournaient vers les directions confédérales des syndicats, à commencer par celle de la CGT. Mais celle-ci n’avait rien d’autre à proposer que de nouvelles – et vaines – journées d’action. La France insoumise organisa des mobilisations politiques de masse, mais sans mettre la question de la grève reconductible au cœur des débats. Dès lors, le gouvernement pouvait tenir, en tablant sur la fatigue de cheminots et sur la volonté des étudiants de passer leurs examens. C’est ce qu’il fit, à grand renfort de propagande anti-cheminots et de répression policière. Le mouvement reflua. En juin 2018, Macron pouvait engranger une nouvelle victoire – et envisager paisiblement l’avenir.

C’était sans compter sur les frasques de son ami Benalla. Cette affaire a marqué un tournant dans la situation politique du pays, et ce moins en raison des faits eux-mêmes que de la panique, des divisions et des mensonges flagrants que leur révélation a suscités au plus haut niveau de l’Etat. L’affaire Benalla a fragilisé le gouvernement, à commencer par Macron lui-même. Les démissions de Gérard Collomb et de Nicolas Hulot l’ont confirmé. Une telle situation est toujours un encouragement à passer à l’offensive, pour les masses. Dans ce cas aussi la faiblesse invite à l’agression. A sa manière, l’affaire Benalla a contribué à préparer l’explosion sociale du 17 novembre 2018.

Le mouvement des Gilets jaunes

Nous avons souvent expliqué que le conservatisme des directions syndicales constitue un obstacle relatif – et non absolu – au développement d’un vaste mouvement de grèves reconductibles. De fait, un tel mouvement avait commencé dans plusieurs secteurs en 2010 et 2016, contre la volonté des directions syndicales. En outre, la perspective d’une grève générale illimitée partant de la base, sans impulsion des sommets syndicaux, est conforme aux traditions révolutionnaires du mouvement ouvrier français (Juin 36 et Mai 68). Ce sont précisément ces traditions qui effrayent les dirigeants syndicaux (au moins autant que la bourgeoisie), et qui expliquent leur réticence à organiser de véritables grèves générales, même de 24 heures. N’oublions pas que la grève illimitée de Mai 68 a commencé par une grève générale de 24 heures, convoquée par les directions syndicales. Au lieu de 24 heures, la grève a duré plusieurs semaines. Pour tenter de se prémunir contre un nouveau Mai 68, les dirigeants ont rayé le mot « grève générale » de leur vocabulaire. En janvier dernier, Philippe Martinez a même tenté de le théoriser : « Une grève générale, ça ne veut rien dire ! C’est un mythe. Même en 1968, il n’y a pas eu d’appel à la grève générale. » Conclusion de Martinez : comme en Mai 68, l’actuelle direction de la CGT n’organisera pas de grève générale.

Mais comme en Mai 68, cela n’empêchera pas une grève générale illimitée de se développer, tôt ou tard. Cependant, le mouvement des Gilets jaunes a montré que, faute d’une lutte sérieuse organisée par les syndicats, l’exaspération des masses finit par trouver un autre canal d’expression. L’obstacle des directions syndicales a été contourné en contournant les syndicats eux-mêmes, qui n’ont joué aucun rôle dans l’émergence des Gilets jaunes. D’où les formes inédites de ce mouvement.

L’extraordinaire endurance du mouvement – malgré les manœuvres, les calomnies, la répression policière et judiciaire – est la confirmation du fait qu’il s’agit d’une étape décisive dans le développement de la lutte des classes en France. Il marque le réveil politique des couches les plus profondes de la société, qui en général ne participaient pas (et, souvent, ne pouvaient pas participer) aux journées d’action syndicales. La présence massive des femmes, dans ce mouvement, est le signe sûr de sa profondeur. Il marque une rupture irréversible dans le cours de la vie sociale et politique. En bref, c’est le prélude d’un processus révolutionnaire qui se développera sur plusieurs années, avec des flux et des reflux.

L’hétérogénéité sociale et politique de ce mouvement était évidente, d’emblée, et d’ailleurs inévitable. En 1916, Lénine expliquait : « Quiconque attend une révolution sociale “pure” ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution. (…) La révolution socialiste en Europe ne peut pas être autre chose que l’explosion de la lutte de masse des opprimés et mécontents de toute espèce. Des éléments de la petite bourgeoisie et des ouvriers arriérés y participeront inévitablement : sans cette participation, la lutte de masse n’est pas possible, aucune révolution n’est possible. Et, tout aussi inévitablement, ils apporteront au mouvement leurs préjugés, leurs fantaisies réactionnaires, leurs faiblesses et leurs erreurs. Mais objectivement, ils s’attaqueront au capital, et l’avant-garde consciente de la révolution, le prolétariat avancé, qui exprimera cette vérité objective d’une lutte de masse disparate, discordante, bigarrée, à première vue sans unité, pourra l’unir et l’orienter, conquérir le pouvoir, s’emparer des banques, exproprier les trusts haïs de tous (bien que pour des raisons différentes !) et réaliser d’autres mesures dictatoriales. »

Cette citation caractérise bien la nature du mouvement des Gilets jaunes – et aussi, au passage, les « révolutionnaires en parole » contemporains qui ont fait la fine bouche face à la « confusion » du mouvement. Mais Lénine souligne aussi quel rôle doit jouer « l’avant-garde consciente de la révolution », en de telles circonstances. De ce point de vue, il y a un abîme entre les tâches que Lénine fixe à cette avant-garde et le rôle effectivement joué, ces six derniers mois, par la direction officielle du mouvement ouvrier français. La direction de la CFDT a condamné le mouvement, le caractérisant de « totalitaire ». La direction de FO était surtout occupée par sa propre crise interne. La direction de la CGT a tout fait pour se tenir à distance du mouvement – au lieu d’y intervenir pour, comme l’écrivait Lénine, « l’unir et l’orienter » dans le sens d’une lutte décisive contre le capitalisme. En fait, elle avait peur de ce mouvement de masse spontané, radical et qu’elle ne contrôlait pas. Elle avait peur de son potentiel révolutionnaire.

Le 6 décembre, au plus fort de la première phase du mouvement, la direction de la CGT signait avec d’autres syndicats un « communiqué commun » dénonçant la « violence » des manifestations (mais pas de la police !) et demandant au gouvernement d’ouvrir de « réelles négociations ». Ainsi, les syndicats en question condamnaient le mouvement des Gilets jaunes, ou au minimum refusaient de l’appuyer sérieusement, mais voulaient bien en profiter pour « négocier » avec le gouvernement… Ce communiqué a provoqué l’indignation des militants de la CGT qui, sur le terrain, s’efforçaient d’intervenir dans le mouvement des Gilets jaunes.

Dans les semaines qui ont suivi le 17 novembre, le mouvement s’est rapidement orienté vers la gauche, à travers ses revendications : hausse des salaires et des retraites, restauration de l’ISF, défense des services publics, etc. Ceci a favorisé l’implication d’un nombre croissant de militants de gauche et syndicaux, tout en provoquant la désertion des dirigeants de droite qui – tel Laurent Wauquiez – faisaient mine de l’appuyer initialement. La tentative des Républicains et du RN de donner un contenu réactionnaire au mouvement s’est soldée par un échec. Certes, le mouvement a conservé une grande hétérogénéité politique. Mais si l’on fait abstraction de la petite minorité de militants d’extrême droite qui n’ont cessé d’y intervenir, le caractère de classe dominant du mouvement est clair : il s’agit d’un soulèvement des couches les plus exploitées et les plus opprimées de la population contre la « démocratie » des riches et leur président.

La montée en puissance du mouvement, fin novembre et début décembre, a placé le pays au seuil d’une crise révolutionnaire. Tous les éléments d’une telle crise étaient réunis : la division au sommet de l’Etat, l’exaspération et la mobilisation des masses, le soutien écrasant de la population (y compris des couches inférieures de la petite-bourgeoisie). Cependant, pour qu’une crise révolutionnaire se développe, il manquait une mobilisation vigoureuse de la classe ouvrière sous la forme d’un grand mouvement de grèves. Mais c’est précisément ce que les directions syndicales – CGT comprise – voulaient éviter à tout prix.

Cet énorme décalage entre la combativité des Gilets jaunes et le conservatisme des directions syndicales est l’une des contradictions centrales de la période actuelle. Beaucoup de militants syndicaux le comprennent. Mais cette contradiction ne peut pas être levée sur la base de simples « appels » à la grève générale. On l’a vu avec la journée du 5 février, dont les principaux représentants des Gilets jaunes voulaient faire le point de départ d’une grève générale illimitée. Cet appel a été relayé par des structures et des militants syndicaux, ainsi que par la FI. Mais il n’a pas été suivi d’effet. La passivité des directions confédérales est ici un obstacle très concret. Dans les entreprises, les travailleurs ne se lancent pas à la légère dans un mouvement de cette nature, a fortiori s’ils constatent que les directions confédérales s’y opposent. Par exemple, les différentes catégories de travailleurs qui, ces dernières années, se sont engagées dans la grève reconductible (dockers, salariés des raffineries, cheminots…) ont en mémoire l’échec de leurs mouvements, qui ne s’était pas étendu à d’autres secteurs du salariat. Ils ne sont pas disposés à repartir dans un mouvement dur s’ils n’ont pas de garantie qu’il s’étendra à d’autres catégories de travailleurs.

Un autre problème, c’est l’absence d’une direction homogène, identifiée et dotée d’une stratégie et d’un programme offensifs. Beaucoup de travailleurs sympathisent avec l’idée de destituer Macron ou de dissoudre l’Assemblée nationale. Mais ils se demandent : « pour mettre qui, à la place, et sur la base de quel programme politique ? » Le mouvement des Gilets jaunes n’apportait pas de réponse claire à cette question. Il serait absurde de le lui reprocher. La responsabilité retombe, là encore, sur les dirigeants officiels du mouvement ouvrier – y compris sur la direction de la FI, qui a adopté une attitude « suiviste » à l’égard de ce mouvement.

La direction de la FI craignait d’être accusée de « récupérer » le mouvement. Mais il ne s’agit pas de récupérer ; il s’agit de convaincre et de mobiliser – bref, de tenter de diriger la lutte contre un ennemi de classe qui, lui, ne reste pas inactif. La direction de la FI aurait pu expliquer la nécessité de structurer le mouvement (par un système de délégués élus et révocables) et de mettre à l’ordre du jour un mouvement de grèves illimitées. Elle aurait dû exercer beaucoup plus de pression sur la direction de la CGT – et donner ainsi une expression au mécontentement de beaucoup de militants syndicaux. Elle aurait dû mettre la dissolution de l’Assemblée nationale au centre de ses revendications, tout en expliquant que le « pouvoir au peuple » suppose que les travailleurs le prennent et engagent la transformation socialiste de la société. Bref, en tant que principale force d’opposition de gauche, la FI avait la responsabilité de tenter « d’unifier et d’orienter » le mouvement, comme l’écrivait Lénine. Mais elle n’a rien fait de tel. Son « suivisme » est une conséquence de son réformisme.

Les représentants des Gilets jaunes

Le mouvement des Gilets jaunes est une très bonne illustration du fait que, de nos jours, les directions syndicales jouent un rôle central dans la sauvegarde du capitalisme. Le Figaro en lâchait l’aveu, le 12 décembre dernier : « la CGT a canalisé pendant un siècle le mécontentement populaire. La crise des “gilets jaunes” a montré combien ce savoir-faire était précieux. Et combien la crise générale du syndicalisme était problématique. »

Ce qui effraye la classe dirigeante et le gouvernement, c’est qu’aucun dirigeant « responsable » et « raisonnable » ne contrôle le mouvement. Les « Gilets jaunes constructifs » et autres mascarades à usage médiatique n’ont aucune espèce d’influence ou d’autorité. Ceux qui en ont – Ludowsky, Drouet, Nicolle, Rodriguez, Boulo, etc. – donnent des sueurs froides au gouvernement, parce qu’ils ne se montrent pas disposés à jouer la fiction de la « concertation sociale » (dont les dirigeants syndicaux font leur pain quotidien). Bien sûr, le gouvernement fera tout pour les corrompre – et on ne peut exclure que, dans tel ou tel cas, il y parvienne. Mais alors, l’autorité du « représentant » en question s’effondrera, comme s’est effondrée l’autorité d’Ingrid Levavasseur, par exemple.

Certains, à gauche, fouillent le parcours politique des figures dirigeantes des Gilets jaunes, à la recherche d’idées réactionnaires et de zones d’ombre. « Pour qui ont-ils voté, ces 10 dernières années ? Quelle est leur position sur tel ou tel sujet ? » Mais cela passe à côté de l’essentiel : les forces et les faiblesses des représentants des Gilets jaunes sont à l’image du mouvement que, précisément, ils représentent. Et le plus remarquable, ce ne sont pas leurs faiblesses, mais plutôt leurs forces : leur détermination et leur défiance radicale à l’égard du régime. Ils ne lui demandent pas la permission de lutter ; ils ne se soumettent pas aux limites de la « légalité ». La révolution socialiste, en France, sera dirigée par des éléments de cette trempe, qui formeront aussi l’armature du parti révolutionnaire.

La spontanéité du mouvement fait sa force ; mais c’est aussi sa principale faiblesse. Elle impose des limites à ce qu’il peut accomplir. La succession ininterrompue de samedis jaunes, pendant plus de cinq mois, est un fait sans précédent qui déstabilise et divise le régime. Mais il ne reculera pas face à des manifestations hebdomadaires. Il ne peut pas reculer, comme nous l’avons expliqué plus haut, car la bourgeoisie ne peut pas faire des concessions sérieuses en termes de salaires, de retraites, etc. Elle ne céderait que si son pouvoir était directement menacé, donc si elle craignait de tout perdre, comme c’était le cas en Juin 36 et en Mai 68. Or cela suppose le développement d’un grand mouvement de grèves illimitées, que le mouvement des Gilets jaunes – en l’état – n’est pas en mesure d’organiser (bien qu’il pourrait le provoquer). Et compte tenu de l’attitude des directions syndicales en la matière, la bourgeoisie ne se sent pas immédiatement menacée.

L’impact du mouvement

Il n’est pas exclu que le mouvement reprenne une courbe ascendante, dès la rentrée de septembre, et pousse Macron à dissoudre l’Assemblée nationale. Si le mouvement reflue, au contraire, il ne sera pas pour autant suivi d’une longue période de stabilité sociale. Comme l’écrivait Jérôme Sainte-Marie dans Le Figaro du 2 janvier : « Toute réforme libérale qui apparaîtrait comme exigeant des sacrifices immédiats peut faire repartir la mobilisation. Ces prochains mois, Macron va devoir diriger le pays sous cette menace permanente de blocage. » Comme on le sait, au lieu de « diriger le pays », Macron a organisé un « grand débat » et y a lui-même copieusement participé. Mais ce qu’écrivait Jérôme Sainte-Marie, début janvier, est toujours vrai – non seulement pour les prochains mois, mais aussi pour les prochaines années. L’agenda de Macron ne comprend rien d’autre que des contre-réformes « exigeant des sacrifices immédiats » des plus pauvres, au profit des plus riches. Et le « grand débat » a même compliqué la tâche de Macron, au final, puisqu’il doit désormais nous expliquer que les contre-réformes en sont le résultat. La manœuvre tourne à la mauvaise farce.

Ceci dit, il est impossible de prévoir quelle sera la pérennité du mouvement des Gilets jaunes. La lutte des classes peut très rapidement passer d’une forme à l’autre. Les Gilets jaunes n’ont pas remplacé les forces politiques et syndicales qui, malgré tous leurs défauts, ont un certain enracinement social. C’est d’abord vrai des syndicats, qui restent les organisations les plus puissantes du pays, potentiellement. Or ces organisations – à commencer par la CGT – sont profondément impactées par l’expérience de ces derniers mois. Les militants syndicaux réfléchissent à ce qui se passe et s’efforcent d’en tirer les leçons.

En quelques semaines, le mouvement des Gilets jaunes a jeté le gouvernement sur la défensive, l’obligeant à renoncer à l’augmentation de l’écotaxe prévue pour janvier 2019, puis à faire quelques autres concessions mineures (CSG sur les petites retraites et « prime d’activité »). C’est peu, en termes de concessions réelles, mais c’est bien plus que le résultat – absolument nul – des dizaines de journées d’action syndicale organisées depuis 2010. Surtout, on a tous pu constater l’ambiance de panique qui régnait au sommet de l’Etat, en décembre. Il faut comparer cette ambiance à la célèbre fanfaronnade de Sarkozy : « désormais, quand il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit. »

Cette expérience aura pour conséquence d’accroître la remise en cause, par les militants syndicaux, de la stratégie des directions confédérales – laquelle consiste à « négocier » la régression sociale avec les gouvernements, tout en ponctuant ces « négociations » de vaines journées d’action. L’attitude scandaleuse des directions syndicales face au mouvement des Gilets jaunes nourrira cette remise en cause. De manière générale, l’extraordinaire combativité de ce mouvement sera une source d’inspiration pour les luttes à venir. Quant à l’argument habituel des directions syndicales, selon lequel « les gens ne veulent pas se battre », il sera beaucoup plus difficile à défendre. Le problème, ce n’est pas la combativité des masses ; c’est la stratégie des directions syndicales. Cette vérité fera son chemin dans l’esprit de centaines de milliers de militants politiques et syndicaux.

Enfin, le mouvement des Gilets jaunes a balayé la muraille de Chine que les dirigeants syndicaux (et les politiciens réformistes) ont érigée entre lutte syndicale et lutte politique. Ce mouvement a spontanément formulé et articulé des revendications « immédiates » (retraites, salaires...), très politiques (démission de Macron, dissolution de l’Assemblée nationale) et démocratiques (RIC). Ce faisant, il a donné une leçon à Philippe Martinez, qui, en pleine mobilisation du printemps 2018, expliquait que le renversement du gouvernement n’était pas de son ressort, car lui faisait du syndicalisme et non de la politique… Cette leçon ne sera pas perdue pour tout le monde.

La crise du capitalisme provoque une crise du réformisme – et donc, aussi, une crise du syndicalisme « gestionnaire », corporatiste et prétendument apolitique, car il se condamne à gérer la régression sociale. Incapables d’empêcher cette régression, les dirigeants syndicaux se félicitent d’en ralentir le rythme. Les travailleurs ne peuvent pas l’accepter indéfiniment. Les luttes de masse auront un caractère de plus en plus politique. Les luttes défensives auront tendance à se transformer en luttes offensives, et celles-ci à remettre en cause le « système » en général – et non seulement telle ou telle contre-réforme. C’est précisément ce qu’ont fait les Gilets jaunes : passer à l’offensive. C’est aussi ce qu’ont fait les travailleurs de nombreuses entreprises, ces dernières années, notamment dans les secteurs de la santé, de la logistique et de l’hôtellerie. Des grèves longues et très combatives y ont éclaté pour arracher des conditions de travail et des rémunérations plus dignes. Ces grèves dures doivent être interprétées comme l’annonce d’une radicalisation de la lutte des classes.

L’évolution du rapport de force aux dernières élections professionnelles semble contredire ce qui précède, puisque la CFDT a progressé au détriment de la CGT. Les commentateurs bourgeois triomphent : « c’est la victoire du syndicalisme modéré » ! En réalité, on est très loin d’un séisme électoral. Dans la Fonction publique, la CGT recule de 1,3 % des voix (par rapport à 2014), pendant que la CFDT recule (elle aussi) de 0,3 % des voix, le tout sur fond d’abstention croissante. Cela représente une évolution de 40 000 voix au profit de la CFDT, sur plusieurs millions d’agents de la Fonction publique. Il est difficile d’y voir une vague d’enthousiasme pour le « syndicalisme modéré ». L’évolution est du même ordre dans le secteur privé.

Voici comment Philippe Martinez, lui, interprétait les résultats des dernières élections professionnelles : « la CGT n’évolue pas assez vite. La CGT doit proposer de changer le monde, mais elle doit d’abord être capable de peser sur le quotidien, et c’est là où nous avons perdu beaucoup de nos capacités. Si nous sommes passés deuxièmes, c’est parce que nous sommes parfois trop idéologiques et pas assez concrets. Nous devons redevenir le syndicat de la feuille de paie et du carreau cassé. » Problème : tant que le capitalisme ne sera pas renversé, il y aura toujours plus de carreaux cassés et de pression sur les salaires. Voilà pourquoi il faut lier la lutte pour des revendications immédiates à la lutte contre le système capitaliste. Et cette lutte doit prendre d’autres formes que la vaine succession de journées d’action – qui n’ont rien de « concret », puisqu’elles ne servent à rien.

Au fond, Martinez propose que la CGT se rapproche des méthodes de la CFDT – et de son « idéologie », car la CFDT en a une, elle aussi : c’est l’idéologie de la collaboration de classe. Ce virage à droite de la CGT ne lui serait même pas bénéfique sur le plan électoral : l’original (CFDT) serait préféré à la mauvaise copie.

Cette déclaration de Martinez reflète la pression croissante de la bourgeoisie sur toutes les directions syndicales. Mais la classe ouvrière exercera une pression inverse et toujours plus forte. En conséquence, la polarisation interne à la CGT ne cessera de s’intensifier. Sous la pression de la base, les dirigeants locaux et fédéraux seront placés devant l’alternative suivante : virer à gauche – ou perdre leur place au profit de dirigeants plus combatifs. Les UD et fédérations qui font figure d’opposition interne (UD 13, FNIC, Info’Com, etc.) seront de plus en plus nombreuses. Cela finira par trouver une expression au plus haut niveau de la confédération. Le même processus se développera dans les autres syndicats, CFDT comprise, à des rythmes et des degrés divers. Il sera alimenté par des luttes et des grèves très combatives, à l’échelle des entreprises.

Cependant, ce processus peut prendre un certain temps. Or les masses, elles, ne peuvent pas attendre que les syndicats virent à gauche pour se mobiliser. Il est donc tout à fait possible qu’à l’instar du mouvement des Gilets jaunes, de nouvelles vagues de luttes se développent à l’extérieur des organisations syndicales, au moins initialement. Mais du fait des limites de ces luttes (comme celle des Gilets jaunes), et face à la nécessité d’une mobilisation des travailleurs dans les entreprises, à travers des mouvements de grève, les organisations syndicales seront appelées à jouer un rôle central dans le développement de la lutte des classes à l’échelle nationale.

La France insoumise et les autres forces de gauche

Nous avons critiqué, plus haut, l’attitude « suiviste » de la France insoumise (FI) à l’égard du mouvement des Gilets jaunes. Cependant, cela ne change rien à la position dominante de la FI, à gauche. Ce que nous considérons comme des erreurs – d’un point de vue marxiste – n’est pas forcément perçu comme tel par la masse des jeunes et des travailleurs. D’un point de vue opportuniste et électoraliste, l’attitude de la FI était cohérente. Elle est apparue comme l’organisation la plus en phase avec le mouvement des Gilets jaunes et ses principales revendications.

Cependant, les élections européennes ont bien montré les limites de cette stratégie. Une crise de la FI – qui couvait de longue date – a éclaté au grand jour. Pour autant, est-ce que la domination de la FI, à gauche, est remise en cause ? On ne peut l’affirmer sur la base des seuls résultats des élections européennes, sur fond d’abstention massive. Mais c’est tout de même un très sérieux avertissement, pour la direction de la FI.

La domination de la FI, à gauche, était le prolongement de l’énorme succès de la campagne de Mélenchon à la présidentielle de 2017, succès qui reposait sur une rupture nette avec le PS et une certaine radicalité programmatique. Cette dynamique a été confortée par la crise et la décomposition du reste de la gauche. Le changement de direction du PCF ne marque pas un virage à gauche sur le plan du programme et des idées ; en termes d’alliances électorales, il marque même un virage à droite. Comme le PCF, Benoît Hamon cherche un espace entre le PS et la FI. Mais dans un contexte de polarisation politique croissante, cela ne mène nulle part. Quant au PS, c’est désormais une addition de généraux divisés et sans armée. Sur les plateaux de télévision, on dirait des fantômes du passé débitant de vieilles formules creuses. Enfin, les Verts sont très divisés et, surtout, virent à droite. Tous (PS, PCF, Generation.s, Verts) parlent sans cesse de s’unir, mais sans jamais y parvenir – sauf lorsqu’il s’agit d’attaquer la France insoumise. Dans ce petit jeu, ils sont parfois rejoints par le NPA.

Bien sûr, le processus de polarisation politique – vers la droite et vers la gauche – n’est pas homogène et mécanique. Une partie de l’ancien électorat du PS lui demeure fidèle ; une autre partie se tourne vers Génération.s. C’est le cas, en particulier, dans les classes moyennes et les couches supérieures du salariat. Par ailleurs, une partie des électeurs de Mélenchon en 2017 s’en détournent pour différentes raisons. Autrement dit, l’espace que se disputent le PS, Hamon, les Verts et le PCF existe bel et bien. Il peut même donner l’impression de grandir le temps d’un sondage ou d’une élection intermédiaire (exemple : le score des Verts aux européennes). Mais cela ne change rien à la tendance politique la plus fondamentale, qui n’est pas favorable aux positions intermédiaires et modérées. Tant que la FI apparaîtra comme la grande force de gauche la plus radicale et la plus anti-système, elle conservera son avantage sur toutes les autres.

Nous ne pouvons pas prévoir ce que deviendront toutes ces organisations à long terme (dans 15 ou 20 ans). Par exemple, le déclin du PS et du PCF est-il irréversible ? C’est tout à fait possible. Mais cela dépend d’un certain nombre de facteurs que nous ne pouvons pas anticiper. Cela dépend, notamment, de ce que deviendra la FI, qui va au-devant de grandes turbulences. Il est inutile de spéculer sur les différentes possibilités à long terme. Pour notre orientation et notre travail, il nous suffit de comprendre que dans l’immédiat, compte tenu de la crise du capitalisme et de la polarisation politique, la FI est la mieux placée pour cristalliser l’opposition de gauche à la politique du gouvernement. En conséquence, elle est aussi la mieux placée, à ce stade, pour constituer la force dominante d’un futur gouvernement de gauche.

Ceci étant dit, les erreurs et vacillations des dirigeants de la FI peuvent entraver ou ralentir ce processus. Le résultat des élections européennes l’a bien montré. Ces 12 derniers mois, la FI a lancé des « campagnes » et des « référendums citoyens » sur des thèmes – comme le nucléaire et la gestion de l’eau – qui sont déconnectés des préoccupations et des luttes du moment, dans la jeunesse et le salariat. Par ailleurs, la campagne électorale des européennes a manqué de clarté et, surtout, de radicalité. Or en 2017, c’est précisément la radicalité de Mélenchon qui avait déterminé le succès de sa campagne. Cette radicalité est indispensable pour gagner les couches les plus exploitées de la population, qui bien souvent s’abstiennent, aux élections, ou sont tentées par la démagogie « anti-système » du RN. Les sondages soulignent qu’entre 30 et 40 % de la population rejette tous les partis. C’est surtout dans la conquête de ces couches sociales que se jouera la lutte pour le pouvoir, ces prochaines années.

La désorganisation de la FI, à tous les niveaux du mouvement, est un autre obstacle à sa progression. C’est la conséquence du refus de doter la FI de structures organisationnelles stables, démocratiques et reconnues de tous : celles d’un parti. Mélenchon justifie ce refus par le rejet des logiques fractionnelles propres aux partis. Mais des luttes fractionnelles peuvent se développer à l’intérieur d’un mouvement ; simplement, elles échappent alors totalement au contrôle des militants.

Si la FI s’était transformée en un parti, dans la foulée de l’élection présidentielle, elle disposerait aujourd’hui d’une force militante réelle (active) beaucoup plus importante. Les « groupes d’action » de la FI suffisent à organiser les éléments les plus militants et les plus convaincus. Mais pour intégrer des couches de militants plus larges, il faut des structures centralisées aux plans local et national, ainsi que des mécanismes démocratiques clairs. En l’absence de telles structures, la grande majorité des forces militantes mobilisées en 2017 ne participent plus aux « groupes d’action », dont beaucoup ne fonctionnent plus. Dans la perspective des prochaines élections présidentielles et législatives, cette question pourrait s’avérer décisive. Elle sera posée par de nombreux militants et sympathisants de la FI, dont beaucoup constatent les carences propres aux structures lâches d’un « mouvement ».

La FI connaîtra inévitablement une polarisation interne entre une gauche et une droite, comme ce fut le cas dans Podemos, en Espagne. Ce sera forcément le cas si la FI accède au pouvoir, mais cela peut arriver avant. En dernière analyse, cette polarisation reflétera les pressions contradictoires des différentes classes. Elle trouvera sans doute une expression au plus haut niveau du mouvement. Si la FI devient un parti, l’expression démocratique de la base pourrait pousser la FI vers sa gauche et inciter de nombreux jeunes et salariés à y adhérer.

Les prochaines élections présidentielles – ou législatives, en cas de dissolution – seront encore plus polarisées que ne l’étaient celles de 2017. Il y aura bien une tentative de reconstituer un « centre » autour de LREM, d’une partie des Républicains et de débris du PS, mais ses chances de victoires seront limitées par le rejet massif du gouvernement sortant. Le soi-disant « centre » sera concurrencé par un pôle d’extrême droite (autour du RN), d’un côté, et par la FI, de l’autre – du moins si celle-ci n’est pas sabordée par ses dirigeants, ce qu’on ne peut exclure. Cette polarisation serait encore plus nette dans le contexte d’une nouvelle récession mondiale. Beaucoup d’observateurs et politiciens bourgeois le comprennent et le redoutent. C’est ce qui explique l’acharnement des grands médias contre la FI, ainsi que les perquisitions dont elle a fait l’objet, en octobre dernier. Dans les années qui viennent, ces attaques contre la FI ne vont pas diminuer, mais, au contraire, s’intensifier. Plus que Mélenchon lui-même, la bourgeoisie craint les masses qui, à l’avenir, pourraient soutenir la FI.

Après des années de gouvernement Macron, le potentiel électoral d’une opposition de gauche « radicale » sera encore plus important qu’en 2017. Mais si ce potentiel ne trouve pas d’expression adéquate, il ne pourra pas se réaliser – et c’est alors le RN qui captera le mieux le rejet du « système » et du statu quo.

Il faut bien comprendre le sens de notre « soutien critique » à la FI. Nous ne disons pas que le réformisme de gauche de la FI est un obstacle à son ascension électorale. A ce stade, les masses ont toujours beaucoup d’illusions dans la viabilité du réformisme. Pour comprendre les limites du réformisme, elles devront passer par la douloureuse expérience d’un gouvernement de gauche dirigé par la FI – ou par toute autre force politique de ce type. Ce que nous expliquons, précisément, c’est que le réformisme de gauche ne permettra pas de régler les problèmes des masses.

Les deux principales organisations gauchistes – LO et le NPA – sont incapables de comprendre la dynamique à l’œuvre autour de la FI. Elles oscillent sans cesse entre sectarisme et opportunisme. En fait, elles combinent ces deux erreurs d’une façon caricaturale : elles rejettent péremptoirement la FI, mais elles défendent un programme tout aussi réformiste (ou à peine plus radical). Ceci impose des limites à leur futur développement.

La jeunesse et les femmes

La crise organique du capitalisme frappe de plein fouet la grande majorité des jeunes. Le chômage et la précarité sont devenus une étape « normale », incontournable, de leur entrée dans la vie active, quand ce n’est pas leur unique perspective à long terme. L’éducation publique est attaquée. Les logements dignes et bon marché sont toujours plus inaccessibles. Faute d’argent, un nombre croissant de jeunes renoncent à des soins médicaux. Dans les quartiers les plus pauvres, le racisme et le harcèlement policier viennent compléter ce sinistre tableau.

La jeunesse s’inquiète beaucoup, à juste titre, de l’avenir que lui réserve le système capitaliste. La crise économique n’en finit pas et menace même de s’aggraver. Les guerres se multiplient. Les institutions bourgeoises, ses médias et toute la société officielle transpirent le mensonge, le cynisme, l’égoïsme et la corruption. La jeunesse y est particulièrement sensible. Elle est révulsée par le racisme, le sexisme, l’homophobie et toutes les formes d’oppression. Comme si tout cela ne suffisait pas, elle comprend que ceux qui dirigent le monde l’exposent à des catastrophes écologiques toujours plus graves, au point de menacer la survie de l’espèce humaine.

Dans ce contexte, on doit s’attendre à de puissantes mobilisations de la jeunesse. Les mobilisations étudiantes de 2018 et les récentes « grèves pour le climat » en sont les premières manifestations. La radicalisation de la jeunesse connaîtra des phases d’accélération brutale. En outre, la nouvelle génération sera très ouverte aux idées révolutionnaires. Depuis qu’ils ont l’âge de s’intéresser à la politique, tous ceux qui ont moins de 25 ans, aujourd’hui, n’ont connu que la crise. Ils n’ont pas connu le stalinisme, l’effondrement de l’URSS et la vague de propagande réactionnaire des années 90. Ils accueillent les discours sur « la supériorité de l’économie de marché » avec un profond scepticisme.

Il est vrai que beaucoup de jeunes se méfient des partis et des organisations, fussent-ils révolutionnaires. On peut les comprendre, lorsqu’on voit l’état des syndicats et des partis de gauche. Mais l’expérience vivante de la lutte leur démontrera l’implacable nécessité des organisations en général – et d’une organisation révolutionnaire en particulier. Une fois qu’ils l’auront compris, les meilleurs éléments de la jeunesse mettront tout leur dévouement et tout leur enthousiasme à construire le parti révolutionnaire.

Dans le Programme de transition, Trotsky écrivait : « l’époque du déclin capitaliste porte les coups les plus durs à la femme, tant comme salariée que comme ménagère. » 80 ans plus tard, c’est toujours vrai. La crise du capitalisme aggrave toutes les formes d’exploitation et d’oppression des femmes : chômage, précarité, pauvreté, inégalité salariale, dépendance financière, destruction des services publics, machisme, violences, agressions sexuelles…

Des mobilisations massives des femmes sont à l’ordre du jour. Le mouvement des Gilets jaunes en est une illustration frappante. De même, en Espagne, les 8 mars 2018 et 2019 ont été marqués par des grèves et des manifestations de masse dirigées par des travailleuses, des chômeuses et des étudiantes. Les travailleuses comprennent le lien entre l’oppression qu’elles subissent et le système qui les exploite. Sur les ronds-points et les manifestations, les femmes Gilets jaunes ne discutaient pas des 50 nuances de féminisme bourgeois et petit-bourgeois. Elles organisaient la lutte aux côtés des hommes de leur classe – contre le gouvernement des riches.

La crise du capitalisme et le développement de la lutte des classes mineront l’influence des féminismes bourgeois et petit-bourgeois, qui se caractérisent par un refus de prendre des positions de classe – et donc d’apporter une réponse concrète pour en finir avec les oppressions que vivent les femmes. Cependant, cela ne signifie absolument pas qu’il y aura moins de luttes contre l’oppression des femmes. Au contraire, ces luttes peuvent prendre un caractère massif et très radical. Beaucoup de jeunes femmes s’éveilleront à la vie politique à travers de telles luttes. Nous devrons y intervenir de façon énergique – avec nos idées et notre programme marxistes, sans la victoire desquels l’émancipation des femmes sera impossible.

La droite et l’extrême droite

La crise du capitalisme a détruit l’équilibre politique sur lequel avait reposé le pouvoir de la bourgeoisie française, pendant des décennies. Cet équilibre, c’était « l’alternance », au gouvernement, de la droite traditionnelle et de la social-démocratie (PS). Lorsque les masses parvenaient à chasser la droite du pouvoir, le PS utilisait son autorité sur la classe ouvrière pour mener une politique conforme aux intérêts fondamentaux de la bourgeoisie. En conséquence, le PS décevait les travailleurs et préparait le retour de la droite au pouvoir. Et ainsi de suite. Dans ce dispositif, la direction du PCF jouait un rôle important : canaliser la colère et les pressions de l’avant-garde ouvrière – et, ainsi, protéger le flanc gauche du PS.

Aujourd’hui, le PCF ne canalise plus rien. Le PS a fait 6 % de voix à la présidentielle de 2017 et n’est plus une alternative au pouvoir en place. Quant aux Républicains, ils n’ont pas accédé au deuxième tour de la présidentielle, pour la première fois de leur histoire, et traversent depuis une crise majeure – dont les élections européennes ont marqué une nouvelle étape. Le cycle de l’alternance a déraillé. En 2017, Macron en a profité pour faire « le casse du siècle », selon l’expression de Gérard Collomb. Mais la victoire du « centre », en mai 2017, ne doit pas masquer le fait majeur de cette élection : la progression des « extrêmes » (la FI et le FN). En 2017, Mélenchon a recueilli 3 millions de voix de plus qu’en 2012 – et Marine Le Pen 1,3 million de voix de plus (au premier tour).

Le résultat des élections européennes a énormément aggravé la crise interne des Républicains. Une partie significative de l’électorat de Fillon en avril 2017 a voté pour LREM ; une autre partie a voté pour le RN. En conséquence, un certain nombre d’élus et dirigeants se tournent vers l’une des deux options – surtout vers LREM, à ce stade, mais le RN ne sera pas en reste. Il est possible, par exemple, qu’un certain nombre d’élus Républicains s’engagent dans des alliances avec le RN aux prochaines élections municipales. Quoi qu’il en soit, la bourgeoisie est obligée d’envisager la possibilité d’alliances entre la droite traditionnelle et le RN, en vue d’un futur gouvernement de coalition.

Les dirigeants du RN y sont disposés, bien qu’ils ne puissent pas le dire ouvertement. A la différence de Jean Marie Le Pen, Marine Le Pen et sa clique veulent accéder aux plus hautes responsabilités gouvernementales. Ils veulent le pouvoir ; ils ont accumulé une base électorale qui leur permet d’y prétendre. Mais ils savent qu’ils ne peuvent pas y parvenir sans alliances avec la droite traditionnelle. En conséquence, on voit le RN abandonner les éléments de son programme qui contredisent les intérêts fondamentaux de la bourgeoisie française. Il ne défend plus (ne fait plus semblant de défendre) la retraite à 60 ans, l’augmentation du SMIC et autres mesures de ce type. Il a abandonné ses appels à « sortir de la zone euro », car la grande bourgeoisie française n’a aucun intérêt à sortir de la zone euro. Marine Le Pen le sait et, en femme « de principe », elle en change. C’est cette évolution qui a précipité le départ de Florian Philippot et d’une petite minorité de frontistes attachés à la démagogie « sociale » et anti-UE.

Ce processus de « normalisation » du RN est activement soutenu par les grands médias bourgeois [6]. Mais il est plein de contradictions. D’une part, malgré les efforts des commentateurs bourgeois, le RN est toujours détesté par des millions de jeunes et de travailleurs. Plus il s’approchera du pouvoir, plus l’opposition à ce parti ultra-réactionnaire pourrait prendre des formes explosives, en particulier dans la jeunesse. D’autre part, en abandonnant sa démagogie sociale, anti-UE et « anti-système », le RN risque de perdre une partie de son électorat le plus populaire – au profit, notamment, d’une alternative de gauche au « système », à l’UE et aux politiques d’austérité, c’est-à-dire au profit de la France insoumise. Mais cela suppose que celle-ci soit à la hauteur de l’enjeu – ce qui, encore une fois, est loin d’être acquis. Si la FI ne vire pas à gauche, si elle ne renoue pas avec une radicalité sociale et « anti-système », elle favorisera la victoire de la droite aux prochaines élections nationales.

Il est impossible d’anticiper les développements précis, concrets, de la situation politique, laquelle se caractérise avant tout par une polarisation et une instabilité croissantes. Par le passé, l’incertitude se réduisait à la question : qui, du PS ou de l’UMP, va remporter les élections ? Aujourd’hui, personne ne peut dire qui va remporter les prochaines élections présidentielles et législatives. Pour la bourgeoisie française, l’idéal serait une nouvelle victoire du « centre », c’est-à-dire de la droite soi-disant « modérée » (qui ensuite, au pouvoir, mène une politique d’austérité drastique). Mais après l’expérience du gouvernement Macron, c’est loin d’être acquis. D’où la possibilité que se constitue un pôle de la droite « radicale », dans lequel le RN jouerait un rôle central.

Démocratie bourgeoise et bonapartisme

Le RN ne vise pas l’instauration d’un régime dictatorial (ni a fortiori fasciste), mais sa participation à un gouvernement réactionnaire dans le cadre de la démocratie bourgeoise (comme Salvini en Italie). Il n’y a pas d’autre voie vers le pouvoir, pour le RN. Si Marine Le Pen renouait avec les provocations fascistes de son père, les médias bourgeois cesseraient immédiatement de la cajoler. A ce stade, la bourgeoisie ne peut pas s’orienter vers un régime de type dictatorial (bonapartiste), car cela provoquerait une explosion sociale d’une telle puissance qu’elle menacerait le capitalisme lui-même. Par ailleurs, la bourgeoisie n’a pas besoin, pour le moment, de s’orienter vers un régime bonapartiste : pour mener sa politique, elle peut s’appuyer sur la passivité ou la complicité active des dirigeants du mouvement ouvrier (en particulier des syndicats).

Avant que la bourgeoisie ne s’oriente vers le bonapartisme, la classe ouvrière aura eu plusieurs occasions de prendre le pouvoir. Mais en attendant, le développement de la lutte des classes pousse la bourgeoisie à prendre des mesures policières et judiciaires toujours plus sévères. A cet égard, la répression du mouvement des Gilets jaunes marque une étape significative. Cette répression est beaucoup plus dure que celle – déjà exceptionnelle – du mouvement de 2016 contre la loi Travail. Mais la classe dirigeante en paye un prix. D’une part, cela crée d’importantes tensions au sein de la police, sachant que de nombreux policiers sympathisent avec les revendications des Gilets jaunes. D’autre part, la répression policière et judiciaire révèle la réalité de l’Etat bourgeois à des millions de jeunes et de travailleurs. Elle creuse le gouffre entre le gouvernement et les masses, qu’elle radicalise.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le processus de prolétarisation de la société s’est poursuivi sans trêve : il est inhérent aux lois de l’économie capitaliste. Comme l’écrivait Marx dans le Manifeste du Parti Communiste : « la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs » en la personne des salariés. Le poids social du salariat n’a jamais été aussi important qu’aujourd’hui (comme son niveau technique et culturel, d’ailleurs). Les réserves sociales de la réaction – en particulier la paysannerie – ont fondu comme neige au soleil. Le rapport de force entre les classes s’est énormément modifié au profit du salariat. Voilà pourquoi la bourgeoisie ne pourra pas rapidement imposer une dictature bonapartiste : les travailleurs ne le permettront pas. En conséquence, les crises sociales auront un caractère plus « prolongé », avec des flux et des reflux pendant toute une période.

Or, s’il est clair que la bourgeoisie ne peut pas supprimer la démocratie à court terme, celle-ci subira toutes sortes de limitations et d’entorses plus ou moins profondes, dans le vif des combats. On le voit clairement avec la répression policière et judiciaire des Gilets jaunes. Les perquisitions menées contre la FI en sont un autre exemple. Les lois liberticides se succèdent, sous prétexte de « lutter contre le terrorisme » ou « contre les casseurs ». La démocratie bourgeoisie n’est pas abolie, certes, mais une marge de manœuvre toujours plus grande est ménagée à l’arbitraire policier et judiciaire. Autrement dit, des éléments de bonapartisme se développent dans le cadre de la démocratie. Les dirigeants syndicaux ferment les yeux ou protestent mollement, ce qui encourage la bourgeoisie à aller un peu plus loin. Mais les masses – et la jeunesse, en particulier – se mobiliseront contre cette remise en cause systématique de nos droits démocratiques.

Construire les forces du marxisme

L’histoire démontre que les travailleurs ne peuvent pas prendre et conserver le pouvoir sans un parti révolutionnaire suffisamment fort et enraciné. Ceci a d’importantes implications du point de vue des perspectives. L’absence d’un parti révolutionnaire – autrement dit, la faiblesse des forces du marxisme – signifie que les travailleurs ne pourront pas prendre le pouvoir à court terme. La lutte des classes passera par une série d’étapes marquées par de grandes offensives, auxquelles succéderont des défaites et des phases de reflux, voire même de réaction. Celles-ci, cependant, ne seront que le prélude à de nouvelles et plus puissantes offensives. L’impasse du capitalisme obligera les travailleurs à reprendre sans cesse le chemin de la lutte. Tout l’enjeu, pour les marxistes, est d’intervenir dans ce processus pour construire leurs forces.

Notre travail d’aujourd’hui et de demain doit être replacé dans cette perspective à plus long terme. Nous savons où nous allons, ce que nous construisons, ce qui est possible dans l’immédiat – et ce qui ne l’est pas. Nous posons les fondations d’un vaste édifice. La solidité de ces fondations dépend avant tout de notre attitude à l’égard de la théorie marxiste, sans laquelle la plus puissante des organisations est condamnée à la faillite. La formation théorique de nos camarades est l’une des clés, sinon la clé, de nos succès futurs. Elle est la condition sine qua non d’interventions efficaces dans la jeunesse et le mouvement ouvrier.

Les grands événements ne manqueront pas, dans les années qui viennent. La radicalisation de la jeunesse nous ouvrira la possibilité de grandir plus rapidement. Pendant toute une période, cependant, les événements seront « plus grands que nous », pour ainsi dire : nous n’aurons pas les forces pour en déterminer le cours. Mais si nous menons correctement notre travail de recrutement et de formation, nous développerons sans cesse notre capacité d’intervenir dans les événements – et, en retour, d’en bénéficier pour construire nos forces, notre influence et notre autorité. Le parti révolutionnaire ne sera pas construit autrement.

Adopté par le Congrès national, le 22 juin 2019.


[1Perspectives mondiales 2018.

[2China: the approaching storm

[3] La dette publique menace l’équilibre mondial, Le Figaro du 25 mars.

[4] Global economy enters ‘synchronised slowdown’. Le Financial Times du 7 avril.

[5] L'économie mondiale n'a jamais été aussi endettée. Le Figaro du 4 janvier

[6La lepénisation des grands médias, dans le n° 33 de Révolution.

Ce texte est le principal document politique adopté par le Congrès national de Révolution, qui s'est tenu fin juin. Il a été écrit en mai 2017, c’est-à-dire avant les élections législatives de juin. Aussi ne comprend-il pas d'analyse des résultats de ces élections, qui d'ailleurs ne changent rien aux perspectives ici élaborées.


L’objectif de ce document est d’analyser les processus fondamentaux à l’œuvre dans la société française et d’anticiper les développements économiques, politiques et sociaux les plus probables – ou, à défaut, les différents scénarios possibles. Anticiper les événements n’est pas une fin en soi, un jeu de l’esprit, mais une nécessité pour s’y préparer et y intervenir. Sans cela, nous serions constamment pris par surprise et condamnés à réagir au coup par coup.

L’évolution de l’économie constitue le facteur déterminant de la dynamique globale d’une société, mais seulement en dernière analyse. Les développements de la lutte des classes sur tous les plans, y compris le plan politique, s’enracinent dans la crise organique du capitalisme, mais n’en sont pas l’expression mécanique. Ils ont leur propre dynamique, qui est relativement indépendante des grandes tendances macro-économiques.

En particulier, l’évolution de la conscience des différentes classes sociales – et des différentes couches de ces classes – est un processus complexe dont il est impossible de prévoir avec précision le rythme, les formes et les conséquences politiques. Il faut constamment confronter nos perspectives au cours réel des événements, de façon à affiner notre pronostic, voire le modifier lorsque c’est nécessaire. Cette méthode est particulièrement indispensable à notre époque, qui est caractérisée par une instabilité et une volatilité extrêmes.

A propos des perspectives, Trotsky écrivait : « Le pronostic historique est toujours conditionnel – et plus il est concret, plus il est conditionnel. Ce n’est pas une traite dont on puisse exiger le paiement un jour déterminé. Le pronostic ne fait que mettre en lumière des tendances déterminées du développement. Mais en même temps agissent des forces et des tendances d’un autre ordre qui, à un moment donné, passent au premier plan. Quiconque désire obtenir une prédiction précise des événements concrets doit se tourner vers les astrologues. Le pronostic marxiste ne fait qu’aider à s’orienter. » [1]

La crise organique du capitalisme

Dix années se sont écoulées depuis la crise des subprimes, qui fut le prélude à la récession mondiale de 2008 et 2009. Depuis, aucun des problèmes fondamentaux de l’économie mondiale n’a été résolu. Par contre, d’autres problèmes se sont accumulés. Les gouvernements et les banques centrales ont contenu l’incendie de 2008 et 2009 en injectant des sommes colossales dans l’économie – et surtout dans le système bancaire et financier, auquel les grandes multinationales des différents secteurs économiques sont organiquement liées. En conséquence, les dettes publiques des Etats ont explosé. Les banques centrales ont mené une politique monétaire très accommodante, qui revient à faire tourner la planche à billets à plein régime. Autrement dit, elles ont regonflé la bulle spéculative qui a commencé à éclater il y a moins d’une décennie. En janvier 2017, le rapport semestriel du FMI s’alarmait de la dette mondiale du secteur non financier : elle a doublé depuis 2008, à 152 000 milliards de dollars, soit 2,25 fois le PIB mondial. [2]

L’addition a été présentée aux travailleurs et aux classes moyennes sous la forme de coupes budgétaires et d’une politique d’austérité permanente. Outre l’instabilité politique croissante qui en découle, ces mesures ont miné la demande et ont donc renforcé les tendances à la surproduction, qui est la cause fondamentale de la crise actuelle. Ce cercle vicieux a pesé – et pèse toujours – sur les phases de « reprise ». Depuis 2010, elles ne sont au mieux que de courtes et poussives parenthèses au milieu d’une « stagnation séculaire », pour reprendre l’expression des certains économistes bourgeois.

Le cycle croissance-récession n’est pas aboli : il est la respiration naturelle du système capitaliste. Il est même possible que s’engage une phase de reprise plus nette que ces dix dernières années. Ces derniers mois, la presse économique relève de nombreux « signaux positifs » – croissance des pays émergents, reprise du commerce mondial, léger mieux en Europe – et bruisse d’un nouvel espoir : la reprise est peut-être, enfin, arrivée. C’est possible. Mais elle ne règlerait aucun des déséquilibres structurels de l’économie mondiale. Elle n’ouvrirait pas une phase de croissance semblable aux trois décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. Au-delà du cycle croissance-récession, nous avons affaire à une crise organique du système capitaliste, qui est une manifestation de son impasse historique. Ce système n’est plus capable de développer les forces productives comme par le passé. Les économistes bourgeois ne veulent pas et ne peuvent pas le reconnaître. Pourtant, c’est la cause fondamentale du marasme économique actuel.

C’est aussi l’une des conditions objectives d’une époque révolutionnaire, comme l’expliquait Marx. Ce caractère de notre époque ne serait pas atténué par une amélioration temporaire de la conjoncture. Au contraire, cela pousserait les travailleurs à lutter pour avoir leur part des fruits de la croissance et reprendre ce qu’ils ont cédé au cours des dix dernières années, notamment en termes de salaires, d’emploi et de conditions de travail. La lutte gréviste s’en trouverait stimulée. Par ailleurs, une reprise n’empêcherait pas les gouvernements de poursuivre des politiques d’austérité draconiennes. Les attaques et contre-réformes se poursuivraient, car une reprise n’empêcherait pas la nécessité, pour les capitalistes, d’accroître la compétitivité de leurs entreprises. De manière générale, les hauts et les bas de la conjoncture économique auront un certain impact sur les formes et les rythmes précis de la lutte des classes. Elle connaîtra des flux et des reflux, mais son intensification est inévitable, dans tous les pays.

Même si la « reprise » actuelle s’accélérait et se consolidait, l’économie mondiale resterait exposée au risque d’une nouvelle crise majeure. La question n’est d’ailleurs pas si une telle crise va éclater, mais quand. On ne peut le déterminer d’avance. Mais tous les éléments d’une nouvelle récession mondiale se sont accumulés, à commencer par des dettes colossales à tous les niveaux de l’économie, notamment en Chine. Un ralentissement brutal de l’économie chinoise – provoqué par un éclatement de ses bulles spéculatives – pourrait jouer le rôle de catalyseur. Il pourrait aussi venir d’une nouvelle crise financière en Europe, par exemple dans la foulée d’une faillite du système bancaire italien. De l’autre côté de l’Atlantique, c’est la « politique de relance » annoncée par Donald Trump qui angoisse les analystes, car ils redoutent une explosion de la dette publique américaine (qui s’élève déjà à plus de 106 % du PIB).

Hegel soulignait que la nécessité s’exprime à travers des accidents. Or dans l’économie mondiale, le nombre d’accidents potentiels, de fissures et de fragilités ne cesse d’augmenter. C’est ce qui explique l’inquiétude et le pessimisme persistants des économistes les plus sérieux, malgré la légère amélioration de la conjoncture, ces derniers mois. Comme le Docteur Knock, ils considèrent que « la bonne santé est un état précaire qui ne laisse présager rien de bon ». Ils redoutent notamment des conséquences économiques de l’instabilité politique croissante. Le Figaro du 14 avril publiait un article intitulé : L’économie mondiale euphorique danse sur un volcan politique. L’auteur y mentionnait la politique étrangère de Donald Trump et la situation politique en France.

Tensions protectionnistes

Les stratèges du Capital s’inquiètent tout particulièrement des tensions protectionnistes qui s’accroissent aux quatre coins du monde. L’élection de Donald Trump a donné à ces tendances un visage concret. Bien sûr, Trump est désormais sous pression d’une importante fraction de la classe dirigeante américaine, qui considère avec horreur la possibilité d’une dislocation du marché mondial. Le président des Etats-Unis et son entourage ont d’ailleurs commencé à nuancer leurs positions. Mais la tentation protectionniste n’est pas seulement un argument démagogique de campagne électorale. Elle s’enracine dans la crise du capitalisme et la lutte des grandes puissances pour des marchés.

La mise en place de barrières douanières apparaît comme un moyen de protéger le marché national de la concurrence étrangère. Le problème, c’est que des mesures protectionnistes entraîneraient d’autres mesures protectionnistes, au risque d’aboutir à un effondrement du commerce mondial et à une dépression économique, comme dans les années 30. Les représentants les plus avisés de la bourgeoisie internationale le savent bien et veulent éviter ce scénario à tout prix. Mais la dynamique objective du capitalisme en crise est bien plus puissante que les préconisations des économistes bourgeois les plus lucides.

Le centre d’analyse Global Trade Alert a comptabilisé l’ensemble des mesures protectionnistes mises en œuvre à travers le monde entre 2008 et 2015 : hausses de droits de douane, taxes antidumping, restrictions d’investissement et règlementations diverses. Il signale une « poussée protectionniste ». Les Etats-Unis ont à leur actif plus de 1000 mesures protectionnistes, dont 377 ont été prises depuis 2008. La Chine en a pris 222 depuis 2008 (sur un total de près de 300), la Russie 478 (sur plus de 650), l’Inde 504 (sur plus de 650), la France 201 (sur plus de 300). Ces mesures sont localisées et n’ont pas encore un impact décisif sur les échanges internationaux. Mais elles soulignent une tendance. Dans le même temps, les grands traités de libre-échange sont remis en cause ou au point mort.

Marx expliquait que les deux principaux obstacles au développement des forces productives sont la propriété privée des grands moyens de production et la division du monde en Etats-nations. Pendant toute une période, les classes dirigeantes ont réussi à lever partiellement le deuxième obstacle à travers le développement du marché mondial (la « mondialisation »). Mais le problème n’est pas réglé, l’obstacle demeure et pourrait se réaffirmer brutalement.

La crise de l’UE

La crise de l’Union Européenne en est un bon exemple. La « communauté » européenne est travaillée par de puissantes forces centrifuges. Sous l’impact de la crise économique, les intérêts nationaux des différentes classes dirigeantes reviennent au premier plan. La crise des migrants en a donné une illustration flagrante, sous la forme d’une restauration des contrôles à certaines frontières intérieures de l’UE. L’accord cynique entre Merkel et Erdogan a permis de limiter l’afflux de migrants et de sauver Schengen. Mais c’est une solution provisoire – et suspendue à la stabilité du régime turc.

Le Brexit est un tournant majeur, lourd de conséquences. Même si la Grande-Bretagne n’est pas dans la zone euro, il s’agit du deuxième PIB du continent. Dix mois après le référendum de juin 2016, des observateurs superficiels se rassurent : « jusqu’ici tout va bien ». A ce stade, le Brexit a eu un impact moins négatif sur la croissance européenne que le FMI ne l’avait d’abord anticipé. Mais les négociations entre la Grande-Bretagne et l’UE ne font que commencer. Le Brexit est un point de non-retour et un pas sérieux en direction d’une dislocation de l’Union Européenne.

En 2015, l’expulsion de la Grèce de la zone euro – qui aurait provoqué une crise majeure de toute l’UE – n’a été évitée qu’en aggravant les souffrances inouïes des masses grecques et en discréditant davantage l’UE aux yeux de millions de travailleurs européens. Rien n’a été réglé. L’économie grecque ne sort pas de la récession. Malgré les objectifs officiels, le pays est toujours très loin de pouvoir financer sa dette sur les marchés. L’accord de juillet 2015 a temporairement repoussé la « solution » du problème grec, mais ce problème demeure entier. Le gouvernement Tsipras est complètement discrédité. Tôt ou tard, une nouvelle crise grecque pourrait menacer l’équilibre de la zone euro. Mais la menace pourrait aussi venir d’autres pays, à court terme.

En novembre 2015, quatre mois après la capitulation de Tsipras, une nouvelle crise aurait pu éclater à propos du Portugal, où le Parti Socialiste est arrivé au pouvoir sur la base d’un programme de suspension des principales mesures d’austérité. Mais les dirigeants européens – autrement dit, les dirigeants allemands – ont préféré temporiser et négocier avec le gouvernement portugais. Ils ne voulaient pas ouvrir un nouveau front immédiatement après la conclusion (provisoire) de la tragédie grecque. Cependant, de nouvelles crises éclateront inévitablement. L’Espagne et l’Italie pourraient en être les vecteurs. Et le Portugal reste dans la ligne de mire de la « troïka » : dans un rapport publié en février dernier, la Commission européenne rangeait le Portugal parmi les six pays présentant des « déséquilibres économiques excessifs ». Les cinq autres pays de cette liste – la Grèce étant traitée à part – sont la Bulgarie, Chypre, la Croatie, l’Italie et la France [3].

En France, une victoire de Mélenchon à la présidentielle aurait ouvert une période de grande incertitude pour l’UE, ses institutions et la monnaie unique. Le 23 avril, Merkel a poussé un profond soupir de soulagement. Mais la victoire de Macron ne règle rien. Même s’il parvient à trouver une majorité à l’Assemblée nationale, son gouvernement sera d’emblée très fragile. Par ailleurs, les tensions entre la France et l’Allemagne vont continuer de s’aggraver. Derrière les sourires de façade, le « couple franco-allemand » fait chambre à part – et les Allemands ont la plus belle chambre. Ils dominent plus que jamais l’Union Européenne, économiquement et politiquement.

La politique monétaire de l’Union Européenne est une source de tensions entre la France et l’Allemagne. Angela Merkel fait pression sur Mario Draghi, le président de la BCE, pour que celle-ci réduise son programme de rachats massifs d’actifs (« assouplissement quantitatif »), qui s’élève à 60 milliards d’euros par mois. La France et les pays du sud de l’Europe insistent pour maintenir ce programme. Ces tensions se transformeraient en une crise ouverte dans le contexte d’une sérieuse récession en Europe.

A ce stade, cependant, la classe dirigeante française n’a aucun intérêt à sortir de la zone euro. Elle a beaucoup plus à y perdre qu’à y gagner : les multinationales françaises réalisent toujours d’énormes profits en Europe. Les capitalistes français vont donc tenter de régler leurs problèmes de compétitivité en attaquant encore plus brutalement la classe ouvrière, au risque de provoquer une explosion de la lutte des classes et d’accélérer la polarisation politique. Les 19,6 % de Mélenchon, le 23 avril dernier, sont un sérieux avertissement pour les classes dirigeantes de toute l’Europe.

Le déclin du capitalisme français

Les perspectives pour l’économie française sont évidemment très dépendantes des perspectives pour l’économie mondiale. Une crise mondiale affecterait immédiatement la France. Mais en attendant, l’économie française traverse une crise spécifique, relativement aux autres grandes puissances.

Dans nos Perspectives pour la France 2015, nous avons décrit la courbe déclinante du capitalisme français au cours des 60 dernières années. Ce déclin s’est accéléré dans la foulée de la réunification de l’Allemagne – au profit de celle-ci. La crise de 2008 a marqué une nouvelle étape de la crise spécifique du capitalisme français, qui recule à la fois sur le marché mondial, le marché européen et son marché intérieur.

La croissance du PIB français en 2015 (1,1 %) et en 2016 (1,1 %) est inférieure à la moyenne de la zone euro (respectivement 1,5 % et 1,7 %). Entre 1990 et 2016, la part des exportations françaises dans les exportations mondiales est tombée de 6,3 % à 3,1 %. Dans la zone euro, les parts de marché des entreprises françaises sont passées de 17,3 % en 2000 à 13,4 % en 2016. Enfin, sur le marché intérieur français, la part des marchandises importées est passée de 19,7 % en 2003 à 23,6 % en 2016. En conséquence, la France affiche depuis 2003 un déficit commercial chronique. Il était de 48,1 milliards d’euros en 2016, après 45,7 milliards en 2015. Il a connu un pic de 74,5 milliards en 2011. A l’inverse, l’Allemagne avait un excédent commercial de 260 milliards d’euros en 2016, après 244 milliards en 2015. [4]

Ces chiffres soulignent le déficit de compétitivité de l’économie française. La classe dirigeante et ses politiciens en font naturellement porter la responsabilité aux « rigidités » du marché du travail et à une fiscalité « dissuasive ». Autrement dit : il faut détruire le Code du travail, baisser les salaires, précariser la main d’œuvre et multiplier les « baisses de charges » pour le patronat. Celles-ci doivent être compensées par des coupes massives dans les budgets sociaux. Telle est bien la politique que les gouvernements de Sarkozy et de Hollande ont menée – et que Macron se propose d’intensifier.

Sous le capitalisme, c’est la compétition et loi du profit qui dominent. En ce sens, il est exact que les acquis sociaux des travailleurs constituent un obstacle à la compétitivité de l’économie française. L’une des raisons du succès relatif de l’économie allemande tient précisément dans les contre-réformes drastiques menées par le gouvernement social-démocrate de Gerhard Schröder, au début des années 2000, qui ont fait nettement baisser le « coût du travail » en Allemagne.

Le parasitisme de la classe dirigeante

Telle est la réalité du système capitaliste, en particulier en période de crise. C’est ce que les réformistes de gauche ne comprennent pas – ou ne veulent pas comprendre, car ils seraient alors obligés d’en tirer des conclusions révolutionnaires, ce qui va à l’encontre de leurs principes. Ceci dit, il y a une dose colossale d’hypocrisie dans les complaintes de la classe dirigeante française. A l’entendre, elle voudrait embaucher, investir et développer l’industrie – mais, hélas, la CGT l’en empêche. La réalité est très différente. Au cours des dernières décennies, les capitalistes français ont systématiquement détruit l’appareil industriel national à coup de délocalisations juteuses et d’investissements purement spéculatifs. A la recherche d’importants profits à court terme, elle a financiarisé et tertiarisé l’économie française, poursuivant en cela le vieux fantasme de toute classe capitaliste : faire des profits sans passer par la pénible étape de la production.

La bourgeoisie française a été brutalement réveillée par la crise de 2008, qui lui a rappelé cette vérité élémentaire : le secteur manufacturier est la colonne vertébrale d’une économie moderne. Mais face à la concurrence des industries allemande et chinoise (entre autres), la bourgeoisie française n’a rien changé à sa politique industrielle, ou plutôt de désindustrialisation.

Le nombre d’emplois industriels a commencé à baisser en 2001 sans jamais, depuis, remonter ne fut-ce qu’un seul trimestre. Le pays en a perdu près d’un million (990 000) en 15 ans, dont 25 000 encore en 2016. La part de l’industrie dans le PIB du pays est passée de 16,6 % en 2000 à 12,6 % en 2016. Dans la construction, autre secteur décisif de l’économie, 133 200 emplois ont été supprimés depuis mai 2012. Pendant ce temps, des dizaines de milliers d’emplois archi-précaires de chauffeurs et de coursiers (Uber, Deliveroo, etc.) ont été créés. Voilà qui suffit à résumer le bilan de François Hollande en matière d’emplois.

Il y a cependant un domaine où l’économie française est dynamique : la production et la vente d’armes. Les marchands d’armes en ont vendu pour 6,8 milliards en 2013, 8,2 milliards en 2014, 16,9 milliards en 2015 et – record historique – 20 milliards en 2016. Le Figaro du 1er mars, qui rapporte ces chiffres, s’en réjouit et commente : « Les industriels ont bénéficié d’une situation géopolitique favorable ». Anémique, le capitalisme français se ressource dans le sang des peuples. La classe dirigeante est moins performante dans les secteurs essentiels à la vie humaine que dans l’industrie de la mort et de la destruction.

Le parasitisme du capitalisme français apparaît clairement dans le rapport entre les profits et l’investissement des entreprises. Entre 2008 et 2014, la croissance de l’investissement a oscillé autour de 0 %, mais cela n’a pas empêché la France de battre des records de profits et de dividendes versés aux actionnaires. L’investissement a légèrement augmenté en 2015 (+ 2,7 %) et en 2016 (+ 4,7 %), mais sans commune mesure avec l’augmentation des profits. Les entreprises du CAC 40 ont réalisé en 2016 quelque 76,4 milliards d’euros de profits, soit 33,7 % de plus qu’en 2015. Le Figaro du 10 mars, qui publie ces chiffres, ajoute ce commentaire : « A défaut d’avoir constaté une forte croissance de leurs chiffres d’affaires, les entreprises du CAC 40 ont dans l’ensemble réussi à faire croître leur rentabilité. » Autrement dit : les profits ne viennent pas d’une augmentation de la demande ou de nouveaux marchés, mais de mesures d’économies et de restructuration internes.

A quoi bon investir et embaucher si la demande est faible ? Ainsi raisonnent les capitalistes. On le voit notamment aux effets pratiquement nuls – en termes d’emploi et d’investissement – des différentes mesures du gouvernement Hollande pour subventionner massivement les entreprises et alléger leur fiscalité. Par exemple, le CICE a coûté près de 20 milliards d’euros par an aux finances publiques. Pour quel résultat ? Les experts qui travaillent pour le gouvernement – et qu’on ne peut soupçonner de noircir le tableau – estiment que les effets du CICE « sont difficiles à mesurer ». Ils avancent l’hypothèse de « 50 000 à 100 000 emplois créés ou sauvegardés sur la période 2013-2014 », mais sont incapables d’affirmer que les emplois prétendument « sauvegardés » auraient été supprimés sans le CICE. Ils reconnaissent que dans bien des cas, le CICE a simplement gonflé la trésorerie des entreprises et directement alimenté les dividendes versés aux actionnaires. [5]

De manière générale, les grandes multinationales ont d’innombrables moyens – légaux ou illégaux – d’échapper à l’impôt. Elles se plaignent sans cesse des « charges écrasantes », mais en réalité ce sont les plus petites entreprises qui payent le plus d’impôts.

Pendant ce temps, la dette publique continue d’augmenter. Fin 2016, elle s’élevait à 96 % du PIB, contre 85,2 % en 2011 et 64 % en 2007. La croissance de la dette a ralenti depuis 2014, mais elle demeure une bombe à retardement dans les fondations du capitalisme français – et de l’UE. La France s’endette toujours à des taux très bas, mais ceux-ci se sont agités dans les semaines qui ont précédé le premier tour de la présidentielle. C’était un symptôme significatif. Une nouvelle récession et un dérapage des déficits pourraient faire brusquement monter les taux d’intérêts de la dette française, qui ne pourra pas indéfiniment défier les lois de la gravité économique.

Une déclaration de guerre aux travailleurs

Dans ce contexte, la classe dirigeante française n’a pas d’autre choix que de lancer une offensive profonde et prolongée contre les conditions de vie et de travail de la grande majorité de la population. La mise en œuvre de contre-réformes sévères n’est pas une affaire d’« idéologie », comme se l’imaginent parfois les réformistes de gauche (qui tentent de ramener les patrons du CAC 40 à la raison). Non : c’est une nécessité objective du point de vue de la compétitivité du capitalisme français et des marges de profits des « 200 familles » qui en contrôlent les principaux leviers.

Cette politique réactionnaire va continuer de se déployer sur plusieurs plans. Des coupes franches dans les budgets sociaux sont la condition sine qua non d’un transfert massif d’argent public dans les caisses du patronat. Cela passe notamment par des suppressions de postes de fonctionnaires et le développement des contrats précaires dans le secteur public. Dans le même temps, les retraites, les allocations chômage, la Sécurité sociale et l’éducation nationale seront de nouveau attaquées. Mais pour faire baisser ce que les économistes bourgeois appellent le « coût du travail », les capitalistes doivent aussi réduire les salaires nets, augmenter le temps de travail et accroître la productivité de chaque heure travaillée. Cela passe notamment par la destruction du Code du travail et des conventions collectives.

Sous cet angle, les attaques des gouvernements Sarkozy et Hollande ont commencé à « porter leurs fruits » amers : en France, le « coût du travail » a augmenté de 0,8 % entre 2012 et 2016, contre 3,7 % dans la zone euro et 9,1 % en Allemagne. Cependant, « cette amélioration de la situation [en France] ne s’est pas traduite par des gains de parts de marché à l’international », soupire Le Figaro du 28 février. La France a seulement réduit son écart avec l’Allemagne : le coût horaire du travail (cotisations comprises) est désormais de 35,6 euros (en moyenne) dans l’Hexagone, contre 33 euros outre-Rhin. Il est de 29,8 euros dans la zone euro. En outre, l’augmentation récente du « coût du travail » en Allemagne reflète l’embauche de travailleurs qualifiés dans ce pays, en lien avec sa croissance industrielle. C’est donc plutôt une force qu’une faiblesse, du point de vue de la compétitivité de ce secteur. La France, elle, saccage son industrie. En conséquence, elle se retrouve concurrencée à la fois par l’industrie allemande et par des pays où le prix de la main-d’œuvre non qualifiée est plus faible (y compris l’Allemagne). Le coût horaire du travail est de 13 euros au Portugal, de 21,1 euros en Espagne et de 27,5 euros en Italie. [6]

Cette situation complique sérieusement l’avenir du capitalisme français, qui se retrouve pris en étau, pour ainsi dire. Du point de vue de la classe dirigeante, cela rend la politique de contre-réformes d’autant plus urgente. Mais c’est alors que surgit un deuxième problème, pour les capitalistes français : les travailleurs ne sont pas disposés à rester les bras croisés pendant qu’on s’en prend à des décennies de conquêtes sociales. Or la classe ouvrière de notre pays a de grandes traditions révolutionnaires. Cela inquiète la classe dirigeante (et terrifie les dirigeants du mouvement ouvrier). Aussi a-t-elle procédé avec une certaine prudence, jusqu’alors. Mais désormais elle n’a plus le choix. Elle doit déclarer la guerre aux travailleurs. Fillon avait annoncé la couleur, mais c’est Macron qui hérite de cette tâche. Ironie de l’histoire, c’est donc à un jeune banquier sans expérience et sans galons que revient la mission de diriger la charge.

Radicalisation

La magnifique grève générale des travailleurs guyanais, en mars et avril derniers, a donné aux capitalistes un avant-goût de ce qui les attend. Bien sûr, il y a en Guyane une situation spécifique, d’une gravité exceptionnelle. Mais ses causes fondamentales sont les mêmes qu’ailleurs. L’explosion de colère des travailleurs d’Air France, en octobre 2015, était une bonne illustration de l’état d’esprit qui se développe sous la surface de la société. Au moins aussi significatif était le soutien déclaré d’une majorité de travailleurs à l’égard des salariés d’Air France, qui étaient accusés de « violence » par toute la société officielle.

Depuis la crise de 2008, le processus de radicalisation s’est poursuivi sans interruption. Il s’est notamment exprimé par deux mouvements sociaux de grande ampleur – contre la casse des retraites en 2010, puis contre la loi Travail en 2016 – et par une cristallisation politique très nette : après 11 % des voix à la présidentielle de 2012, Mélenchon en a recueilli 19,6 % en avril 2017.

Le processus est évident sur le terrain électoral, puisque Mélenchon est passé de 4 à 7 millions de voix. Qu’en est-il sur le terrain des luttes sociales ? Si on le considère d’une façon superficielle, le mouvement de 2016 contre la loi Travail peut sembler n’être qu’une simple répétition de celui de 2010. On doit même souligner que les manifestations, lors des « journées d’action » de 2016, ont été moins massives qu’en 2010, et le mouvement de grèves reconductibles moins étendu. Mais en conclure qu’il y a eu un recul de la combativité serait une sérieuse erreur d’analyse.

Les dirigeants confédéraux des syndicats utilisent les « journées d’action » comme une soupape de sécurité permettant de faire tomber la pression au sein de la classe ouvrière. Ces journées ne sont pas organisées comme de véritables grèves générales de 24 heures. Il s’agit essentiellement de manifestations, qui sont parfois énormes, mais qui ne s’accompagnent pas d’un mouvement de grève national ayant un impact significatif sur l’économie. Celle-ci tourne alors à peu près comme les autres jours. Sur les manifestations viennent de nombreux militants politiques et syndicaux, des agents de la Fonction publique (qui souvent ont posé un jour de RTT), des étudiants, des lycéens, des chômeurs, des retraités – mais relativement peu de grévistes du secteur privé (hors délégués et militants syndicaux). Même le secteur public n’est que très partiellement mobilisé.

En référence aux « journées d’action », Nicolas Sarkozy ironisait : « désormais, quand il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit. » Cette fanfaronnade était bien de son genre, mais elle n’était pas vraiment du goût du patronat et des dirigeants syndicaux, car elle soulignait l’impuissance des « journées d’action » à faire reculer un gouvernement. Or voilà précisément ce qu’un nombre croissant de jeunes et de travailleurs ont compris, notamment sur la base de l’expérience de 2010. Et c’est surtout pour cette raison que les manifestations contre la loi Travail ont été moins massives que celles de l’automne 2010. Ce n’était pas l’expression d’un recul de la combativité ; c’était la conséquence d’une prise de conscience : la stratégie des « journées d’action » ne suffit pas. A quoi bon sacrifier une journée de salaire – si ce n’est plus – dans une mobilisation dont on sait d’avance qu’elle n’aura aucun impact sur la politique gouvernementale ? Depuis la défaite du mouvement de 2003 contre la « réforme » Fillon (retraites), les travailleurs et les militants syndicaux ont eu de nombreuses occasions d’y réfléchir.

Cette prise de conscience avait déjà débouché, à l’automne 2010, sur le développement de grèves reconductibles dans un certain nombre de secteurs (raffineries, ports et transport routier, entre autres). Mais la direction confédérale de la CGT refusait de lever le petit doigt pour soutenir et étendre ces grèves reconductibles, qui constituaient pourtant la seule chance de victoire. Bernard Thibault (CGT) prenait même ses distances avec ces grèves, publiquement, et se contentait d’appeler à de nouvelles « journées d’action ». Isolés, les grévistes reprirent le travail au bout de quelques semaines ; les journées d’action refluèrent et le mouvement fut battu.

A cet égard, le mouvement contre la loi Travail a marqué un progrès. Les délégués du congrès de la CGT, qui s’est tenu au milieu du mouvement, ont obligé la direction confédérale à prendre formellement position pour des grèves reconductibles. Certes, il y a loin d’une résolution de congrès au développement effectif de la grève sur le terrain. Les dirigeants confédéraux s’y refusaient obstinément. Ils continuaient d’organiser des « journées d’action » en complète contradiction avec la dynamique réelle de la lutte sur le terrain. Voyant la passivité et les vacillations de la direction confédérale, les travailleurs en grève reconductible cessèrent le mouvement assez vite. Beaucoup comprenaient qu’ils risquaient fort de se retrouver isolés, comme en 2010. C’est aussi ce qui explique que la grève reconductible a touché moins de secteurs, au total, en 2016 qu’en 2010. Cela ne reflétait pas une moindre combativité, mais une prudence dictée par l’expérience.

Reste que le congrès de la CGT a enregistré une nette radicalisation de la base militante. Celle-ci a tordu le bras de sa direction. Cela se reproduira à l’avenir. Les dirigeants seront obligés de s’adapter à l’humeur de la base, de virer à gauche – ou seront remplacés par des éléments plus radicaux. Ce processus se développera d’abord dans les syndicats d’entreprise, les structures interprofessionnelles et les fédérations. Mais il affectera aussi les sommets confédéraux de la CGT. N’oublions pas que le remplacement de Le Paon par Martinez, début 2015, a été imposé par la base de la CGT. Il a marqué un tournant vers la gauche, ou plus exactement une interruption de la dérive droitière, au moins sur le plan du discours.

Le même processus se développera dans les autres confédérations syndicales, avec des rythmes et des formes différentes, y compris à la CFDT. La longue dérive droitière de la direction de la CFDT finira par lui éclater à la figure. Notre organisation doit se garder de tout sectarisme à l’égard des militants de la CFDT. Ce syndicat organise des couches de travailleurs moins conscients et moins militants que ceux de la CGT, en moyenne. Mais d’une part, ce n’est qu’une moyenne : il y a des exceptions locales (exemple : la CFDT de Florange en 2013). Surtout, l’humeur de la base de la CFDT finira par changer. La crise du capitalisme provoquera une profonde polarisation interne à la CFDT.

La radicalisation des bases syndicales ne trouve pas d’expression adéquate au sommet. En conséquence, des organisations de base vont prendre des initiatives indépendantes de la stratégie des directions confédérales, voire contre la volonté de celles-ci. Le « Front social », qui regroupe un nombre croissant de structures syndicales, en est un bon exemple. Les mobilisations à l’appel du Front social ont eu un certain succès. Son dirigeant le plus connu, Mickaël Wamen, est un orateur et un lutteur talentueux. Il a acquis une autorité importante. Il critique ouvertement les directions syndicales, y compris de la CGT, pour leur refus d’organiser sérieusement la lutte contre la droite et le patronat.

Il y a un élément d’ultra-gauchisme dans la direction du Front social. Par exemple, Wamen n’a pas pris position sur les élections présidentielles. Par ailleurs, le Front social est investi par des militants et des organisations gauchistes qui, par leurs méthodes, pourraient en entraver le développement. Ceci dit, dans la mesure où l’émergence du Front social exprime la radicalisation des bases syndicales, il pourrait devenir un véhicule de mobilisations massives, à l’avenir. Il est donc possible qu’il joue un rôle important – et contribue, au passage, à l’émergence d’un courant de gauche dans le mouvement syndical.

Les Nuits Debout et la jeunesse

Les Nuits Debout furent une autre expression de la radicalisation d’une fraction croissante de la jeunesse et du salariat. Ce mouvement était inévitablement confus. Mais les idées qui y circulaient étaient souvent bien plus à gauche que celles des dirigeants officiels du mouvement ouvrier. A Paris, les AG quotidiennes réunissaient des milliers de personnes et insistaient sur la nécessité d’une grève générale reconductible. Par ailleurs, elles ne s’en prenaient pas seulement à la loi Travail, mais également à « son monde » – c’est-à-dire au système capitaliste et à ses institutions politiques corrompues.

L’universitaire Frédéric Lordon se faisait applaudir à tout rompre lorsqu’il expliquait que le système actuel est structuré par l’asservissement du Travail au Capital – et qu’il faut donc mettre un terme définitif à cet asservissement. En termes marxistes, cela signifie le renversement du capitalisme et son remplacement par une société dirigée par les travailleurs. Les Nuits Debout furent une réfutation vivante de l’argument – si souvent avancé par les dirigeants réformistes – selon lequel les « vieilles idées » révolutionnaires ne peuvent plus convaincre personne. Une fraction significative de la jeunesse est ouverte aux idées révolutionnaires : c’est un fait, pas une hypothèse qui attendrait sa vérification.

Le 23 avril, Mélenchon a recueilli 30 % des voix des électeurs de 18-24 ans. Dans cet électorat, il a nettement devancé tous les autres candidats. Bien sûr, il y a chez ces jeunes beaucoup de confusion. Comment pourrait-il en être autrement ? Quels dirigeants dotés d’une audience de masse expliquent les idées du marxisme ? Aucun. Mais une partie des jeunes électeurs de Mélenchon recherchent nos idées révolutionnaires. En outre, des idées réformistes se combinent souvent avec des aspirations révolutionnaires. Ainsi, d’après une enquête menée auprès de 210 000 jeunes de 18 à 35 ans, 62 % d’entre eux se disent prêts à « participer à une révolte de grande ampleur contre le gouvernement ». [7] Ce n’est pas étonnant : au cours de sa vie politique consciente, la nouvelle génération n’a connu que la crise du capitalisme et les politiques d’austérité. Dans ce système en faillite, elle est privée d’avenir.

La radicalisation de la jeunesse est une très mauvaise nouvelle pour la classe dirigeante. Les jeunes ont souvent joué un rôle clé dans le développement de crises révolutionnaires. Ce fut le cas en Mai 68, en France. Craignant la jeunesse, Hollande a cherché à l’épargner au cours de son quinquennat. Par exemple, il a évité de s’attaquer frontalement à ses conditions d’études. En vain : la jeunesse a tout de même viré vers la gauche. Cette dynamique trouvera une expression dans les luttes. Un mouvement de grande ampleur sur les facultés, les lycées ou dans les banlieues pauvres est tout à fait possible à court terme. Il ne lui manque peut-être déjà plus qu’une étincelle. Il est impossible de dire quand ce mouvement s’engagera. Mais les occasions ne manqueront pas : la droite au pouvoir attaquera la jeunesse.

D’autres mouvements massifs pourraient se développer autour de certaines catégories de la population qui subissent une oppression spécifique, comme les immigrés ou les femmes par exemple. Dans le cas des femmes, on observe à la fois une multiplication et une radicalisation des luttes dans de nombreux pays ces dernières années. Ainsi des centaines de milliers de femmes ont manifesté contre la remise en cause du droit à l’avortement en Pologne ou au Brésil, mais aussi contre les violences sur les femmes dans plusieurs pays latino-américains, en Espagne et en Italie. Aux Etats-Unis, une imposante « marche des femmes » a cristallisé l’opposition à Trump suite à son élection. Ces mouvements ont rencontré un large écho en France.

Il est par ailleurs notable que les revendications et les méthodes du mouvement ouvrier soient de nouveau à l’ordre du jour des luttes spécifiques des femmes, bien que de manière confuse. Pour la « journée des droits des femmes » le 8 mars dernier, des syndicats et associations d’une cinquantaine de pays – dont la France – ont avancé la revendication commune d’une « grève internationale des femmes », en réponse à la violence « sociale, légale, politique, psychologique et verbale que les femmes subissent sous différentes latitudes ». Il est vrai que ces mouvements restent dominés par des directions petites-bourgeoises et un programme réformiste. Cela explique leur ancrage limité en France, à ce stade. Mais cela pourrait changer à l’avenir.

En parallèle, dans les quartiers populaires des grandes agglomérations, se développent des mouvements animés par des femmes refusant l’instrumentalisation de la question féminine à des fins racistes par la classe dirigeante, ainsi que par certaines personnalités et associations « féministes ». On observe également des luttes sociales où les femmes sont en première ligne, en défense des services publics, de l’emploi et des conditions de travail. Ce sont là des prémisses d’un mouvement de fond. Dans l’immédiat, la radicalisation générale qui traverse la société contribuera à accentuer la différenciation de classe au sein des luttes des femmes. En conséquence, cela peut leur donner à terme un caractère quantitativement et qualitativement supérieur par rapport au passé.

L’implication massive des femmes dans la lutte pourrait se cristalliser contre les mesures prévues par Macron. L’accentuation de la précarisation du travail, d’une part, et les attaques prévues contre de nombreux droits sociaux garantis par la Sécurité Sociale et l’Etat, d’autre part, toucheraient en premier lieu les femmes. Or celles-ci sont déjà les premières victimes de la crise du capitalisme. Le double fardeau travail/foyer, couplé au renforcement des inégalités dans les conditions de travail, pourrait dès lors devenir intolérable pour une majorité des femmes de la classe ouvrière. L’engagement direct des femmes dans la lutte des classes est donc à l’ordre du jour. Cela contribuera d’ailleurs à faire émerger davantage la question de l’oppression spécifique qu’elles subissent. Les directions du mouvement ouvrier seront poussées à y répondre de manière plus combative.

Toutes les conditions d’un brusque développement de la lutte des classes – voire d’une explosion sociale majeure – sont en train de mûrir rapidement. La colère et la frustration croissantes des travailleurs, la fermentation à la base de la CGT, la radicalisation politique générale, en particulier dans la jeunesse : tous ces éléments pointent dans la même direction. Or c’est précisément dans ce contexte que la classe dirigeante se prépare à lancer une grande offensive contre les conditions de vie et de travail de la masse de la population. A cela s’ajoute un élément conjoncturel : après avoir régulièrement augmenté depuis la crise de 2008, le chômage pourrait temporairement se stabiliser, voire même baisser un peu. C’est ce que suggèrent les statistiques relatives aux « intentions d’embauche » des entreprises, au plus haut depuis 2002 [8]. Les carnets de commandes se remplissant de nouveau, les travailleurs seraient encouragés à la lutte. L’ensemble constituerait un cocktail économique, politique et social explosif.

La crise de régime

Au cours des dix dernières années, la crise de régime du capitalisme français n’a cessé de s’aggraver. Les institutions de la VRépublique et les grands partis politiques « de gouvernement » (PS et LR) sont discrédités. La démocratie bourgeoise est gangrenée par une classe politique corrompue, habituée depuis des décennies à se partager les prébendes de l’État et complètement déconnectée des conditions de vie des masses. L’Assemblée nationale, le Sénat, les Ministères et l’Élysée – entre autres – exhalent une odeur de pourriture.

Les plus hautes institutions sont dévalorisées. Nicolas Sarkozy avait déjà beaucoup abîmé l’autorité et le prestige de la « fonction présidentielle » ; François Hollande l’a rendue encore plus triviale. Cependant, les traits individuels de ces deux hommes ont seulement accéléré un processus à l’œuvre dans le rapport des masses aux institutions de l’Etat. Entre la mythologie gaulliste d’un Président semi-divin qui plane au-dessus des classes et des partis, « garant de l’unité nationale », et la loufoquerie d’un François Hollande, avec ses petites blagues et ses virées sentimentales en scooter, il y a la crise du capitalisme et la décomposition des institutions qui protègent ce système. Pour la première fois sous la VRépublique, un président sortant a dû renoncer à briguer un second mandat.

Aux dernières élections locales et européennes, l’abstention a battu des records. Aux régionales de décembre 2015, le cumul des abstentions et des votes blancs ou nuls a dépassé les 54 % des inscrits, auxquels il faudrait ajouter des millions d’électeurs qui n’ont même pas pris la peine de s’inscrire sur les listes électorales. Le même chiffre s’élevait à plus de 59 % aux élections européennes de mai 2014. Cela traduit un profond rejet de l’ensemble du système politique.

Le « phénomène Macron » en est lui-même une expression. Macron a remporté l’élection présidentielle grâce à la profonde crise du PS et des Républicains. Il a fondé un nouveau mouvement et critiqué les « vieux partis ». A présent qu’il occupe l’Élysée, il va être rapidement frappé par la crise du régime qu’il défend. Ses promesses de « renouveler la vie politique » seront pulvérisées par de nouveaux scandales de corruption.

La succession d’« affaires » impliquant des responsables politiques de premier plan n’est pas un phénomène nouveau. Mais il devient d’autant plus insupportable que ces mêmes politiciens corrompus demandent sans cesse aux travailleurs de faire des sacrifices. En apprenant quel était le montant total des sommes versées à Pénélope Fillon au titre de ses divers « emplois », beaucoup de gens ont calculé que cela représentait, au total, ce que gagne un couple de smicards pendant toute sa vie de dur labeur. C’est dévastateur. En outre, les « affaires » Fillon n’ont pas seulement discrédité lui-même et son parti, mais aussi le Parlement : on a appris, à cette occasion, que des centaines de parlementaires embauchaient des membres de leur famille.

Les « affaires » ont joué un rôle non négligeable dans la crise politique et sociale qui a débouché sur la grève générale de juin 1936, en France. Aujourd’hui, la Ve République sort très fragilisée du dernier cycle électoral. Constatant la faiblesse de leurs adversaires, les travailleurs en profiteront pour passer à l’offensive, comme ce fut le cas en Guyane. La crise de régime va se poursuivre, stimuler la lutte des classes et pousser un nombre croissant de jeunes et de travailleurs à tirer des conclusions révolutionnaires.

Le phénomène Macron

L’élection présidentielle a été marquée par une nette accélération du processus de polarisation politique. Les deux grands partis « de gouvernement » (le PS et LR) en ont fait les frais. Mélenchon a recueilli 7 millions de voix, soit 3 millions de plus qu’en 2012. Au l’autre bout de l’échiquier politique, Marine Le Pen a recueilli au premier tour 7,6 millions de voix, soit 400 000 voix de plus qu’aux élections régionales de 2015, lesquelles marquaient déjà un record absolu pour ce parti. Au deuxième tour, 10,6 millions de personnes ont voté pour le FN, soit 5 millions de plus que lors du deuxième tour de la présidentielle de 2002.

La polarisation politique s’est développée aussi bien vers la droite que vers la gauche, comme nous l’avions anticipé. Mais c’est tout de même le « centre » qui a remporté l’élection. La contradiction n’est qu’apparente. Le processus de polarisation rencontre une résistance acharnée aux sommets de la société, qui ont fait campagne pour Macron (notamment les grands médias). Mais la résistance existe aussi à la base de la société, en particulier dans les classes moyennes aisées et les couches supérieures du salariat qui n’ont pas encore été affectées par la crise du capitalisme. Elles aspirent au calme et à la stabilité. Elles ont des illusions tenaces dans l’économie de marché – et notamment dans son « ubérisation ». Elles espèrent qu’un politicien jeune et nouveau permettra de conjurer la crise et, au passage, de nettoyer les écuries d’Augias du système politique. En quoi elles seront rapidement déçues.

Après la Deuxième Guerre mondiale, le capitalisme français a accumulé une certaine quantité de graisses qui stagnent dans les couches intermédiaires de la société. Celles-ci forment une partie importante de l’organisme social. Mais le régime austéritaire que la classe dirigeante veut infliger à la société française poussera un nombre croissant d’électeurs de Macron vers la droite et vers la gauche. La polarisation l’emportera sur la stagnation ; la dynamique objective du capitalisme en crise balayera les illusions « centristes ».

Beaucoup d’électeurs de Macron seront vite déçus par la réalité de sa « moralisation de la vie politique ». La République en marche est déjà un panier de petits et gros crabes impatients de saisir – ou de conserver – les places lucratives dans l’appareil d’Etat. La morale n’en sortira pas grandie. Par ailleurs, Macron va s’appuyer sur des éléments du PS et de la droite qui ne sont pas spécialement connus pour leur désintéressement. Macron et ses partisans n’échapperont pas à la corruption organique du système politique. Cela contribuera à la chute rapide du nouveau président, dans l’opinion.

La crise du PS

Dans nos Perspectives de 2015, nous avons décrit les différentes étapes qui, de Mitterrand à Hollande en passant par Jospin, ont déporté la direction du PS très loin vers la droite. Les deux dernières années du gouvernement de Manuel Valls ont parachevé le divorce de ce parti avec sa base sociale traditionnelle. La loi Travail était une contre-réforme que le Medef réclamait de longue date, mais que les précédents gouvernements de droite eux-mêmes n’avaient pas osé engager. Au cours du mouvement de lutte contre cette loi, Valls n’a reculé devant aucune ignominie. La répression et les provocations policières ont atteint de nouveaux sommets. L’insulte, le mensonge et la manipulation étaient le pain quotidien du gouvernement. Les ministres et les députés « socialistes » ont attaqué la CGT dans des termes qui sont habituellement ceux de la droite et de l’extrême droite. Sur les dernières manifestations contre la loi Travail, beaucoup de gens criaient : « Tout le monde déteste le PS ! »

« Tout le monde », non, mais de plus en plus de monde, sans aucun doute. Cela s’est rapidement vérifié. La participation à la primaire du PS était nettement moins importante qu’en 2011. Elle a surtout consisté en un rejet de Manuel Valls. Après sa victoire, Benoit Hamon n’a fait illusion que pendant quelques semaines. Il a cherché une position « centrale » entre Mélenchon et Macron. Mais cette position était fictive. Les électeurs de François Hollande en 2012 étaient poussés vers la gauche (Mélenchon) ou vers la droite (Macron). La composition sociale de l’électorat socialiste de 2012 n’était pas homogène : les couches supérieures se sont plutôt tournées vers Macron, les couches les plus populaires vers Mélenchon. La dynamique du « vote utile » a renforcé ce processus. Hamon s’est retrouvé au « centre » d’un désert électoral.

Si Valls avait remporté la primaire, on peut douter qu’il aurait recueilli beaucoup plus de voix à la présidentielle. Le PS dans son ensemble est profondément discrédité, à commencer par son aile droite. A présent, la plupart de ses dirigeants accélèrent leur mouvement vers la droite. Macron a investi un certain nombre de députés socialistes sortants aux législatives. Plusieurs ont déjà rejoint La République en marche. D’autres, nombreux, annoncent qu’ils sont prêts à participer à une « majorité présidentielle » à l’issue des élections législatives. La participation du PS à une majorité de droite serait une première sous la VRépublique.

Cette nouvelle dérive droitière pourrait aboutir à une scission du PS : l’« aile gauche » du PS proteste. Cependant, les « frondeurs » nous ont habitués à des protestations platoniques. Ils ont passé tout le mandat de François Hollande à « protester » contre sa politique, mais sans jamais en tirer la moindre conclusion pratique. Même au plus fort du mouvement contre la loi Travail, ils ont refusé de voter une motion de censure. Ils sont très affaiblis et très opportunistes. Il n’est pas certain que la « gauche du PS » prendra l’initiative d’une scission. Elle pourrait simplement végéter sur le flanc gauche de la recomposition « au centre », voire s’y effondrer.

L’aile droite du PS – c’est-à-dire sa direction actuelle – ne proposera pas immédiatement de fusionner avec le parti de Macron. Elle voudra d’abord remporter le prochain congrès du PS. Il est possible qu'elle y parvienne. Peut-être proposera-t-elle – pendant ou après le congrès – de « refonder » le PS en modifiant son nom et, surtout, en l’arrimant au parti de Macron. Il est impossible d’anticiper précisément les formes et les rythmes que prendra l’évolution du PS au cours des prochains mois, qui seront très chaotiques. Il y aura d’importantes frictions au sein même de l’aile droite du PS. Mais une chose est claire : la perspective d’un PS uni et se renforçant dans l’opposition de gauche au prochain gouvernement est exclue. En conséquence, la France insoumise sera de facto la principale opposition de gauche au gouvernement, à condition qu’elle se transforme en parti et qu’elle ne commette pas de grossières erreurs.

La France insoumise

Le lien entre nos perspectives et notre orientation est très clair en ce qui concerne la France insoumise (FI). Nous étions pratiquement les seuls à anticiper de longue date tout le potentiel de la campagne électorale de Mélenchon. Il y a un an à peine, beaucoup de militants – y compris dans le Parti de Gauche – étaient sceptiques et pessimistes. Ils se laissaient aveugler par tel ou tel détail, telle ou telle carence de Mélenchon. Ils ne comprenaient pas que ces éléments n’étaient pas des obstacles absolus à la cristallisation politique autour de Mélenchon, laquelle était déterminée par de puissants facteurs : la crise du capitalisme, la radicalisation des masses (en particulier la jeunesse), la politique du gouvernement Hollande, la faillite du PS, des « frondeurs » et des dirigeants du PCF, l’expérience de la Grèce (Syriza), de l’Espagne (Podemos), des Etats-Unis (Sanders) et de la Grande-Bretagne (Corbyn) – mais aussi, last but not least, la relative radicalité de Mélenchon lui-même.

A ce stade de l’élaboration de nos perspectives, partons de l’hypothèse la plus probable, à savoir que la FI ne remportera pas les prochaines élections législatives. Elle occupera alors la place de principale opposition de gauche au gouvernement. Le mouvement « d’adhésion » à la FI s’est prolongé à un rythme important après le premier tour de l’élection présidentielle. La FI a été lancée en lien direct avec la candidature de Mélenchon à la présidentielle, mais son développement va se poursuivre au-delà des élections législatives.

Toute la question est de savoir si les dirigeants de la FI vont transformer leur mouvement en un parti, c’est-à-dire en une organisation dotée de structures locales liées entre elles, de directions élues, de congrès, d’un système de cotisations, etc. Le succès même de la FI pousse dans cette direction, car les nouvelles tâches qui se présentent nécessitent les structures d’un parti. Inversement, le maintien d’un « mouvement », avec sa direction échappant à tout contrôle et son amateurisme à la base, risquerait d’aboutir à la dislocation progressive de la FI, c’est-à-dire à la dilapidation de son capital politique. Les limites d’un mouvement apparaîtront même aux militants qui, à ce jour, sont hostiles à la « forme parti » parce qu’ils craignent que la FI devienne un « parti comme les autres ». En Espagne, Podemos ne s’est consolidé qu’en se transformant en parti. Cette expérience pèsera sur le débat dans la FI. Dans l’hypothèse où la FI se transforme en parti, le Parti de Gauche fusionnerait avec lui.

Il n’est pas exclu que les erreurs de la direction – et il y en aura de toutes sortes – aboutissent à un effondrement de la FI, ou du moins à un sérieux affaiblissement. Mais ce n’est pas le scénario le plus probable : en l’absence d’alternative et compte tenu de l’autorité accumulée par la FI (et singulièrement par Mélenchon), cette organisation devrait constituer un véhicule privilégié de la radicalisation politique. Or cette radicalisation se poursuivra et sera alimentée par les luttes sociales. La FI connaîtra des hauts et des bas, comme en a connus Podemos en Espagne. Mais il est probable que sa dynamique générale sera ascendante – du moins tant qu’elle ne sera pas au pouvoir.

Jean-Luc Mélenchon continuera sans doute de jouer un rôle central dans la direction de la FI. En plus des dirigeants du Parti de Gauche qui étaient déjà connus, d’autres dirigeants nationaux ont émergé au cours de la campagne. D’autres encore émergeront au fur et à mesure que la FI se développera et se consolidera. L’ensemble formera une direction relativement jeune et méconnue du grand public, mais dans un contexte de rejet des vieux appareils, ce sera un avantage plutôt qu’un inconvénient. Par ailleurs, des militants et des cadres du PCF rejoindront sans doute la FI, surtout si le PCF s’avère incapable de virer vers la gauche. Un certain nombre de militants communistes quittent déjà le PCF pour rejoindre la FI.

Avec son discours radical sur l’écologie et son projet de « planification écologique » – malgré ses limites réformistes –, la France insoumise occupe désormais une place centrale sur les questions environnementales, marginalisant un peu plus les Verts. Ces derniers, après des années de toutes sortes de compromis opportunistes avec le PS, ont montré leur incapacité et leur manque de volonté à apporter une réponse d'ampleur à la crise écologique majeure provoquée par le système capitaliste.

Au début, la composition sociale et politique de la FI sera très hétérogène. L’entrée dans la FI d’un plus grand nombre d’éléments prolétariens, dans un deuxième temps, accentuerait la polarisation interne, qui ne manquera pas d’apparaître. Les débats internes à Podemos existeront également dans la FI, entre les partisans d’une ligne modérée, « au-dessus des classes », et les partisans d’une ligne plus radicale et tournée vers la lutte des classes.

Le PCF

Le développement de la France insoumise et sa transformation en un parti pourraient accélérer le déclin du PCF. Ceci dit, les dirigeants du PCF se chargent très bien eux-mêmes de saborder leur parti. Ils multiplient les erreurs opportunistes : vote de l’état d’urgence, soutien sans faille à Tsipras après sa capitulation, « fronts républicains » contre le FN, etc. La direction nationale et la plupart des directions départementales du PCF se sont avérées incapables de rompre avec l’appareil du PS, auquel elles sont organiquement liées de longue date. Compte tenu du discrédit qui frappe le PS, c’est suicidaire. Mais les dirigeants du parti ne voient pas d’alternative ; au fil des années, ils sont devenus des réformistes de gauche très modérés.

La direction du PCF place la sauvegarde de son réseau d’élus au-dessus de tout principe. Mais un parti « communiste » ne peut pas survivre indéfiniment sans un minimum de principes. D’élection en élection, le nombre d’élus du PCF ne cesse de reculer. A la base, beaucoup de militants quittent le parti ; peu y adhèrent. Lors du congrès de 2008, le PCF comptait 78 800 cotisants ; ils étaient 64 200 lors du congrès de 2012 et 53 000 lors du congrès de 2016. Le PCF a donc perdu un tiers de ses effectifs en moins de 8 ans, soit 26 000 cotisants. Depuis le congrès de 2016, cette hémorragie s’est sans doute poursuivie. Beaucoup de militants ont très mal vécu les interminables tergiversations de Pierre Laurent sur la question du candidat que le parti devait soutenir à l’élection présidentielle. Même après le vote des militants en faveur d’un soutien à Mélenchon, Pierre Laurent a maintenu l’ambiguïté – jusqu’à la fin du mois de mars !

Le PCF compte toujours des milliers de militants dévoués à la cause des travailleurs et qui se considèrent comme des révolutionnaires. Mais l’affaiblissement continu de ce parti l’expose désormais à la marginalisation. A un certain stade, le déclin du parti risque de franchir un seuil qualitatif au-delà duquel il disparaitrait de l’horizon politique des masses (ce qui est déjà le cas, dans une large mesure), mais aussi de l’avant-garde du mouvement ouvrier. C’est ce qui est arrivé au PRC en Italie. Un parti peut très bien compter plusieurs dizaines de milliers d’adhérents et ne plus rien peser, ou presque rien, dans la vie politique.

En Espagne, la « Gauche Unie » (Izquierda Unida, IU) a été sauvée de la marginalisation, au moins temporairement, par un virage à gauche de sa direction, sous l’impulsion d’Alberto Garzón. Ce jeune député a mené une lutte contre une partie de l’appareil d’IU et l’a emporté. Il a tourné IU vers une alliance avec Podemos sur la base d’un programme plus radical. Un processus semblable est-il possible au PCF ? On ne peut l’exclure, mais rien ne l’indique à ce stade. Aucune figure du type d’Alberto Garzón n’a émergé dans les sphères dirigeantes du PCF. Il y a à cela une raison objective : les liens entre le PCF et le PS sont nettement plus organiques – Parlement, mairies, conseils départementaux, conseils régionaux – que ne l’étaient ceux d’IU et du PSOE en Espagne.

La droite et l’extrême droite

La nette victoire de François Fillon aux primaires de la droite a confirmé ce que nous écrivions dans nos Perspectives de 2015 : « Alain Juppé (…) veut incarner l’aile modérée de l’UMP. Il a le soutien d’une large section de la classe dirigeante. Mais la base de l’UMP, elle, regarde vers la droite. » La crise du capitalisme fait sans cesse monter la température dans cette large couche de notables, rentiers, bigots et petits-bourgeois divers qui forment le cœur de l’électorat des Républicains. Les attentats de Paris et de Nice – et la flambée de propagande islamophobe – ont exacerbé leur nationalisme. La barbarie fondamentaliste leur a permis de se sentir eux-mêmes l’avant-garde et les chevaliers de la plus haute civilisation, malgré leurs superstitions et leurs préjugés recuits. L’« identité heureuse » d’Alain Juppé ne leur parlait pas. Ils ne sont pas « heureux », mais inquiets, hargneux et belliqueux. Ils sont sensibles au discours raciste du FN et trouvent ce parti de plus en plus « acceptable ». 20 % des électeurs de Fillon au premier tour ont voté pour le FN au deuxième. 32 % se sont abstenus ou ont voté blanc/nul. Et c’est sans compter ceux qui, suite au « Penelope Gate », ont directement voté pour le FN au premier tour.

Il y a donc une contradiction entre les sections décisives de la grande bourgeoisie, qui à ce stade veulent tenir le FN à l’écart du pouvoir, et le socle électoral des Républicains, qui se déporte vers la droite et a de moins en moins d’objections de principe à une alliance entre la droite et le FN. Les performances électorales du FN exercent une pression croissante sur la direction des Républicains, qui redoute d’être prise en étau entre les « centristes » – Macron, Bayrou, droite du PS, etc. – et l’extrême droite. De son côté, la direction du FN est à l’affût de toute alliance possible avec des éléments de la droite traditionnelle qui seraient prêts à franchir le Rubicon. Le ralliement au FN de Dupont-Aignan, qui avait quitté l’UMP en 2007, avait valeur d’exemple et de modèle. La « refondation » du FN annoncée par Marine Le Pen se donne pour objectif d’accélérer ce processus.

Discrédités par les scandales de corruption et le bilan du gouvernement Sarkozy, tiraillés par un électorat de droite qui se divise entre « modérés » et « radicalisés », les Républicains sont plongés dans une crise durable qui, tôt ou tard, débouchera sur une recomposition de la droite. Selon le résultat des élections législatives, un bon nombre de députés des Républicains pourraient déjà rallier la majorité présidentielle. Cela signifierait une scission dans le groupe parlementaire des Républicains.

Le gouvernement Macron ne règlera pas les problèmes fondamentaux du capitalisme français, dont le déclin relatif ne s’interrompra pas de sitôt. Par ailleurs, les attaques de Macron contre les travailleurs stimuleront la lutte des classes et la radicalisation politique à gauche. En retour, cela radicalisera une partie de l’électorat de droite, qui voudra mettre fin aux « désordres » et prendre des mesures décisives contre les « privilèges » des travailleurs. Cette polarisation renforcera la constitution d’un pôle de droite dans lequel le FN refondé et rebaptisé pourrait jouer un rôle important.

Une menace bonapartiste ?

Est-ce que cela signifie que la France s’oriente à court terme vers un régime de type bonapartiste [9], voire fasciste ? Non. Si la bourgeoisie ne veut pas du FN au pouvoir, à ce stade, ce n’est pas par attachement aux prétendues « valeurs républicaines », mais notamment parce que le parti de Marine Le Pen est toujours détesté dans de larges couches de la jeunesse et de la classe ouvrière. Or le mouvement ouvrier n’a pas subi de défaites majeures ; il est intact et se radicalise chaque jour un peu plus. Un gouvernement de coalition avec le FN serait une provocation dangereuse, du point de vue de la bourgeoisie.

Il est vrai que la dynamique décrite plus haut rapproche le FN du pouvoir. Mais même si le FN entre au gouvernement dans les années qui viennent, en 2022 ou avant, cela ne mettrait pas un régime bonapartiste à l’ordre du jour. Le rapport de forces entre les classes rendrait extrêmement périlleuse toute tentative d’instaurer ce type de régime. Cela risquerait de provoquer une explosion de la lutte des classes dont la bourgeoisie ne serait pas sûre de sortir gagnante. Or pour mettre en œuvre sa politique, elle peut toujours s’appuyer sur la passivité ou la complicité active des dirigeants « socialistes » et syndicaux. Autrement dit, dans l’immédiat, la bourgeoisie ne peut pas s’orienter vers le bonapartisme et n’en a pas besoin.

Il est notable, par exemple, que le gouvernement Hollande n’a pas tenté d’utiliser l’« état d’urgence » pour interdire les manifestations et les grèves contre la loi Travail. Il est vrai que la répression et les provocations policières sont montées d’un cran. Mais c’est un jeu dangereux, du point de vue de la bourgeoisie. Une grave « bavure » pourrait mettre des millions de personnes dans la rue. En outre, la répression policière radicalise toute une frange de la jeunesse et du mouvement ouvrier.

Notre organisation ne doit pas participer à la confusion qui règne sur un prétendu « danger fasciste » en France. Un régime fasciste suppose d’abord de mobiliser et d’armer une masse de petits-bourgeois contre les organisations du salariat. Ce simple fait réduit à néant la caractérisation du FN comme un parti fasciste. Le FN est un parti bourgeois, nationaliste, raciste et archi-réactionnaire dont les dirigeants aspirent à partager le pouvoir avec d’autres formations et courants de la droite, dans le cadre de la démocratie bourgeoise. Marine Le Pen et son entourage ne cessent de donner des gages de leur bonne volonté. S’ils modèrent leur discours démagogique sur la sortie de l’UE, qui est contraire aux intérêts de la bourgeoisie française, c’est pour ouvrir des passerelles avec d’autres courants de la droite traditionnelle. Si les dirigeants du FN entrent dans un gouvernement prochainement, ils mèneront une politique pro-capitaliste impopulaire et qui se heurtera à la résistance des travailleurs. Et ils ne pourront pas écraser cette résistance sous la botte d’un régime bonapartiste. Ils finiront discrédités, comme l’ont été les précédents gouvernements de droite.

Enfin, les perspectives pour le FN ne peuvent pas être élaborées indépendamment de ce qui se passe dans les organisations du mouvement ouvrier. L’ascension du FN, ces dernières années, a partiellement reposé sur la croissance d’un électorat populaire – ouvriers et chômeurs – qui est ulcéré par l’impuissance des gouvernements « de gauche » à régler leurs problèmes. La politique réactionnaire du gouvernement Hollande a été un puissant facteur dans les récents progrès électoraux du FN. Mais inversement, l’émergence d’une force de masse et radicale, sur la gauche de l’échiquier politique, aura tendance à saper les bases électorales du FN. La campagne de Mélenchon a déjà permis d’arracher un certain nombre de jeunes, de chômeurs et de travailleurs au vote FN – et plus encore à l’abstention. En conséquence, un gouvernement de la gauche radicale pourrait arriver au pouvoir avant le FN. Il s’en est fallu de peu, le 23 avril dernier, pour que cela se produise.

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le rapport de force objectif entre les classes n’a cessé de se modifier à l’avantage du salariat, qui constitue aujourd’hui l’écrasante majorité de la population active (90 %). Cela limite la possibilité, pour la bourgeoisie, de s’orienter vers un régime bonapartiste. Pour autant, cela ne signifie pas qu’un tel régime est exclu à tout jamais. Si, dans la période à venir, la classe ouvrière et ses organisations ne parviennent pas à prendre le pouvoir et renverser le capitalisme, la bourgeoisie finira par se tourner vers une forme de dictature bonapartiste. Mais un tel régime serait d’emblée très instable. Surtout, la classe ouvrière aura d’ici là plusieurs opportunités de prendre le pouvoir.

Conclusion

La France est entrée de plain-pied dans une période de très grande instabilité politique et sociale. A l’occasion des élections présidentielles et législatives, la crise politique a connu une accélération soudaine qui a pris par surprise la plupart des commentateurs bourgeois. Pendant des décennies, le paysage politique se modifiait graduellement, en surface. A gauche, le lent déclin du PCF semblait annoncer une hégémonie quasi totale du PS. De l’autre côté de l’échiquier politique, l’ascension du FN semblait être contenue par une droite solide et par le mécanisme de collaboration de classe intitulé « front républicain ». L’alternance entre le PS et la droite semblait encore à l’ordre du jour. Cet équilibre s’est effondré. Les vieux partis de gouvernement, PCF compris, sont en crise. L’émergence de la France insoumise peut radicalement transformer la gauche. L’avenir du PS est en suspens. Les Républicains sont déchirés entre le « centre » et l’extrême droite. La recomposition politique se poursuivra ; elle sera stimulée par la crise économique et sociale.

Cette situation s’enracine dans la crise du capitalisme français. Lénine soulignait que « la politique est de l’économie concentrée ». Mais les processus politiques retardent sur la réalité économique et ne rattrapent celle-ci que brutalement. Voilà à quoi nous assistons aujourd’hui. Il en ira de même sur le terrain syndical et des luttes en général. Le remplacement de Le Paon par Martinez, à la tête de la CGT, était une première secousse, le symptôme annonciateur d’une plus profonde crise de la CGT. Les directions confédérales des syndicats jouent un rôle décisif dans l’équilibre social du pays : elles maintiennent dans certaines limites les mobilisations des travailleurs contre les attaques des gouvernements. Mais cette mécanique bien huilée, avec ses « journées d’action » rituelles, finira elle aussi par se gripper.

La dynamique actuelle du capitalisme français place les deux classes fondamentales de la société – le salariat et la bourgeoisie – sur une trajectoire de collision. En déclin sur les marchés mondial, européen et national, la bourgeoisie française n’a d’autre choix que d’accroître nettement l’exploitation des travailleurs et de s’attaquer à des conquêtes sociales vieilles de plusieurs décennies. Sous le drapeau de la « modernité », elle va tenter de nous ramener aux conditions de vie de l’entre-deux-guerres. C’est impossible sans provoquer de grandes luttes – et, à un certain stade, une crise pré-révolutionnaire.

Il n’y aura pas une, mais plusieurs collisions entre les classes. L’absence d’un parti révolutionnaire signifie que la lutte des classes passera par toute une série d’étapes marquées par de grandes offensives, mais aussi des défaites et des phases de reflux, voire de réaction, qui elles-mêmes ne seront que le prélude à de nouvelles et plus puissantes offensives. Ce processus se développera sur une période de plusieurs années, et sans doute plus d’une décennie. Tout l’enjeu, pour nous, est de construire l’organisation révolutionnaire qui permettra de raccourcir les délais en donnant la victoire définitive aux travailleurs, en France et à l’échelle internationale. Chacun de nos succès et de nos progrès, aujourd’hui, est une pierre sur laquelle nous nous appuierons, demain, pour aider la classe ouvrière à prendre le pouvoir et ouvrir une nouvelle page de l’histoire de l’humanité.


[1] Bilan de l’expérience finlandaise - Trotsky (1940).

[2] Le warning du FMI sur la dette mondiale - Les Echos du 11 janvier.

[3L'Union européenne épingle le manque de réformes de la France - Le Figaro du 9 mars 2017

[4] Etude Coe-Rexecode sur « La compétitivité française en 2016 », publiée en janvier 2017.

[5Les effets du CICE sur l'emploi restent difficiles à mesurer - Le Figaro du 22 mars 2017.

[6] Chiffres publiés par Coe-rexecode

[762 % des jeunes en France prêts à une « révolte de grande ampleur » - La Relève et la Peste, le 17 décembre 2016.

[8] Un record d'intentions d'embauche pour 2017 - La Croix du 19 avril 2017.

[9] C'est-à-dire un régime qui s'appuie essentiellement et directement sur la police et l'armée, au détriment des institutions de « démocratie » bourgeoise.

Ce document a été adopté par les délégués du congrès national de Révolution, qui s'est tenu à Paris les 8, 9 et 10 mai 2015.


La France est entrée dans une période de très grande instabilité économique, sociale et politique. En dernière analyse, cette instabilité exprime la révolte des forces productives contre les rapports de production capitalistes. Après avoir massivement développé les moyens de production, le capitalisme s’est transformé en un monstrueux obstacle sur la voie de leur croissance, et par conséquent du progrès social. Non seulement le pays n’avance plus, mais il recule. Toutes les formes de misère connaissent un développement quantitatif et qualitatif : il y a de plus en plus de pauvres – et les pauvres le sont de plus en plus. Quant aux travailleurs, chômeurs et retraités que la statistique officielle ne classe pas encore parmi les « pauvres », ils subissent un recul rapide et constant de leurs conditions de vie.

Le déclin du niveau de vie de la grande majorité de la population avait commencé avant la crise mondiale de 2008, mais celle-ci a marqué une accélération brutale. Or la contradiction entre le système capitaliste et les intérêts matériels de l’écrasante majorité de la population constitue une prémisse fondamentale de la révolution socialiste. Une deuxième prémisse, qui est mûre depuis longtemps, c’est le développement de la technologie et des forces productives. Dans le cadre d’une planification socialiste et démocratique de la production, les merveilles de la science et de la technologie modernes permettraient d’élever rapidement le niveau de vie des masses.

Autant ces deux grandes prémisses objectives de la révolution socialiste sont réunies, autant le renversement du capitalisme ne peut être que l’œuvre consciente de la classe ouvrière, qui pour cela doit disposer d’un parti révolutionnaire déterminé à accomplir cette tâche historique et doté d’un programme et d’une stratégie scientifiquement élaborés. L’absence d’un tel parti, en France comme ailleurs, est un élément important de nos perspectives ; s’il existait, la révolution socialiste serait possible à relativement court terme.

Inversement, l’absence d’un parti révolutionnaire de masse signifie que la lutte des classes passera par toute une série d’étapes marquées par de grandes offensives, de grandes victoires, auxquelles succéderont des défaites et des phases de reflux, voire de réaction. Ces dernières, cependant, ne seront que le prélude à de nouvelles offensives révolutionnaires. L’impasse du capitalisme obligera la classe ouvrière à reprendre sans cesse le chemin de la lutte. Ce faisant, elle tirera les leçons du passé. La sphère politique et syndicale connaîtra toutes sortes de bouleversements, des scissions, des fusions – et même, comme on le voit en Grèce et Espagne, la marginalisation de vieilles organisations et l’émergence de nouvelles. Notre mission historique est d’intervenir dans ce processus – qui se développera sur plusieurs années, voire plusieurs décennies – de façon à construire les forces du marxisme qui permettront à notre classe de remporter la victoire définitive.

A chaque étape de notre travail, nous avons besoin d’élaborer des perspectives, c’est-à-dire une analyse scientifique des processus fondamentaux à l’œuvre dans la société, ainsi que de leur évolution probable. Conformément à notre méthode dialectique, les perspectives doivent permettre de distinguer, dans la masse des événements, ce qui est essentiel de ce qui est secondaire, accidentel, de façon à cerner les contradictions dynamiques du processus, ses tendances fondamentales. Faute d’une telle boussole, nous serions constamment désorientés par les soubresauts des événements.

Par définition, les perspectives ne sont qu’une hypothèse de travail. Lorsqu’elles sont réfutées par le cours réel de l’histoire, elles doivent être corrigées. Trotsky écrivait : « L’art de la direction révolutionnaire est avant tout l’art d’une exacte orientation politique. […] Un des grands points de l’orientation est de déterminer l’état d’esprit des masses, de préciser leur degré d’activité et de préparation au combat. Or cet état d’esprit ne se forme pas comme par enchantement ; il est soumis aux lois spéciales de la psychologie des masses, lois qui jouent conformément aux circonstances sociales objectives du moment. […]

« Pour bien saisir la dynamique de ce processus, il faut avant tout déterminer dans quel sens et sous l’influence de quelles causes évolue l’état d’esprit de la classe ouvrière. C’est en combinant les données objectives et subjectives que l’on peut arriver plus ou moins à déterminer l’évolution du mouvement, établir un ensemble de prévisions étayé scientifiquement et sans lequel toute lutte révolutionnaire serait un non-sens.

« Mais en politique la prévision doit être considérée non comme un schéma rigoureux mais comme une hypothèse de l’évolution du mouvement ouvrier. En aiguillant la lutte sur l’une ou l’autre voie, il est indispensable de suivre attentivement et pas à pas l’évolution des conditions objectives et subjectives du mouvement de manière à apporter, dans la tactique même, les correctifs qui s’imposeront au fur et à mesure. Bien que jamais le déroulement de la lutte ne coïncide parfaitement avec le jalonnement préétabli, cela ne peut nous dispenser de recourir à la prévision politique. L’essentiel sera de ne pas se fier aveuglément à des schémas tout faits, mais de surveiller constamment la marche du processus historique en se conformant à tous ses enseignements. » (L. Trotsky, La « troisième période » d’erreurs de l’Internationale Communiste. 1930.)

La crise mondiale

La crise qui a éclaté en 2008 marque un tournant majeur dans l’histoire du capitalisme. Depuis la fin des années 70, le système a connu plusieurs crises sérieuses, notamment en 1987 (krach boursier), en 1997 (Asie du Sud-Est) et en 2000-2001 (éclatement de la « bulle internet »). Cependant, elles furent chaque fois de courte durée. Même si la croissance des pays capitalistes avancés était nettement plus faible que lors des « 30 glorieuses », les dirigeants bourgeois et les réformistes du mouvement ouvrier pouvaient louer la viabilité du capitalisme, qui semblait assurer un développement continu de l’économie.

En réalité, la récession mondiale de 1974 marquait le début d’une longue phase d’agonie du système. Plusieurs facteurs lui ont permis de maintenir une certaine croissance et de limiter l’impact des crises conjoncturelles. L’intégration de la Chine et des pays de l’ex-URSS dans le marché mondial a apporté une bouffée d’oxygène au système. Cela ouvrait de nouvelles sources de profits et stimulait le commerce mondial, qui avait été l’un des facteurs décisifs de la longue phase de croissance d’après-guerre. Par ailleurs, les limites du capitalisme ont été repoussées au moyen d’une injection sans précédent de crédits à tous les niveaux de l’économie. Les taux d’intérêt des Banques Centrales ont été baissés à des niveaux proches de zéro. La croissance avait un caractère largement artificiel ; elle reposait sur une montagne de dettes et de capitaux fictifs. Les contradictions continuaient de s’accumuler. Les mesures visant à retarder la crise en aggravaient le potentiel explosif.

Aujourd’hui, plus de six ans après la faillite de Lehman Brothers, l’économie mondiale est toujours embourbée dans la crise. Nous n’avons pas simplement affaire à une phase du cycle croissance-récession, mais à une crise organique du capitalisme, qui n’est plus capable de développer les forces productives comme par le passé. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura plus de phases de croissance. Le cycle croissance-récession ne disparaîtra pas tant que le capitalisme ne sera pas renversé. Mais le caractère de ce cycle, son rythme et son amplitude, n’est pas du tout le même dans la période de décadence du capitalisme qu’à l’époque de son expansion initiale.

Des économistes bourgeois commencent à reconnaître le sérieux de la situation : ils parlent de « stagnation séculaire ». Le système a très largement dépassé ses limites, qui désormais s’affirment et empêchent une reprise durable de s’engager. Un seul chiffre suffit à l’illustrer : depuis 2007, le cumul des dettes publiques et privées dans le monde est passé de 269 % à 286 % du PIB mondial, soit 199 000 milliards de dollars [1]. C’est sans précédent – et c’est insoutenable. Le recours massif au crédit, qui a repoussé les limites du marché, pendant des décennies, s’est dialectiquement transformé en son contraire, c’est-à-dire en un énorme fardeau tirant l’économie vers le bas. L’injection de milliards d’euros dans l’économie, au lendemain de la crise de 2008, a permis d’éviter un effondrement à court terme, mais pas de relancer l’économie. Cela n’a fait que préparer une nouvelle crise encore plus profonde.

Nos dernières Perspectives mondiales développent dans le détail la situation de l’économie mondiale. Depuis la rédaction de ce document, il y a un peu plus d’un an, les événements ont validé son pronostic fondamental. L’année 2014 avait été annoncée par les économistes bourgeois comme celle de la reprise. Il n’en a rien été. Parmi les moteurs traditionnels de la croissance mondiale, seuls les Etats-Unis ont connu des taux de croissance élevés aux deuxième et troisième trimestres 2014. Mais la croissance a de nouveau ralenti au quatrième. L’investissement productif – facteur décisif de toute reprise durable – y est toujours en berne. A quoi bon investir, dans un contexte de surproduction massive ? Au lieu d’acheter de nouvelles machines et d’ouvrir de nouvelles usines, les capitalistes réalisent d’énormes profits dans des placements spéculatifs et en intensifiant l’exploitation des travailleurs. La baisse du chômage repose largement sur une illusion statistique. A 62,8 %, le « taux de participation », c’est-à-dire la proportion d’Américains qui ont un travail ou qui en cherchent effectivement un, reste à son plus bas niveau depuis les années 70. Il était de 66 % avant la crise de 2008. Autrement dit, beaucoup de travailleurs américains ont renoncé à chercher un travail. Selon un sondage récent du Wall Street journal, 57 % des Américains pensent que les Etats-Unis sont toujours en récession [2].

Non seulement les Etats-Unis ne pourront, à eux seuls, stimuler la croissance mondiale, mais leur économie est affectée par la crise de ses grands partenaires commerciaux. La mondialisation signifie qu’aucune économie – pas même la plus puissante – n’est à l’abri des répercussions de la crise. Or en 2014, le Japon a fini dans la récession, le Brésil a subi un coup d’arrêt, l’Europe se partage entre récession et faible croissance, la Chine a ralenti. Ce qui devait être l’année de la reprise s’est terminé dans un marasme général.

Au lieu de stimuler l’économie, la baisse des prix du pétrole reflète l’anémie de la demande mondiale (surproduction). D’ordinaire, les pays de l’OPEP baissent le volume de production de pétrole pour en faire remonter le prix. Mais l’OPEP est divisée. L’Arabie Saoudite refuse de baisser la production. Au contraire, elle l’augmente dans le but de ruiner les entreprises américaines d’extraction de gaz de schiste, d’une part, et d’autre part de nuire à son rival iranien. Cela a de sérieuses conséquences non seulement sur l’économie iranienne, mais aussi en Irak, en Russie, au Venezuela et au Brésil.

Crise écologique

La crise du capitalisme s’accompagne d’une crise environnementale et écologique sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Le capitalisme conduit à la destruction de notre écosystème. La course au profit et à l’appropriation des ressources par les capitalistes conduisent à de nouveaux saccages écologiques au sein même des vieilles puissances capitalistes, comme l’exploitation du gaz de schiste en Europe et sur le continent nord-américain – ou des schismes bitumeux sur ce dernier. Il est probable que d’importants mouvements de contestation populaires seront alimentés par les questions environnementales. Il est certain que la crise écologique provoquée par le capitalisme aura un impact sur les populations du monde entier – et particulièrement sur celles subissant les méfaits des politiques impérialistes des grandes puissances.

Dans le même temps, cette crise remet au centre des débats la planification économique, seule à même de résoudre la contradiction entre satisfaction des besoins de l’humanité et respect de l’environnement, et de permettre une gestion égalitaire et pérenne des ressources alimentaires et énergétiques. Malgré leurs gesticulations et leurs promesses, les gouvernements bourgeois sont incapables – et n’ont pas la volonté – d’inverser la vapeur. Seule une gestion démocratique et rationnelle de l’économie est à même de mettre un terme à la crise écologique que traverse l’humanité.

L’Union Européenne

La situation en Ukraine aggrave la crise en Europe. Aux sanctions économiques prises contre elle, la Russie a répliqué par d’autres sanctions économiques. L’Allemagne, qui est un important partenaire commercial de la Russie, en fait les frais. C’est l’une des causes du net ralentissement de sa croissance, la principale cause étant la baisse des exportations allemandes en Europe, faute de demande. A cela s’ajoute désormais la situation en Grèce, qui est susceptible d’accélérer brutalement la crise de l’UE, en particulier dans l’hypothèse d’une sortie de la Grèce de la zone euro. Les exemples de l’Ukraine et de la Grèce soulignent le caractère organique de la crise actuelle : les facteurs économiques, politiques et militaires se combinent et interagissent en un cercle vicieux qui menace de pousser l’Europe dans une profonde récession, ce qui aurait un impact majeur sur toute l’économie mondiale. C’est ce qui explique que les classes dirigeantes du monde entier surveillent de très près la situation en Grèce, qui ne pèse pourtant qu’aux alentours de 2 % du PIB de la zone euro [3].

Les politiques d’austérité imposées aux peuples d’Europe n’ont pas réglé le problème des dettes publiques. Elles l’ont au contraire aggravé en minant la demande, ce qui a réduit d’autant les recettes fiscales. Par contre, ces politiques ont alimenté une énorme colère qui a débouché, en Grèce et en Espagne, sur l’émergence de Syriza et Podemos. Ces deux partis remettent en cause le paiement des dettes publiques et les politiques d’austérité. Du point de vue des classes dirigeantes européennes, c’est un cauchemar qui explique leur intransigeance à l’égard du gouvernement grec : si elles cèdent à Tsipras, le programme de Podemos s’en trouvera légitimé. D’un autre côté, l’expulsion de la Grèce de la zone euro aurait de lourdes conséquences sur l’avenir de la zone euro et de l’UE.

Nous assistons aujourd’hui à ce que nous avions prévu il y a plusieurs décennies, avant même le lancement de la monnaie unique. Tant que les économies se développaient, le processus d’intégration européenne se poursuivait. La crise l’a brutalement interrompu. L’imposition d’une seule politique monétaire à des économies très différentes s’est transformée en un facteur de déstabilisation économique et politique majeur. Toutes les contradictions nationales – y compris entre la France et l’Allemagne – sont exacerbées, réduisant à néant les perspectives d’une Europe capitaliste unifiée. Le seul moyen d’unifier les économies européennes, c’est le renversement de ses classes dirigeantes et l’instauration d’une Fédération des Etats socialistes d’Europe. Sur la base du capitalisme, il n’y aura aucune solution aux problèmes des travailleurs – à l’intérieur comme à l’extérieur de l’UE.

L’économie française

Ces dernières décennies, la position du capitalisme français dans la compétition mondiale n’a cessé de reculer au profit d’autres puissances – en particulier les Etats-Unis, l’Allemagne et la Chine. Régulièrement, des nationalistes bourgeois – ou « de gauche » – s’indignent du « déclinisme » ambiant. Ils tentent d’exalter la « grandeur de la France ». Ils radotent : cette « grandeur », conquise par le pillage et l’exploitation brutale de colonies, n’est plus qu’un vieux souvenir. La révolution coloniale, dans la foulée de la deuxième guerre mondiale, a porté un coup sévère à la position de l’impérialisme français. Et depuis la crise des années 70, la France a été définitivement reléguée au deuxième rang des grandes puissances, loin derrière les Etats-Unis, le Japon – et désormais de l’Allemagne et la Chine.

Ce déclin spécifique de l’impérialisme français, qui s’est accéléré dans la foulée de la réunification allemande, s’est poursuivi sans interruption jusqu’à ce jour. Les capitalistes français, qui se rêvaient en leaders politiques de l’UE, ont dû céder cette position à l’Allemagne. C’était inévitable : une domination économique finit par entraîner une domination politique. Dans le secteur le plus décisif de l’économie – la production industrielle –, les performances respectives de l’Allemagne et de la France offrent un tableau limpide. Entre 1995 et 2012, l’investissement productif dans l’industrie allemande a globalement augmenté de 40 %, contre 5 % pour la France. En 2009, la France comptait environ 92 000 entreprises exportatrices, contre 240 000 outre-Rhin, dont les 4/5e composés de « grosses » PME (250 à 2000 salariés). Entre 1995 et 2012, la profitabilité des exportations françaises a reculé de 15 %, contre l’exact opposé en Allemagne (+15 %).

Au fil des années, la classe dirigeante française s’est détournée de l’industrie au profit du secteur tertiaire et d’activités purement spéculatives. Entre 1980 et 2007, les effectifs manufacturiers de la France ont chuté de 5,3 millions à 3,4 millions, soit une destruction nette de 1,9 million d’emplois, dont 1,5 million au titre de la « tertiarisation de l’emploi industriel ». Ce déclin de l’industrie au profit de secteurs plus ou moins parasitaires a fragilisé l’économie française. Elle était d’autant plus exposée à l’impact d’une crise majeure [4].

La récession de 2008 a soumis l’économie française à d’énormes pressions. Elle a échappé à la catastrophe grâce à un recours massif aux deniers publics. Mais comme l’Etat n’avait pas d’argent, seulement une dette publique, celle-ci a bondi de 64 % du PIB en 2007 à 95 % en 2014 [5]. La faillite des capitalistes n’a été évitée qu’en plaçant l’Etat lui-même sur la voie de la faillite. Comme partout ailleurs en Europe, les politiques d’austérité des gouvernements Sarkozy et Hollande ont aggravé la crise de surproduction et, par conséquent, le creusement de la dette publique.

Rien n’a été réglé depuis la récession de 2008-09. Le faible « rebond » du PIB en 2010 (2,2 %) et 2011 (2,1 %) s’est essoufflé, laissant place à une croissance quasiment nulle en 2012 (0,3 %), 2013 (0,3 %) et 2014 (0,4 %) [6]. Le gouvernement table sur 1 % de croissance en 2015. Du fait de l’instabilité de la zone euro, une telle prévision est hasardeuse. Mais même si elle se réalise, cela ne permettra pas d’inverser la courbe du chômage et d’enrayer le déclin des conditions de vie, d’autant que la politique de coupes budgétaires et de contre-réformes va se poursuivre.

Tous les indicateurs macro-économiques de l’économie française sont dans le rouge. Le solde de la balance commerciale est déficitaire de 54 milliards d’euros en 2014. C’est un peu « mieux » que les trois années précédentes, mais ce mieux reflète surtout la faiblesse de la demande intérieure, la baisse du prix du pétrole et la baisse de l’euro (qui favorise les exportations). Entre 2005 et 2014, la part des exportations françaises de marchandises dans la zone euro est passée de 15 à 12,3 %. Elle a chuté de 4,7 % à 3,1 % sur le marché mondial entre 2000 et 2013. Depuis 2012, l’évolution globale de l’investissement industriel est quasiment nulle [7].

Le déclin relatif de la France par rapport à l’Allemagne n’a aucune chance de s’inverser à la faveur d’une profonde crise de l’économie allemande. Celle-ci est inévitable, mais elle affectera immédiatement l’économie française, car l’Allemagne est son premier partenaire commercial. Il est d’ailleurs possible que la France sombre dans une nouvelle récession avant l’Allemagne.

Le gouvernement français place tous ses espoirs dans la perspective d’une reprise. Mais encore une fois, le caractère organique de la crise actuelle signifie que la « reprise » sera faible et de courte durée. Sur fond de coupes budgétaires, d’augmentation du chômage et de creusement de la dette publique, la France finira dans le tourbillon des Etats européens frappés par l’imminence d’une faillite. Après la Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne et l’Italie viendra le tour de la France.

Si l’Etat français s’endette à des taux historiquement bas (moins de 1 % à dix ans [8], ce n’est pas parce que sa dette est « sous contrôle » ; c’est parce que le marché est tellement déprimé que les banques – arrosées par la BCE de liquidités pratiquement gratuites – ne trouvent pas d’investissements plus « sûrs ». Cela reflète, non la solidité des finances de l’Etat français, mais la gravité de la crise du capitalisme. Cependant, la dette de la France ne pourra pas indéfiniment défier les lois de la gravité économique. L’économiste keynésien Paul Krugman affirme que « les marchés savent que la BCE ne laissera jamais la France faire défaut ; sans la France, il n’y a plus d’euro » [9]. Mais justement : la crise des dettes publiques est une bombe à retardement dans les fondations de l’UE et de l’euro, car les pouvoirs de la BCE (les dispositions des capitalistes allemands à payer la dette des autres) sont limités.

La crise des dettes rend absurde l’idée d’une politique de « relance » keynésienne. Les réformistes de gauche qui proposent des vastes dépenses publiques – « pour relancer la croissance » – oublient un petit détail : les caisses sont vides et même plus que vides. Au fond, ils s’accrochent aveuglément au système capitaliste, refusent d’admettre qu’il n’y a pas d’alternative à son renversement, pour sortir de la crise. Pour la même raison, ils se réjouissent de « l’assouplissement quantitatif » (équivalent moderne de la planche à billet) auquel la BCE a décidé de recourir. Or cela ne règlera rien de fondamental et créera simplement une nouvelle source d’instabilité économique.

L’impact de la crise

La crise organique du capitalisme n’offre pas d’autres perspectives aux travailleurs que des décennies d’austérité, de contre-réformes et de chômage de masse. Certains économistes bourgeois l’ont compris et l’expliquent ouvertement. Mais cette vérité pénètre aussi la conscience d’un nombre croissant de jeunes et de salariés. Ils commencent à comprendre que cette crise n’est pas un simple accident de parcours et qu’une reprise soutenue, créatrice d’emplois, n’est pas à l’ordre du jour. La jeunesse est privée d’avenir. Les implications révolutionnaires en sont évidentes.

En France, le « moral des ménages », qui mesure leurs perspectives de consommation et d’épargne, est tombé de 119 à 86, sur un indice 100, entre 2000 et 2014 [10]. Ces chiffres n’ont pas seulement une signification macro-économique abstraite. Ils reflètent un manque de confiance général dans l’avenir du système, une prise de conscience de la gravité de la crise.

Lorsque celle-ci a éclaté, en 2008, les travailleurs ont été pris de court, choqués. Ils n’avaient pas été préparés à cette situation par les dirigeants du mouvement ouvrier, qui se berçaient eux-mêmes d’illusions sur la viabilité du capitalisme. Entre juin 2008 et fin 2009, le nombre de personnes n’ayant aucun emploi – pas même un temps partiel subi – a officiellement bondi de 700 000 [11]. Si l’on tient compte des temps partiels subis et de tous ceux qui sont sortis des statistiques de Pôle Emploi, le nombre de chômeurs tourne autour de 6 millions.

Dans ce contexte, une paralysie temporaire de la lutte des classes était inévitable. La première réaction de nombreux travailleurs fut de baisser la tête et d’attendre la fin de la tempête. Mais le chômage a continué de croître – à un rythme un peu moins rapide, certes, mais pratiquement sans interruption. La croissance du chômage a même de nouveau accéléré – après une accalmie relative en 2010 et 2011 – depuis l’élection de François Hollande. Pendant la première moitié de son mandat, l’augmentation du nombre de chômeurs s’élevait déjà à 80 % de l’augmentation globale au cours du mandat de Sarkozy.

L’impact de la crise sur la conscience des masses ne se mesure pas simplement au nombre de jours de grève et de manifestants dans les cortèges syndicaux. Si les « journées d’action » organisées par les directions syndicales ont aussi peu de succès, ces dernières années, ce n’est pas parce que les salariés sont satisfaits de l’action gouvernementale ; c’est parce que nombre d’entre eux comprennent que ces mobilisations ponctuelles ne peuvent pas modifier d’un iota la politique réactionnaire du gouvernement. Dès lors, à quoi bon perdre une journée de salaire – et, dans le secteur privé, risquer son poste ?

A l’automne 2010, deux ans à peine après l’éclatement de la crise, le pays a connu le mouvement de grève le plus puissant depuis décembre 1995. Cela donnait une idée du potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière française. Mais les dirigeants syndicaux, y compris Bernard Thibault, avaient peur de ce potentiel. Leur stratégie des « journées d’actions » successives – sans la moindre tentative d’élargir la grève illimitée – a mené à la défaite du mouvement. Cette leçon a été enregistrée par de nombreux travailleurs et militants syndicaux.

Cela ne signifie pas que les journées d’action et grèves de 24 heures ne mobiliseront plus, à l’avenir. Mais elles auront sans doute un caractère plus politique. Il ne s’agira plus simplement de contester telle ou telle contre-réforme, mais aussi la politique gouvernementale dans son ensemble. Il est significatif que, depuis 2010, les plus grandes manifestations ouvrières ont été organisées, non par les directions syndicales, mais par le Front de Gauche. L’impact de la crise du capitalisme fait son chemin dans les consciences, y développant l’idée qu’un changement fondamental est nécessaire.

Généralement, la plupart des travailleurs sont prêts à faire des sacrifices. Ils sont prêts à accepter l’idée, assénée par tous les médias officiels, que des sacrifices sont nécessaires aujourd’hui pour relancer l’économie au profit de tous, demain. Mais de sacrifices en sacrifices, la situation ne s’améliore pas : elle empire. Or la patience des travailleurs a ses limites. Surtout, ils voient de plus en plus clairement que les coupes budgétaires, l’augmentation des impôts et le saccage des services publics n’ont en réalité qu’un seul objectif : sauvegarder les marges de profits des milliardaires qui dirigent l’économie. Tout le poids de la crise est transféré sur les épaules des plus pauvres.

Le « sauvetage » des banques, en 2008-2009, a fait bondir les dettes publiques. Depuis, la facture est présentée aux travailleurs. En même temps que le gouvernement coupe dans les dépenses publiques et accroît la pression fiscale sur les salariés et les classes moyennes, il vote des milliards d’euros de subventions et d’exonérations fiscales au patronat. Entre le pacte de responsabilité, le Crédit d’Impôts pour la Compétitivité et l’Emploi (CICE), le Crédit Impôt Recherche et d’autres mesures de cet ordre, les nouvelles « aides » accordées par le gouvernement au grand patronat s’élèvent déjà à plus de 200 milliards d’euros [12].

Selon le gouvernement, tout ceci est censé libérer le grand capital des « entraves » qui l’empêchent d’investir et de relancer l’économie. Mais quel est le résultat de cette politique ? Est-ce que les capitalistes investissent davantage ? Non : ils distribuent davantage de dividendes à leurs actionnaires. Les sommes versées par les conseils d’administration des entreprises du CAC 40 à leurs actionnaires, sous forme de dividendes et de rachats d’actions, ont grimpé de 30 % l’an dernier, à 56 milliards d’euros – non loin du record de 2007, avant la crise [13].

Dans le même temps, la pauvreté et la précarité se développent à grande vitesse. Selon une enquête publiée en novembre 2014, 37 % des sondés affirmaient avoir des revenus insuffisants pour boucler leur budget, contre 22 % en janvier 2013, soit 15 % de plus en moins de deux ans. Sur la précarisation du marché du travail, Le Monde publiait en novembre dernier les chiffres suivants, communiqués par les URSSAF : au troisième trimestre 2014, 87 % des embauches ont été faites en CDD, un record absolu depuis que ces chiffres sont recueillis (2000). Et en 2013, la moitié de ces CDD étaient d’une durée inférieure à dix jours [14].

Les femmes subissent une double oppression : comme travailleuse et du fait de leur genre. Cette double oppression se traduit par une précarité et une paupérisation accrues. Elles subissent plus que les hommes le travail à temps partiel et les petits boulots. Les récentes réformes du Code du travail prévues par le corpus de loi Macron aggravent particulièrement le sort des travailleuses. En effet, 56 % des travailleurs du dimanche et 83 % des salariés à temps partiel sont des travailleuses. 70 % des postes d’employés sont également occupés par des femmes et ces emplois sont parmi ceux qui ont les plus bas salaires. En outre, dans bien des emplois,  les femmes sont toujours moins bien payées que les hommes.

L’austérité qui frappe les services publics et les hôpitaux menace directement l’accès à des droits fondamentaux obtenus de haute lutte tel que le droit à l’IVG. Ces droits ont été attaqués sous couvert d’économie dans d’autres pays européens subissant les ravages des politiques d’austérité. En France, les coupes budgétaires dans le secteur hospitalier se couplent à des baisses de subventions envers des associations comme les plannings familiaux.

Prises dans leur ensemble, les statistiques relatives au niveau de vie de la population marquent une régression globale et plus rapide qu’avant la crise de 2008. Dans le même temps, une poignée de grands capitalistes continue d’amasser des milliards, sans investir dans l’économie. Cette contradiction flagrante alimente l’énorme quantité de colère et de frustration qui s’accumule sous la surface de la société et qui, tôt ou tard, explosera sous la forme de mobilisations massives et de violentes oscillations politiques vers la gauche. La Grèce et l’Espagne offrent à la France l’image de son propre avenir. En outre, les magnifiques mobilisations des travailleurs grecs et espagnols pousseront – et poussent déjà – des jeunes et des travailleurs à tirer des conclusions radicales. Les révolutions ne respectent pas les frontières. Le développement de la lutte des classes en Europe sera un facteur important dans la maturation d’une crise révolutionnaire en France.

Le mouvement ouvrier

La crise organique du capitalisme entraîne une offensive majeure de la classe dirigeante à tous les niveaux. A l’échelon de l’entreprise, cela se traduit par des licenciements, une exploitation accrue (cadences, heures supplémentaires), le blocage ou la baisse des salaires, la remise en cause des primes et accords passés (RTT, etc.) – le tout sur fond de chantage à l’emploi. Les patrons disent aux salariés : « Acceptez mes propositions ou je risque, moi aussi, de fermer l’entreprise ». Les conventions collectives sont ou seront attaquées. Au niveau national, le patronat exige du gouvernement qu’il s’en prenne à toutes les conquêtes sociales des dernières décennies. Le code du travail est dans le viseur. A travers les « 35 heures » (ou ce qu’il en reste), c’est le principe même d’une limitation légale de la durée du travail qui est remis en cause. Ils veulent détruire la Sécurité sociale pour accroître les marchés juteux des mutuelles et retraites privées. Ils veulent liquider tout ce qui fait obstacle à l’extraction d’un maximum de profit. L’ANI et la loi Macron en sont de bons exemples.

Cette offensive va se poursuivre et s’intensifier. Au regard des besoins objectifs de la classe dirigeante, les contre-réformes de ces dernières années ne sont qu’une première salve. Les capitalistes et les politiciens bourgeois redoutent les traditions révolutionnaires du mouvement ouvrier français. Depuis la grande grève de décembre 1995, ils ont eu des sueurs froides à trois reprises : en 2003 (première loi Fillon), en 2006 (CPE) et en 2010 (deuxième loi Fillon). Ils ont dû reculer sur le CPE, mais n’ont rien cédé en 2003 et en 2010. Dans les années à venir, les attaques de la bourgeoisie s’intensifieront. Le développement de la crise ne lui donne plus la possibilité de temporiser.

Dans un tel contexte, les organisations syndicales, première ligne de défense des travailleurs, acquièrent une importance énorme, car elles ont la capacité de mobiliser des millions de salariés pour défendre les conquêtes sociales, l’emploi, les salaires – et passer à l’offensive. Mais c’est justement quand les travailleurs ont le plus besoin de syndicats combatifs que la faillite de leur direction éclate au grand jour. Les dirigeants confédéraux actuels sont incapables d’organiser une réponse sérieuse à l’offensive de la classe dirigeante. Pire : ils ne veulent pas l’organiser. Ils sont encore plus effrayés par les mobilisations de masses que ne l’est la bourgeoisie. Qu’ils en soient conscients ou non, ils se comportent comme des agents des capitalistes au sein du mouvement ouvrier. C’était flagrant dans le cas de Notat et Chérèque. Mais Thibault et Lepaon se comportaient de la même manière.

La dégénérescence réformiste et bureaucratique des directions syndicales a atteint des degrés extrêmes. Elles ont été affectées par des décennies de croissance économique. Elles sont de plus en plus intégrées à l’appareil d’Etat et pensent le syndicalisme en termes de « partenariat social », alors que les conditions objectives d’une telle politique ont disparu. Elles parlent sans cesse de « négociations » ; mais que négocient-elles, au juste ? La régression sociale. Elles ne contestent pas la nécessité des coupes et des contre-réformes, mais demandent aux gouvernements d’en revoir le rythme et l’intensité, ou au moins de lâcher quelques « contreparties » mineures permettant de faire passer la pilule. Lorsque le gouvernement refuse tout compromis et qu’elles sont obligées de mobiliser, sous la pression de leur base, elles s’efforcent de contenir le mouvement dans les limites étroites des « journées d’action » ponctuelles. A l’automne 2010, les directions confédérales engagées dans le mouvement – Thibault en tête – ont refusé de lever le petit doigt pour soutenir et étendre le mouvement de grève illimité qui s’était engagé, à l’initiative de la base, dans les raffineries et différents secteurs publics. Thibault rejetait la grève illimitée à mots couverts ; Chérèque la condamnait ouvertement – et soutenait même implicitement l’intervention des CRS contre les grévistes.

Les directions syndicales ont systématiquement utilisé les « journées d’action » de 24 heures pour ouvrir les vannes du mécontentement et faire retomber la pression. Mais cette stratégie a ses limites. Les travailleurs comprennent que cela ne mène à rien. Ces dernières années, la plupart des journées d’action ont été un échec complet – non seulement en termes d’impact sur la politique gouvernementale, mais aussi en termes de participation. Le 9 avril, qui visait notamment à tourner la page de la crise interne de la CGT, fut un succès très relatif en termes de participation. La lutte des classes n’est pas un robinet qu’on peut ouvrir et fermer à volonté. L’autorité des dirigeants syndicaux est au plus bas. Ils auront plus de difficultés à contrôler les prochaines mobilisations sociales de grande ampleur.

Pour ne pas froisser la bourgeoisie, les dirigeants syndicaux ont rayé l’expression « grève générale » de leur vocabulaire. Ils organisent des « journées d’action interprofessionnelles avec grèves et manifestations ». De fait, même lorsqu’elles sont massives, ces journées d’actions ne sont pas vraiment des grèves générales de 24 heures – et ne sont pas organisées comme telles. Le secteur privé y est très largement sous-représenté. Nous avons expliqué plus haut d’où vient la réticence des travailleurs du privé à participer à ce type de mobilisations ponctuelles. Mais il faut ajouter qu’il n’y a pas de tentative sérieuse de mobiliser le secteur privé au-delà de quelques bastions (Air France, PSA, etc.). Les journées d’action ont pris le caractère d’une routine : ce sont toujours les mêmes travailleurs du public qui sont mobilisés, au risque de les épuiser pour rien. Forcément, le moment vient où eux-mêmes ne répondent plus aux appels. Ils attendent une occasion plus sérieuse, susceptible de mobiliser de nouvelles couches de travailleurs.

A l’automne 2010, de nombreux travailleurs qui soutenaient le mouvement avaient une appréciation erronée du rapport de force. Ils s’attendaient à ce que le gouvernement cède sous la pression de manifestations toujours plus massives. Beaucoup apportaient leur aide financière et morale aux grévistes, participaient aux manifestations, aux blocages et aux AG interprofessionnelles, etc. Mais peu comprenaient la nécessité impérieuse, pour faire reculer le gouvernement, d’étendre la grève illimitée. Bien sûr, ces illusions étaient cyniquement alimentées par les dirigeants syndicaux. Mais elles s’enracinaient, au fond, dans l’expérience d’une époque révolue – celle où les gouvernements cédaient relativement vite sous la pression de la rue.

Si les capitalistes se montrent implacables face à un mouvement contestant une contre-réforme, comme en 2010, il est clair que des réformes progressistes sérieuses ne pourront être que les sous-produits d’une lutte révolutionnaire. Les capitalistes ne céderont quelque chose aux travailleurs que s’ils ont peur de tout perdre. La psychologie des dirigeants syndicaux, qui reflète un lointain passé, est organiquement étrangère à cette idée. Mais celle-ci se fraiera un chemin dans la conscience des salariés, sur la base de leur expérience. Beaucoup ont compris que les journées d’actions ne suffisent plus et qu’il faut des méthodes d’action plus radicales. L’idée d’une « grève interprofessionnelle reconductible » – c’est-à-dire une grève générale illimitée – en découle naturellement. Et contrairement à la plupart des journées d’action sans lendemain ni résultat, elle est susceptible d’entraîner massivement de larges couches de travailleurs du secteur privé.

La précarisation croissante du marché du travail, ces vingt dernières années, tient des millions de travailleurs à distance des syndicats : les intérimaires, les jeunes stagiaires, les « auto-entrepreneurs », les précaires de la fonction publique, les travailleurs au noir, les sans-papiers, tous ceux qui jonglent avec les contrats courts, luttent pour grappiller quelques heures de travail ici et là. En retour, les syndicats organisent les travailleurs les plus stables – et ont tendance à s’en contenter, à oublier les autres. Or les couches précarisées de la classe ouvrière augmentent sans cesse et constituent un immense réservoir d’énergie et d’enthousiasme révolutionnaires. A leurs yeux, les journées d’action sans lendemain n’ont pas beaucoup de sens. Elles ne se mobiliseront pas massivement dans les cadres étroits et routiniers que fixent les directions confédérales. Ce ne sera possible qu’à un niveau plus élevé – potentiellement révolutionnaire – de la lutte des classes.

Conjoncture et lutte des classes

Les travailleurs comprennent que la crise économique ne crée pas de conditions favorables à la lutte gréviste pour de meilleurs salaires ou de meilleures conditions de travail. Dans un contexte de surproduction massive et de chômage croissant, les capitalistes sont implacables. D’où le faible nombre de jours de grève dans le secteur privé, ces dernières années [15].

Ceci dit, le cycle économique n’a pas été aboli. Il est possible que l’économie française connaisse une phase de reprise qui, même courte et modérée, stimulerait la lutte gréviste. Dès que les carnets de commande se rempliront de nouveau, que les patrons recommenceront à embaucher, cela encouragera les salariés à faire valoir des revendications accumulées dans la période précédente. Dans ces conditions, une vague de grèves est possible. Cependant, une reprise serait de courte durée, après quoi les patrons repartiraient à l’offensive. Toute avancée sera suivie de nouveaux reculs. Mais au passage, les syndicats pourraient croître fortement.

Une phase de reprise économique à court terme n’est qu’une possibilité. Elle pourrait aussi être précédée d’une nouvelle récession. Que celle-ci intervienne avant ou après une reprise, elle s’accompagnera d’une épidémie de fermetures et de plans sociaux, lesquels donneront lieu à des occupations et une radicalisation générale des mots d’ordre. C’est ce qui s’est produit, déjà, lors de la vague de fermetures et de plans sociaux consécutive à la crise de 2008. A Florange, Sanofi et dans d’autres entreprises, les syndicalistes – et pas seulement de la CGT – réclamaient la nationalisation de leur entreprise. Cette revendication reviendra au premier plan. Des luttes défensives se transformeront en luttes offensives. La séparation artificielle entre revendications syndicales et politiques aura tendance à disparaître. Dans leurs luttes les plus « immédiates », les travailleurs seront amenés à avancer des mots d’ordre dirigés contre la propriété capitaliste et le système dans son ensemble.

Des longues grèves ont été menées, notamment à la SNCF, à la SNCM, chez Air France et à La Poste, c’est-à-dire dans des secteurs historiquement combatifs, fortement syndiqués et relativement protégés. Toutes avaient un net caractère politique : défense du service public et – dans le cas de La Poste – des droits démocratiques dans l’entreprise. Les jeunes travailleurs y ont joué un rôle de premier plan. L’entrée en action d’une nouvelle génération de travailleurs, qui ne porte pas le poids des défaites passées, sera un élément déterminant dans les luttes à venir. Nous devrons saisir toutes les occasions d’entrer en contact avec les meilleurs d’entre eux, qui sont ouverts aux idées révolutionnaires.

La crise de la CGT

L’affaire Thierry Lepaon a cristallisé un mécontentement qui couvait de longue date à la base de la CGT. La vague de protestation était telle que des dirigeants de fédérations ont été poussés à demander la démission du Secrétaire général. Cette affaire était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase – et une preuve palpable, concrète, de ce que beaucoup de militants comprenaient ou ressentaient : la direction confédérale est déconnectée des problèmes et des conditions de vie de la masse des salariés. Elle s’est adaptée au système et, à sa manière, en profite. Comment, dans ce cas, peut-elle mener une lutte sérieuse contre lui ?

L’indignation avait de profondes racines. Une pétition exigeant la démission de Lepaon rappelait ses propos de février 2014 dans Le Nouvel Economiste, en pleine offensive patronale : « Il n’existe à la CGT aucune opposition de principe face au patronat. L’entreprise est une communauté composée de dirigeants et de salariés [...] et ces deux populations doivent pouvoir réfléchir et agir ensemble dans l’intérêt de leur communauté » [16]. Depuis que Lepaon est à la tête de la CGT, les journées d’actions vont d’échec en échec. Avant cela, le comportement de Bernard Thibault pendant le mouvement de l’automne 2010 avait suscité beaucoup de critiques.

Pour essayer d’assoir son autorité, Philippe Martinez – qui était un proche de Lepaon – a dû multiplier les déclarations de gauche (« 32 heures », etc.). La presse bourgeoise a exprimé son inquiétude. Contrairement à une idée qui a circulé dans les milieux militants, la classe dirigeante et le gouvernement ne souhaitaient pas la démission de Lepaon, qui n’aspirait à rien d’autre qu’une vie paisible et confortable. Ses déclarations hostiles à Mélenchon, aimables au patronat ; ses dispositions à « négocier » la régression sociale ; l’échec systématique des journées d’action  – tout ceci convenait parfaitement à Hollande et au Medef.

Il y a un mécontentement croissant à la base de la CGT. Ceci dit, la longue dérive droitière de la confédération, ces dernières décennies, a eu un impact à tous les niveaux de l’appareil – et jusque dans la base militante. Les défaites et les reculs y ont semé beaucoup de confusion et de pessimisme. En outre, la CGT est surtout implantée dans les couches supérieures du salariat – et dans des bastions industriels. Des sections entières de la classe ouvrière échappent à son influence depuis si longtemps qu’elles finissent par sortir du champ de vision des directions. Et lorsque ces couches se mobilisent, les dirigeants de la CGT en sont les premiers surpris.

La « crise bretonne » d’octobre et novembre 2013 en a donné un bon exemple. Pendant que 20 à 30 000 « bonnets rouges » – dont une écrasante majorité de travailleurs menacés de chômage – défilaient à Quimper contre la casse de l’industrie bretonne, la CGT, avec d’autres organisations syndicales et politiques de gauche, organisait de petits « contre-rassemblements » sans bonnets rouges ni travailleurs en lutte : il n’y avait que des militants. Au lieu d’intervenir sur la manifestation de Quimper pour arracher ces travailleurs à l’influence des démagogues de droite, ils l’ont boycottée.

Cette attitude illustrait un manque de confiance dans la classe ouvrière et une incompréhension de la façon dont évolue sa conscience. Les manifestations de Quimper marquaient la mise en mouvement de couches profondes et habituellement inertes de la classe ouvrière. Inévitablement, ces travailleurs sans expérience avaient toutes sortes d’idées confuses. Mais leur mobilisation n’en signalait pas moins une rupture fondamentale et un symptôme important de l’impact de la crise. A l’avenir, le développement de la lutte des classes drainera toutes sortes d’idées très confuses, voire réactionnaires, précisément parce que nous n’aurons pas seulement affaire aux couches les plus militantes et organisées de la classe, mais à ses couches les plus profondes, arrachées à l’inertie et à la passivité par le choc de la crise. Or, quelles que soient les idées des travailleurs lorsqu’ils entrent dans l’arène de la lutte, elles changent très rapidement sur la base de leur expérience.

La CGT demeure l’organisation syndicale la plus militante. Son potentiel de mobilisation – colossal – reste intact. A un certain stade, l’intransigeance des capitalistes et la pression des travailleurs pousseront la direction – ou des directions fédérales, dans un premier temps – à adopter une attitude beaucoup plus offensive. Un processus de sélection s’opérera. A différents niveaux de l’appareil, les dirigeants devront refléter la combativité de la base – ou seront remplacés par des éléments plus combatifs.

Martinez pourrait aller plus loin que des déclarations. Le développement des luttes finira par entraîner une croissance massive des effectifs. Entrée dans la CGT sous l’impact de grands événements, cette nouvelle couche de travailleurs fera sauter les mille digues de l’appareil et provoquera une intense polarisation interne. Il en ira de même, à différents degrés, dans tous les syndicats, qui connaîtront de grands bouleversements – y compris la CFDT. Il y aura sans doute des scissions, des fusions et une recomposition générale du paysage syndical.

La radicalisation des masses finira par trouver une expression au sommet des organisations syndicales, à commencer par la CGT. D’ores et déjà, les directions sortantes de plusieurs fédérations CGT ont été désavouées par leur dernier congrès ; elles étaient jugées insuffisamment critiques à l’égard de Le Paon. Le même scenario se répètera dans d’autres fédérations. Mais notre perspective générale pour la CGT ne doit pas nous empêcher de suivre les différentes étapes du processus, qui ne sera pas linéaire. La classe ouvrière est composée de différentes couches évoluant à différents rythmes. L’extrême dégénérescence réformiste et bureaucratique des directions syndicales – CGT comprise – ouvre la possibilité que la radicalisation d’une section de la classe ouvrière, en particulier la jeunesse, s’exprime en dehors des grandes structures syndicales, au moins dans un premier temps.

On peut s’attendre, par exemple, à l’émergence d’organes de lutte qui ne recouvrent pas complètement le périmètre des grands syndicats : « collectifs », « coordinations », etc. Par ailleurs, un petit syndicat tel que Sud, souvent perçu comme moins bureaucratisé que les autres, pourrait continuer de croître. Sud concurrence déjà de plus en plus la CGT chez les cheminots, les postiers et les salariés de la santé publique. On ne peut exclure qu’il parvienne à se développer dans certaines branches du secteur privé.

Sans renoncer à nos perspectives générales pour la CGT, nous devons suivre attentivement les différentes étapes du processus, de façon à y intervenir et gagner l’écoute des militants ouvriers les plus radicalisés – qu’ils soient ou non à la CGT.

La jeunesse

Hollande avait mis la jeunesse et l’Education nationale en tête de son programme électoral de 2012. Ce devait être la priorité du gouvernement. Dans les faits, les conditions de vie, d’étude et de travail des jeunes ont continué de se dégrader. Les quelques mesures prises par le gouvernement ont au mieux ralenti cette régression. Malgré la création de plusieurs centaines de milliers d’emplois aidés (précaires et mal payés, par définition), le nombre de jeunes de moins de 25 ans inscrits à Pôle Emploi est passé de 726 000 en juin 2012 à 784 000 en octobre 2014 [17]. Mais ces chiffres officiels ne tiennent pas compte de tous les jeunes qui ont renoncé à chercher du travail.

Contrairement à ce qu’il proclame, le gouvernement n’a donc pas « stabilisé » le chômage des jeunes. Le recours massif aux emplois aidés a juste limité la casse. Le problème, c’est qu’il s’agit de contrats précaires, limités dans le temps – et qui pour la plupart ne déboucheront pas sur des CDI. Cela ne règle rien. Ces dispositifs publics d’embauche ne sont qu’un maquillage temporaire de la réalité sous le capitalisme : les jeunes sont condamnés à des années de chômage et de précarité avant d’espérer décrocher un emploi stable. En avril 2014, 22 % des jeunes étaient au chômage trois ans après être sorti de leur formation, ce qui est un record absolu [18]. Les patrons abusent de la situation en soumettant la jeune génération à l’exploitation la plus brutale. Une nouvelle récession ferait flamber le chômage des jeunes.

Le gouvernement a augmenté le montant des bourses de 150 000 étudiants. Mais le pays en compte 2,4 millions. Entre 2011 et 2014, les frais de santé des étudiants ont augmenté de 20 %, en moyenne. Près d’un étudiant sur cinq renonce à des soins, faute d’argent. Près d’un étudiant sur deux travaille pour financer ses études. Le gouvernement a prévu de construire 40 000 logements étudiants sur 5 ans. Mais les besoins se chiffrent en centaines de milliers, dans un contexte où les loyers sur le marché privé continuent d’augmenter. Plus d’un million d’étudiants sont officiellement mal-logés. Autrement dit, les initiatives limitées du gouvernement ne peuvent pas empêcher le déclin des conditions de vie de la jeunesse, qui est la première victime de la crise du capitalisme [19].

En jetant quelques miettes à la jeunesse et en renonçant à toute offensive majeure du genre CPE, le gouvernement cherchait à se prémunir d’une mobilisation massive de la jeunesse, dont il redoute le potentiel révolutionnaire. Jusqu’à présent, il y est parvenu. Mais la situation reste explosive, comme l’a montré la mobilisation spontanée de dizaines de milliers de lycéens lors de l’expulsion de deux jeunes sans-papiers, fin 2013. Pris de panique, le chef de l’Etat lui-même est immédiatement intervenu pour chercher un compromis. Ce que la classe dirigeante craint par-dessus tout, c’est qu’une mobilisation massive des jeunes entraîne la classe ouvrière dans l’action, comme en Mai 68 ou lors de la lutte contre le CPE.

De grandes mobilisations de la jeunesse sont à l’ordre du jour. Il y a d’immenses réserves de révolte dans les lycées, les universités et les quartiers populaires. Une nouvelle bavure policière pourrait mettre le feu aux poudres dans les quartiers, entraînant la jeunesse lycéenne et étudiante. Le racisme, les discriminations, le harcèlement policier, le chômage, la précarité de l’emploi et du logement, les inégalités flagrantes, la corruption, les scandales : tout ceci forme un cocktail explosif. On ne peut savoir d’où viendra l’étincelle, mais on doit se préparer à des grands mouvements. Les jeunes femmes de notre classe, que le capitalisme voue – plus encore que les hommes – à la précarité, au chômage, aux bas salaires et à la galère dans des services publics délabrés, y joueront un rôle de premier plan. Le recrutement et la formation – comme cadres révolutionnaires – de jeunes femmes est une tâche fondamentale de notre organisation.

Au cours de sa vie politique consciente, la nouvelle génération n’a connu rien d’autre que la crise du capitalisme, les contre-réformes, l’austérité et une succession de guerres impérialistes. Elle n’a pas les préjugés réformistes accumulés par les générations précédentes au cours de décennies de croissance économique et de réformes sociales. Elle est très ouverte à l’idée d’une transformation révolutionnaire de la société. Ceci créé un terrain très favorable à la croissance de nos forces. Nous devons parler à la jeunesse un langage révolutionnaire. Elle est prête à l’entendre.

Les jeunes sont particulièrement méfiants à l’égard des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier, à commencer par les partis de gauche. Le contraire serait surprenant. Le carriérisme et la corruption des dirigeants les écœurent. Cela favorise des tendances plus ou moins anarchistes et « anti-parti », dans la jeunesse – non seulement étudiante, mais aussi ouvrière. Le phénomène des ZAD en est une illustration. Lénine expliquait que l’ultra-gauchisme est le prix à payer pour les trahisons des dirigeants réformistes. Il ajoutait qu’il y a un élément sain, révolutionnaire, dans cet ultra-gauchisme, et que les marxistes doivent être très flexibles dans leur façon d’aborder ces éléments. Certes, il n’est pas question de faire des concessions de principe à l’ultra-gauchisme. Mais il nous faut d’abord souligner ce sur quoi nous sommes d’accord – puis expliquer patiemment la nécessité de s’organiser, le rôle des organisations de masse, etc.

Comme le montre le cas de l’Espagne, l’anarchisme vague de la jeunesse ne peut être qu’une étape du mouvement. Des « indignés » à Podemos, il y a un grand pas en avant sur le plan de l’organisation. En France, le processus ne passera pas forcément par l’étape des « indignés ». Mais on doit s’attendre à différentes formes d’organisations spontanées de la jeunesse en lutte. On devra y intervenir de façon flexible et audacieuse.

Le gouvernement Hollande

La crise mondiale a éclaté un an après l’élection de Sarkozy (2007), balayant d’un seul coup toutes ses promesses démagogiques sur le thème de l’emploi et du pouvoir d’achat. Sa côte de popularité s’est effondrée. Jamais un président de la République n’avait concentré autant de haine sur sa personne. Il faut dire que lui-même ne cachait pas sa haine de classe à l’égard du peuple.

La victoire de François Hollande, en 2012, fut surtout la conséquence d’un rejet massif de l’UMP et de son chef. Il y avait peu d’enthousiasme pour le PS et son candidat, dont le programme ne contenait aucune réforme de gauche significative. La direction du PS fondait tous ses espoirs sur une reprise de l’économie. Mais c’est la stagnation qui s’est installée, entraînant une augmentation constante et rapide du chômage. Alors, le gouvernement a simplement mené la politique que le Medef réclamait : coupes drastiques dans les dépenses publiques, casse du code du travail et cadeaux en tous genres au patronat (subventions et exonérations fiscales). En conséquence, la popularité de François Hollande a chuté à des profondeurs inédites sous la Ve République.

La politique réactionnaire du gouvernement condamne le PS aux débâcles électorales. Depuis 2012, le PS a subi de graves défaites aux municipales, aux européennes, aux sénatoriales, aux départementales et dans la plupart des législatives partielles. Le reflux électoral du PS est bien plus important que lors de ses défaites aux élections intermédiaires sous Mitterrand et Jospin. Les élections régionales seront une débâcle. Cela ne trouble pas outre mesure ses dirigeants. Comme l’écrivait Alan Woods dans un article sur les élections européennes de mai 2014, « Hollande est sans doute parvenu à la conclusion qu’il n’a plus rien à perdre et peut poursuivre sa course vers la droite. Bien sûr, c’est suicidaire à la fois pour lui et pour le PS. Mais comme les vieux Samouraïs, les dirigeants socio-démocrates préfèrent se tuer avec leur propre épée que de se livrer au déshonneur d’abandonner le système capitaliste à son propre sort. »  (La signification des élections Européennes).

Est-ce que le gouvernement peut tenir jusqu’en 2017, malgré un rejet massif dans les urnes et les sondages ? C’est tout à fait possible. Dans cette République aux « valeurs » si souvent glorifiées, un gouvernement peut tenir longtemps après avoir perdu toute légitimité populaire.

La classe dirigeante n’a aucune raison de vouloir la chute du gouvernement : il défend ses intérêts avec une application exemplaire – et, ainsi, prépare le retour de la droite. A l’Assemblée nationale, Hollande a dû recourir au 49-3 sur la loi Macron, mais les « frondeurs » et les Verts n’ont pas voté la motion de censure. Ils ne défendent pas d’alternative crédible aux politiques d’austérité et savent qu’ils perdraient des élections anticipées. En attendant 2017, ils profitent de l’instant présent et espèrent qu’une solide reprise de l’économie va s’engager – c’est-à-dire un miracle. Enfin, l’UMP ne demande pas des élections anticipées : elle n’y a pas intérêt. Elle est en crise et préfère laisser le PS boire le calice jusqu’à la lie.

Le FN est le seul parti à réclamer des élections anticipées. Il n’en souhaite pas, en réalité : le temps et la courbe du chômage jouent en sa faveur. Mais comme il sait que son appel ne sera pas suivi d’effet, il profite sans risque de cette posture démagogique.

Ceci dit, le gouvernement est fragile. Son impopularité est irréversible, car la situation économique ne s’améliorera pas sérieusement à court terme. De nouveaux scandales impliquant un ou plusieurs ministres pourraient lui porter le coup de grâce. Par ailleurs, il est possible qu’un puissant mouvement des travailleurs échappant aux directions syndicales – comme celui de l’automne 2010 – oblige Hollande à organiser des élections anticipées, de peur d’une crise révolutionnaire. Le matériel combustible d’un tel mouvement existe. Mais les dirigeants syndicaux ont peur – et ils ne chercheront pas à faire tomber le gouvernement.

Le Parti Socialiste

Par le passé, nous avons développé l’idée que l’intensification de la lutte des classes et la radicalisation de larges couches de travailleurs, sous l’impact de la crise, finiraient par trouver une expression à l’intérieur du Parti Socialiste. Nous pensions qu’une importante aile gauche s’y cristalliserait, qui contesterait ouvertement la politique pro-capitaliste de l’aile droite. Cette perspective reposait sur l’expérience des années 30 et 70. Or elle ne s’est pas réalisée, du moins à ce stade. Comment l’expliquer ?

Ces 40 dernières années, la dégénérescence pro-capitaliste de la direction du PS s’est poursuivie sans interruption. Elle a atteint des niveaux sans précédents ; le gouvernement Hollande en donne toute la mesure. En conséquence, l’autorité politique des dirigeants socialistes s’est effondrée – non d’un seul coup, mais à travers plusieurs étapes.

Avant 2012, le PS avait gouverné le pays à trois reprises : deux fois sous Mitterrand et une fois sous Jospin, soit au total pendant 15 ans. Chaque fois, le PS a déçu son électorat et cédé le pouvoir à la droite dès les élections suivantes. Les deux premières fois, cependant, l’expérience d’un gouvernement de droite ramenait immédiatement le PS au pouvoir : en 1988 (réélection de Mitterrand) et en 1997 (victoire de Jospin aux législatives). Malgré ses renoncements, le PS disposait toujours d’immenses réserves de soutien, face à la droite.

L’élimination de Jospin au premier tour de la présidentielle de 2002 fut un sérieux avertissement, pour la direction du PS. Mais elle n’en a tiré aucune conclusion. La dérive droitière s’est poursuivie. Et après cinq ans de droite au pouvoir, alors que le PS espérait en récolter mécaniquement les fruits, comme au bon vieux temps, Ségolène Royal était nettement battue par Nicolas Sarkozy (2007). C’était un tournant dans le déclin de l’autorité des dirigeants socialistes.

Le gouvernement actuel marque un nouveau tournant. Mitterrand et Jospin avaient déçu les travailleurs, mais ils avaient au moins engagé certaines réformes progressistes, sur fond de relative croissance économique. Lors de l’élection de François Hollande, de très nombreux électeurs de gauche – y compris chez ceux qui avaient voté Mélenchon – nourrissaient l’illusion qu’avec le PS au pouvoir, il y aurait « quelques réformes progressistes » et « moins de mauvais coup » qu’avec Nicolas Sarkozy. Ils ne prenaient pas la mesure de l’ampleur de la crise, d’une part, et d’autre part des conséquences de la dégénérescence des dirigeants du PS sur la politique qu’ils allaient mener dans un tel contexte. Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose de ces illusions. Comme nous l’avions anticipé, Hollande a capitulé immédiatement et sur toute la ligne, menant une politique en tous points semblable à celle de la droite. La seule différence, c’est qu’avec le développement de la crise, la régression sociale est encore plus rapide aujourd’hui qu’à l’époque de Sarkozy. Résultat : les dirigeants socialistes sont complètement discrédités auprès de larges couches de jeunes et de travailleurs, qui les mettent dans le même sac que les politiciens de droite. Et effectivement, ils ne valent pas mieux.

S’ils avaient contesté fermement la direction du PS, les représentants de son « aile gauche » auraient trouvé un large écho – non seulement dans les rangs du parti, mais bien au-delà. Cependant, la « gauche du PS » a suivi comme son ombre la dégénérescence de l’aile droite. Peillon, Montebourg, Dray, Hamon et compagnie ont tous capitulé contre des positions dans l’appareil du parti ou au gouvernement. Aujourd’hui, les soi-disant « frondeurs » ne défendent pas d’alternative crédible à la politique de François Hollande. Ils demandent juste un peu moins d’austérité. Au beau milieu de la plus grave crise du capitalisme depuis les années 30, il ne leur viendrait pas à l’idée de remettre en cause l’économie de marché : elle est leur horizon intellectuel et politique. En conséquence, les effectifs militants de la « gauche du PS » sont peu nombreux et démoralisés. Ils ne reflètent pas l’humeur réelle de la classe ouvrière – et ne sont pas en situation, dans l’immédiat, de mener une lutte sérieuse contre la direction du parti.

Aujourd’hui, le PS rebute de larges sections de la jeunesse et de la classe ouvrière. Lorsqu’elles votent encore PS face à la droite, c’est sans enthousiasme et sans illusions. Le PS s’est aussi progressivement vidé de ses militants les plus combatifs. Il est dominé – y compris numériquement – par toutes sortes d’éléments opportunistes, carriéristes, et par différents types de « clientèle », municipale ou autre. Les éléments désintéressés sont souvent isolés et désorientés. L’aile droite du parti – et, à travers elle, la classe dirigeante – en conserve d’autant plus fermement le contrôle. Ce cercle vicieux déporte le PS toujours plus loin vers la droite.

Sur le plan électoral comme sur celui de ses effectifs militants, le PS sortira très affaibli du mandat de François Hollande. Citant l’exemple du PASOK qui, après avoir appliqué l’austérité en Grèce, a été balayé de la scène politique, Mélenchon affirme que le PS subira le même sort. C’est une possibilité bien réelle. Ce qui caractérise le champ politique actuel, en France comme ailleurs, c’est son extrêmement instabilité. Comme le montre l’exemple de la Grèce et de l’Espagne, on doit s’attendre à toutes sortes de développements, y compris l’émergence de nouvelles forces de gauche et la disparition de vieux partis.

Cependant, ce qui se passe en Grèce et en Espagne ne se répétera pas de la même manière et au même rythme dans les autres pays d’Europe. Beaucoup de facteurs détermineront les évolutions concrètes dans la gauche française : l’ampleur et le rythme de la crise, la composition des prochains gouvernements, les développements à gauche du PS, l’évolution des personnalités dirigeantes, l’impact de la lutte des classes en Europe, etc.

Malgré la politique du gouvernement actuel, le PS conserve toujours une certaine réserve de soutien dans la classe ouvrière, qui est composée de différentes couches évoluant à différents rythmes. En France, la crise et les politiques d’austérité n’ont pas été – à ce stade – de la même ampleur qu’en Grèce, loin s’en faut. En 2017, le PS n’aura sans doute pas complètement détruit sa base. Par contre, il la détruirait certainement s’il remportait les élections de 2017, car il poursuivrait sa politique actuelle.

Dans l’opposition, le déclin du PS pourrait s’interrompre ou, au moins, ralentir. Mais sa direction voudra poursuivre la dérive pro-capitaliste. A un certain stade, la crise de la droite traditionnelle – au profit du FN – posera la question d’un gouvernement de coalition entre la droite et le PS. L’aile droite du PS y serait favorable. Cela pourrait aboutir à l’effondrement du parti – ou à une scission.

Un élément important de l’équation, c’est ce qui se passera sur la gauche du PS. Si l’exaspération des travailleurs y trouve enfin une expression de masse – à travers le Front de Gauche, le M6R ou autre chose –, cela accélérera le déclin du PS, dont la position de première force électorale de gauche sera menacée, comme on le voit en Espagne et en Grèce.

Si, à l’inverse, aucune force n’émerge sur la gauche du PS dans les années qui viennent, on ne peut exclure qu’une scission de gauche du PS occupe cet espace. Des personnalités telles que Montebourg, Hamon ou Aubry – malgré leur passé – pourraient jouer un rôle. La « primaire » du PS, en 2016, pourrait déjà donner lieu à une certaine polarisation. Il est déjà arrivé que des dirigeants réformistes virent brusquement vers la gauche sous l’impact de la crise du capitalisme et de la radicalisation des masses (Caballero, Mitterrand). Mais compte tenu de l’extrême dégénérescence des dirigeants actuels du PS, ce n’est pas la perspective la plus probable.

Il peut y avoir toutes sortes de scénarios intermédiaires, sur lesquels il serait vain de spéculer. Il nous faudra suivre les développements concrets au fur et à mesure. Mais la tendance générale du PS est au déclin. Il se discrédite durablement auprès de couches toujours plus larges de jeunes et de travailleurs. Son aile gauche est à des kilomètres d’exprimer le processus de radicalisation dans la classe ouvrière. Le PS repose de plus en plus sur l’inertie électorale de certaines couches du salariat et des classes moyennes. Beaucoup votent pour lui « faute de mieux », sans enthousiasme ni illusions. L’émergence d’une alternative de gauche accélérerait le processus.

Le Front de Gauche

Le succès de la campagne électorale de Mélenchon, en 2011/2012, indiquait l’énorme potentiel du Front de Gauche. Mais les dirigeants du PCF et du PG se sont immédiatement divisés sur l’attitude à adopter à l’égard du gouvernement et du PS. A l’été 2013, les divergences éclataient au grand jour sur la question des alliances aux municipales. En conséquence, le Front de Gauche a reculé.

La direction du PCF porte la plus grosse part de responsabilité dans cette situation. Lorsque François Hollande a accéléré sa politique de coupes budgétaires et de contre-réformes, Pierre Laurent s’est contenté de demander que le gouvernement « change de cap ». Or la plupart des électeurs de gauche ont vite compris que cela n’arriverait pas, qu’il n’y aurait pas de changement de cap vers la gauche, que la dynamique du gouvernement était vers la droite. La direction du PCF et les « frondeurs » semblaient être les seuls à ne pas le comprendre.

Face au rejet massif de la politique du gouvernement, le Front de Gauche devait se présenter comme une opposition et une alternative de gauche à construire sans tarder, sur la base d’un programme offensif. Mélenchon développait cette approche générale – qu’il affaiblissait, cependant, par des manœuvres opportunistes avec les Verts. Mais la direction du PCF la rejetait en bloc. Elle refusait de se définir comme une « opposition de gauche » au gouvernement. Elle se présentait comme une voix « critique » de la majorité, non comme une alternative. Jour après jour, Pierre Laurent et André Chassaigne expliquaient qu’il fallait patiemment « convaincre » les parlementaires socialistes. Ces derniers les écoutaient poliment, les accueillaient à La Rochelle – puis votaient des mesures de plus en plus réactionnaires.

Les alliances du PCF avec le PS aux élections municipales, alors que le gouvernement était en chute libre dans l’opinion, ont porté le coup de grâce à la dynamique du Front de Gauche. De son côté, le Parti de Gauche ajoutait à la confusion en multipliant les alliances avec les Verts, qui, à l’époque des municipales, étaient toujours au gouvernement.  Parmi les quatre millions de personnes qui avaient soutenu le Front de Gauche en avril 2012, beaucoup ont vu dans cette séquence la preuve que les dirigeants du Front de Gauche « ne valent pas mieux que les autres politiciens ». Les élections européennes de juin 2014 ont marqué un net reflux électoral du Front de Gauche, le ramenant au niveau de 2009.

Les masses cherchent une issue à la crise. A un certain stade, cela trouvera une expression sur la gauche. Mais il est difficile de prévoir quel en sera l’axe. Le Front de Gauche pourrait être relancé pour la campagne de 2017. Mais les lignes de fractures entre le PG et le PCF ne sont pas résorbées. Par exemple, le PCF a fait des alliances avec le PS dans un certain nombre de cantons, au premier tour des élections départementales, et il semble se préparer à en faire au premier tour des élections régionales. Si Mélenchon a lancé le M6R, c’est justement pour tourner la page d’un Front de Gauche compromis par ses erreurs, ses divisions – et notamment par les alliances passées et à venir du PCF avec le PS.

Même si le PCF a apporté d’importantes forces militantes à la campagne de 2012, c’est autour de Mélenchon – et la radicalité de ses discours – que s’est créée la dynamique permettant de passer, en quelques mois,  de 4 % dans les sondages à 11 % dans les urnes. Cependant, le discrédit du Front de Gauche a partiellement affecté la popularité de Mélenchon, qui en outre poursuit la politique insensée des alliances avec les Verts. Il déclarait récemment « envisager une candidature commune » avec EELV pour l’élection présidentielle. Son objectif est de capter l’électorat des Verts et, semble-t-il, d’y provoquer une scission de gauche. Ces manœuvres discréditent Mélenchon plus qu’autre chose. Par exemple, aux élections départementales, les Verts ont fait alliance avec le Front de Gauche dans de nombreux cantons – et avec le PS dans de nombreux autres.

Beaucoup de travailleurs sont attentifs aux alliances – et en tirent des conclusions. Le succès de Podemos et de Syriza reposait notamment sur une rupture complète avec tous les partis liés, d’une façon ou d’une autre, aux politiques d’austérité. Mélenchon dit avoir compris cette leçon, mais il n’en tire pas toutes les conclusions pour lui-même.

Mélenchon conserve toujours une partie de l’autorité et du soutien acquis en 2011 et 2012. Si aucune autre figure n’émerge à gauche du PS, il sera un candidat crédible pour 2017. Dans la période à venir, de nouvelles couches de travailleurs chercheront une alternative de gauche aux politiques d’austérité ; en se mobilisant, elles pourraient relancer ceux qui ont été déçus par le Front de Gauche. De grandes luttes accéléreraient le processus de cristallisation politique. Les développements en Grèce, en Espagne et dans d’autres pays d’Europe auront aussi un impact important. Le M6R – ou une autre initiative – pourrait finir par se développer bien au-delà des cercles militants.

La perspective d’une campagne présidentielle dominée par le PS, l’UMP et le FN suscitera la volonté de faire émerger une alternative de gauche. Celle-ci aurait un potentiel bien plus important qu’en 2012, du fait du développement de la crise et du discrédit du PS.

Fondé à la suite de l’élection présidentielle de 2007, le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) essayait de fédérer la plupart des tendances de la gauche « anticapitaliste ». Quelques années plus tard, l’échec est flagrant. Dès les premiers revers électoraux, le NPA est entré en crise. Son déclin s’est accéléré du fait de son sectarisme et du succès du Front de Gauche en 2011 et 2012. Il a fini par éclater en diverses fractions rivales, séparées principalement sur la question des alliances électorales. Passé d’environ 9000 adhérents à son apogée à moins de 2000 aujourd’hui, le NPA n’a réussi à adopter qu’une seule résolution lors de son dernier congrès (février 2015), qui excluait toute alliance politique avec les organisations membres du Front de Gauche. Il ne sera pas en mesure d’occuper l’espace politique à la gauche du PS.

Fort de ses dizaines de milliers d’adhérents, le PCF pourrait-il jouer un rôle important ? Il n’en prend pas la direction. Le PCF est perçu comme faisant partie du « système » – à juste titre en ce qui concerne sa direction et nombre de ses élus. Malgré la crise du capitalisme, malgré le discrédit du PS, les effectifs militants du PCF continuent de baisser. Le parti compte toujours des milliers de militants sincères et dévoués à la cause des travailleurs, dont un certain nombre peuvent être gagnés à nos idées. Mais dans son ensemble, la base du parti est souvent désorientée et déconnectée de l’humeur réelle de la classe ouvrière. Nombre de militants font porter la responsabilité des échecs du PCF et du Front de Gauche sur le prétendu « faible niveau de conscience des travailleurs ». Au fil des années, la composition sociale du parti s’est modifiée ; le poids relatif des classes moyennes et des couches supérieures du salariat a augmenté. Avec la baisse des effectifs, le poids relatif de l’appareil et des élus s’est également renforcé.

Les alliances avec le PS portent des coups sévères à l’autorité du PCF. La direction du parti préfère s’accrocher au navire coulant du PS – ce qui lui permet de sauver des élus à court terme – plutôt que de rompre avec lui. Cela reflète son manque de confiance dans la classe ouvrière et dans ses propres idées. Comme la « gauche du PS », la direction du PCF a évolué dans les sillons de la droite du PS, ces dernières décennies. Au beau milieu de la plus grave crise du capitalisme depuis les années 30, elle défend un programme réformiste extrêmement modéré.

Dans leurs discours, les dirigeants du PCF s’adressent à « tous les électeurs de gauche ». Mais tant qu’il n’aura pas rompu avec le PS, tant qu’il sera perçu comme son « allié traditionnel », il ne pourra pas constituer un pôle d’attraction pour les électeurs qui rejettent le PS et cherchent une alternative de gauche. Une petite force réformiste qui se positionne légèrement sur la gauche du PS, sans rompre avec lui, n’a pas grand intérêt.

Si la base du PCF n’impose pas un virage à gauche du parti, c’est son existence même qui est en jeu, à terme. L’expérience du PRC italien – aujourd’hui marginalisé – rappelle que les erreurs des dirigeants peuvent finir par détruire un parti ouvrier de masse. Aujourd’hui, il ne reste presque plus rien du Parti Communiste Italien, qui était le plus puissant Parti communiste en Europe.

Le déclin du PRC renferme d’importantes leçons pour le PCF. Par exemple, ce qui a contribué à précipiter la marginalisation du PRC, c’est l’attitude de sa direction lors du conflit ouvert entre les chefs droitiers de la CGIL (l’équivalent de la CGT) et sa fédération de la métallurgie (la FIOM), lorsque celle-ci a organisé de grandes luttes des travailleurs de l’industrie automobile, en 2010. Dans ce conflit, les dirigeants du PRC ont adopté une attitude ambiguë, refusant de prendre fait et cause pour la FIOM face à des dirigeants de la CGIL qui, en substance, capitulaient face au patronat et au gouvernement. Cela a discrédité le PRC auprès des travailleurs et syndicalistes italiens les plus combatifs. En France, la direction du PCF se range systématiquement du côté des bureaucraties syndicales contre les éléments les plus à gauche. Lors de la grève reconductible des cheminots, en juin 2014, Chassaigne a joué un rôle scandaleux. Le PCF était perçu comme l’allié de Lepaon – qui faisait pression pour que la grève s’arrête – contre les cheminots les plus combatifs. De même, l’attitude de L’Humanité et des dirigeants du PCF, lors de « l’affaire Lepaon », était aux antipodes de la colère légitime de nombreux militants CGT.

A la faveur de grandes luttes, ce qui reste des réserves sociales et militantes du PCF peut lui permettre de croître à nouveau. Un afflux important de militants s’accompagnerait d’une plus grande polarisation interne. Mais ce n’est qu’une possibilité – et la politique actuelle des dirigeants du parti y fait obstacle. La crise du capitalisme accélère tous les processus. En Espagne, l’émergence de Podemos entraîne la décomposition d’Izquiera Unida, dont les dirigeants étaient perçus, eux aussi, comme faisant partie du système, notamment du fait de leurs alliances avec le PSOE. En France également, si les militants communistes ne parviennent pas à modifier la ligne du PCF, il pourrait continuer de décliner, en particulier si une autre force politique émerge sur la gauche du PS.

La droite et le Front National

La crise du capitalisme entraîne une crise du régime et de tous les vieux partis traditionnels. Par le passé, un gouvernement PS menant une politique pro-capitaliste préparait une large victoire électorale des partis traditionnels de la droite et du centre droit. Aujourd’hui, ce n’est plus aussi simple. Discrédité par l’expérience des gouvernements Chirac et Sarkozy, l’UMP est en crise. Quant au « centrisme » bourgeois, il est condamné au déclin par le processus de polarisation politique croissante.

Le Front National profite à la fois de la radicalisation de l’électorat de droite et de l’absence d’une alternative crédible au PS sur la gauche. Si l’UMP a toujours de bonnes chances de remporter la présidentielle de 2017, elle est de plus en plus concurrencée par le FN. Aux législatives, le FN pourrait ravir plusieurs sièges à l’UMP. Surtout, la montée du FN – au détriment de l’UMP – pourrait favoriser l’élection de députés PS dans nombre de circonscriptions. L’élection partielle dans le Doubs était un cauchemar pour l’UMP.

L’UMP est profondément divisée sur sa ligne politique et embourbée dans les scandales de corruption. Copé a dû jeter l’éponge. La réélection de Sarkozy à la tête du parti est une illustration flagrante de sa crise. Sarkozy est impliqué dans plusieurs « affaires » en cours. Il était le président le plus détesté de toute l’histoire de la Ve République. Il a fini son mandat aux alentours de 25 % d’opinion favorable. Aujourd’hui, il veut pousser l’UMP vers la droite, dans l’espoir de concurrencer le FN sur ses propres terres. Mais c’est ce qu’il avait déjà fait lors de la campagne de 2007. Le FN n’aura qu’à rappeler le bilan de son mandat : beaucoup plus de chômeurs, de pauvres et une crise économique majeure.

Alain Jupé, condamné en 2004 pour abus de biens sociaux, veut incarner l’aile « modérée » de l’UMP. Moins provocateur que Sarkozy, il a le soutien d’une large section de la classe dirigeante. Mais la base de l’UMP, elle, regarde vers la droite, vers le FN. Juppé aura du mal à s’imposer en interne. Par ailleurs, il est associé à la grève de décembre 95. Il peut difficilement incarner un « renouveau ». Il ne suscitera pas d’enthousiasme dans la masse de la population.

A ce stade, la direction de l’UMP refuse toute alliance avec le FN au niveau national. Elle menace d’exclusion tout responsable de l’UMP qui dérogerait à cette règle. Mais c’est un signe de faiblesse. Marine Le Pen est en position de force et se dit prête accueillir les exclus de l’UMP – sur les bases politiques du FN. Un certain nombre de cadres de l’UMP et de l’UDI ont déjà rejoint le FN ou le Rassemblement Bleu Marine. Cette tendance pourrait s’accélérer dans la période à venir. A terme, l’UMP pourrait scissionner, une partie s’alliant ouvertement avec le FN, l’autre s’orientant vers un gouvernement de coalition avec le PS.

A un certain stade, la crise des partis traditionnels mettra ces deux options à l’ordre du jour : un gouvernement droite-FN ou un gouvernement droite-PS. La bourgeoisie préfère la deuxième option, car le FN au pouvoir, même dans un gouvernement de coalition, serait une provocation contre la jeunesse et le mouvement ouvrier. Les capitalistes n’ont pas oublié les manifestations de masse d’avril/mai 2002. Quoi qu’il en soit, il s’agirait dans les deux cas de gouvernements de crise qui ne régleraient rien et accéléreraient la polarisation politique, notamment sur la gauche.

La crise du Front de Gauche favorise la montée du FN. La nature ne tolère pas le vide. Le FN n’a jamais eu le pouvoir et prospère sur le thème de la lutte contre « le système ». Il insiste davantage sur la corruption des élites et sur la crise de l’économie que sur l’immigration. A la différence de son père, Marine Le Pen veut des élus à tous les niveaux et entrer dans les ministères. Elle sait qu’elle n’y arrivera pas sur la base de l’ancien fonds de commerce du FN : provocations racistes, antisémites et clins d’œil au fascisme. Profitant du vide à gauche, elle cache le programme pro-capitaliste du FN sous une forte dose de démagogie « sociale ». Elle maintient le flou sur les retraites, les salaires et les services publics. Elle cherche à rallier sous sa bannière des déçus de la droite et de la gauche.

La montée du FN ne signifie pas l’imminence du fascisme ou d’une dictature bonapartiste en France. A ce stade, la classe dirigeante n’en a ni le besoin, ni la possibilité. Elle n’en a pas besoin car elle s’appuie sur les directions des partis de gauche et des syndicats ouvriers, soit qu’ils gouvernent directement (comme actuellement le PS), soit qu’ils « négocient » les coupes et contre-réformes (directions syndicales). Elle n’en a pas la possibilité car les forces de la classe ouvrière – dont le poids social n’a jamais été aussi important – sont intactes ; une tentative d’instaurer un régime autoritaire provoquerait une explosion sociale susceptible de balayer le système capitaliste. C’est pour cela que la bourgeoisie grecque a fait arrêter la direction d’Aube Dorée, fin 2013. Elle redoutait que les actions meurtrières d’Aube Dorée finissent par provoquer une explosion révolutionnaire des jeunes et des travailleurs grecs. Comme en Grèce, les capitalistes français utiliseront les fascistes comme une force auxiliaire contre la jeunesse et le mouvement ouvrier – dans une certaine limite. Reste que la crise renforce les groupuscules fascistes, qui sont actifs et violents. Comme on l’a vu avec l’assassinat de Clément Méric, la question des méthodes de lutte contre le fascisme va revenir à l’ordre du jour du mouvement ouvrier français.

La direction du FN ne vise pas l’instauration d’une dictature militaire ou d’un régime fasciste. Elle veut le pouvoir sur la base d’une recomposition générale de la droite. Un gouvernement de coalition droite-FN mènerait une politique d’austérité impopulaire. Le FN en sortirait discrédité. De manière générale, la montée du FN – bien réelle – est accentuée par une abstention massive et correspond à une phase déterminée du processus de polarisation politique. Il y aura de violentes oscillations de l’opinion non seulement vers la droite, mais aussi vers la gauche. Une alternative de gauche aux politiques d’austérité finira par émerger ; elle minera la progression du FN. Mais en attendant, tout lui profite : la crise, le chômage, les scandales, la faillite du gouvernement et la crise du Front de Gauche.

Conclusion

Nous sommes entrés dans une époque extrêmement turbulente. L’énorme instabilité à tous les niveaux – économique, social, politique – complique l’élaboration de perspectives. Leur caractère hypothétique est d’autant plus évident. Dans la sphère politique, la situation en Grèce (Syriza), en Espagne (Podemos), mais aussi en Italie (PRC/ Grillo) et en Belgique (PTB) souligne la grande variété des scenarios possibles. Dans ce contexte, il est fondamental « de ne pas se fier aveuglément à des schémas tout faits, mais de surveiller constamment la marche du processus historique en se conformant à tous ses enseignements. » (Trotsky).

Dans une période aussi volatile, la plus grande flexibilité tactique est requise – tout en restant ferme sur les principes. Les opportunités pour construire l’organisation ne manqueront pas ; il faudra les identifier et les saisir avec enthousiasme et détermination. Chaque camarade doit prendre la mesure de l’époque actuelle et de la tâche qui nous incombe. En 1940, Trotsky écrivait : « Allons-nous réussir à préparer à temps un parti capable de diriger la révolution prolétarienne ? Pour répondre correctement à cette question, il faut bien la poser. Naturellement, tel ou tel soulèvement peut et même doit se terminer par une défaite du fait de l’absence de maturité de la direction révolutionnaire. Mais il ne s’agit pas d’un soulèvement unique. Il s’agit d’une époque révolutionnaire entière.

« Le monde capitaliste n’a pas d’issue, à moins de considérer comme telle une agonie prolongée. Il faut se préparer pour des longues années, sinon des décennies, de guerres, de soulèvements, de brefs intermèdes de trêve, de nouvelles guerres et de nouveaux soulèvements. C’est là-dessus que doit se fonder un jeune parti révolutionnaire. L’histoire lui donnera suffisamment d’occasions et de possibilités de s’éprouver lui-même, d’accumuler de l’expérience et de mûrir. Plus vite les rangs de l’avant-garde fusionneront, plus l’époque des convulsions sanglantes sera raccourcie, moins notre planète aura à supporter de destructions. Mais le grand problème historique ne sera en aucun cas résolu jusqu’à ce qu’un parti révolutionnaire prenne la tête du prolétariat. La question des rythmes et des intervalles est d’une énorme importance, mais elle n’altère ni la perspective historique générale ni la direction de notre politique. La conclusion est simple : il faut faire le travail d’éduquer et d’organiser l’avant-garde prolétarienne avec une énergie décuplée. C’est précisément en cela que réside la tâche de la IVInternationale. » (L. Trotsky. Manifeste de la IVe Internationale sur la guerre impérialiste et la révolution mondiale. Mai 1940)

Lorsque Trotsky écrivait ces lignes, la crise organique du capitalisme débouchait sur la deuxième guerre mondiale, qui a été suivie par une phase d’expansion inédite du système capitaliste. Aujourd’hui, une guerre mondiale est exclue, au moins dans l’immédiat. Cela signifie que toutes les contradictions exploseront sur le terrain de la lutte des classes. Et il n’y aura pas de « trente glorieuses », mais des décennies de crise et d’offensives patronales. Nous sommes face à « une époque révolutionnaire entière ». A nous de forger patiemment, systématiquement, les forces qui permettront de conclure cette époque par le renversement du capitalisme en France et à l’échelle mondiale.


[1] Rapport (février  2015) du « McKinsey Global Institute ». Debt and (not much) deleveraging.

[2] Pour l’ensemble des chiffes de ce paragraphe, voir Bilan du Monde, Edition 2015, p.132.

[3] INSEE : Part des différents pays dans le PIB de la zone euro en 2013.

[4] Pour les chiffres des paragraphes 24 et 25, voir Les Échos (10 septembre 2013) : Une comparaison industrielle France-Allemagne : pourquoi un tel déclin relatif ? 

[5] Pour 2007 : INSEE, Les comptes des administrations publiques en 2007. Pour 2014 : INSEE, Dette trimestrielle de Maastricht des administrations publiques – 3e trimestre 2014.

[6] INSEE, Évolution du PIB en France jusqu’en 2013. Pour le PIB 2014 : INSEE, Comptes nationaux trimestriels, premiers résultats du 4e trimestre 2014.

[7] Solde commercial de la France. Part de la France dans les exportations  2013. Chiffre pour 2000 : A quel niveau la part de marché mondiale des exportations françaises est-elle est tombée ? Part des exportations dans la zone euro : Les parts de marché à l'export de la France dans la zone euro se stabilisent et : La compétitivité française ne s'est pas redressée l'an passé. Sur l’investissement industriel : Enquête sur les investissements dans l’industrie – Avril 2015.

[8] L’Express (27 novembre 2014) : La France est tombé à moins de 1%.

[9] Cité dans Alternatives économiques de juin 2013 : Pourquoi l'Etat français emprunte à des taux d'intérêt aussi bas.

[10] Voir INSEE : Enquête mensuelle de conjoncture auprès des ménages.

[11] INSEE. Pour 2008 : Chômage  ; pour 2009 : Nouvelle hausse du taux de chômage au quatrième trimestre 2009.

[12] Source : Budget de l’Etat : 280 milliards d’euros. Cadeaux aux entreprises : 230 milliards d’euros !

[13] Le Parisien (2 septembre 2015) : CAC 40 : 56 milliards d'euros de dividendes reversés aux actionnaires. 

[14] Pour les chiffres de ce paragraphe, voir 9 Français sur 10 craignent de devenir précaires  et Les précaires en première ligne du chômage.

[15] 20 minutes (27 novembre 2014) : Moins de grèves dans le privé : « Nous assistons à un déclin de la grève traditionnelle en France ».

[16] Le Nouvel Économiste (19 février 2014) : Thierry Lepaon, CGT : « Pour que le consensus émerge, il doit y avoir affrontement ».

 [17] Le Figaro (7 novembre 2014) : La vraie situation économique de la France.

[18] Libération (8 avril 2014) : Les jeunes et le chômage : la situation plus mauvaise que jamais.

[19] Sur la santé des étudiants : Hausse des frais de santé pour les étudiants de 20% en 3 ans. Sur le salariat étudiant : Le mal-logement en France, zoom sur les jeunes. Sur le mal-logement étudiant : Plus de un million d'étudiants en mal de logement. 

Ce texte est le document d’orientation qui a été adopté lors du Congrès national de La Riposte (désormais Révolution), le 12 mai 2012. En voici le sommaire :

Introduction
Les causes de la crise
La crise des dettes en Europe
L’économie française et la dette
La conscience des travailleurs
Le rapport de force entre les classes
La droite et l’extrême droite
La crise du réformisme
Le PCF et le Front de Gauche
Le Parti de Gauche
Le Parti Socialiste
L’extrême gauche
Conclusion


Introduction

L’élaboration de perspectives constitue un élément primordial du travail d’une organisation marxiste, qui ne saurait s’orienter correctement sans se doter d’une compréhension des processus fondamentaux à l’œuvre dans l’économie et dans les relations entre les classes, à l’échelle nationale et internationale. Une organisation qui se limiterait à des analyses ponctuelles, réagissant de façon empirique aux événements, serait constamment ballotée, au gré de l’actualité, d’une « prise de position » à l’autre, et finirait par se perdre. Il va sans dire que des perspectives sont nécessairement conditionnelles. Leur élaboration n’est pas une science exacte. Elles doivent être constamment réexaminées et corrigées en fonction du cours réel des choses. Des idées déconnectées de la réalité sont des idées mortes.

Les perspectives pour la France ne peuvent pas être comprises en dehors du contexte européen et international. Le développement des moyens de production et de la division internationale du travail a relié tous les continents et toutes les économies « nationales » en une seule économie mondiale. Aucun pays, aussi puissant soit-il, ne peut se soustraire aux contraintes du marché mondial. La crise économique affecte tous les pays du monde, sans exception. Les pays européens connaissent des taux de croissance très faibles ou négatifs. Les Etats-Unis, malgré une légère reprise dans la croissance du PIB, la Réserve Fédérale n’exclut pas une nouvelle récession à court terme. Le taux de chômage officiel est de 9 %. L’utilisation de la capacité productive industrielle est tombée à 77,4 %, ce qui souligne la saturation des marchés.

La Chine continue d’afficher un fort taux de croissance. Mais la crise de l’économie mondiale a eu – et continuera d’avoir – des répercussions majeures sur l’économie chinoise. La demande intérieure est stimulée par un recours massif à l’endettement, mais la production ralentit tout de même. La croissance est tombée de 10,4 % en 2010 à 9 % en 2011 – et le gouvernement table désormais sur 7 % en 2012. C’est que la contraction des économies américaine et européenne réduit leur capacité d’absorption de produits chinois. A terme, la Chine se dirige vers une crise de surproduction dont les ondes de choc déstabiliseront davantage l’économie internationale. Par la même occasion, cette crise débouchera sur une intensification de la lutte des classes en Chine même.

D’autres « pays émergents » commencent à être affectés par la crise internationale. Au Brésil, la croissance est tombée de 7,5 % en 2010 à 2,7 % en 2011. L’économie indienne ralentit également : 9,1 % en 2009, puis 8,8 % en 2010 et 7,6 % en 2011. Loin d’être en mesure de « tirer la croissance mondiale », comme l’espéraient tant d’analystes, les grandes économies asiatiques et latino-américaines sont entraînées dans le sillon de la crise en Europe et aux Etats-Unis.

Avec l’avènement de la crise prend fin l’arrière-plan économique de la réaction idéologique de la période précédente. L’effondrement des économies planifiées en URSS et ailleurs était présenté comme la preuve de la supériorité du système capitaliste. Mais aujourd’hui, le triomphalisme des capitalistes a cédé la place à un pessimisme noir. Avec les mouvements révolutionnaires dans le monde arabe et la résurgence de la lutte des classes dans de nombreux pays européens, aux Etats-Unis, en Afrique et en Asie, les capitalistes prennent conscience des dangers qui les guettent. Leur système est dans une impasse. Ils sentent le sol se dérober sous leurs pieds. La perspective de la révolution socialiste resurgit.

Les causes de la crise

Cette crise était inévitable. Elle a mûri pendant une vingtaine d’années. Nous l’avions prévue et expliquée d’avance. Il s’agit d’une crise de surproduction, assortie d’une crise financière majeure. Les causes de cette crise résident dans les contradictions fondamentales du système capitaliste, identifiées par Karl Marx dans son Capital. Les forces productives qui se sont développées dans le flanc du capitalisme se heurtent à deux grands obstacles : la propriété privée de ces mêmes forces productives et la division du monde en Etats nationaux. Ces contradictions étaient déjà à l’origine des grandes crises du passé, comme celle des années 1930 ou celle qui a marqué la fin des « trente glorieuses » en Europe et aux Etats-Unis, dans les années 1970. Mais de par son ampleur et du fait des caractéristiques particulières de la période d’expansion dont elle marque la fin, la crise actuelle est qualitativement différente de toutes celles que nous avons connues par le passé.

La période de croissance relativement soutenue qui, avec des hauts et des bas, s’est étalée du début des années 90 à 2008, était le résultat d’un ensemble de facteurs, dont l’un des plus importants était la restauration du capitalisme en URSS, en Europe Centrale et en Chine. L’intégration de ces vastes territoires à l’économie capitaliste mondiale ouvrait de grands champs d’investissements et d’exploitation à la classe capitaliste. Les économistes bourgeois et les propagandistes des grands médias voyaient dans le « miracle chinois » et l’expansion du marché mondial un gage de croissance économique durable, pour ne pas dire illimitée. Mais comme nous l’expliquions à l’époque, les effets de ces facteurs ne pouvaient pas durer indéfiniment. La Chine n’était pas seulement un marché sur lequel les puissances occidentales pouvaient écouler leurs excédents, mais aussi et surtout un producteur extrêmement compétitif. Chaque marché capté par la Chine devait nécessairement l’être au détriment d’autres pays, dont notamment les grandes puissances européennes et les Etats-Unis.

Un autre facteur majeur, dans la phase de croissance précédente, était le développement exponentiel du crédit. Les masses immenses de capitaux injectées dans les circuits économiques avaient nécessairement un effet considérable. Elles augmentaient artificiellement la demande et, de ce fait, stimulaient la production. Mais contrairement à ce que pensaient les économistes bourgeois – et leurs ombres dans les sphères dirigeantes du mouvement ouvrier –, ce « cercle vertueux » n’abolissait pas les contradictions du système capitaliste. Elles n’étaient que temporairement masquées. Les lois fondamentales du capitalisme opéraient tout de même.

Le crédit – c’est-à-dire l’endettement – n’a pas d’autre fonction, en définitive, que d’augmenter artificiellement et temporairement la demande. Il sert à injecter dans le présent des ressources qui seront – ou ne seront pas ! – créées dans le futur. D’une part, les crédits contactés doivent être remboursés, majorés des intérêts. Par conséquent, d’un facteur d’accroissement de la demande, l’endettement se transforme en un facteur de contraction de celle-ci. D’autre part, lorsque la saturation des marchés engendre une baisse de la production, les richesses futures escomptées et permettant de rembourser les dettes ne sont pas au rendez-vous. Dans ces conditions, la crise de surproduction est aggravée à l’extrême par une crise financière. Le recours au crédit ne peut éviter la saturation des marchés que provisoirement et au prix de donner à la crise – une fois qu’elle éclate – un caractère particulièrement aigu et convulsif. C’est exactement la situation dans laquelle se trouvent actuellement les Etats-Unis et l’ensemble des puissances européennes.

La crise des dettes en Europe

Selon les schémas officiels, les traités européens successifs et l’introduction de la monnaie unique devaient garantir la croissance économique et la paix sociale à l’ensemble de l’Union Européenne. Il ne reste plus rien de ces perspectives mirobolantes. L’Europe est devenue l’un des principaux foyers d’instabilité économique et sociale dans le monde. Depuis des décennies, pratiquement tous les gouvernements européens se sont habitués à des niveaux d’endettement très élevés. Aujourd’hui, la dette publique européenne s’élève à plus de 10 000 milliards d’euros, soit un quart de la dette publique mondiale. L’alourdissement progressif de la dette ne pouvait pas continuer longtemps sans aboutir à un problème de solvabilité des Etats. Mais le brusque ralentissement de l’activité économique, à partir de 2008, a grandement accéléré le processus. Cela a immédiatement poussé plusieurs Etats – l’Irlande, le Portugal et surtout la Grèce – au bord de la faillite et fragilisé à l’extrême la situation financière de l’ensemble des pays européens.

C’est en Grèce que le problème est le plus aigu. Ce pays ne représente que 2 % de l’économie européenne, mais un défaut de paiement et un effondrement complet de l’économie grecque (ce qui est inévitable) auront des répercussions à travers tout le continent. La Grèce pourrait bien entraîner des pays plus importants – par exemple l’Italie ou l’Espagne – dans sa chute. Une nouvelle détérioration de l’économie européenne aurait à son tour un impact majeur sur l’économie américaine. C’est pourquoi le gouvernement américain multiplie les injonctions aux puissances européennes, exigeant qu’elles agissent rapidement et collectivement pour enrayer la crise. Sans leur dire comment, pour autant. Les sommets européens successifs n’ont abouti à rien. La Grèce est plus proche de la faillite aujourd’hui qu’avant les interventions de la BCE et du FMI.

Le fait est que la Grèce ne peut pas payer. Bien d’autres Etats de la zone euro sont eux-mêmes dans une situation financière trop précaire pour supporter une partie du fardeau grec. Quant à la France et l’Allemagne, elles ne peuvent intervenir davantage sans compromettre irrémédiablement leur propre position. Déjà, en dépit des affirmations officielles, la dette publique française est hors de contrôle. L’Allemagne est la puissance dominante en Europe, mais cette puissance a, elle aussi, ses limites. Le gouvernement allemand exige que ses « partenaires » appliquent des politiques d’austérité toujours plus sévères pour redresser leurs finances publiques. Mais l’austérité signifie une réduction de la demande, ce qui nuira aux exportations, dont dépend l’économie allemande.

Ainsi, toutes les « solutions » deviennent des problèmes. La courbe de l’endettement ne peut être inversée que par une réduction draconienne du niveau de vie des populations et par une contraction de la demande en général. Ceci, à son tour, réduit les revenus des Etats. Côté dépenses, des économies dans un domaine engendrent des dépenses dans un autre, comme par exemple sur le chômage et autres allocations. En même temps, si la courbe de l’endettement n’est pas inversée, d’autres pays se retrouveront inéluctablement dans la même situation que la Grèce.

Le système est donc dans une impasse. Les différents « plans de sauvetage » n’ont rien réglé pour un petit pays comme la Grèce. Qui « sauvera » donc l’Italie ? Les économies de la France et de l’Allemagne sont déjà en difficulté, mais une nouvelle détérioration de l’économie européenne les plongera dans une récession profonde. Certes, il est impossible de prévoir avec précision l’évolution des économies d’un trimestre sur l’autre. Il n’est pas exclu que le PIB de tel ou tel pays se redresse pendant un certain temps. Mais dans la période actuelle, une croissance du PIB ne signifie pas nécessairement une amélioration des conditions de vie des travailleurs. Quoi qu’il en soit, la perspective générale qui se dessine pour l’Europe se caractérise par une instabilité économique et sociale croissante, par l’impuissance des gouvernements, des parlements et des partis existants – qu’ils soient de droite ou de gauche – à sortir de l’impasse et par une exacerbation des conflits entre les Etats et entre les classes, le tout sur fond de dégradation constante des conditions d’existence de la masse de la population.

Dans le mouvement ouvrier, la crise exposera l’ineptie de tous les programmes et modes d’action qui se basent sur le maintien du capitalisme. Cela minera la position des directions réformistes. La contagion d’un pays à l’autre sera non seulement économique, mais aussi politique et sociale. La Grèce se trouve actuellement dans une situation pré-révolutionnaire. Si la classe ouvrière grecque passe sérieusement à l’offensive, les ondes de choc de la révolution se feront ressentir sur l’ensemble du continent et du bassin méditerranéen. Prises dans leur ensemble, ces perspectives constituent l’arrière-plan économique, social et politique de la future révolution socialiste en Europe.

L’économie française et la dette

Les perspectives pour l’économie française sont indissociables de ce contexte européen et mondial. Au cours des 20 années qui ont précédé la crise de 2008, la position mondiale de la France – et en particulier sa position relative à l’Allemagne – s’est constamment dégradée. Sa part des marchés internationaux s’est contractée à un rythme annuel moyen de 0,5 %. La dégradation de ses performances économiques trouve son expression dans un déficit commercial de 75 milliards d’euros en 2011 (contre un excédent de 158 milliards en Allemagne) et dans le rétrécissement de sa base industrielle, qui ne représente plus que 12 % de son PIB (contre 21 % en Allemagne). L’industrie française perd du terrain non seulement sur les marchés internationaux, mais aussi sur le marché intérieur.

En ce qui concerne la dette publique, le capitalisme français se trouve confronté au même dilemme que ses voisins. La politique d’austérité menée par Sarkozy était bien trop limitée pour inverser la tendance à l’endettement, qui rajoute 100 à 150 milliards d’euros par an à la dette publique. Mais cette « modération » s’explique par le fait que la baisse des dépenses réduit la demande et affecte la production. Une politique d’austérité nettement plus sévère, que ce soit par la baisse de dépenses, l’augmentation des impôts ou les deux à la fois, aggraverait ces effets contre-productifs et n’empêcherait pas la dette de continuer à se creuser. Pour interrompre l’endettement, il faudrait non pas 20, 40 ou 50 milliards de réduction des déficits annuels, mais environ 150 milliards. Les gouvernements peuvent retourner le problème dans tous les sens ; ce problème est sans solution dans le contexte du déclin inexorable du capitalisme français.

La question de la dette se pose dans des termes qui rappellent la période d’avant la Révolution française de 1789-1794. Face à l’endettement et au risque de banqueroute du gouvernement, les ministères successifs (Turgot, Calonne, Necker, etc.) s’efforçaient de trouver une solution, mais se heurtaient à l’opposition implacable de la noblesse. Les pauvres ne pouvaient pas payer et les riches refusaient de payer. La lutte engagée entre la Cour et la Noblesse a fini par soulever les masses populaires, qui ont renversé l’une et l’autre. La configuration actuelle est analogue. Les sommes colossales que l’Etat doit retrouver pour ne serait-ce que commencer à réduire la dette ne peuvent pas venir du salariat. La seule classe qui dispose de telles ressources est la classe capitaliste. Mais elle refuse de payer. L’impasse qui en résulte deviendra l’une des causes immédiates qui feront éclater la révolution qui chemine, invisible, sous l’impulsion de causes plus profondes, depuis longtemps déjà.

La conscience des travailleurs

Au demeurant, pour défendre leurs profits malgré le déclin du capitalisme français, les capitalistes n’ont pas d’autre choix que s’efforcer par tous les moyens possibles de renforcer le taux d’exploitation des travailleurs et de détruire progressivement toutes les conquêtes sociales du passé. Les travailleurs sont partout confrontés à la perspective d’une dégradation constante de leurs conditions de vie. Peu de travailleurs ont déjà connu une situation comme celle-ci. La crise des années 1930 et les souffrances de la guerre ne sont que de l’histoire ou, au mieux, qu’un lointain souvenir des plus anciens. Par conséquent, la psychologie des générations récentes se caractérise par une certaine mollesse. Ceci est vrai avant tout de la masse passive des travailleurs, mais c’est aussi le cas chez les syndicalistes et les militants politiques. Telle est la base sur laquelle reposent les directions réformistes du mouvement ouvrier.

L’impact de la crise – qui n’en est qu’à ses débuts – finira par modifier profondément la psychologie des travailleurs et de la jeunesse des milieux populaires. Certes, à court terme, la crise ne se traduira pas partout par des luttes ouvertes. Dans un premier temps, les travailleurs peuvent être paralysés par des changements auxquels ils ne s’attendaient pas. Mais cette phase ne peut être que temporaire. Du fait de l’impossibilité de trouver une solution aux problèmes économiques et sociaux sur la base du capitalisme, l’inévitable exacerbation de la lutte des classes aura pour effet de durcir les travailleurs. La crise et ses conséquences sociales auront de profondes répercussions sur la mentalité des militants dans les organisations syndicales et politiques des travailleurs.

Dans les milieux réformistes, on entend souvent l’argument selon lequel cette crise n’est qu’un prétexte des capitalistes pour imposer la régression sociale, qu’elle se déroule en conformité avec un plan préconçu ou qu’elle résulte seulement de certains « mauvais choix ». Ceux qui défendent ce point de vue montrent qu’ils ne comprennent pas les réalités du capitalisme. Ils partent de l’idée fausse – et qui forme le socle commun de tous les programmes réformistes – qu’il doit nécessairement exister une solution, sur la base du capitalisme, aux problèmes créés par ce même système. En réalité, la crise résulte non pas des « mauvais choix » des gouvernements et des capitalistes, mais des contradictions fondamentales du capitalisme à une époque où ce système ne peut exister autrement qu’au détriment de la masse de la population. Le capitalisme, à notre époque, c’est la régression sociale permanente. Aucune politique fondée sur son maintien ne pourra inverser cette régression. La solution aux problèmes économiques et au désastre social qui en résulte ne viendra pas des capitalistes, mais de l’action révolutionnaire de la classe ouvrière.

Que cette classe ne soit pas encore consciente de sa puissance ou de son rôle historique ne change rien à cette vérité objective. Notre analyse ne repose pas sur le « niveau de conscience » – réel ou supposé – des travailleurs d’une époque donnée, mais sur la réalité objective. La conscience collective est quelque chose d’extrêmement mobile. Elle peut très rapidement rattraper la réalité, non pas en conséquence du travail des propagandistes révolutionnaires (même s’ils peuvent avoir un certain effet), mais sous l’impact de grands événements et de grands chocs historiques. C’est précisément une époque d’instabilité économique, sociale et politique comme la nôtre qui fournit de tels chocs. La crise finira par réveiller la classe ouvrière. Et quand elle se réveillera en masse, elle soumettra à une épreuve décisive tous les programmes, toutes les théories, tous les partis et toutes les organisations qui prétendent parler et agir en son nom. C’est pour cette perspective révolutionnaire que nous devons nous préparer, dans nos idées, dans notre maîtrise de la théorie, mais aussi dans notre tempérament.

Le rapport de force entre les classes

Le salariat est plus puissant que jamais. Il représente l’écrasante majorité de la population active (86 %) et assure aujourd’hui pratiquement toutes les fonctions essentielles de l’organisme économique et social. La paysannerie, qui constituait autrefois la classe sociale majoritaire, est désormais très peu nombreuse, ce qui prive la réaction d’une large fraction des réserves sociales dont elle disposait par le passé. Dans les épisodes révolutionnaires du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, la seule possibilité de révolution victorieuse supposait que la classe ouvrière s’empare du pouvoir et consolide sa position dans un laps de temps très court, sous peine de subir une défaite sanglante. La paysannerie conservatrice fournissait les massacreurs de la réaction. Ceci explique le sort tragique des révolutions de 1848 et 1871. Le rapport de force actuel, caractérisé par le poids social prépondérant du salariat, signifie que la lutte pour renverser le capitalisme peut s’étendre sur une période relativement longue, sans nécessairement aboutir à une victoire décisive de l’un ou l’autre camp. C’est un avantage colossal pour la classe révolutionnaire, car cela lui donne le temps d’assimiler l’expérience collective de la lutte et de corriger les failles dans son programme, sa stratégie et sa direction.

Le processus de la maturation de la révolution ne sera évidemment pas linéaire. Précisément parce qu’une révolution se caractérise par l’entrée en action de la masse inerte de la classe ouvrière, celle-ci ne peut pas surmonter directement et immédiatement toutes les barrières matérielles et psychologiques qui la séparent de la conquête du pouvoir. Des phases d’avancée et d’offensive révolutionnaire seront nécessairement entrecoupées par des périodes de recul, de confusion, voire de réaction. Ceci est d’autant plus inévitable que les organisations politiques et syndicales des travailleurs se trouvent dans un état d’impréparation complète. Par le passé, la contre-révolution pouvait profiter de la pusillanimité et des effets paralysants des directions réformistes pour porter un coup fatal à la révolution. Mais dans les conditions de notre époque, la quasi-disparition de la paysannerie et l’affaiblissement de toutes les catégories sociales dont les intérêts sont enracinés dans le maintien de la propriété capitaliste ont enlevé à la réaction la base sociale massive dont elle disposait autrefois. Par conséquent, ce n’est qu’au terme d’une longue période de luttes et après de nombreux assauts révolutionnaires infructueux qu’une victoire décisive de la contre-révolution deviendrait possible.

Dans l’immédiat, les travailleurs, à commencer par l’avant-garde (la couche la plus consciente et active, politiquement et syndicalement, du salariat), s’efforcent de comprendre les implications des nouvelles conditions créées par la crise économique. Rien – et certainement pas leurs « dirigeants » – ne les préparait à cette situation, dont ils ne mesurent pas encore clairement les conséquences. Mais il y a tout de même le début d’une prise de conscience du fait que cette crise est qualitativement différente et plus grave que toutes celles qu’ils ont connues par le passé.

A son apogée, la lutte contre la casse des retraites, fin 2010, a mobilisé plusieurs millions de manifestants, avec de nombreuses grèves, dont les plus importantes étaient celles des dépôts de carburant, des raffineries et des ports. Ce mouvement a fourni une illustration limpide de la paralysie, de la dislocation et du gâchis des forces vitales de la lutte qui résultent du rôle des directions syndicales réformistes. Sous le prétexte fallacieux de « l’unité syndicale » avec les directions de FO, de la CFDT, etc., la direction de la CGT a limité le mouvement à l’objectif de nouvelles négociations, voire de « concertation » avec le gouvernement. Les grévistes engagés dans un mouvement reconductible ont été abandonnés à leur sort. L’idée que la base devait « décider de tout » signifiait, dans la pratique, qu’elle ne devait rien attendre des instances dirigeantes. La longue succession de « journées d’action » n’avait pas et ne pouvait pas avoir d’impact sur la politique gouvernementale. Elle n’a abouti qu’à l’épuisement et à la démoralisation des manifestants. La seule chance de succès du mouvement résidait dans la généralisation d’un mouvement de grève reconductible.

La défaite du mouvement a laissé son empreinte sur la conscience des travailleurs. Elle a convaincu de nombreux militants que des manifestations massives, des journées d’action à répétition et des grèves sporadiques ne suffisent pas pour résister au gouvernement et aux capitalistes. Mais l’avant-garde ne peut pas se substituer aux larges masses dont l’implication est désormais la condition sine qua non d’une résistance conséquente. Aussi se tourne-t-elle, dans l’immédiat, vers la lutte politique et électorale pour trouver une issue. Le succès de la campagne électorale autour de Mélenchon résulte d’une mobilisation de syndicalistes et de militants politiques d’une ampleur inconnue en France depuis 1981.

La droite et l’extrême droite

Dans le contexte actuel, maintenir et augmenter les profits capitalistes implique des attaques incessantes contre les intérêts des travailleurs. La politique de l’UMP reflète cette réalité. Cependant, les intérêts des politiciens capitalistes ne coïncident pas exactement avec ceux des capitalistes eux-mêmes. Pour se faire élire, le soutien de la classe capitaliste ne suffit pas. Ils sont obligés de se présenter comme les défenseurs des travailleurs, de promettre une réduction du chômage et une amélioration des conditions de vie, alors que le système qu’ils défendent exige le contraire. Cette contradiction explique le recours de plus en plus prononcé à des stratégies de division. Les étrangers et l’immigration, le foulard, la viande halal, les prières « dans la rue », les Roms, les chômeurs faignants et fraudeurs, les jeunes délinquants, les syndicats et le droit de grève servent tour à tour de boucs émissaires pour cacher les vraies causes de la régression sociale.

En l’absence d’une alternative sérieuse au capitalisme de la part de la « gauche » – qui a été au pouvoir pendant 15 des 30 dernières années, sans avoir réglé aucun problème de fond –, cette stratégie a rencontré un certain succès. Lénine disait que la question nationale est « une question de pain ». La rivalité nationale et le racisme, chez les travailleurs, sont une expression de la lutte pour les moyens de subsistance, pour pouvoir travailler et vivre dignement. La même chose vaut pour les tensions, jalousies et ressentiments qui peuvent naître – attisés par la propagande officielle – entre différentes catégories de travailleurs, par exemple entre les fonctionnaires et les salariés du secteur privé, entre salariés en CDI et travailleurs précaires ou illégaux, etc. Inéluctablement, la crise mène à une exacerbation des tensions de ce genre, que l’UMP et le Front National peuvent exploiter à des fins électorales et pour empoissonner la conscience des exploités.

L’existence d’une masse sans cesse croissante de gens désespérés, endettés, « poussés à bout » – et la crainte, dans les couches intermédiaires de la société (professions libérales, petits propriétaires, petits rentiers, cadres supérieurs, etc.) de subir une perte de revenus ou la faillite – contribuent aux réserves sociales de la réaction. Cependant, comme nous l’avons expliqué plus haut, ces réserves sont beaucoup moins importantes que par le passé. Le salariat constitue l’écrasante majorité de la population active. Bien des professions qui, par le passé, se considéraient comme au-dessus des travailleurs et n’auraient jamais envisagé, par exemple, de se mettre en grève, se sont rapprochées de la classe ouvrière et de ses méthodes de lutte. C’est notamment le cas des enseignants, des médecins, des salariés du secteur bancaire et des avocats.

Ces évolutions font que le fascisme n’est plus possible comme mouvement de masse. Par contre, cela ne signifie pas que des organisations fascistes financées et organisées par des capitalistes, des chefs de police ou des militaires ne peuvent pas se développer, à un certain stade, pour intimider les syndicalistes, s’attaquer aux piquets de grève et persécuter des « étrangers », sans toutefois prendre des proportions de masse. Le Front National est souvent qualifié de « fasciste », à tort. Il ne l’est pas plus que Sarkozy et l’UMP. La politique du FN ne diffère de celle de l’UMP que dans quelques détails. Le fascisme ne doit pas être considéré comme une étiquette à coller sur n’importe quelle formation raciste ou réactionnaire. Le fascisme, c’est le parti de la guerre civile, de la destruction totale des organisations de la classe ouvrière et de l’abolition de tout ce qui ressemble de près ou de loin à des droits démocratiques.

Cependant, un régime contre-révolutionnaire de type bonapartiste – c’est-à-dire s’appuyant essentiellement sur les forces répressives de l’Etat bourgeois – n’est pas une perspective à exclure à long terme. Un tel régime ne pourrait advenir que sur la base d’une série de défaites graves de la classe ouvrière. D’ici là, les travailleurs auront plusieurs fois l’occasion de prendre le pouvoir.

La crise du réformisme

La dégradation constante des conditions de travail et du niveau de vie, les fermetures et restructurations dans toutes les branches de l’économie, la dégradation des services publics et la persistance du chômage de masse traduisent le déclin du système. Sous le capitalisme, la régression sociale est désormais inévitable. Ceci signifie que les bases matérielles du réformisme, dans les syndicats comme dans les partis de gauche, n’existent plus. La recherche de compromis avec le capitalisme se soldera à chaque fois par un échec.

Cependant, la disparition des bases objectives du réformisme ne signifie pas pour autant que le réformisme est mort sur le plan des idées. Une classe qui entre en combat prend, en premier lieu, la ligne de moindre résistance. Elle cherche à se défendre, à reconquérir les positions perdues. La masse des travailleurs n’abandonnera la tentative de défendre ses intérêts dans le cadre du capitalisme que sur la base d’une longue et pénible expérience jalonnée de défaites, d’espoirs déçus et d’humiliations.

A ce stade, pour la masse des travailleurs, et même pour la majorité des militants actifs, la propagande des révolutionnaires paraît abstraite et irréaliste. Ils ne voient pas l’utilité de la théorie ou des perspectives. Mais précisément parce que la réalité objective condamne à l’échec cette ligne de moindre résistance, la psychologie des travailleurs se transformera, à commencer par leurs éléments les plus actifs et politiquement avancés. La nécessité d’en finir avec le capitalisme cessera d’être considérée comme le rêve de quelques enthousiastes et s’installera dans la conscience d’un nombre croissant de militants comme la seule solution pratique et « réaliste » des problèmes qui se posent. Dans certaines circonstances, lorsque les problèmes se posent à bout portant, c’est un processus qui peut se dérouler sur un laps de temps relativement court.

Inéluctablement, l’impuissance du réformisme entraînera un processus de différenciation dans toutes les organisations des travailleurs. Il est déjà bien entamé en Grèce, par exemple. Ici en France, où la crise est moins aiguë qu’en Grèce (pour le moment), nous avons vu comment, dans la lutte contre la réforme des retraites, l’échec de la « stratégie » de Thibault a contribué à miner son autorité dans la CGT. Il est significatif, à cet égard, que de nombreux militants de la CGT qui avaient abandonné le PCF à l’époque de Robert Hue soient enthousiasmés par la campagne et le programme du Front de Gauche.

La direction réformiste de la CGT aimerait bien trouver une entente avec ses soi-disant « partenaires sociaux ». Mais une telle entente n’est plus possible. Ce sont des réformistes sans réformes. Le capitalisme est incompatible avec les conquêtes sociales du passé, sans parler de nouvelles avancées, et la nécessité de s’attaquer aux conditions de vie et de travail s’accompagnera d’attaques contre les droits syndicaux et le droit de grève en particulier. Le droit de grève a déjà été remis en cause à la SNCF et dans les aéroports. Dans les milieux patronaux, la pression monte pour l’application de restrictions dans d’autres secteurs. Les attaques incessantes contre l’emploi, contre les conditions de travail et les droits syndicaux ne laissent plus aucune place à la « concertation ». Il ne reste plus que la capitulation ou des luttes à outrance. Dans la période à venir, la ligne de clivage entre ces deux options se dessinera de plus en plus nettement au sein de la CGT et de toutes les organisations syndicales.

En 2007, la direction de la CGT a refusé de caractériser négativement le programme de Sarkozy et de prévenir les travailleurs de ses implications calamiteuses, se bornant à dire qu’elle jugerait le gouvernement « sur pièces ». Cette lâche « neutralité » n’est plus possible en 2012. La direction de la CGT est en train de perdre tous les points qu’elle avait marqués dans sa tentative de bannir « la politique » de la confédération syndicale. Toute action syndicale significative a des implications politiques. Ce fut le cas de la lutte pour la défense des retraites, par exemple. Si la CGT ne revendique plus l’abolition du capitalisme et la socialisation des grands moyens de production et d’échange, elle sera condamnée à ne lutter que pour minimiser les conséquences du capitalisme. C’est ce que l’Internationale Communiste voulait expliquer, du temps de Lénine et Trotsky, lorsqu’elle disait que le syndicalisme « apolitique » est en fin de compte un syndicalismebourgeois.

A l’époque du déclin capitaliste, l’action syndicale atteint rapidement ses limites. Au mieux, elle peut harceler les capitalistes et les gouvernements, reporter temporairement ou ralentir la régression sociale. Nous avons utilisé, par le passé, la métaphore d’un homme qui essaie de monter péniblement et lentement un escalier mécanique descendant. Tant que la classe capitaliste conserve la propriété et donc le contrôle des moyens de production, des banques et du commerce, même les plus éclatantes des « victoires » ne peuvent être qu’éphémères. Même une grève générale illimitée, qui constitue l’une des plus hautes expressions de la lutte des classes, ne peut rien accomplir de durable si elle ne se transforme pas en une lutte révolutionnaire pour l’élimination de la propriété capitaliste. Cette présentation « extrême » des choses peut choquer bien des syndicalistes. Mais elle correspond tout de même à une réalité concrète que tous les syndicalistes ont intérêt à comprendre.

Le PCF et le Front de Gauche

D’après la perspective générale qui fondait, depuis les années 80, l’orientation stratégique de notre organisation, les contradictions du capitalisme devaient mener à une exacerbation de la lutte des classes et miner les bases sociales et économiques du réformisme, fragilisant ainsi les deux piliers sur lesquels reposait la direction réformiste du mouvement ouvrier : la capacité du système capitaliste à faire des concessions à la classe ouvrière et la passivité relative de celle-ci. Les directions réformistes allaient évoluer vers la droite, passant de la réforme à la contre-réforme, tandis que la pression de la classe ouvrière – à commencer par sa couche la plus active et consciente – trouverait une expression à la base de ses organisations traditionnelles, entrant en conflit avec leurs directions.

La première partie de cette perspective a été confirmée rapidement et de façon éclatante. Les éléments dirigeants du PS, du PCF et des organisations syndicales se sont décalés très nettement vers la droite. La participation du PCF au gouvernement Jospin, qui a privatisé des dizaines de milliards d’actifs publics, s’est soldée par un très sérieux affaiblissement du PCF sur les plans organisationnel et électoral. Il a perdu des dizaines de milliers d’adhérents, dont un bon nombre de militants de la CGT. En l’absence de différences fondamentales entre le programme du PCF et celui du PS, l’électorat de gauche a eu nécessairement tendance à voter pour le plus grand des deux partis (le PS) au détriment du plus petit. Les dirigeants du PCF en ont tiré la conclusion que le problème réside, non dans leurs propres erreurs, mais dans le caractère officiellement « communiste » du parti. D’où leur volonté de transformer le PCF en une « nouvelle force » réformiste qui aurait formellement rompu avec ses traditions et ses origines communistes.

Par contre, le deuxième élément de nos perspectives – l’émergence d’une opposition de gauche conséquente au sein du PCF et du PS – a tardé à se manifester. L’explication de ce délai réside, au fond, dans le contexte d’expansion capitaliste et de réaction idéologique dont nous avons expliqué les bases économiques et politiques. C’est ce même délai qui offrait certaines possibilités de développement aux organisations « révolutionnaires » (LO, la LCR, etc.) qui prétendaient pouvoir concurrencer et remplacer les organisations traditionnelles présentées comme « pourries » et dont les militants ne faisaient que « perdre leur temps ».

Mais nous avons maintenu notre perspective générale. Nous avons expliqué qu’à un certain stade, il y aurait inévitablement une résistance au cours droitier des organisations traditionnelles. Nous n’avions pas tort. Sous l’impact de la crise, nous avons vu les premiers signes de cette résistance. De même, exactement comme nous l’avions prévu, les organisations marginales qui prétendaient remplacer les grandes organisations traditionnelles sont en train de décliner et de se désintégrer.

La radicalisation de la base du PCF a mené au rejet des éléments les plus directement associés à la « mutation » pro-capitaliste et liquidationniste du parti (Hue, Gayssot, les « refondateurs », etc.). En 2008, les deux textes d’orientation qui critiquaient la politique de la direction ont obtenu 40 % des voix dans les sections, dont 15 % pour notre texte. Ceci indiquait que le pendule repartait vers la gauche, conformément à nos prévisions. Aujourd’hui, la direction du PCF ne pourrait plus entrer dans un gouvernement dirigé par la droite du PS ou cautionner des privatisations, comme elle l’a fait dans le passé, sans se discréditer immédiatement et irrémédiablement. Ces développements, malgré leur importance, ne sont que les premières manifestations d’une tendance qui, inévitablement – quoique pas de façon linéaire – s’affirmera dans la période à venir. La crise du capitalisme signifie la crise de toutes les organisations dont la politique se base sur son maintien.

Cependant, une perspective générale, même confirmée dans ses grandes lignes, doit être constamment revue et corrigée à l’épreuve de l’expérience et en fonction de son déroulement concret. La situation qui existe dans le PCF, la formation du Front de Gauche et l’émergence de Mélenchon et du PG constituent un ensemble de circonstances à partir desquelles plusieurs variantes de développement sont possibles.

La participation des communistes à un gouvernement socialiste ouvrirait immédiatement une grave crise au sein du PCF et du Front de Gauche. Ce denier n’y survivrait probablement pas. Les dirigeants du parti le savent. Aussi cette perspective est-elle la moins probable. S’ils ne participent pas à un gouvernement socialiste, le PCF et le Front de Gauche pourraient rapidement croître en autorité et en effectifs militants. La question de l’attitude à adopter vis-à-vis du gouvernement socialiste renforcera la polarisation interne au PCF, car de nombreux élus et dirigeants chercheront à ménager la direction du PS.

En se tenant en dehors du gouvernement, le Front de Gauche deviendra un pôle d’attraction pour l’opposition qui se développera contre la politique de rigueur du gouvernement socialiste. A priori, on pourrait imaginer que les deux principales composantes de cette alliance – le PCF et le PG – en profitent l’une et l’autre. Mais un certain nombre de facteurs, dont il est impossible de déterminer le poids à l’avance, entrent ici en ligne de compte. Premièrement, sans forcément déclarer ouvertement ses intentions, la direction du PCF pourrait tenter d’exploiter le succès électoral de Mélenchon pour avancer vers la transformation du Front de Gauche en une structure organisationnelle propre. Pour le moment, une partie importante des militants communistes est hostile à cette évolution, dont ils redoutent qu’elle mène à un effacement du PCF. Mais cela pourrait changer. Les attaques tranchantes de Mélenchon contre le système capitaliste – et la direction du PS – le positionnaient nettement sur la gauche de la direction du PCF. Il a capté l’attention et soulevé l’enthousiasme d’une large couche de militants communistes et syndicaux, tout particulièrement dans la CGT. Ceci pourrait favoriser l’adhésion des militants du PCF à la perspective de transformer le Front de Gauche en un véritable parti.

Le Parti de Gauche

La création du Parti de Gauche (PG) était indispensable à la formation du Front de Gauche. Jean-Luc Mélenchon ne l’aurait pas fondé sans un accord préalable avec les dirigeants du PCF, qui se sont engagés en coulisse à le soutenir pour l’investiture à la présidentielle et à réserver au PG des positions éligibles aux élections locales et législatives. En ce sens, le PG est à la fois une création de Jean-Luc Mélenchon et de la direction du PCF.

L’implantation du PG est très disparate et reste essentiellement cantonnée aux grandes villes du pays, à ce stade. Sa composition sociale est nettement moins prolétarienne que celle du PCF. Mais il attire des jeunes et connait, dans certains endroits, une augmentation significative de ses effectifs. Malgré sa faiblesse organisationnelle, le Parti de Gauche pourrait bien connaitre un certain développement. Les élections législatives lui procureront les moyens financiers et matériels nécessaires à sa structuration, et il est fort probable que le radicalisme de Mélenchon permette au PG de recruter un nombre important de nouveaux adhérents.

Dans certaines circonstances, le PG pourrait se déporter rapidement vers la gauche. D’ores et déjà, le PG compte des éléments qui cherchent des idées révolutionnaires, surtout parmi les jeunes.

Malgré sa faiblesse organisationnelle, le PG n’est pas une secte gauchiste. Il est issu du PS et en alliance avec le PCF. Le PCF et – du moins potentiellement – le PG sont des organisations « de masse » dans le sens où ils peuvent, à la faveur de circonstances historiques exceptionnelles, embrasser de larges masses de la classe ouvrière. La faible implication des travailleurs dans leurs propres organisations, à ce stade, s’explique par la passivité de ces masses. Mais celle-ci ne résistera pas aux réalités de notre époque. D’une façon ou d’une autre, la radicalisation de la classe ouvrière trouvera une expression politique à travers ses organisations traditionnelles.

Le Parti Socialiste

Les dirigeants du PS sont entièrement acquis au système capitaliste. Par leurs idées, leur train de vie, leur psychologie et leurs « relations », ils sont beaucoup plus proches de la classe capitaliste que des travailleurs dont ils sont censés défendre les intérêts. Objectivement, ils jouent le rôle d’« agents de la classe dirigeante au sein du mouvement ouvrier », pour reprendre l’expression de Lénine.

Tant que le contexte économique le permet, les dirigeants réformistes sont en mesure de mettre en œuvre des réformes sociales plus ou moins importantes, lorsqu’ils sont au pouvoir. Mais en période de crise, lorsque la classe dirigeante et les « marchés » exigent des coupes drastiques, les mêmes dirigeants « socialistes » passent immédiatement de la réforme à la contre-réforme. Papandréou et Zapatero n’ont pas résisté une minute aux exigences des marchés. Ils ont attaqué brutalement les travailleurs, les retraités, les jeunes et les chômeurs. Dans ce domaine, les dirigeants actuels du PS français ne se distinguent en rien de leurs homologues grecs et espagnols.

La « puissance » de la bureaucratie du PS est plus apparente que réelle. A bien des égards, elle contrôle une coquille vide – ou, disons, relativement vide. Au regard des 23 millions de salariés que compte le pays, auxquels il faut ajouter des millions de jeunes, de chômeurs et de retraités, les effectifs du PS sont très minces. Au sein du parti, les militants désintéressés et dévoués à la cause de travailleurs sont entourés d’une masse d’éléments plus ou moins liés aux intérêts de l’appareil par tel ou tel mandat local. Par sa composition sociale majoritairement petite-bourgeoise, la « base » du PS se tient un ou deux crans au-dessus des conditions de vie de la masse des travailleurs, des pauvres et des jeunes. Elle ne reflète pas l’exaspération qui agite les profondeurs de la classe ouvrière. En conséquence, elle ne constitue pas un contrepoids efficace aux tendances pro-capitalistes qui contrôlent l’appareil du parti.

Depuis 30 ans, la dérive droitière des dirigeants du PS a poussé hors du parti d’innombrables militants écœurés – ce qui, en retour, diminuait d’autant la pression de la base militante sur l’appareil. Ce cercle vicieux aurait pu être brisé par l’émergence d’une aile gauche combative dont toutes les circonstances (crise du capitalisme, capitulations de l’aile droite) favorisaient la croissance. Mais l’aile gauche s’est effondrée sous le poids de sa propre inconsistance politique et de l’opportunisme de ses dirigeants, qui ont systématiquement marchandé leur capitulation contre des positions dans l’appareil du parti ou les institutions.

Aujourd’hui, celui qu’on présente souvent comme le dirigeant de « l’aile gauche », Benoit Hamon, est aussi le porte-parole du PS. Ce n’est pas habituellement la meilleure position stratégique pour critiquer la direction ! Mais en fait, Benoit Hamon et ses amis de « l’aile gauche » font de la critique un usage extrêmement modéré. Dans l’immédiat, leur rôle est de couvrir le flanc gauche de François Hollande en s’efforçant de repeindre en rouge – ou plutôt en rose pâle – le programme pro-capitaliste du candidat socialiste à la présidentielle. Sur les plans politique et organisationnel, l’aile gauche du PS n’a jamais été aussi faible depuis des décennies.

De ce qui précède, on ne peut conclure que la dérive droitière du Parti Socialiste est nécessairement irréversible. En dernière analyse, c’est la relative stabilité des rapports entre les classes qui a permis à la direction du PS de conserver le contrôle du parti tout en maintenant son orientation pro-capitaliste. Mais la crise du capitalisme et l’intensification de la lutte des classes auront un impact sur le PS, qui n’existe pas dans le vide. Précisément parce qu’il dispose d’une assise sociale massive, les mobilisations de masse et la radicalisation des travailleurs trouveront une expression à la base du parti.

Un gouvernement de François Hollande ne sera pas une simple répétition du gouvernement Jospin de 97-2002. En 1997, il y avait au moins une tentative, dans un premier temps, de mettre en œuvre une politique de réforme sociale, notamment avec la loi sur les 35 heures et la CMU. Le mandat de Jospin coïncidait avec une période de croissance économique relativement soutenue, ce qui n’a pas empêché une dégradation du niveau de vie d’une partie importante de la population. Mais cette fois-ci, un gouvernement socialiste mènera une politique d’austérité et de contre-réformes sévères, dès le premier jour. La déception de ceux qui ont voté socialiste sera d’autant plus grande. La côte de popularité de François Hollande s’effondrera rapidement au profit des partis d’opposition de gauche et de droite.

La politique d’austérité aura des conséquences, aussi, au sein du Parti Socialiste, et tendra à polariser le parti entre une aile gauche et une aile droite. A un certain stade, il est possible que Hollande tente d’intégrer des éléments du « centre » ou de l’UMP dans le gouvernement, au nom de « l’union nationale » face à la crise. Il pourrait même proposer des sièges ministériels aux dirigeants du PCF ou du PG, dans le but de discréditer ces partis.

En théorie, la gravité de crise actuelle et de ses conséquences sociales devrait favoriser la renaissance d’une aile gauche du PS. Celle-ci serait d’autant plus forte et plus stable qu’elle plongerait ses racines dans le développement de la lutte des classes. Tout au long de son histoire, le PS – ou son ancêtre, la SFIO – a effectué de grandes oscillations vers la droite et vers la gauche. N’oublions pas le PCF est né en 1920 d’une scission majoritaire de la SFIO, dont la direction avait soutenu la boucherie impérialiste de 14-18 et participé au gouvernement d’« union sacrée ». Au cours années 30, la SFIO a de nouveau viré vers la gauche – avec, en son sein, le développement d’un puissant courant « centriste » (oscillant entre marxisme et réformisme). Enfin, sous l’impact de Mai 68, le congrès d’unification du Parti Socialiste, en 1971, marquait un nouveau virage à gauche. Le CERES, dirigé par Jean-Pierre Chevènement, y constituait à l’époque un courant centriste fort de plusieurs dizaines de milliers d’adhérents.

Cependant, il est impossible de prévoir les formes concrètes et le rythme que prendra la différenciation au sein du PS. Ce processus pourrait aboutir à des scissions – sur la droite et sur la gauche. Il dépendra également de l’évolution ultérieure du PCF, du PG et du Front de Gauche. Le Front de Gauche pourrait capter l’essentiel de l’opposition au réformisme de droite – et, en conséquence, limiter les possibilités de développement d’une aile gauche du PS.

L’extrême gauche

Lénine expliquait que les organisations ultra-gauchistes sont un châtiment pour les trahisons des dirigeants réformistes. Ces 30 dernières années, LO et la LCR ont prospéré sur les désillusions engendrées par les différents gouvernements de gauche. A plusieurs reprises, elles ont réalisé des résultats électoraux très supérieurs à leur poids réel au sein du mouvement ouvrier. A la présidentielle de 2002, l’addition du score de LO et de la LCR était de 10 %, alors que le PCF était tombé à 3,4 %.

A chacune de ces relatives performances électorales, les dirigeants d’extrême gauche annoncent qu’un « espace s’ouvre » à gauche du PS et du PCF. Leur raisonnement est assez simple : « les directions du PS et du PCF sont réformistes et bureaucratisées ; donc elles trahiront les travailleurs ; donc les travailleurs chercheront une alternative à ces directions ; donc ils finiront par se tourner vers nous. » Dès lors, la stratégie est aussi simple que le raisonnement : il suffit de se tenir en dehors du PS et du PCF et de les critiquer inlassablement, jusqu’à ce que leurs électeurs et militants « comprennent » qu’ils doivent s’en détacher. Mais en réalité, la masse des travailleurs ne « comprend » pas l’utilité de petites organisations. Face à la puissance des capitalistes, de leurs partis et de leur Etat, ils ressentent instinctivement le besoin de grandes organisations. Ils ne lisent pas le détail des programmes. Ils se tournent vers les grands drapeaux, vers les partis traditionnels qui, dans la conscience collective de la classe ouvrière, sont associés à la lutte contre les injustices et l’oppression – malgré les capitulations successives de leurs dirigeants.

Telle est l’explication fondamentale des mauvais résultats que les sondages annoncent au NPA et à LO. Les dirigeants de LO se rassurent en expliquant que les travailleurs sont démoralisés, qu’ils ont un « faible niveau de conscience » et ne veulent pas lutter. En réalité, c’est le niveau de conscience des dirigeants de LO qui est très faible.

Quant au NPA, la crise qu’il traverse est à la mesure des illusions qui ont accompagné sa création. Trotsky remarquait que les organisations sectaires passent sans cesse de l’ultra-gauchisme à l’opportunisme. Le NPA est un cas d’école. Tout en maintenant une attitude sectaire à l’égard du PS et du PCF, les chefs du NPA ont accepté toutes sortes de concessions en matière de programme et d’idées. Ils ont ouvert les portes du NPA aux anarchistes, aux « éco-socialistes », aux « décroissants » et à toutes sortes d’éléments réformistes et confus. Comme nous l’avions annoncé, ceci ne pouvait que préparer une crise interne et une décomposition du NPA.

Dans la période à venir, le PCF et le Front de Gauche occuperont l’essentiel de l’espace politique situé à gauche du PS. L’extrême gauche ira de crise en crise. De manière générale, elle ne jouera aucun rôle significatif dans le développement de la prochaine révolution française. Elle sera balayée par les événements sans que personne n’y prête attention. En dernière analyse, la victoire ou la défaite de cette révolution dépendra de notre capacité à faire émerger une direction révolutionnaire du sein même des grandes organisations politiques et syndicales des travailleurs. Tout ce qui se tiendra en dehorsde ces organisations ne comptera pour rien.

Conclusion

Les bases théoriques et les méthodes du marxisme nous donnent un avantage colossal sur tous les autres groupements et tendances du mouvement ouvrier. En ce qui concerne l’économie, elles nous ont permis d’identifier les processus fondamentaux qui étaient à l’œuvre, au-delà des impressions superficielles du moment, et de prévoir leurs conséquences ultérieures. Aussi l’avènement de la crise économique en Europe et à l’échelle internationale constitue-t-il une confirmation éclatante des perspectives que nous avons élaborées dans la période précédente. Il en va de même pour ce qui concerne nos perspectives relatives à la manière dont la radicalisation des travailleurs, en France et ailleurs, trouverait une expression dans leurs organisations traditionnelles, menant à une revigoration et une différentiation interne de celles-ci, au détriment des groupements « révolutionnaires » qui gravitent autour d’elles. Nos perspectives nous permettent ainsi de nous orienter correctement et de développer une stratégie politique sérieuse.

L’impasse dans laquelle se trouve le système capitaliste fait que la France, comme l’ensemble du continent européen, est au seuil d’une époque révolutionnaire. D’intenses conflits entre les classes soumettront tous les programmes, tous les chefs et tous les partis à une épreuve implacable. Les travailleurs chercheront des solutions concrètes aux problèmes qui se posent. Mais ils n’en trouveront pas du côté des réformistes qui s’accrochent à l’ordre établi et forment une croûte bureaucratique au sommet des organisations syndicales et politiques.

Le cours des événements s’accélère. On le voit en Grèce, en Espagne. On le verra bientôt en France. La pression constante qui s’exercera sur les travailleurs, avec l’aggravation du chômage de masse, de la pauvreté, de la précarité – et l’incapacité manifeste des gouvernements à y remédier – finiront par remuer le corps social jusque dans ses profondeurs, où sommeillent en silence, jusqu’à présent, d’immenses forces sociales. Or, tout l’édifice de l’ordre capitaliste – le pouvoir économique et politique des exploiteurs, l’appareil gouvernemental et les institutions – dépend de la passivité de ces forces, dont l’irruption active dans l’arène politique signalera le début de la révolution socialiste.

Ce texte est le document d’orientation qui a été adopté lors du Congrès national de La Riposte, début avril.


Les perspectives occupent une place primordiale dans le travail de La Riposte. Un mouvement révolutionnaire doit s’efforcer d’identifier et d’expliquer les processus fondamentaux à l’œuvre dans la société, de façon à tenter d’anticiper le cours des événements, dans la mesure du possible. Si nous négligions cet aspect de notre travail, nous nous rendrions vulnérables aux impressions qu’induisent des développements superficiels et épisodiques. Nous serions alors incapables de maintenir une orientation politique correcte.

L’élaboration de perspectives est une science, mais ce n’est pas une science exacte. Nos perspectives ont nécessairement un caractère général et conditionnel. Des erreurs d’appréciation sont inévitables, sur telle ou telle question. Sur la base de notre expérience collective et du cours réel des événements, il faut soumettre nos perspectives à un examen critique, les corriger et les affiner.

Les réformistes et les bureaucrates qui dominent le mouvement ouvrier, de nos jours, n’ont pas besoin de théorie. Ils méprisent les « idéologies ». Ils réagissent aux événements de façon empirique, suivant leurs objectifs immédiats et étriqués. L’un des traits psychologiques du réformisme et de l’opportunisme, c’est, au fond, un certain fatalisme, une capitulation face aux « réalités » du moment. A l’inverse, la théorie marxiste est à la base de toute notre activité. Notre analyse des processus à l’œuvre dans la société n’est pas un exercice académique. Les bases théoriques de notre organisation sont un guide pour l’action, un résumé de l’expérience collective de la classe ouvrière et des enseignements qui en découlent. Sans théorie révolutionnaire, il ne peut pas y avoir d’action révolutionnaire conséquente.

L’arrière-plan économique et la position mondiale de la France

Marx et Engels ont découvert que ce sont les rapports de production et la structure sociale correspondante qui forment, à chaque époque historique, la base de l’histoire sociale, politique et intellectuelle de cette époque. Les rapports qui s’établissent entre les hommes et entre les classes sont déterminés, en dernière analyse, par leurs rapports économiques. En conséquence, une élaboration scientifique des perspectives doit commencer par un examen de la situation économique.

A l’échelle mondiale, le volume des échanges commerciaux s’est fortement contracté, au cours de la dernière période (–10% en 2009). La cause fondamentale de cette contraction est la surproduction de marchandises par rapport à la demande. Cette surproduction concerne pratiquement tous les secteurs de l’économie. Si tous les pays du monde ne sont pas entrés en récession, le ralentissement de la production a été général, y compris en Chine. En conséquence, les capitalistes s’efforcent de sauvegarder leurs profits en détruisant des moyens de production, en supprimant des emplois et en baissant les coûts salariaux. Les gouvernements mènent une politique de contre-réformes sans précédents depuis la Grande Dépression des années 30. Dans les pays européens, la férocité de l’offensive menée contre l’emploi, les conditions de travail, les salaires et les services publics provoque une dégradation importante du niveau de vie des travailleurs. Les conditions de logement se dégradent. Les systèmes de retraite, de sécurité sociale, de santé et d’éducation publiques sont constamment attaqués.

La position mondiale du capitalisme français est en recul depuis plusieurs décennies. Ce déclin est particulièrement marqué depuis le milieu des années 90, comme en témoigne la détérioration constante du solde de ses échanges internationaux. D’un excédent de 24 milliards en 1997, le solde du commerce extérieur français est passé à un déficit de 55 milliards en 2008. Il sera du même ordre en 2009. Le problème du capitalisme français n’est pas tant celui de la production que celui de l’écoulement de ses marchandises. La part du capitalisme français dans le marché mondial se rétrécit d’année en année. Entre 1998 et 2008, elle est passée de 5,3% à 4,1%.

La récession s’est traduite par une accélération brutale du déclin industriel du pays. La capacité productive existante n’est utilisée qu’à 70%. Pendant les 7 premiers mois de 2009, les exportations françaises ont chuté de 25%. La production d’automobiles a baissé de 20%, en 2009. La construction navale a reculé 27%, la sidérurgie de 40%. La chimie, le papier carton, les plastiques, le textile et l’habillement ont reculé de 14% à 16%. La baisse des investissements sont l’une des conséquences du recul de la France sur les marchés intérieur et extérieurs. Globalement, l’investissement a reculé de 8%, en 2009. Mais la baisse de l’investissement industriel est beaucoup plus importante (–23%). Cette contraction des investissements ne peut qu’accentuer, à son tour, l’affaiblissement de la position mondiale de la France.

Les entreprises françaises perdent du terrain non seulement sur les marchés extérieurs, mais aussi sur le marché intérieur. Dans pratiquement tous les secteurs, la pénétration de marchandises étrangères augmente au détriment de la production nationale. Les importations en provenance des autres pays de l’UE ont augmenté de 3,4 %, pour atteindre 285 milliards de dollars, en 2008. Dans le même temps, les exportations vers les pays de l’UE – soit 65 % de l’ensemble des exportations françaises – ont reculé de 0,7 %, pour s’établir à 206 milliards d’euros. Le déficit commercial de la France avec les pays de l’UE est donc passé de 16 milliards, en 2007, à 26 milliards en 2008.

Les capitalistes prêchent « moins d’Etat » pour justifier les privatisations. Mais dans le même temps, ils se tournent vers l’Etat pour obtenir des subventions directes ou pour qu’il soutienne la demande intérieure avec de l’argent public. Par exemple, la « prime à la casse » est une forme de subvention publique au profit de l’industrie automobile. Le « plan de sauvetage » des banques françaises a injecté 173 milliards d’euros dans les coffres des banques. La flambée des dépenses pour subventionner les capitalistes et soutenir la demande intérieure s’est traduite par une augmentation massive de l’endettement public, qui s’élève désormais à 80% du PIB annuel, soit près de 1500 milliards d’euros. L’addition sera présentée aux travailleurs et aux classes moyennes. Le déficit colossal de l’Etat sera payé par la destruction de ce qui reste des services publics, le gel des salaires, l’augmentation des impôts, la remise en cause de toutes les conquêtes sociales du passé – en somme, par l’appauvrissement matériel et culturel de la masse de la population.

En Grèce, la faillite financière de l’Etat a été évitée de justesse (et pour combien de temps ?), au moyen d’un « plan de sauvetage » européen. Au Portugal et en Espagne, la dette publique pourrait bien atteindre des niveaux comparables. « Sauver » un petit pays comme la Grèce, c’est une chose. Mais qui sauverait l’Espagne ? A terme, l’Etat français pourrait se trouver, lui aussi, au bord de la faillite.

Offensive capitaliste contre les travailleurs

Pour défendre les profits et compenser la perte de marchés, le gouvernement Sarkozy et la classe dirigeante se sont montrés absolument implacables dans leur volonté de détruire tout ce qui fait obstacle à la rentabilité du capital. En 2009, 480 000 emplois ont été détruits. Les conquêtes sociales du passé dans le domaine de la santé, de l’éducation, du logement, des retraites, etc., sont toutes démantelées ou en voie de l’être. L’exploitation accrue des salariés se traduit par des pressions de plus en plus fortes. Les travailleurs doivent donner constamment plus, pour recevoir de moins en moins en retour. Les 32 salariés de France Télécom qui se sont suicidés, en 2009, ne sont que l’expression la plus dramatique d’un accroissement du stress que l’ensemble des salariés dans cette entreprise ressent. Les mêmes pressions s’exercent dans tous les secteurs de l’économie, ainsi que dans les administrations et les services publics.

Les capitalistes délocalisent des entreprises pour profiter des salaires de misère qui ont cours en Chine, en Europe de l’Est et ailleurs. Le secteur productif est délaissé. C’est que la base industrielle et commerciale de la France est trop grande par rapport à sa part du marché mondial. Quels que soient les sacrifices imposés aux travailleurs, le capitalisme français ne parviendra pas à empêcher le rétrécissement de ses parts de marchés en France, en Europe et dans le reste du monde. Il n’existe aucun moyen, sur la base du capitalisme, qui permettrait d’inverser ce processus du déclin.

Les bases matérielles et psychologiques de la révolution

Karl Marx expliquait que dans un système économique et social donné, les moyens de production finissent par se heurter aux limites qu’imposent les rapports de production de ce même système. Aujourd’hui, le déclin économique, l’accroissement massif de la dette publique et la réaction capitaliste dans les entreprises sont autant de preuves que la propriété privée des banques, de l’industrie et de la grande distribution est devenue un obstacle infranchissable au progrès économique et social. Le capitalisme signifie la régression sociale permanente. Or, aucun ordre social ne peut continuer indéfiniment sur cette pente. Tôt ou tard, une rupture de l’équilibre entre les classes est inévitable. La contradiction entre les forces productives existantes et la capacité du capitalisme à les soutenir constitue la prémisse fondamentale sur laquelle repose nos perspectives révolutionnaires.

Au fond, la lutte des classes est une lutte pour le partage des richesses crées par les salariés. Le profit, c’est le travail impayé de la classe ouvrière. La contraction de l’activité économique modifie substantiellement la situation des classes antagoniques. L’intensité extrême qui a caractérisé la lutte des classes en Amérique latine, au cours de la dernière décennie, se déplacera vers l’Europe. La lutte des classes en France et en Europe prendra un caractère extrêmement aigu. Comme c’est le cas en Amérique latine, le processus révolutionnaire aura une dimension continentale, et la France n’y occupera certainement pas la dernière place. L’histoire du mouvement ouvrier français est jalonnée de luttes révolutionnaires. Dans le contexte économique et social de notre époque, avec l’impossibilité d’échapper à la régression sociale sur la base du capitalisme, ces grandes traditions du mouvement ouvrier français referont surface. Il y aura un regain d’intérêt pour les idées du marxisme, une soif d’explications, de théorie.

Nous savons que ce sont les conditions matérielles d’existence qui déterminent la conscience. Mais cette détermination n’est pas immédiate et mécanique. La conscience – et non seulement celle des travailleurs – retarde toujours sur la situation objective. Le passé pèse sur le présent. C’est ce retard de la conscience sur les conditions objectives qui explique le retard de la révolution socialiste elle-même. La révolution socialiste suppose, dans les masses, un haut degré de développement de la conscience politique, et ceci nécessite une « longue préparation », comme disait Engels. Ce n’est que sous l’impact de grands événements, lorsque l’impasse d’un ordre social entraîne des modifications brusques et profondes, dans les conditions sociales, que les travailleurs sortent de leur torpeur et que mûrissent chez eux des idées révolutionnaires. Le retard de la révolution socialiste ne s’explique nullement par des conditions objectives, mais par des conditions subjectives.

En temps « ordinaires », la conscience de la majorité des travailleurs est toujours sous l’influence idéologique des exploiteurs. Mais justement, la période qui s’ouvre n’aura rien d’ordinaire. L’impasse du capitalisme modifie la psychologie politique des travailleurs. Cependant, ce n’est pas un processus linéaire. Les travailleurs apprennent à partir de leur expérience, mais à des vitesses différentes, de façon chaotique et contradictoire. Ils peuvent parfois en tirer des conclusions réactionnaires, nationalistes, racistes, etc. Mais de manière générale, la mollesse, la passivité, l’esprit de compromis, les illusions dans le parlementarisme et le réformisme cèderont la place à une mentalité plus combative, plus dure, plus révolutionnaire.

Impact de la récession

L’avènement de la récession était une confirmation éclatante des perspectives que La Riposte avait élaborées dans la période précédente. La soudaineté de la crise a surpris les travailleurs, d’autant que les dirigeants du PS, du PCF et des organisations syndicales n’avaient rien fait pour les prévenir.

La récession et la brusque montée du chômage n’ont pas donné lieu à une vague de grèves importantes. Ce n’est pas difficile à comprendre. Le capitalisme établit une lourde dépendance des travailleurs par rapport au capital. Leurs conditions d’existence sont largement suspendues à la « marche des affaires ». Ils ressentent cette dépendance de façon d’autant plus aigue en période de contraction économique. Le plus souvent, une baisse brutale de l’activité économique n’incite pas à la révolte, dans un premier temps – mais tend, au contraire, à intimider les travailleurs. La crise rappelle brutalement au salarié qui est le maître et qui est l’esclave. Les mesures superficielles que proposent les réformistes – des mesures fiscales, des subventions, des taxes prétendument dissuasives etc. – n’ont que peu d’attrait, pour les travailleurs. Ils comprennent confusément qu’il faudrait bien plus que quelques ajustements techniques pour résoudre les problèmes qui existent. Lorsqu’ils entendent les dirigeants du PCF ou de la CGT expliquer qu’il faut taxer davantage les capitalistes, restreindre leurs opérations boursières et leur imposer des contraintes diverses – en un mot, s’attaquer au profit, sans abolir le système de profit –, beaucoup de travailleurs se disent que tout cela risquerait de leur retomber dessus. Et ils n’ont pas tort, dans le fond.

Le fait que les travailleurs ne se sentent pas immédiatement en position de force ne les empêche pas de réfléchir. Pour ce qui est de la couche la plus militante des travailleurs, son attitude envers les directions syndicales – y compris celle de la CGT – est devenue beaucoup plus critique. A l’époque de Raffarin et de Villepin, lors des grandes journées d’action et de grèves, les manifestations étaient empreintes d’optimisme, et même de joie. Souvent, il y régnait une ambiance de carnaval. Les manifestants imaginaient que la seule « pression de la rue » pourrait obtenir l’annulation ou le report des mesures impopulaires. Cette idée ne tombait pas du ciel. Nous l’avons dit : le passé pèse sur le présent. Dans une période d’expansion économique, avec la croissance des marchés et des profits, il arrive que la simple « pression » du mouvement ouvrier – des grèves et manifestations – finisse par arracher des concessions. La menace d’une montée en puissance du mouvement, avec le risque qu’elle comporte pour les intérêts capitalistes, suffisait souvent à arracher des concessions relativement importantes. Tel fut le cas, par exemple, aux Etats-Unis et dans la plupart des pays européens, pendant les « trente glorieuses » qui ont suivi la deuxième guerre mondiale.

Dans un premier temps, les « journées d’action » suscitaient un certain enthousiasme. Au-delà des participants directs, les manifestations étaient soutenues et encouragées par une large majorité de la population. L’idée qui prédominait était que des manifestations d’une si grande ampleur obligeraient forcément le gouvernement à « revoir sa copie ». Cette idée a pratiquement disparu, aujourd’hui. La répétition de ces journées d’action n’a débouché sur rien, si ce n’est sur l’épuisement de ceux qui y participaient. En conséquence, la participation active aux « journées » a fortement baissé.

Dans certaines conditions, une grève générale de 24 heures peut jouer un rôle positif. Elle peut servir à sonder la combativité des travailleurs, en vue de préparer un mouvement de grève illimité. Mais de toute évidence, les directions confédérales des syndicats se servaient plutôt des ces « journées d’action » pour contenir le mouvement dans certaines limites. A maintes reprises, Sarkozy a rendu hommage au « sens des responsabilités » des dirigeants syndicaux, y compris Bernard Thibault. Alain Minc, porte-parole par excellence du capitalisme, a salué la capacité des organisations syndicales à « canaliser » la contestation sociale. La fonction politique du réformisme est précisément de démoraliser les travailleurs, de limiter leur horizon à ce qui est « réalisable » sous le capitalisme.

La politique qui consiste à engager des discussions avec le gouvernement sur les « modalités » des régressions qu’il impose, conjuguée avec des actions périodiques sans programme et sans suite pratique, est de plus en plus discréditée auprès des syndicalistes de base, et surtout à la CGT. Bon nombre de ces camarades seront ouverts à nos idées, d’autant plus que la CGT compte, dans ses rangs, des dizaines de milliers d’adhérents et sympathisants communistes. Ecoeurés par la dilution progressive de la politique du PCF, ils ont souvent renoncé à y participer activement. Nous devons chercher par tous les moyens possibles à entrer en contact avec ces camarades. La Riposte doit devenir non seulement le journal de l’aile marxiste du PCF, mais aussi celui des éléments les plus combatifs de la CGT. Il faut tisser des liens entre le journal et le mouvement syndical, développer un réseau de correspondants réguliers et de militants qui diffusent le journal dans leur syndicat et sur leur lieu de travail. Ceci constitue l’une de nos tâches politiques les plus importantes, actuellement.

La détérioration constante des conditions de vie des travailleurs débouchera sur des mouvements de grève plus importants et plus fréquents. Lorsque l’activité économique redémarrera, cela pourrait favoriser les débrayages. Mais à terme, même si le chômage continue de monter, des mouvements de grève seront à l’ordre du jour. Les travailleurs n’auront d’autre choix que de se défendre contre les coups portés par le patronat. Les effets paralysants de la récession finiront par s’atténuer, ouvrant la voie à de nouvelles mobilisations massives.

La grève générale

Le développement d’une grève générale illimitée est une perspective tout à fait réelle, dans les années à venir. Toutes les autres voies sont bloquées. La voie parlementaire – par l’élection d’un gouvernement de gauche – n’offre aucune issue. Certes, en 2012, on peut s’attendre à une mobilisation électorale importante – surtout autour du PS – pour se débarrasser de la droite. Si la droite est battue, il n’est pas impossible que le PCF/Front de Gauche accepte de participer au gouvernement avec les socialistes. Mais puisque le programme des dirigeants du PS et du PCF ne dépasse pas le cadre du système capitaliste, ils ne parviendront pas à résoudre les problèmes. Par conséquent, les travailleurs reviendront à l’action syndicale et extra-parlementaire. S’ils restent passifs, ils verront que personne ne les défendra. Mais des journées d’action et des grèves isolées ne peuvent pas, non plus, aboutir à des résultats satisfaisants.

Avec des dirigeants syndicaux et politiques dignes de ce nom, et en se donnant le temps nécessaire, il serait tout à fait possible de convaincre la masse des travailleurs de la nécessité d’une offensive générale contre le capitalisme, d’une expropriation des capitalistes et d’une république socialiste. Mais Thibault, Mailly et Chérèque mettront tout en œuvre pour empêcher la convergence des luttes et pour occulter complètement la question de la propriété capitaliste. Ils insisteront pour qu’on « ne mélange pas tout », pour que les revendications des différents secteurs soient traitées « dossier par dossier », et pour ne pas « politiser » les luttes syndicales. La grève générale ne devient possible que lorsque la lutte des travailleurs s’élève au-dessus des revendications particulières des différentes entreprises et secteurs d’activité. Elle constitue une extension de la mobilisation des différentes catégories professionnelles, et dévient nécessairement, par son existence même, une offensive puissante dirigée contre l’ordre capitaliste, contre l’Etat et les « institutions républicaines ». C’est précisément ce qui effraie les directions réformistes – qui, soit dit en passant, n’engagent aucune lutte sérieuse pour obtenir des réformes. Quand la base veut lutter, les sommets freinent. Les Thibault, Mailly et Chérèque constituent un obstacle très important au développement d’une grève générale. Mais cet obstacle n’est pas insurmontable. Lorsque la pression d’en bas deviendra suffisamment forte, le barrage bureaucratique cédera.

La grève générale illimitée – et quasi insurrectionnelle – qui a éclaté aux Antilles, en 2009, est une indication de ce qui se passera en France métropolitaine, dans les années à venir. Les travailleurs font preuve de beaucoup de patience. Ils acceptent, pendant longtemps, de souffrir en silence. Mais il arrive un moment ou ils n’ont pas d’autre choix que de lutter.

Comme forme de lutte, la grève générale est la plus haute expression de la lutte des classes – juste avant l’insurrection. Elle survient dans des conditions de tension extrême. L’importance colossale d’une grève générale réside dans le fait qu’elle pose la question du pouvoir de façon révolutionnaire. En arrêtant l’industrie, les transports, la distribution et les administrations publiques, une grève générale paralyse l’appareil gouvernemental. Comme ce fut le cas en mai et juin 1968, le pouvoir d’Etat est alors suspendu en l’air. Une situation de « double pouvoir » se développe, indépendamment des mots d’ordre et des revendications qui sont à l’origine de la grève.

Quels que soient ses résultats immédiats, le développement d’une grève générale illimitée aurait des conséquences énormes pour la classe ouvrière. Elle serait une démonstration pratique de son pouvoir colossal. En faisant comprendre à la masse de la population que rien ne peut se faire sans les travailleurs, elle transformerait radicalement sa conscience politique. Ceci étant dit, dans le contexte actuel, même une grève générale illimitée ne résoudra aucun problème fondamental si elle ne touche pas à la propriété capitaliste de l’économie et ne chasse pas les représentants de l’ordre capitaliste de l’administration publique – autrement dit, si elle ne transfère pas effectivement le pouvoir à la classe ouvrière. Certes, par crainte de favoriser l’émergence d’une situation « incontrôlable », des mesures impopulaires peuvent éventuellement être annulées ou reportées à plus tard. Ce fut le cas avec le CPE. Il n’est pas exclu, non plus, que certaines revendications puissent être momentanément satisfaites. Mais une fois dissipée la menace d’un renversement du système capitaliste, les concessions seront reprises d’une façon ou d’une autre. Il ne sera pas possible d’arrêter la régression sociale tant que la propriété capitaliste des moyens de production, de distribution et d’échange n’aura pas été abolie. Compte tenu du déclin irréversible de la position mondiale du capitalisme français, la destruction des conquêtes sociales de la classe ouvrière est la seule option ouverte à la classe capitaliste. La pression que les travailleurs peuvent tenter d’exercer produira une tension extrême entre les classes. Pour mettre fin à la régression sociale, la menace d’une révolution ne sera d’aucune efficacité. Seule la révolution elle-même apportera une solution.

Parmi les éléments les plus conscients et actifs du mouvement ouvrier, la nécessité d’un changement révolutionnaire est en train de gagner du terrain. La différentiation politique à l’œuvre dans le PCF et la CGT en est une expression, parmi bien d’autres. Des centaines de milliers d’autres travailleurs – puis, à un certain stade, des millions – parviendront à cette même conclusion. La faillite du réformisme ouvre la voie à l’émergence d’un courant révolutionnaire de masse, non pas à partir de telle ou telle secte ou groupe marginal, mais à l’intérieur des grandes organisations politiques et syndicales de la classe ouvrière, ainsi que dans la masse des travailleurs et de jeunes « non organisés » qui, dans un contexte d’intenses luttes de classe, se tourneront vers ces organisations et exerceront sur elles une pression irrésistible.

Ceci est un aspect fondamental des perspectives qui se dessinent pour la France au cours de la prochaine période, un aspect que nous ne devons en aucun cas perdre de vue. Notre tâche n’est pas d’organiser des scissions, de chercher à concurrencer les organisations traditionnelles des travailleurs, mais de favoriser, par la clarté de nos idées et par notre attitude constructive et fraternelle envers tous les militants, le développement de l’influence des bases théoriques, du programme et des méthodes de lutte communistes.

Le Parti Communiste Français

De nombreux élus communistes luttent sérieusement pour défendre l’emploi, les services publics et pour améliorer les conditions de logement, etc. Cependant, le contrôle effectif de l’appareil du parti est entre les mains d’un groupe d’élus parlementaires et locaux dont l’horizon politique ne va pas au-delà des « institutions républicaines » qui sont la source de leurs revenus, de leur prestige et de leur pouvoir. De leur point de vue, le PCF est essentiellement une machine électorale au service de leurs ambitions personnelles. Méprisant la théorie, les principes et les objectifs révolutionnaires du mouvement communiste, ces dirigeants « pragmatiques » sont prêts à n’importe quel compromis susceptible de les aider à gagner ou à conserver leurs sièges et leurs avantages.

Le programme général que défend la direction du parti est une variété particulièrement timide de réformisme. Selon les théories en vogue dans les instances dirigeantes, une soi-disant « révolution informationnelle » aurait profondément modifié les mécanismes de l’économie capitaliste, au point de rendre la théorie économique de Marx inopérante. Ainsi, le capitalisme n’aurait pas besoin d’être renversé ; il pourrait être graduellement et paisiblement dépassé par un meilleur partage des « savoirs », par des réformes fiscales et des subventions publiques judicieuses. De cette façon, on finirait par imprimer au capitalisme une « logique » anti-capitaliste ! L’incapacité de la direction du PCF à présenter une alternative sérieuse au capitalisme et à la politique du Parti Socialiste explique l’affaiblissement organisationnel et électoral du PCF, au cours de la dernière période, qui a pourtant été marquée par toute une série de mobilisations massives, et offrait donc au parti d’immenses possibilités de développement.

Cependant, la base du parti est bien plus à gauche que ses sommets. Lors du vote interne préalable au 34e congrès, 40% des adhérents ont voté pour des textes qui exprimaient une opposition de gauche à la direction du parti. Sur ces 40%, 15% ont voté pour notre texte. Par ailleurs, une partie non négligeable de ceux qui ont voté pour le texte de la direction l’ont fait en dépit de fortes réserves sur son contenu. Ceci donne la mesure de l’effondrement de l’autorité politique de la direction du parti auprès des militants de base.

Le mode de fonctionnement de la « démocratie » interne du parti garantit aux instances dirigeantes une marge de manœuvre plus que confortable pour conserver leur contrôle de l’organisation. Les statuts sont taillés sur mesure pour mettre la direction relativement à l’abri des idées et des pressions de la base. Mais en dernière analyse, la direction réformiste du PCF, comme celles du PS et des organisations syndicales, repose sur la passivité de la masse de la classe ouvrière. Tant que les tâches du PCF sont essentiellement d’ordre électoral, institutionnel, etc., les réformistes pourront sans doute conserver le contrôle du parti avec plus ou moins de facilité. Mais la passivité de la masse des travailleurs ne durera pas indéfiniment. A un certain stade, sous les effets cumulés de la crise économique et sociale, ils entreront en action dans des mobilisations extra-parlementaires. Ceci aura d’énormes conséquences au sein de toutes les organisations traditionnelles de la classe ouvrière, à commencer par la CGT et le PCF.

L’expérience récente prouve que nos idées marxistes sont d’ores et déjà soutenues par une fraction importante des membres du parti. Une différentiation politique est à l’œuvre qui reflète, au fond, la divergence d’intérêts et d’aspirations des militants de base et de la caste « institutionnelle » qui contrôle l’appareil du parti. Mais la majorité des communistes – comme la majeure partie de la couche la plus active et combative de la classe ouvrière – ne tournera définitivement le dos aux idées et aux méthodes du réformisme que lorsque celles-ci deviendront un obstacle à l’accomplissement des tâches qu’ils se donnent. Seule une petite minorité de travailleurs viennent aux idées du marxisme par la discussion, la réflexion et l’étude théoriques. La plupart n’y viendront que par l’expérience pratique et concrète.

De très nombreux militants communistes ont quitté le parti, ces 30 dernières années. Ils se sont convaincus de l’existence d’une bureaucratie – avec son arrivisme, ses manœuvres cyniques, son indifférence aux principes et ses trahisons – contre laquelle ils se sentaient impuissants. Le marxisme est un programme et une théorie d’action révolutionnaire, et nos idées apparaissent nécessairement à la plupart des militants communistes comme trop radicales, trop implacables, en décalage avec les tâches et objectifs « pratiques » du moment. Il faut comprendre cette psychologie, chez les militants, et s’armer de patience. Nous voyons ici l’importance absolument cruciale des perspectives. C’est faute de perspectives que de nombreux communistes se sont laissés décourager. A ce stade, nous devons patiemment expliquer nos idées et nos critiques à l’égard des dirigeants réformistes, car il s’agit avant tout de préparer l’avenir.

Lors du 34e Congrès, le texte Faire vivre et renforcer le PCF fut présenté par une coalition hétéroclite de groupements oppositionnels. Cette coalition a commencé à se désintégrer, depuis. Jean-Jacques Karman, le représentant d’un de ces groupes, a rallié le chef de file liquidateur Braouezec. André Gerin, signataire « éminent » de ce texte, est désormais connu du grand public et de tous les militants communistes pour sa croisade visant à stigmatiser la population musulmane, en étroite collaboration avec des réactionnaires notoires tels qu’Eric Raoult. Les militants du parti qui cherchent une alternative sérieuse à la politique réformiste de la direction peuvent la trouver dans les idées de La Riposte, celles que résumait le texte n°2, Renforcer le PCF, renouer avec le marxisme. Nous devons redoubler d’efforts pour porter ces idées à leur connaissance et établir un dialogue avec l’ensemble des militants du parti.

Il faut distinguer entre le « réformisme » des militants de base et celui des dirigeants. Pour ces derniers, il s’agit d’une politique consciente et délibérée visant à limiter la portée de l’action et du programme du parti aux objectifs électoraux qui sont la source de leurs revenus et de leur prestige. Chez les militants, il s’agit d’une volonté de lutter pour des concessions et des résultats immédiats, sans « attendre » une éventuelle révolution. Paradoxalement, ce n’est que lorsque la masse de la population se mobilisera, sur les bases de ces mêmes aspirations « réformistes », pour obtenir des concessions immédiates, que le réformisme bureaucratique des dirigeants sera discrédité. Pour l’heure, notre tâche essentielle, comme communistes, est d’enraciner les idées, le programme et la théorie du marxisme dans les organisations traditionnelles des travailleurs, surtout dans la CGT et le PCF, afin d’offrir aux travailleurs une alternative sérieuse au capitalisme et à son expression politique au sein du mouvement ouvrier – le réformisme –, lorsque la crise révolutionnaire que préparent tous les processus fondamentaux à l’œuvre dans la société éclatera au grand jour.

Le « Front de gauche »

Aux dirigeants du PCF qui pensent que le « communisme » ne peut plus faire recette, électoralement, le Front de Gauche offre une nouvelle occasion – après celle des « collectifs anti-libéraux » – d’avancer vers la transformation du PCF en « autre chose », c’est-à-dire vers sa liquidation. De son côté, Jean-Luc Mélenchon et son entourage immédiat voient dans le Front de gauche un tremplin pour leurs ambitions personnelles. Mélenchon veut être le candidat du Front de gauche – soutenu par le PCF – aux élections présidentielles de 2012, ce qui lui permettrait de prétendre à un poste ministériel au sein d’un éventuel gouvernement socialiste. Il en appelle ouvertement à la fusion du Parti de Gauche et du PCF, en vue de constituer une « nouvelle force » qui aurait rompu avec la référence au communisme, et dont il prendrait évidemment la tête. Cette perspective est accueillie favorablement par une section significative – et peut-être une majorité – de la direction actuelle du PCF. Elle aura évidemment le soutien des médias capitalistes, qui appuient toute démarche visant à liquider le PCF.

Il existe donc une convergence d’objectifs entre la coterie de Jean-Luc Mélenchon et les éléments liquidateurs, à la tête du parti. Certes, du fait de l’opposition d’une majorité de militants communistes à toute forme de liquidation du parti, les dirigeants liquidateurs sont obligés d’avancer avec prudence. Mais tôt ou tard, ils devront abattre leurs cartes et formuler ouvertement leurs objectifs. Mélenchon insiste déjà pour que « tout soit mis sur la table » au plus vite, « y compris les échéances de 2012 ». Cela prépare les éléments d’une nouvelle crise, au sein du parti, car la grande majorité des militants communistes n’interprètent pas la démarche du Front de gauche de cette manière. Ils considèrent le Front de gauche comme une simple coalition électorale qui permet, au passage, de rompre avec la stratégie d’alliance systématique du PCF avec le PS. La perspective qu’il n’y ait pas de candidature issue du PCF, en 2012, serait vivement contestée à la base du parti. Cette contestation trouverait sans doute une expression aux sommets du parti. Certains représentants de l’appareil pourraient se présenter en alternative à une candidature de Mélenchon.

Parallèlement au développement des tendances liquidationnistes, au sommet du parti, la direction milite pour une participation du PCF – ou du Front de Gauche – à un éventuel gouvernement socialiste, en 2012. C’est ce que les dirigeants du parti entendent par « rassemblement de gauche à vocation majoritaire ». En effet, il est évident qu’il ne peut y avoir de majorité parlementaire, en 2012, sans le Parti Socialiste. Or, la direction du PS poursuit sa longue dérive droitière. Après l’expérience désastreuse du gouvernement Jospin, la perspective d’une participation des communistes à un gouvernement socialiste qui « gère » le système capitaliste suscitera une vive opposition, dans les rangs du parti. Dans ce débat, La Riposte expliquera que le PCF doit poser des conditions programmatiques sérieuses à toute participation à un gouvernement socialiste, comme par exemple la nationalisation des banques et de tout ce qui a été privatisé sous le gouvernement Jospin. Nous expliquerons qu’en l’absence d’un programme de gouvernement qui s’attaque sérieusement au pouvoir des capitalistes, le PCF doit renoncer à participer à une coalition gouvernementale avec le PS.

Le Parti Socialiste

Depuis 1981, les dirigeants du Parti Socialiste ont été au pouvoir pendant 15 ans. Sur toutes les questions fondamentales, ils ont appliqué une politique axée sur la défense des intérêts capitalistes. Et pourtant, malgré cette expérience, le parti est toujours sous le contrôle de dirigeants ouvertement pro-capitalistes, dont les idées seraient parfaitement acceptables au sein de l’UMP. Strauss-Kahn dirige le FMI, tandis que plusieurs dirigeants socialistes sont passés directement dans le camp de Sarkozy. Les désaccords de circonstances entre les cliques autour de Royal, Aubry, Strauss-Kahn, etc., ont servi de justification « politique » à la rivalité des chefs « présidentiables ». Si le PS devait gagner les prochaines élections présidentielles et législatives, il appliquerait une politique qui ne différerait que sur quelques détails de celle du gouvernement actuel.

L’aile gauche du PS a été largement désorganisée, politiquement désarmée et démoralisée. Les militants socialistes qui ont tenté de lutter contre l’aile droite ont été constamment trahis par leurs chefs, qui ont capitulé en échange de places confortables au gouvernement, dans les institutions et dans l’appareil du parti. Tel fut le cas, tour à tour, de Dray, Mélenchon, Montebourg, Peillon, Hamon, etc. Tous ces dirigeants se sont discrédités auprès des militants oppositionnels, dont beaucoup ont jeté l’éponge. En échange d’une place au gouvernement, en 2000, Jean-Luc Mélenchon a soutenu les aspects les plus réactionnaires de la politique de Jospin. Aussi avait-il miné sa position, au sein du parti, de sorte que très peu de militants socialistes l’ont suivi lors de son départ du PS.

La politique du PS ne suscite pas l’enthousiasme des jeunes et des salariés. Cependant, en 2012, faute d’alternative, le PS sera le principal bénéficiaire d’une mobilisation électorale pour battre la droite. L’ampleur de ce mouvement est difficile à prévoir. Mais si les socialistes remportent les élections, une nouvelle opposition de gauche pourrait bien se développer, au sein du parti. Grâce à leurs énormes ressources financières et à leur pouvoir institutionnel, les dirigeants du PS ont la capacité de « s’arranger » avec les chefs de file des opposants. Aussi une opposition de gauche ne pourra-t-elle progresser de façon significative que si elle plonge ses racines dans une mobilisation massive des travailleurs, en dehors du parti. De même, l’évolution de la situation au sein du PCF aura un impact sur le PS. Dans la mesure où les idées et le programme des marxistes gagneront du terrain, dans le PCF et dans les syndicats, elles ne manqueront pas de capter l’intérêt des éléments les plus combatifs du PS, qui pourraient s’en inspirer dans leur lutte pour infléchir le programme de ce dernier vers la gauche.

Il faut se garder de considérer le PS comme un parti complètement sclérosé, et dont les contours politiques sont donnés une fois pour toutes. Les perspectives du Parti Socialiste – comme de toutes les formations dotées d’un certain enracinement social – sont conditionnées par ce qui se passe en dehors de l’organisation elle-même. Dans le contexte d’une mobilisation majeure de la classe ouvrière, le rapport de force au sein du PS sera modifié au détriment de ses éléments réactionnaires. Ainsi, dans les années 30, les « néo-socialistes » ont été marginalisés et finalement rejetés de la SFIO. De même, dans la foulée des événements de 1968, le PS a connu forte une radicalisation.

Pour des sectes ultra-gauchistes incurables, le PS et le PCF seraient irrémédiablement « pourris ». Ils ne pourraient jamais changer, quelles que soient les circonstances. Des « révolutionnaires » de ce genre préfèrent réunir quelques dizaines de personnes dans un « parti révolutionnaire » bien à eux, coupé de tout ce qui ne leur plaît pas. Cette attitude n’a rien à voir avec une approche marxiste sérieuse, et ne mène à rien. Le but des marxistes n’est pas de se séparer des organisations politiques et syndicales des travailleurs, mais au contraire d’en faire partie intégrante, en expliquant patiemment leurs idées et en les soumettant à l’épreuve de l’expérience collective du mouvement.

La transformation de la LCR en NPA représente, au fond, une tentative de rendre cette organisation plus attrayante, notamment sur le plan électoral. D’où l’abandon de la référence au « communisme », à la faveur d’une vague étiquette « anti-capitaliste ». Sarkozy et les stratèges médiatiques du capitalisme ont sciemment fait la promotion de Besancenot, dans le but de prélever des voix au PS et au PCF. Inévitablement, cette couverture médiatique a eu un certain effet, en apportant au NPA quelques milliers d’adhérents. Mais cette petite aubaine sera de courte durée. Faute de perspectives, de bases théoriques et d’un programme qui le distingue nettement de celui du PCF, le NPA s’avérera incapable de faire une percée significative, et restera une formation politique marginale. Il entrera en déclin et finira sans doute par se désintégrer au gré des ambitions politiques et électorales des uns et des autres, à l’instar d’ATTAC et d’autres groupements de ce genre.

Limites de la réaction et perspectives révolutionnaires

Il existe une différence majeure entre les révolutions « bourgeoises » du passé et la révolution socialiste. A l’époque du Moyen Age, la bourgeoisie montante avait pu, sur une période de plusieurs siècles, renforcer graduellement sa position au sein de l’économie et de l’Etat, au détriment de la noblesse. En France comme ailleurs, bien avant que les révolutions du XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles ne fassent sauter les derniers obstacles à son expansion, la bourgeoisie occupait une place prépondérante, dans la société. La situation du salariat est différente. Cette classe n’est pas propriétaire de moyens de production, et ne vit que par la vente de sa force de travail. Il lui est impossible de s’installer graduellement – et, pour ainsi dire, inconsciemment – au pouvoir. La classe ouvrière ne peut accéder au pouvoir que par une action relativement soudaine et consciente. Elle doit être convaincue de la nécessité de cette révolution – et consciente des moyens de son accomplissement. D’où la nécessité d’une « avant-garde » révolutionnaire – d’un Parti Communiste – reposant sur un programme scientifique et sur l’assimilation de toute l’expérience du mouvement ouvrier international.

L’impasse du système capitaliste entraîne des modifications dans la psychologie de toutes les classes sociales. La classe dirigeante prend conscience que les concessions faites aux travailleurs, par le passé, sont désormais incompatibles avec ses propres intérêts – et doivent être liquidées, de gré ou de force. De leur côté, de plus en plus de travailleurs commencent à prendre conscience que la dégradation constante de leurs conditions d’existence n’est pas le fruit d’une crise accidentelle et passagère, mais une conséquence irrémédiable du système capitaliste.

Dans les années 30, face à l’impérieuse nécessité de briser les moyens de résistance des travailleurs, la classe dirigeante s’est orientée vers la mise en place d’un régime dictatorial, de type bonapartiste. La résistance de la classe ouvrière, qui avait atteint son apogée dans la grève générale de juin 1936, avait momentanément interrompu ce processus. Mais la rapide faillite du gouvernement du Front Populaire a ouvert la voie à une phase de bonapartisme parlementaire – puis finalement à la dictature de Pétain.

A la différence d’un régime de type « bonapartiste », dans lequel l’appareil répressif tente de contenir la lutte des classes dans certaines limites, le fascisme est un mouvement visant à la destruction totale des organisations de la classe ouvrière et de tous les droits démocratiques des travailleurs. Pour résumer, on peut dire que le bonapartisme est un moyen de conserver la paix civile au moyen d’un « Etat fort », alors que le fascisme ne peut atteindre ses objectifs qu’au moyen de la guerre civile. La quasi-disparition de la paysannerie et la prépondérance écrasante du salariat exclut l’avènement d’un régime fasciste.

Aujourd’hui, objectivement, la réduction draconienne du niveau de vie que les capitalistes veulent imposer aux travailleurs impliquerait une évolution vers un régime « fort », de type bonapartiste. Cependant, en raison de la modification radicale du rapport de force entre les classes, depuis la deuxième guerre mondiale, cette option n’est plus à l’ordre du jour. Une dictature a besoin d’une base sociale massive. La seule force répressive ne suffit pas. Dans le passé, la paysannerie fournissait l’essentiel de cette base. Mais aujourd’hui, les paysans ne représentent qu’une infime minorité de la population. La majorité des travailleurs du secteur agricole sont des salariés. Le salariat, lui, représente environ 86% de la population active. Par ailleurs, la position prépondérante du salariat n’est pas seulement quantitative. Les progrès de la technologie et l’interdépendance accrue de toutes les branches de l’organisme économique ont considérablement accru le pouvoir économique du salariat. Plus que jamais, l’ensemble du processus productif dépend du salariat. Des conséquences importantes découlent de cette modification du rapport de force entre les classes. Toute tentative sérieuse de s’orienter vers un régime dictatorial – comme celle qui a eu lieu en 1958, par exemple – provoquerait une réaction massive des travailleurs et de la jeunesse, et cette réaction menacerait l’existence même du système capitaliste.

Cependant, ceci ne signifie pas que dans un contexte de crise sociale profonde, la classe capitaliste se trouvera complètement dépourvue de réserves sociales dans sa lutte contre les organisations des travailleurs. La paupérisation d’une fraction grandissante de la population mettra à sa disposition une quantité d’individus déclassés et désespérés dans laquelle les capitalistes recruteront des briseurs de grèves. Dans les années 80, les patrons de l’automobile et d’autres secteurs ont créé la CSL – un syndicat « anti-grève » luttant pour le « droit au travail ». Le fichage, les « listes noires », la criminalisation du syndicalisme et les techniques d’intimidation utilisées à l’encontre des délégués syndicaux sont un premier pas dans cette direction. Exaspérés par la crise économique, par l’impuissance et la corruption des « institutions » – qui sont, bien évidemment, étroitement sous le contrôle des grands possédants –, les « classes moyennes », les petit-bourgeois des villes et des campagnes peuvent aussi fournir une base sociale à la réaction, dans certaines limites.

Le racisme est une arme puissante entre les mains des capitalistes. En alimentant le ressentiment « national » contre les « étrangers », ils cherchent à diviser les travailleurs entre eux. En Italie, la propagande ouvertement raciste de Berlusconi et les lois discriminatoires contre les « étrangers » ont facilité les attaques contre les droits et les conditions de vie de tous les travailleurs. Des organisations racistes paramilitaires, financées par le patronat et l’Etat, ont été mises sur pied. Cette stratégie n’a bien évidemment pas échappé à l’attention du gouvernement et du patronat, en France. Le lancement d’un « débat » sur le thème de l’« identité nationale » – avec Gérin, Besson et Raoult en première ligne – était un ballon d’essai destiné à tâter le terrain et voir dans s’ils pouvaient aller plus loin dans cette direction. Pour le moment, cette démarche raciste, visant à stigmatiser la communauté musulmane, n’a connu qu’un succès mitigé. Mais il pourrait en être autrement à l’avenir, sur fond d’exaspération « populaire » face à la pauvreté de masse.

Compte tenu du déclin de sa position sur le marché national, européen et mondial, le capitalisme français n’a d’autre choix que d’exercer une pression sans relâche pour réduire la part des richesses produites qui, d’une façon ou d’une autre, revient aux travailleurs. Mais la prépondérance massive du salariat réduit la marge de manœuvre des capitalistes. Sans l’appui d’une force sociale conservatrice significative, ils ne peuvent recourir à la répression directe. Aussi les capitalistes doivent-ils compter sur la complicité des dirigeants réformistes du mouvement ouvrier. Or cette complicité a, elle aussi, ses limites. La lutte contre le CPE, en particulier, a montré l’extrême précarité de la position des gouvernements dès lors que l’initiative et la direction d’un mouvement de masse commencent à échapper aux dirigeants des syndicats et des partis de gauche. Avec de plus de 400 000 manifestants le 7 mars, 1,4 millions le 18 mars 2006, et plus de 3 millions le 28 mars, le cours de la lutte contre le CPE ressemblait – à une échelle bien plus massive – à celui qui a débouché sur la grève générale du 13 mai 1968. Face à la possibilité croissante d’une grève générale illimitée – qui, par sa nature même, aurait transféré la direction du mouvement à la « base » et à ses représentants directs –, Chirac s’est empressé de capituler et de retirer le CPE.

Ainsi, les deux classes fondamentales de la société moderne – le salariat et les capitalistes – se tiennent mutuellement en échec, à ce stade. Faute de réserves sociales suffisantes, les capitalistes ne peuvent pas infliger aux travailleurs une défaite qui soit de nature à briser leur capacité de résistance. De leur côté, les travailleurs sont constamment freinés et politiquement désarmés par les dirigeants réformistes, ce qui les empêche d’infliger une défaite décisive aux capitalistes. Pendant ce temps, les gouvernements successifs et les capitalistes tirent les conditions sociales du plus grand nombre vers le bas. Aussi cet équilibre entre les classes n’est-il que temporaire : à un certain stade, il se brisera. Les assauts successifs des capitalistes et des gouvernements provoqueront une réaction d’en bas. Plus cette réaction tardera à se produire, plus elle sera puissante. Les réformistes – toujours à la recherche d’un « dialogue » avec l’ennemi – perdront leur emprise sur le mouvement. Ce point de rupture marquera le début de la prochaine révolution française.

Dans des périodes historiques normales, l’élément révolutionnaire du mouvement ouvrier est nécessairement plus ou moins isolé et « marginal ». Sa propagande contre le capitalisme, ses explications théoriques, ses critiques – aussi justes soient-elles – à l’encontre des directions réformistes, ne peuvent pas atteindre la masse des travailleurs. Mais une fois que cette masse entrera en action, tous les chefs, tous les partis, toutes les organisations syndicales seront mis à une rude épreuve. Il ne s’agira plus seulement d’une confrontation d’arguments, d’idées et de théories, mais aussi des tâches pratiques immédiates que se donnera un mouvement de masse. Dans ces conditions, à partir d’une base militante apparemment faible, les marxistes peuvent rapidement devenir une force majeure et, à terme, décisive. Les bases idéologiques et programmatiques nécessaires à la victoire d’un mouvement révolutionnaire ne peuvent pas être improvisées dans le feu de l’action. Elles reposent sur les enseignements des révolutions du passé et de la lutte des classes en général. Le travail que nous faisons actuellement, qui consiste à défendre et à expliquer les principes, les bases théoriques et le programme du marxisme au cœur même du mouvement communiste et syndical, est d’une importance décisive pour l’avenir du mouvement ouvrier et de l’ensemble des travailleurs.

La lutte pour en finir avec le capitalisme aura un caractère international. En Europe, le point de départ de la révolution ne peut pas être déterminé à l’avance. Mais quel que soit le premier pays où les travailleurs entreront en action, le mouvement traversera les frontières et jettera les capitalistes sur la défensive, à l’échelle continentale. Ayant épuisé sa capacité de développer l’économie, le capitalisme ne peut exister, désormais, que par la destruction progressive des conquêtes sociales du passé. La tâche historique des travailleurs est d’en finir avec ce système, de libérer l’économie – et, avec elle, la société toute entière – des contraintes du système de profit. Sous le socialisme, les gigantesques ressources productives existantes seront sous le contrôle collectif et démocratique des travailleurs. La propriété capitaliste, qui constitue la base même de l’exploitation de l’homme par l’homme, n’existera plus. Les fléaux du capitalisme – le chômage, la pauvreté, les inégalités flagrantes, le pouvoir arbitraire des exploiteurs – seront éradiqués. Le marché sera remplacé par une planification rationnelle de la production et de la distribution. La civilisation humaine pourra enfin reprendre son ascension vers de nouvelles hauteurs.

Le 5 avril 2010

Un extrait de notre Manifeste international sur la crise du capitalisme.

Depuis plus d’un demi-siècle, la plupart des travailleurs d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord pensent que la démocratie est acquise une fois pour toutes. Mais c’est une illusion. La démocratie est une construction très fragile. Elle n’est possible que dans les pays riches où la classe dirigeante peut faire des concessions aux travailleurs dans le but d’atténuer la lutte des classes. Mais lorsque les conditions changent, les classes dirigeantes des pays « démocratiques » peuvent se tourner vers la dictature avec la même facilité qu’un homme passe d’un compartiment de train à un autre.

Dans les conditions d’une intensification de la lutte des classes, les capitalistes commenceront à se tourner vers des solutions plus ouvertement répressives. Ils se plaindront du trop grand nombre de grèves et de manifestations – et demanderont la restauration de « l’ordre ». A l’avenir, du fait de la faiblesse des dirigeants réformistes, il est possible que la classe dirigeante parvienne à instaurer une forme de dictature bonapartiste (militaro-policière) dans un pays européen. Mais dans les conditions modernes, un tel régime serait très instable et ne durerait pas longtemps.

Dans les années 30, en Allemagne et en Espagne, il y avait une large petite bourgeoisie urbaine et paysanne. Elle formait la base sociale de la réaction. Depuis, cette couche sociale a pratiquement disparu. A l’époque, la plupart des étudiants étaient issus de familles riches et soutenaient le fascisme. Aujourd’hui, la plupart des étudiants sont de gauche. Les réserves sociales de la réaction sont assez limitées. Les organisations fascistes sont petites – même si elles peuvent être extrêmement violentes, ce qui est d’ailleurs un signe de faiblesse, et non de force. En outre, après l’expérience d’Hitler, les capitalistes ne sont pas disposés à confier le pouvoir à des fanatiques. Ils préfèreront s’appuyer sur des « respectables » officiers et généraux de l’armée, et n’utiliser les bandes fascistes que comme auxiliaires.

D’ores et déjà, les droits démocratiques ont été attaqués partout. Sous prétexte de législation anti-terroriste, la classe dirigeante introduit de nouvelles lois pour restreindre les droits démocratiques. Ce fut le cas aux Etats-Unis, au lendemain du 11 septembre, mais aussi en Grande-Bretagne et ailleurs.

Nous lutterons pour défendre tous les droits démocratiques qui ont été conquis par la classe ouvrière. Avant tout, nous défendrons le droit de faire grève et de manifester, et nous lutterons contre toute restriction de l’activité syndicale. Tout le monde doit avoir le droit d’adhérer à un syndicat et de s’unir à d’autres travailleurs pour défendre ses droits. Souvent, les partisans du capitalisme opposent le socialisme à la démocratie. Mais ils sont eux-mêmes de féroces ennemis de la démocratie. Ils font toujours mine d’oublier que les droits démocratiques actuels ont été conquis par la classe ouvrière dans une lutte longue et acharnée contre les riches et les puissants, qui se sont toujours opposés à toute revendication démocratique.

La classe ouvrière défend la démocratie dans la mesure où elle lui offre les meilleures conditions pour le développement de la lutte pour le socialisme. Mais nous comprenons que sous le capitalisme, la démocratie a nécessairement un caractère limité et superficiel. Que vaut la liberté de la presse, lorsque les grands journaux, les chaînes de télévision, les grandes radios, les salles de conférence et les théâtres sont tous concentrés entre les mains des riches ? Tant que la terre, les banques et les grandes entreprises resteront sous le contrôle d’une petite minorité, toutes les décisions importantes qui affectent nos vies seront prises, non dans les Parlements ou les gouvernements élus, mais derrière les portes closes des conseils d’administration des banques et des multinationales. La crise actuelle a révélé ce fait aux yeux de tous.

Le socialisme est démocratique ou il n’est rien. Nous sommes pour une authentique démocratie, dans laquelle la classe ouvrière contrôlerait l’industrie, la société et l’Etat. Ce serait là une authentique démocratie, contrairement à la caricature actuelle, où tout le monde peut dire (plus ou moins) ce qu’il veut, du moment que les décisions importantes affectant nos vies sont prises par des petits groupes de gens non-élus qui siègent à la tête des banques et des grandes multinationales.

Nos revendications :

1) L’abolition immédiate de toute loi anti-syndicale.

2) Le droit, pour tous les travailleurs, de se syndiquer, de faire grève et de manifester.

3) La liberté d’expression et de réunion.

4) Aucune restriction aux droits démocratiques sous prétexte de lois anti-terroristes !

5) Les organisations ouvrières doivent rejeter l’idée fausse d’« unité nationale » avec des gouvernements et des partis capitalistes, sous prétexte de crise. Ces derniers sont responsables de la crise, et veulent faire payer la classe ouvrière.

Nous venons vient de publier, sur notre site, un document sur les perspectives économiques, politiques et sociales pour la France, qui sera discuté et amendé par les militants de La Riposte, à l’occasion de leur congrès national, les 1er et 2 mars 2008. Etant donné la longueur de ce document, nous n’en publions ci-dessous qu’un extrait, précédé du sommaire. Voir l’intégralité du texte.

N’hésitez pas à nous faire part de vos remarques, questions, etc., à l’adresse suivante : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

Sommaire :

1- L’arrière-plan économique mondial
2- L’Europe
3- La position mondiale de la France
4- L’économie française
5- La droite au pouvoir
6- Le « populisme » de Sarkozy
7- Eléments de bonapartisme parlementaire
8- Les syndicats
9- Le Parti Socialiste
10- Le PCF
11- Le socialisme

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Extrait du document :

L’intensification de la division internationale du travail est telle que la pression du marché mondial a une influence prépondérante – et, en dernière analyse, décisive – sur l’évolution interne de tous les pays, ainsi que sur les relations qui s’établissent entre eux à l’échelle mondiale. La position réelle du capitalisme français et les perspectives qui en découlent ne peuvent être déterminées qu’en tenant compte du contexte international. Ici, nous nous bornerons à souligner les aspects du contexte mondial qui influent le plus directement sur les perspectives pour la France.

La croissance économique relativement soutenue qu’ont connue les Etats-Unis, ces dernières années, s’est essoufflée. Cette croissance était qualitativement différente de la période des « trente glorieuses ». Elle s’est réalisée sur la base d’une intensification du taux d’exploitation des travailleurs, au détriment des conditions de vie de la vaste majorité de la population. Entre 1998 et 2007, la productivité des travailleurs américains a augmenté de plus de 30%. La demande intérieure n’a été maintenue que par l’endettement massif des ménages, notamment par le biais d’emprunts à taux variable, dont les subprimes. La spirale haussière des valeurs immobilières a massivement alourdi cet endettement. Mais comme nous l’avions expliqué à l’époque, il était inévitable que cette bulle spéculative éclate. Avec la saturation du marché de l’immobilier, qui est intervenue en 2007, un million de familles américaines surendettées ont été éjectées de leurs foyers.

A l’endettement des ménages américains s’ajoute celui des entreprises et de l’Etat. La dette publique américaine s’élève désormais à quelques 8 800 milliards de dollars, soit 67 % du PIB. Les guerres en Irak et en Afghanistan – que les Etats-Unis sont en train de perdre – rajoutent plus d’un milliard de dollars par semaine aux dépenses publiques américaines. Cette dette, conjuguée avec l’énorme déficit du commerce extérieur (800 milliards de dollars, en 2007), mine le dollar, qui a perdu 20% de sa valeur contre l’euro au cours des derniers mois de 2007. La baisse du dollar donne un avantage considérable aux exportations américaines au détriment des pays européens. Mais elle ne suffira pas pour résorber le déficit commercial américain, ni pour éviter un net ralentissement de la production. Malgré sa chute, le dollar est toujours surévalué.

L’entrée sur le marché mondial de la Chine, de la Russie, de l’Inde et d’autres pays « émergents » a considérablement augmenté le volume des échanges internationaux, stimulant la production à l’échelle mondiale. La Chine est un marché immense qui a permis aux puissances occidentales d’écouler une part non négligeable de leur production. De plus, les conditions de travail des salariés chinois offrent aux grandes puissances une source de main d’œuvre extrêmement rentable. Cependant, en retour, la Chine inonde le marché mondial de produits à bas prix. Pour l’année 2007, le déficit commercial de l’Europe avec la Chine avoisinait les 160 milliards. En même temps, les investissements directs à l’étranger réalisés par la Chine lui assurent une implantation de plus en plus forte sur tous les continents du monde – au détriment, notamment, des Etats-Unis et des principales puissances européennes.

De vives tensions existent entre les Etats-Unis, les puissances européennes et la Chine sur la question des taux de change. La baisse du dollar par rapport à l’euro a un impact négatif sur les économies européennes. La pénétration du marché européen par les marchandises chinoises ne cesse de progresser, renforcée par la dépréciation du yuan par rapport à l’euro. Le déficit commercial de l’Europe avec la Chine s’élève désormais à 170 milliards d’euros. Cette somme est encore plus importante que le déficit des Etats-Unis avec la Chine.

Les Etats-Unis et l’Union européenne menacent la Chine de multiplier les mesures protectionnistes à son égard. S’ils passent à l’acte, la Chine prendra elle aussi des mesures de rétorsion, privant les capitalistes européens et américains de débouchés commerciaux et d’opportunités d’investissement. De manière générale, une escalade protectionniste restreindrait le volume des échanges internationaux et précipiterait une crise de surproduction à l’échelle internationale. En Chine, cette crise serait particulièrement sévère.

En tout état de cause, avec ou sans protectionnisme, une crise de surproduction de l’économie chinoise est inévitable, à terme. La croissance du PIB chinois avoisine les 11,5%, contre à peine 1,9% aux Etats-Unis. Ce déséquilibre ne pourra pas continuer indéfiniment. La production massive l’industrie chinoise ne peut pas être absorbée par son marché domestique, malgré son développement rapide. Par exemple, seuls 30% des biens industriels produits en Chine sont vendus sur son marché intérieur. Les 70% restants doivent être vendus à l’étranger. La Chine est donc très lourdement dépendante de ses exportations. Le ralentissement de l’économie américaine et la faible croissance de la zone euro tendent à restreindre leur capacité d’absorption des marchandises chinoises. En conséquence, la Chine se dirige vers une crise de surproduction, exactement comme ce fut le cas du Japon, par le passé.

L’Europe

Dans les pays européens, la croissance du PIB – relativement faible dans la plupart des cas – a été acquise au détriment de la majorité de la population. Pour sauvegarder leurs profits, les capitalistes doivent obligatoirement réduire la part des richesses restituée, sous une forme ou sous une autre, aux travailleurs qui les ont créées. A travers le continent, la classe capitaliste mène une offensive implacable contre les services publics, les conditions de travail, les droits des salariés, des chômeurs, des retraités et des jeunes, créant au passage une masse sans cesse grandissante de pauvres. En France, par exemple, près de 7 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté. Sous la pression des Etats-Unis, de la Chine, la Russie et de l’Inde, le capitalisme européen n’a d’autre issue que d’imposer une régression sociale permanente.

La place qu’occupe l’Union européenne dans l’économie mondiale se rétrécie, ce qui ne peut qu’attiser les tensions entre ses pays membres. Ils s’affrontent à la fois sur le marché européen et sur le marché mondial. Les capitalistes de chaque pays s’efforcent de défendre leurs profits au détriment des autres. Ces antagonismes deviendront encore plus violents dans le cas d’une récession économique.

La réunification de l’Allemagne, en 1989, a été saluée, dans des discours officiels, par les représentants du capitalisme français. Et pourtant, ils n’avaient aucune raison de s’en réjouir. Dès avant cet événement, la RFA était la puissance dominante en Europe occidentale. Mais la réunification de l’Allemagne constituait un renforcement majeur de son poids en Europe et dans le monde. En Europe centrale et dans les Balkans, les économies planifiées, étranglées par des régimes bureaucratiques et corrompus, s’effondraient les unes après les autres, ouvrant à l’Allemagne réunifiée de nouveaux marchés et de nouvelles sphères d’influence. Le rapport de force entre la France et l’Allemagne s’est modifié à l’avantage de cette dernière. L’impérialisme allemand n’a pas tardé à faire la démonstration de ce nouveau rapport de force, en incitant la Croatie à déclarer son indépendance, au détriment des ambitions de la France dans la région.

La position dominante de l’Allemagne en Europe trouve également son expression dans la politique monétaire de la BCE, dont les ajustements successifs répondent avant tout aux besoins de l’impérialisme allemand. Lorsque Sarkozy a demandé une baisse des taux d’intérêts pour favoriser une dépréciation de l’euro et palier à l’effondrement de la balance commerciale française, il a essuyé un « non » catégorique et sans appel. L’Allemagne affiche un excédant commercial important (162 milliards d’euros en 2006, contre un déficit, pour la France, de 29,2 milliards) et n’a nullement besoin d’une dévaluation.

Si la France avait encore sa monnaie nationale, sa valeur serait en train de s’effondrer. Une dévaluation de la monnaie tend à renforcer les exportations et freiner les importations, et donc à réduire les déficits commerciaux. Elle tend aussi à réduire la valeur réelle des salaires. Mais l’introduction de la monnaie unique a privé les classes capitalistes nationales de cette option. La valeur de l’euro est déterminée par les intérêts des plus grandes puissances européennes. Mais ces puissances ne sont pas sur un pied d’égalité. En cas de conflit entre les intérêts du capitalisme allemand et ceux du capitalisme français, c’est le capitalisme allemand qui l’emporte.

La position mondiale de la France

Le recul du capitalisme français ne se limite pas au seul continent européen. A l’échelle mondiale, sur les plans économique, diplomatique et militaire, sa position s’affaiblit. Le conflit franco-américain au sujet de l’invasion de l’Irak en était une illustration flagrante. L’opposition de l’impérialisme français à la guerre en Irak s’explique notamment par les accords signés avec la dictature de Saddam Hussein, dans l’hypothèse d’une levée de l’embargo. Ces accords prévoyaient que la France aurait un accès prioritaire aux réserves pétrolières irakiennes. Incapable de faire valoir ses prétentions sur l’attribution des réserves pétrolières et le partage du butin de guerre en général, l’impérialisme français savait que l’invasion profiterait exclusivement aux capitalistes américains, et assènerait au passage un coup fatal à ses propres intérêts économiques dans la région. Et en effet, l’intervention américaine en Irak a réduit à néant, ou presque, le peu d’influence qui restait à l’impérialisme français au Moyen-Orient.

Les dépenses militaires de la France ne représentent que 5% du budget militaire des Etats-Unis. La France a participé à la première guerre irakienne, en 1991, ainsi qu’à la guerre en ex-Yougoslavie, en 1999. Ces interventions ont largement démontré les limites des forces militaires françaises. En Afghanistan, où l’impérialisme français s’enlise, aux côtés des Etats-Unis et la Grande-Bretagne, dans une guerre que la coalition ne peut pas gagner, son apport militaire n’a qu’un caractère anecdotique par rapport au puissant dispositif américain.

En Asie et en Afrique, face à la concurrence américaine, allemande et chinoise, les capitalistes français perdent du terrain en termes de marchés et de sphères d’influence. La désintégration de l’Etat en Côte d’Ivoire s’est traduite par un renforcement significatif de l’influence américaine dans ce pays, tandis que la Chine s’y est massivement implantée. Au Congo-Brazzaville, au Rwanda, en République Centrafricaine et au Soudan, l’impérialisme français occupe une place de plus en plus étriquée. En 1980, la France avait le quatrième PIB dans le monde, et le huitième PIB par habitant. Aujourd’hui, elle occupe la sixième place mondiale en PIB et la dix-neuvième en PIB par habitant. Sarkozy est de ceux qui pensent que le refroidissement des relations franco-américaines, au sujet de l’Irak, a contribué à l’affaiblissement de la position mondiale de la France. Dans l’espoir de rompre ce qu’il appelle « l’isolement de la France », il tente un rapprochement diplomatique avec l’impérialisme américain.

Au lieu d’essayer, comme Chirac l’avait vainement tenté, d’endiguer le déclin en adoptant une posture de contrepoids à la puissance américaine, Sarkozy poursuit ce même objectif en adoptant une autre posture, celle de « l’ami des Etats-Unis » – qui ne réussira pas davantage. Comme la Grande-Bretagne, la France ne fait pas le poids. Elle menace l’Iran d’une « guerre » qu’elle serait incapable de mener, avant de se rétracter le lendemain. Elle rompt ses contacts avec la Syrie – qui n’y perd rien. Elle flatte la monarchie saoudienne, l’incitant à prendre une posture ouvertement hostile à l’Iran, sans le moindre succès. De telles gesticulations n’apporteront rien aux capitalistes français. La diplomatie américaine acceptera volontiers toute « aide » de ce genre, d’où qu’elle vienne, mais ne fera aucune concession à la France, ni en Afrique, ni au Moyen-Orient, ni en Asie. En conséquence, la nouvelle « amitié » franco-américaine ne fera peut-être pas long feu. Quoiqu’il en soit, le déclin de la position mondiale de la France est irréversible.

L’économie française

Les statistiques relatives à l’économie française donnent la mesure de ce déclin. La balance commerciale s’est dégradée de façon spectaculaire au cours de la dernière décennie. D’un excédent de 23,8 milliards d’euros en 1997, la balance import-export s’est dégradée jusqu’à l’équilibre, plus ou moins, entre 2000 et 2003, avant de s’effondrer brutalement, passant de -4,78 milliards en 2004 à -22,9 milliards en 2005, puis -29,2 en 2006. Pour 2007, les dernières estimations prévoient un déficit commercial avoisinant les 40 milliards d’euros !

La baisse du dollar n’est pas la cause principale de ce phénomène. Le recul est tout aussi flagrant dans la zone euro, particulièrement dans le domaine des exportations vers l’Allemagne, l’Espagne et la Belgique. Le solde des échanges se dégrade – ou, au mieux, se stabilise dans le négatif – dans toutes les grandes catégories de production, que ce soit les biens d’équipement, les biens de consommation ou les biens dits « intermédiaires » (produits chimiques, métaux, minéraux, matériels électriques, bois, papier carton, textiles, pneumatiques, etc.). Dans le secteur automobile, la chute est constante, d’année en année, depuis 2003. En 2007, les ventes en France d’automobiles fabriquées à l’étranger ont progressé de 8,8%, pour atteindre plus de 994 000 immatriculations, soit 48,2% du marché, contre 45,7% en 2006.

Globalement, l’économie française stagne. Son taux de croissance pour l’année 2007 n’était que de 1,9%. Le FMI, la Banque Mondiale et l’OCDE prévoient un taux de croissance encore plus faible en 2008. L’aggravation constante de la dette publique est l’une des expressions de la crise du capitalisme français. Fin 2006, elle a atteint 3% du PIB – et en cumul 64,2% du PIB, soit 1 150 milliards d’euros. Selon les estimations du FMI, elle risque d’atteindre 67% du PIB à la fin de 2008. Notons que le seuil maximum d’endettement public autorisé par le « pacte de stabilité et de croissance » (Traité de Maastricht) est de 60 % du PIB. Les intérêts versés par l’Etat pour le remboursement de sa dette avoisinent 17% du budget de l’Etat, soit une somme supérieur à la totalité de la recette de l’impôt sur le revenu.

Les profits des plus grands groupes ont massivement augmenté. Les profits des entreprises du CAC 40, par exemple, ont augmenté de 26% entre 2004 et 2005, et de 10% entre 2005 et 2006, pour atteindre près de 100 milliards d’euros. Cependant, la hausse des profits s’explique non par la conquête de nouveaux marchés, ni par une hausse de la production, mais surtout par les fusions, les restructurations, les délocalisations, etc., ainsi que par une augmentation du taux d’exploitation des travailleurs (précarité accrue, réduction des effectifs, heures supplémentaires, intérim, etc.). Le faible niveau des investissements témoigne du peu de confiance qu’ont les capitalistes eux-mêmes dans l’avenir de leur système. Toutes catégories confondues, l’évolution de l’investissement était négative en 2002 (-1,8%). Depuis, elle oscille aux alentours de 3% par an. L’investissement dans le secteur industriel – d’une importance décisive pour l’ensemble de l’économie – n’a augmenté que de 1% en 2001. En 2002, il a chuté de 13%, et son évolution est proche de 0%, depuis.

Les perspectives économiques du capitalisme français sont donc très sombres. Il recule dans la zone euro et sur marché mondial. Le solde de ses échanges commerciaux s’effondre. L’investissement stagne. Le taux de croissance est très faible. A plus ou moins court terme, une récession de l’économie américaine interviendra, provoquant une crise de surproduction internationale – surtout en Chine – dont les répercussions seront particulièrement sévères en France, compte tenu des graves déséquilibres de son économie. Après avoir longuement disserté sur la « mondialisation », certains « économistes » mercenaires du capitalisme nous expliquent à présent que l’Europe et la France ne seront pas nécessairement touchées par une récession américaine. C’est complètement faux. Si les Etats-Unis entrent en récession, toutes les économies européennes en subiront les conséquences. Il y a de fortes chances pour qu’une grave récession de l’économie américaine entraîne une baisse absolue de la production en France, en Italie et même en Allemagne.

Cette situation a des implications d’une importance fondamentale en ce qui concerne les relations entre les classes, en France comme ailleurs. Les perspectives pour la France ne sont pas une affaire « française », en premier lieu. Elle sont conditionnées et, pour ainsi dire, « animées » par l’évolution de la situation internationale. Le capitalisme français n’a aucun moyen à sa portée pour renforcer sa position par rapport à l’Allemagne, au sein de l’Union européenne. L’augmentation du taux d’exploitation des travailleurs et les attaques constantes contre leur niveau de vie ont eu, certes, un effet sur la compétitivité du capitalisme français. Mais dans la mesure où les mêmes attaques sont menées dans les autres pays, les avantages que cela procure à leurs classes capitalistes respectives s’annulent réciproquement. L’affaiblissement du capitalisme français par rapport à l’Allemagne est donc définitif.

Il en va de même pour la position mondiale de la France. En conséquence, la seule façon de freiner le recul de la position économique du capitalisme français en Afrique, en Asie et ailleurs, serait d’imposer une dégradation draconienne des conditions d’existence de la masse des travailleurs, en France. La croissance du PIB dépend directement des « réformes », qui sont en réalité des contre-réformes, car la croissance du PIB ne peut plus se faire qu’au détriment des travailleurs. Quand le MEDEF dit que, pour relancer la production, il faudrait abolir toute limitation légale de la semaine du travail et en finir avec la négociation collective des salaires et des conditions de travail, ce ne sont pas des paroles en l’air. Le capitalisme est devenu si complètement parasitaire, si complètement incompatible avec le développement des moyens de production, que ses intérêts vitaux exigent la destruction progressive de toutes les conquêtes sociales du mouvement ouvrier. En 2006, à propos de la crise économique en Italie, la revue britannique The Economist expliquait qu’il faudrait une réduction de 30% des salaires et le licenciement de 500 000 travailleurs italiens, ne serait-ce que pour engager un redressement de la situation. Le MEDEF et les représentants politiques du capitalisme français voudraient parvenir à un résultat semblable, en France, pour les mêmes raisons.

Cependant, même sur cette voie, le capitalisme ne résoudra pas ses contradictions. La régression sociale chez ses concurrents annulera les avantages compétitifs recherchés. Le résultat sera une contraction de la demande en France et chez ses concurrents, ce qui nécessitera de nouveaux sacrifices de la part des travailleurs. L’argument des capitalistes, selon lequel les sacrifices « consentis » aujourd’hui seront récompensés demain, est faux. Beaucoup de travailleurs imaginent que la crise actuelle est passagère, et que, d’une façon ou d’une autre, la croissance reviendra, et avec elle une augmentation du niveau de vie. Ils espèrent qu’il suffira de quelques ajustements douloureux mais salutaires pour « mettre de l’ordre » et remettre l’économie sur la bonne voie. En l’absence d’une alternative crédible de la part des partis de gauche, ce sentiment explique l’engouement initial d’une fraction significative des travailleurs vis-à-vis de Sarkozy.

Mais Sarkozy ne résoudra rien. Le déclin du capitalisme français est irréversible. Et la tentative de défendre, malgré ce déclin, les profits et les privilèges de la classe capitaliste, ne peut qu’attiser la lutte des classes. Cela finira par rompre l’équilibre social interne qui repose, en définitive, sur la relative passivité de la masse de la population. L’instabilité sociale et politique et les crises révolutionnaires à répétition qui se produisent en Amérique latine gagneront progressivement la France et l’ensemble de l’Europe. Telles sont les prémisses économiques et sociales de la prochaine révolution française.

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