Le président turc Erdogan et son parti, l’AKP, ont longtemps joui d’une popularité importante, dans le pays. Elle était notamment nourrie par une phase de croissance économique, dans les années 2000. Mais la crise de 2008 y a mis un terme brutal. Avec l’application de politiques d’austérité de plus en plus sévères, la base de soutien d’Erdogan a vacillé. Les mouvements de protestation ont commencé à se développer – comme en 2013, place Taksim Gezi – et à se cristalliser politiquement autour du Parti Démocratique des Peuples (HDP), ancré à gauche.

Dans ce contexte, la politique intérieure d’Erdogan est devenue de plus en plus répressive. La presse, les militants de gauche et tous les opposants (notamment les partisans de Fethullah Gülen, ancien allié d’Erdogan passé dans l’opposition en 2014) sont susceptibles d’être victimes de persécutions judiciaires. En 2014 et 2015, près de 2000 personnes sont ainsi passées en jugement pour « injure envers le chef de l’Etat ». Pour tenter de juguler la croissance du HDP, le pouvoir turc a déclenché une guerre civile contre la minorité kurde à l’été 2015.

Erdogan s’est engagé dans la crise syrienne dès l’éclatement de la guerre civile, en 2011. Il espérait établir un régime ami ou vassal en Syrie. Le gouvernement turc a donc aidé et appuyé militairement divers groupes islamistes, dont l’Etat Islamique (EI). Mais à l’automne 2015, l’intervention russe en Syrie a signé l’échec de cette stratégie, les troupes islamistes ayant été repoussées par les frappes russes tandis que les forces kurdes, soutenues par les Etats-Unis, repoussaient l’EI au nord du pays et prenaient le contrôle de la plus grande partie de la frontière turco-syrienne.

C’est dans ce contexte que s’est déroulée la tentative de coup d’Etat du 15 juillet dernier. Alors que des soldats se déployaient dans les rues d’Istanbul et d’Ankara, qu’ils occupaient les bâtiments de la télévision publique, le Premier ministre, puis Erdogan lui-même, apparurent libres à la télévision et sur les réseaux sociaux. Ils appelèrent à la mobilisation contre le putsch. Très rapidement, des milliers de partisans de l’AKP descendirent dans les rues pour s’opposer aux putschistes. Malgré des centaines de morts et plus d’un millier de blessés, cette mobilisation balaya le coup d’Etat, qui fut condamné par tous les partis politiques turcs.

Amateurisme des putschistes

L’un des aspects les plus frappants de ce coup d’Etat fut son caractère manifestement improvisé. Après être descendus dans les rues et avoir annoncé leur volonté de prendre le pouvoir, les putschistes n’ont rien fait pour tenter de s’en emparer réellement. Aucun ministre, aucun haut fonctionnaire n’a été arrêté. Le parlement n’a pas été occupé par les putschistes. Ces derniers semblent simplement avoir attendu le ralliement à leur cause d’autres secteurs de l’armée – en vain. Dès lors, on se demande comment un coup d’Etat aussi mal préparé a pu néanmoins prendre par surprise les services de renseignement turcs. Après tout, sous Erdogan, ces services ont pour fonction principale de surveiller l’armée et de prévenir un coup d’Etat.

Il semble que le pouvoir turc ait tout fait pour « pousser à la faute » ses opposants au sein de l’armée. Ces derniers mois, de nombreux articles sont parus dans la presse de l’AKP pour dénoncer la « présence massive » de partisans de Gülen dans l’armée et appeler à une purge. Ces menaces, accompagnées de nombreuses rumeurs d’une prochaine « reprise en main » de l’armée de l’air par l’AKP, ont pu pousser des officiers à tenter de prendre de vitesse la répression annoncée en organisant un putsch pour rallier autour d’eux la majorité de l’armée, qui est opposée à Erdogan. En effet, l’armée turque est issue de la tradition laïque kémaliste. Elle est liée à la vieille bourgeoisie turque, alors qu’Erdogan s’appuie surtout sur les nouveaux capitalistes d’Anatolie centrale et sur les milieux islamistes.

Purge massive

Le coup d’Etat manqué a permis au régime de redorer son blason en se présentant comme le gardien de la démocratie face aux putschistes, mais aussi de mettre en place une purge massive visant tous ses opposants. Par le passé, d’importantes purges ont déjà frappé successivement la police, la gendarmerie et les services de renseignement, dans le but de les faire passer sous le contrôle de l’AKP. Mais la purge initiée cet été est d’une ampleur inédite. Sous prétexte de lutter contre les partisans de Gülen, accusé d’être l’instigateur du putsch depuis son exil américain, une vague d’arrestations et de révocations a frappé de nombreux secteurs de la société turque.

A l’heure où nous écrivons ces lignes, plus de 8000 militaires ont été arrêtés. Fin août, 44 % des officiers généraux ont été arrêtés ou limogés. Plusieurs secteurs de la fonction publique ont aussi été touchés. 21 000 fonctionnaires du ministère de l’Education ont été limogés et 146 professeurs d’université ont été arrêtés. Au total, près de 40 000 personnes ont perdu leur travail dans l’Education Nationale, conduisant ce ministère à porter l’âge de la retraite à 75 ans pour les enseignants. Moins d’une semaine après le putsch, le gouvernement annonçait par ailleurs que 12 % des juges avaient été arrêtés. La presse a aussi été frappée, avec l’interdiction de 45 journaux, 16 chaînes de télévision et 23 stations de radio, tandis que plusieurs centaines de journalistes étaient limogés ou arrêtés. Des centaines d’associations et de syndicats ont été dissous.

Au total, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont été arrêtées ou limogées. Erdogan a saisi l’occasion du putsch pour frapper tous ses opposants et renforcer son pouvoir en mettant au pas les portions de l’appareil d’Etat qui lui restaient hostiles.

Contradictions impérialistes

Tout ceci s’est déroulé sous la réprobation polie des Etats-Unis et de l’Union Européenne, qui voient d’un œil inquiet la déstabilisation croissante d’un de leurs alliés les plus cruciaux au Moyen-Orient. Pour contrebalancer ces soutiens défaillants, le pouvoir turc a initié un rapprochement timide mais spectaculaire avec la Russie. Erdogan a même présenté ses excuses pour la mort de deux pilotes russes, dont l’avion avait été abattu par des avions de chasse turcs en octobre dernier.

Ayant assuré son contrôle sur l’armée, Erdogan a pu lancer une offensive de grande ampleur contre les zones kurdes de Syrie, sous le prétexte officiel de lutter contre l’EI. L’armée turque est entrée en Syrie le 24 août et a attaqué la ville de Jerablus, que les milices kurdes étaient sur le point de reprendre à l’EI. Depuis, l’offensive militaire turque est entièrement orientée contre les kurdes de Syrie. Pour Erdogan, la perspective d’un Etat kurde d’un seul tenant adossé à la frontière turque est inacceptable.

De leur côté, les Etats-Unis sont de nouveau placés face aux contradictions de leur politique étrangère au Moyen-Orient. Les forces sur lesquelles ils s’appuient pour combattre l’EI en Syrie, les milices kurdes, sont attaquées par un de leurs plus importants alliés dans la région. Comme avec la guerre déclenchée au Yémen par l’Arabie Saoudite, Washington – qui lutte contre l’EI pour tenter de rétablir un semblant de stabilité dans la région – est mis devant le fait accompli d’initiatives déstabilisatrices de ses alliés. Il est tout à fait possible qu’une fois de plus les Kurdes fassent les frais de cette contradiction et soient abandonnés à leur propre sort face aux troupes turques.

Lutte des classes

Erdogan a temporairement réussi à détourner la vague de protestation qui s’amorçait l’été dernier. En semant le chaos, il s’est donné l’occasion d’apparaître comme un sauveur. Le renforcement de la répression marque un recul pour la classe ouvrière, les coups qui frappent déjà la gauche et les syndicats ne pouvant que s’accentuer. Mais du point de vue du régime, cette stratégie n’est pas viable à long terme. Elle profite de l’absence d’un mouvement révolutionnaire capable d’unir les travailleurs de toute la Turquie. Mais la déstabilisation permanente à laquelle Erdogan soumet la Turquie, pour sauver son régime, prépare de nouvelles explosions de la lutte des classes. L’impasse du capitalisme turc n’offre pas d’autre issue aux masses de ce pays.

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