Le « grand débat » organisé par le gouvernement a un seul objectif : démobiliser les gilets jaunes. Puisque le gaz lacrymogène, les coups de matraque, les tirs de flashball et les interpellations n’y ont pas suffi, « place au dialogue ! » Le gouvernement nous dit : « au lieu de vous mobiliser dans les rues et sur les ronds-points, venez débattre ». Sinon, quoi ? Sinon : gaz lacrymogène, matraque, flashball, etc.

« Débattre », donc, mais de quoi ? « De tout ce qu’il vous plaira », assure le gouvernement. On voit mal, d’ailleurs, comment il pourrait empêcher les gens de dire ce qu’ils ont à dire, après les avoir exhortés à débattre. Mais l’essentiel est ailleurs. L’essentiel, c’est ce que Macron a signalé dans sa « lettre aux Français » : le peuple pourra bien débattre de tout ce qu’il voudra, mais le gouvernement ne changera rien à l’orientation fondamentale de sa politique économique et sociale. Or cette politique, on la connaît bien. C’était déjà celle de Hollande et Sarkozy. C’est le transfert du poids de la crise du capitalisme sur les épaules des travailleurs et des classes moyennes, dans le but exclusif de défendre les intérêts du grand patronat, ses profits, son pouvoir et ses privilèges. Or c’est précisément cette politique réactionnaire qui est à l’origine du mouvement des gilets jaunes.

Les gilets jaunes ont bien compris la manœuvre du gouvernement – et, dès lors, comptent poursuivre leur mobilisation. On ne peut prévoir si elle va encore s’amplifier, dans les semaines qui viennent. Mais une chose est claire : le « grand débat » ne permettra pas de « sortir de la crise », comme l’espère le gouvernement. En fait, l’organisation d’un tel débat est elle-même une illustration de la profonde crise de régime qui secoue le capitalisme français. C’est une rupture dans l’ordre politique et institutionnel « normal », lequel ne prévoit pas de telles « consultations » du peuple. Et cette rupture a été imposée au pouvoir par une profonde et puissante mobilisation des masses. Autrement dit, le « grand débat » est une manœuvre du gouvernement, certes, mais c’est la manœuvre défensive d’un régime aux abois. Et cela aussi est bien perçu par les gilets jaunes.

1789 et aujourd’hui

Beaucoup d’observateurs ont relevé des analogies entre les événements de ces deux derniers mois et le début de la Grande Révolution française de 1789-94. En l’occurrence, l’organisation panique d’un « grand débat » fait penser à la convocation des Etats généraux par Louis XVI, en mai 1789. L’affaire a plutôt mal tourné pour le monarque et son régime. Loin de ramener « la concorde », les Etats généraux ont accéléré la crise révolutionnaire. Certes, comparaison n’est pas raison, et le « grand débat » n'est qu’une caricature d’Etats généraux (entre autres différences entre les deux époques). Cependant, cette analogie n’est pas un pur hasard, un simple clin d’œil de l’histoire. Elle illustre le fait que toutes les révolutions modernes obéissent à certaines lois générales, qui en conséquence peuvent donner lieu au même genre de péripéties. Aujourd’hui comme au début de l’année 1789, la classe dirigeante se trouve contrainte de prétendre associer temporairement le peuple à la conduite du pays – et, pour ce faire, d’ouvrir un espace démocratique inhabituel.

En 1789, la convocation des Etats généraux déboucha sur la constitution des représentants du Tiers état en Assemblée nationale. Une situation de « double pouvoir » était créée, prélude au renversement de la monarchie. Certes, on imagine mal, aujourd’hui, que le « grand débat » puisse être le vecteur d’un tel processus. Mais il n’empêche : alors qu’il a été conçu et organisé dans l’espoir de ramener la stabilité sociale, le « grand débat » pourrait aboutir au résultat inverse. En effet, quelle que soit l’affluence aux réunions, dans les mairies et ailleurs, des millions de personnes suivront l’évolution du débat officiel, ses échos et ses incidents. Les arguments fallacieux des politiciens bourgeois seront discutés et réfutés. Et puisqu’on peut « débattre de tout », tous les ressorts d’un ordre social injuste seront examinés et remis en cause. Bref, le débat officiel alimentera l’autre « débat » – celui qui, depuis deux mois, se développe dans l’immense arène d’un peuple en révolte. La radicalisation politique de larges couches de travailleurs pourrait s’en trouver stimulée, soit l’exact contraire de l’effet recherché par le gouvernement.

Il y a une autre analogie flagrante entre 1789 et notre époque. Dans les deux cas, la situation politique et sociale est dominée par les questions : « Qui doit supporter le fardeau de la crise économique ? Qui doit éponger les dettes accumulées ? » En 1789, la noblesse et le clergé répondaient : le Tiers état. Aujourd’hui, la grande bourgeoisie répond : les travailleurs, les retraités, les chômeurs et les classes moyennes. Mais le Tiers état, à l’époque, avait une tout autre idée sur le sujet – exactement comme les gilets jaunes, aujourd’hui. Bon nombre de leurs revendications peuvent se ramener à celle-ci : aux riches de payer les conséquences de la crise ! Et malgré les efforts du gouvernement pour écarter cette idée du « grand débat », elle ne manquera pas d’y faire irruption.

La passivité des dirigeants syndicaux

Depuis le début du mois de janvier, un certain nombre de journalistes réactionnaires suggèrent que si le mouvement des gilets jaune continue de s’amplifier, la dissolution de l’Assemblée nationale deviendra une option souhaitable. Ce faisant, ils relayent les angoisses d’une fraction croissante de la classe dirigeante, qui redoute que ce mouvement ne finisse par provoquer une explosion sociale encore plus puissante, sous la forme de grèves de masse et illimitées. Soit dit en passant, cette crainte est alimentée par le comportement de Macron et de ses ministres, qui semblent incapables d’éviter les insultes et les provocations à l’égard du peuple.

Le paradoxe de la situation, c’est que le mot d’ordre d’une dissolution de l’Assemblée nationale n’est pas sérieusement défendu par la gauche et le mouvement syndical. Seule la direction de la France insoumise le mentionne de temps à autre, mais sans en faire un élément central de ses interventions publiques – et, surtout, sans l’articuler à un plan d’action pour imposer la dissolution. Il est vrai qu’un tel plan d’action suppose une intervention énergique des organisations syndicales, à commencer par la plus puissante et la plus militante d’entre elles : la CGT. Or depuis le début du mouvement des gilets jaunes, la direction confédérale de la CGT (sans parler des autres) fait tout ce qu’elle peut pour... ne rien faire. Cette scandaleuse passivité provoque le mécontentement de nombreux militants de la CGT, qui interviennent dans le mouvement des gilets jaunes – et comprennent que les organisations syndicales doivent s’appuyer sur l’extraordinaire énergie de ce mouvement pour mettre à l’ordre du jour une offensive générale contre le gouvernement Macron, sous la forme de grèves massives et illimitées. La direction de la FI devrait donner une expression claire et offensive à ce mécontentement des bases syndicales.

La puissance et la profondeur du mouvement des gilets jaunes placent les organisations du mouvement ouvrier devant leurs responsabilités. La gauche et le mouvement syndical doivent présenter une alternative claire, radicale, anti-capitaliste, à la politique du gouvernement, qui n’a pas renoncé – et ne peut pas renoncer – à mettre en œuvre son programme de contre-réformes drastiques. Aussi le mot d’ordre de « dissolution de l’Assemblée nationale » doit-il être articulé à la perspective d’un « gouvernement des travailleurs », qui mettra fin à toutes les politiques d’austérité – et, pour ce faire, s’attaquera à la grande propriété capitaliste. Dans le contexte actuel, un tel programme, s’il est lié à un plan d’action pour renverser le gouvernement, rencontrera un très large écho parmi les gilets jaunes et dans les masses en général. C’est le sens du mot d’ordre que nous avons inscrit en « une » du dernier numéro de Révolution : « Macron au bord du gouffre – Préparons une grève générale ! »