À un peu plus d’un an de l’élection présidentielle, les grands médias veulent enfermer ce scrutin dans une compétition entre trois candidats, trois partisans du système, trois fidèles serviteurs des riches et des puissants : Hollande (ou Valls), Juppé (ou Sarkozy) et Marine Le Pen. Les autres candidats ne seraient dignes d’intérêt que comme « réserves de voix » pour les qualifiés du deuxième tour. Dans cette configuration, Marine Le Pen jouerait le rôle habituel d’épouvantail au premier tour (pour voter PS) et, le cas échant, au deuxième tour (pour voter PS ou Les Républicains). Alors, tout irait pour le mieux dans la meilleure des démocraties bourgeoises.

La classe dirigeante espère que cela permettra au candidat des Républicains de l’emporter face à un PS très affaibli par le bilan économique et social du gouvernement. Mais cette perspective – comme d’ailleurs celle d’une victoire de Hollande ou consorts – suscite très peu d’enthousiasme dans la masse des jeunes et des travailleurs. La majorité d’entre eux rejette à la fois Les Républicains et le PS, comme on l’a vu aux élections régionales de décembre dernier. L’abstention réelle, au premier tour, s’élevait à plus de 55 % (et plus de 70 % chez les jeunes). Comment s’en étonner ? Depuis des décennies, la « gauche » et la droite se succèdent au pouvoir sans que rien ne change – sinon en pire, en particulier depuis la crise de 2008.

Au fil des années, des coupes budgétaires et des plans sociaux, d’énormes quantités de colère et frustration se sont accumulées sous la surface de la société. Elles peuvent exploser à tout moment. A l’heure où nous bouclons ce numéro de Révolution, les manifestations du 9 mars contre la loi Travail promettent d’être importantes. Un mouvement social de très grande ampleur est tout à fait possible. Cela changerait radicalement l’ambiance politique dans le pays – et pourrait contribuer à balayer le scénario électoral élaboré par la classe dirigeante, pour 2017. Dans tous les cas, la situation politique actuelle se caractérise avant tout par son extrême volatilité. Les scénarios écrits d’avance n’en sont que plus douteux.

La crise du Front de Gauche

Après des années de crise économique, de politiques d’austérité et de croissance du chômage, la colère s’est essentiellement exprimée, sur le plan électoral, par une abstention massive et une poussée du Front National. Or, il est évident qu’une cristallisation politique sur la gauche du PS est non seulement possible, mais même inévitable, à un certain stade. Si elle n’a pas encore eu lieu, c’est surtout parce que les dirigeants du Front de Gauche n’ont pas été à la hauteur de la situation. Le succès de la campagne de Mélenchon, en 2012, était plein de promesses. Mais dès les élections municipales de mars 2014, le Front de Gauche s’est profondément divisé. Le PCF s’est compromis dans des alliances au premier tour avec le PS, pendant que le Parti de Gauche s’alliait aux Verts (qui étaient au gouvernement). Après quoi les divisions ont continué, tout comme les alliances et manœuvres opportunistes avec le PS et les Verts.

Il a donc manqué, en France, ce qui a surgi en Grèce (Syriza), en Espagne (Podemos) et en Grande-Bretagne (Corbyn) : un véhicule politique permettant à la colère des masses de s’exprimer sur la gauche. Certes, le cas de Syriza montre que d’autres problèmes se posent ensuite ; nous y reviendrons plus loin. Mais l’expérience de ces trois pays souligne l’extrême rapidité du processus de cristallisation de gauche, dès lors que les conditions sont réunies. En France, il y a un large espace politique vacant sur la gauche du PS. Cet espace est d’ailleurs aujourd’hui bien plus important qu’en 2011-2012, car la politique du gouvernement Hollande a détruit les dernières illusions de millions d’électeurs dans la direction du PS.

La présidentielle de 2017 va susciter énormément d’intérêt dans la population. Et comme nous venons de l’expliquer, une candidature d’opposition de gauche au PS aurait beaucoup de potentiel, à condition d’être suffisamment offensive et radicale. Des dizaines de milliers de militants du Front de Gauche sont prêts à se jeter dans la bataille. Malheureusement, la division du Front de Gauche a franchi une nouvelle étape. Pour 2017, nous faisons face à deux initiatives très divergentes : la direction du PCF propose des « primaires de la gauche », pendant que Jean-Luc Mélenchon avance sa candidature sous la bannière d’un nouveau mouvement à construire : « La France insoumise ».

L’erreur primaire des dirigeants du PCF

Pierre Laurent et la direction du PCF soutiennent l’idée d’une « primaire » à laquelle pourrait participer tout ce que « la gauche » compte d’opportunistes, de réformistes modérés et d’ex-ministres du gouvernement Hollande. C’est une erreur flagrante qui suscite beaucoup de doutes dans les rangs du parti. Elle sème le trouble jusqu’au sommet : plusieurs dirigeants nationaux, dont Marie-George Buffet, ont fait connaître leur opposition à cette démarche.

L’essentiel a été dit, notamment par Mélenchon, contre ce projet de « primaires de la gauche ». Y participer implique de s’engager publiquement à soutenir le vainqueur du processus, même si ses idées, son programme et son parcours ne sont pas à la hauteur de la situation. C’est pour le moins risqué. Imaginons par exemple que Cécile Duflot, girouette notoire et ex-ministre du gouvernement Hollande, se présente à la primaire et, par malheur, l’emporte. Le PCF devrait alors faire campagne pour une candidate qui a soutenu pratiquement toutes les lois réactionnaires depuis 2012 ? La même question se pose aussi, bien sûr, à propos des girouettes Hamon, Aubry, Montebourg – et tant d’autres.

« C’est de la folie », se disent bien des militants du Front de Gauche. Oui, mais comme l’écrivait Shakespeare au sujet d’Hamlet, « il y a de la méthode dans cette folie ». Il y a une logique sous-jacente, la même qui est à l’œuvre dans la plupart des erreurs de la direction du PCF. Cette logique découle du lien de dépendance organique, bureaucratique, entre l’appareil du PCF – élus, permanents, finances – et celui du PS. C’est ce qui explique que Pierre Laurent se soit révélé incapable de rompre clairement avec le PS, ces dernières années, malgré la politique réactionnaire du gouvernement Hollande. Et de ce point de vue, Mélenchon pose désormais un problème à la direction du PCF, car il tire à boulets rouges sur la direction du PS et rejette les alliances avec ce parti. Avec les primaires, Pierre Laurent botte en touche et espère qu’un candidat providentiel, moins hostile au PS, offrira une alternative crédible à Mélenchon. C’est loin d’être évident.

Pierre Laurent lui-même sera-t-il candidat aux primaires ? Il l’évoque avec un enthousiasme très modéré. De la base au sommet du parti, rares sont ceux qui s’enthousiasment à l’idée d’une telle candidature. Une minorité de militants réclamera une candidature issue du PCF. Mais laquelle ? Obnubilé par la sauvegarde de son réseau d’élus, l’appareil du PCF n’a pas été capable, ces dix dernières années, de faire émerger des dirigeants comparables à Mélenchon, comme orateurs et débatteurs. C’est un fait reconnu et déploré par bien des militants communistes. Et ils savent que dans une élection présidentielle, les capacités du candidat ne sont pas un facteur secondaire.

En même temps qu’elle se lance dans le pari désespéré des primaires, la direction du PCF annonce plus ou moins la fin du Front de Gauche. Mais dans la conscience de millions de personnes, le Front de Gauche a acquis une existence indépendante des dirigeants du PCF. De nombreux militants, sympathisants et électeurs du Front de Gauche ne veulent pas y renoncer à la légère – d’autant que pour toute alternative, on les met devant le fait accompli de deux stratégies contradictoires pour 2017 : les primaires ou Mélenchon. Et on leur demande de choisir l’un ou l’autre camp, sans avoir même organisé des débats internes rassemblant toutes les forces du Front de Gauche. Ce n’est pas sérieux et pas démocratique.

La candidature de Mélenchon

Fort de sa notoriété, qui dépasse de loin celle de tout autre dirigeant de la « gauche radicale », Mélenchon espère cristalliser un mouvement politique massif autour de sa candidature. Il l’a annoncée à 14 mois du vote pour donner à ce mouvement le temps de se construire. Cependant, cette démarche soulève plusieurs problèmes.

Mélenchon présente sa candidature comme « hors partis » – tout en invitant les partis et organisations de gauche à le soutenir. Le fait est qu’à la différence de sa campagne de 2011-2012, il n’est pas soutenu par l’appareil du PCF. Par ailleurs, le Parti de Gauche soutient sa candidature, mais ce parti est en crise et ne compte tout au plus que 2 à 3000 militants actifs. Mélenchon est donc « hors-parti »… faute de parti donnant d’emblée à sa campagne une large base militante. D’où sa volonté de lancer un nouveau mouvement, « la France insoumise ».

Aux journalistes et adversaires qui soulignent son « isolement », Mélenchon répond qu’il a immédiatement reçu le soutien de dizaines de milliers de sympathisants, via le site de sa campagne, et qu’il fait salle comble dans ses réunions publiques. Encore une fois, la notoriété de Mélenchon est indiscutable. Elle découle à la fois de ses capacités personnelles et d’une certaine radicalité de son discours. Mais lorsqu’il dit s’adresser au « peuple » indépendamment des partis, cela pose un problème évident. Le « peuple » – entendu comme la masse des exploités et des opprimés – n’est pas politiquement homogène. Il est traversé par toutes sortes d’idées contradictoires, y compris réactionnaires. Dès lors, ses couches les plus conscientes et les plus militantes doivent se regrouper dans une organisation impulsant et dirigeant la mobilisation des couches retardataires. C’est justement ce qu’on appelle un parti. Il est vrai qu’aujourd’hui les partis sont souvent discrédités, comme Mélenchon le souligne. Mais ce n’est pas une raison pour y renoncer. D’ailleurs, Mélenchon lui-même n’y renonce pas, puisque ses « comités de soutien » sont animés par des militants du Parti de Gauche, à ce stade.

Personne n’a encore trouvé le moyen d’organiser une lutte politique sérieuse contre le système capitaliste, son appareil d’Etat, ses partis et ses médias sans développer un mouvement politique regroupant non tout « le peuple », mais d’abord sa couche la plus consciente et la plus déterminée. La campagne de Mélenchon ne sera vraiment utile – et ne peut être couronnée de succès – que si elle contribue à faire avancer l’organisation politique de la jeunesse et du mouvement ouvrier dans sa lutte contre le capitalisme en crise. Car cette lutte ne s’arrêtera pas le 7 mai 2017, quel que soit le vainqueur de l’élection.

Pour une discussion démocratique du programme

Ceci pose la question du contrôle démocratique de la campagne de Mélenchon. Les jeunes et les travailleurs qui s’impliquent dans une campagne électorale doivent avoir leur mot à dire, participer à l’élaboration du programme et des initiatives. En particulier, la question du programme que va défendre Mélenchon ne peut pas être laissée à sa seule appréciation.

Mélenchon dit qu’il veut reprendre et « compléter » le programme du Front de Gauche de 2012, L’Humain d’abord, qui s’était vendu à plus de 400 000 exemplaires. C’est un bon point de départ. Mais qui décidera ce qui doit être modifié, dans ce programme ? Et suivant quel processus démocratique sera-t-il modifié ? Les contributions individuelles postées sur le site internet de « la France insoumise » ne suffisent pas. Le programme doit être collectivement débattu et amendé par les militants – à commencer par ceux du Front de Gauche qui sont prêts à y prendre part. Une « Conférence nationale » pourrait marquer l’aboutissement d’un tel processus démocratique, qui permettrait d’impliquer un maximum de militants et sympathisants.

Une large discussion sur le programme est d’autant plus nécessaire que, depuis 2012, des événements politiques majeurs ont eu lieu à l’échelle internationale. Il faut en tirer les leçons, notamment programmatiques. Prenons l’exemple de la crise grecque. Lors de la victoire électorale de Syriza, en janvier 2015, tous les dirigeants du Front de Gauche – Mélenchon compris – soutenaient le programme réformiste et la démarche d’Alexis Tsipras, qui se proposait de négocier avec la « troïka » l’allègement de la dette publique grecque et la mise en œuvre d’un programme ambitieux de réformes progressistes. On connait la suite : la « troïka » a refusé toute négociation et exigé de Tsipras qu’il renonce à son programme social au profit d’un troisième Mémorandum. Le premier ministre grec a capitulé le 13 juillet et, depuis, soumet le peuple grec à un nouveau régime d’austérité drastique.

Quelles leçons doit-on tirer de ce revirement brutal ? Mélenchon explique qu’il faut « rompre avec les traités européens ». Ces traités sont réactionnaires ; ils doivent être rejetés. Mais ils ne sont qu’une expression politique du capitalisme européen. Il faut donc rompre avec le système réactionnaire – le capitalisme – sur lequel reposent ces traités. Il faut trancher la question : qui doit diriger l’économie ? Les travailleurs, qui produisent tout – ou quelques centaines de grandes familles capitalistes avides de profits ? Tsipras a capitulé parce qu’il a refusé de s’engager dans la seule voie lui permettant de réaliser son programme : l’expropriation des grands capitalistes grecs, la répudiation de la dette publique et un appel aux autres peuples d’Europe pour qu’ils suivent cette voie.

Les choses se poseront dans les mêmes termes en France. Il ne sera pas possible d’enrayer la régression sociale et d’engager des réformes progressistes sur la base du capitalisme en crise, c’est-à-dire tant que l’économie sera dominée par une poignée de parasites géants. Cette idée manquait au programme L’Humain d’abord. Il faut l’y introduire.

Conclusion

Jean-Luc Mélenchon est la figure la plus connue et la plus appréciée du Front de Gauche. Il est capable de défendre avec vigueur et fermeté les victimes du capitalisme, comme il l’a fait à l’occasion du lynchage médiatique des travailleurs d’Air France, en octobre dernier. Il a aussi bien des défauts politiques ; c’est du moins notre point de vue, comme marxistes. Mais en l’absence d’une candidature alternative crédible, celle de Mélenchon ne devrait pas poser de problèmes aux organisations du Front de Gauche. Si la direction du PCF refuse de soutenir Mélenchon, ce n’est pas parce qu’elle vibre d’un authentique enthousiasme pour les « primaires », mais parce qu’elle considère que Mélenchon est trop à gauche, et notamment trop agressif à l’égard du PS.

Les militants communistes ne peuvent pas accepter cette situation. Quoi qu’ils pensent de Mélenchon, ils doivent exiger de leurs dirigeants qu’ils renoncent aux « primaires de la gauche ». Ce serait un premier pas important vers une candidature unitaire du Front de Gauche. Mais il y en a un deuxième, lui aussi indispensable : Mélenchon doit faire en sorte que sa campagne, son organisation et son programme soient sous le contrôle des militants qui s’engagent, sur le terrain, pour faire émerger une alternative de gauche à l’austérité permanente. C’est une condition sine qua non de son succès.