Tout art est un reflet de la société qui l’a vu naître. Ses malheurs, ses contradictions et ses espoirs s’y retrouvent sous une forme plus ou moins explicite. Ce constat général s’applique particulièrement à la science-fiction.

L’optimisme positiviste des premiers romans de Jules Verne était le reflet de la période ascendante de la bourgeoisie du XIXe siècle, lorsqu’elle s’imaginait que les progrès scientifiques et le développement du capitalisme allaient régler tous les problèmes de l’humanité. A l’inverse, le pessimisme apocalyptique de Terminator ou du Blade Runner de Ridley Scott reflétait les années 1980 – avec leur marasme économique et le reflux de la vague révolutionnaire de la décennie précédente.

Frontier, une bande dessinée de Guillaume Singelin publiée en juin 2023, n’échappe pas à ce principe. Elle est un reflet très intéressant de notre monde, marqué par la profonde crise du capitalisme et l’espoir de mettre fin à ce système injuste et destructeur.

Un capitalisme orbital

L’album est techniquement très réussi et plein de planches magnifiques dans lesquelles l’auteur utilise à fond les possibilités de perspective et de cadrage offertes par l’apesanteur – une bonne partie de l’histoire se déroulant dans l’espace. A travers un scénario rythmé, nourri de références à la science-fiction classique et à l’animation japonaise, l’auteur met en scène trois personnages cabossés qui évoluent dans un système solaire mis en coupe réglée par les entreprises de l’énergie. Ce futur improbable, dans lequel le capitalisme serait parvenu à survivre assez longtemps pour exploiter massivement les richesses de l’espace, est évidemment une métaphore de notre monde.

Le scénario aborde frontalement les ravages du capitalisme, qu’il s’agisse du sacrifice de la recherche scientifique sur l’autel du profit ou de la course aux matières premières et la pollution qu’elle provoque. Par exemple, une scène se déroule au milieu des bassins colorés d’une mine de lithium d’Atacama, au Chili, qui existe réellement, et mentionne au passage les conséquences désastreuses sur les nappes phréatiques et l’atmosphère.

Les souffrances humaines provoquées par l’exploitation des travailleurs sont aussi abordées – sans misérabilisme ni paternalisme. Les travailleurs licenciés et abandonnés après avoir « préparé » des planètes pour leur exploitation par des multinationales de l’énergie, ou les migrants fuyant la misère dans des containers spatiaux, sont évidemment des éléments tirés de notre monde et transposés dans les étoiles pour les besoins de la métaphore et du scénario. Les références à l’exploitation des travailleurs vont assez loin : il est assez rare d’entendre parler d’heures supplémentaires impayées et de médecine du travail dans une histoire de science-fiction !

Pour le communisme interplanétaire !

Certains éléments renvoient à des débats qui agitent le mouvement ouvrier contemporain. A un moment, les protagonistes atterrissent dans une station spatiale autogérée, sorte de coopérative zadiste et orbitale qui se débat dans des contradictions insolubles : il lui faut être rentable et crédible face aux entreprises capitalistes, sans pour autant attirer leur attention et leurs foudres. Faute de moyens, il lui est aussi impossible d’accueillir tous les réfugiés qui fuient l’exploitation, tout comme il lui est impossible de se couper de la violence du monde extérieur.

Ces questions sont précisément celles qui se posent aujourd’hui aux travailleurs contraints de s’organiser en SCOOP pour sauvegarder leurs emplois. Elles se sont d’ailleurs posées dans le mouvement ouvrier depuis ses débuts. Marx, Engels, Luxemburg et Lénine – entre autres – y avaient déjà répondu en soulignant qu’il est impossible de bâtir un petit îlot de communisme viable dans un océan de capitalisme. C’est toujours vrai. Et à notre avis, plutôt que d’essayer de construire un nouveau monde « à côté » des entreprises capitalistes, les travailleurs cosmiques de Frontier devraient s’organiser en un parti révolutionnaire en vue d’exproprier la classe dirigeante, de planifier démocratiquement la production et, ainsi, d’en finir avec la sanglante course aux profits spatiaux !

Le dernier élément que nous voulons souligner est plus diffus, mais non moins agréable. De nos jours, les intellectuels petits-bourgeois « de gauche », qu’ils soient décroissants, anarchistes ou réformistes, ont souvent comme seule perspective une apocalypse imminente, qu’elle prenne la forme d’une victoire du fascisme ou d’un cataclysme climatique. A l’inverse, Frontier reste résolument optimiste. Malgré tous les problèmes qu’il décrit et malgré les blessures de ses personnages, il se dégage de cet album la conviction que nous finirons par trouver une solution.

Pour autant, Singelin ne propose pas de solution claire dans Frontier, peut-être parce qu’il n’en a aucune à proposer. Lui en faire le reproche serait très malvenu : un artiste n’est pas tenu de répondre aux questions qu’il pose. Néanmoins, cette solution existe. Elle se trouve dans le communisme, dans la lutte pour le renversement révolutionnaire du capitalisme et la prise du pouvoir par la classe ouvrière mondiale, qui pourra porter la technologie au niveau qu’imagine Singelin – et l’humanité jusque dans les étoiles, sans en passer par les dévastations et les souffrances que décrit cet excellent album.

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